[12 Septembre 1597] Un après-midi à la bibliothèque [Terminé]

Il ne faut jamais tourner en rond. Dyonis a horreur du vide. Surtout quand il est, par dessus le marché, contrit par l'angoisse liée à l'attente des résultats de diverses affaires : le procès de Lucie et le sort que le roi allait faire à ce plus que gênant Ulysse, après ses exploits de l'autre soir dans les geôles du palais.
Aussi le baron a-t-il pris le chemin de la Bibliothèque. Il a décidé de se plonger à corps perdu dans ses nouvelles fonctions : étudier en détail l'histoire des lois de Monbrina, voir lesquelles lui semblent éventuellement bonnes à restaurer, lesquelles nécessitent des amendements, lesquelles peuvent même s'avérer plus utiles par leur suppression. Dyonis tient à arriver parfaitement documenté à chacune de ses prochaines réunions auprès du roi.
Il parcourt les rayons lorsque soudain l'étrange vision d'une femme le ralentit dans sa marche soldatesque. Cette catin si grossière qui avait osé l'aborder, au procès des deux esclaves, avec des arguments aussi outrageants qu'intellectuellement... limités. Que peut-elle bien faire là ? Elle lui fait l'effet d'une mouche incommodante dans une pommade raffinée. Il expulse un souffle sec par le nez et s'apprête à reprendre son itinéraire, trop économe de son mépris pour celle-ci.

Une présence passait près d'elle. Ouvrant les yeux, Blanche sortit de cette douce rêverie que lui donnait le souvenir glorieux de ses ancêtres et posa le regard sur la personne qui venait d'entrer. Son teint pâlit. Ce visage, ses crochets... Le baron ! Serait-il là pour la provoquer ? Son initiative égoïste avait placé cet infortuné Galaad dans une situation bien périlleuse. Une situation dont, grâce à ses agents, elle ne tarderait pas à le sortir. Le précieux sang ne pouvait se salit les mains. C'était impensable. il devait reprendre sa place, comme la loi de Dieu le désirait.

Une colère monta progressivement en Blanche alors que le baron passait son chemin sans même la saluer. Quel manque de correction ! Elle sut demeurer à sa place.

D'un ton claquant, la prostituée lâcha :

"Voici donc l'infâme criminel portant dans son âme la lourdeur d'une faute inimaginable. Je ne voudrais point être à votre place, Messire, lors de votre jugement quand vous vous présenterez à Dieu. Il ne pourra pardonner l'affront que vous avez oser lui faire en portant la main sur sa créature la plus parfaite."

La catin l'interpelle. Comment ose-t-elle ? Pour qui se prend-elle ? Dyonis n'a d'abord même pas l'intention de lui répondre avec autre chose qu'un raclement austère. Mais ses derniers mots lui font lâcher un rire nerveux.

"Sa créature la plus parfaite ? Pensons-nous à la même personne ?"

Il lui tourne ostensiblement le dos et se plonge dans un premier livre, faisant comprendre qu'il n'a clairement pas à poursuivre l'échange avec elle.

Cet agaçant baron continuait à l'ignorer. S'il savait ! Elle étouffait intérieurement de rage de cette effroyable humiliation. S'il connaissait quel sang coulait dans ses veines, il s'inclinerait devant et elle et lui présenterait ses hommages. Son regard se dirigea un instant vers le livre ouvert sur sa table, à la page où il était question de ce maudit Gonzague. Sa colère s'amplifia. La rage s'ajouta.

Impulsivement, elle déchira la page pour la rouler en boule dans sa main. Fusillant le baron d'un regard méprisant, elle riposta froidement d'une voix laissant transparaitre son humiliation :

"Vous vous croyez supérieurs avec vos grands airs, n'est-ce pas ? Vous pensez avoir remporté la partie, vous être débarrassé de la pièce, que le précieux sang a enfin disparu, que plus rien ne renaitra... Vous avez tort. Dieu y pourvoira ! Dieu veille sur Galaad, la plus parfaite des créatures, celui qui malgré l'infirmité rompra la malédiction et glorifiera à nouveau ses ancêtres prestigieux. Tôt ou tard, vous mettrez un genou, comme tout le monde, devant lui."

Dans son discours sibyllin, Blanche ressemblait à une pauvre folle dont l'esprit battait la campagne. son regard fixait Dyonis mais se perdait de temps à autre dans ses rêves de gloire.

"Unnjour, tout cela sera fini, oui, grâce à lui."

Dyonis part dans sa lecture, mais soudain la voilà qui revient à la charge. Il a toujours le dos tourné mais l'écoute, polaire, ses prothèses croisées devant lui. La catin osait l'interpeller ainsi et vient ensuite lui reprocher, à lui, quelque orgueil. Sérieusement agacé, la baron réagit d'un brusque hochement négatif de la tête.

"Je suis fort aise de savoir que vous connaissiez si bien les plans de Dieu."

Sa voix est coupante. Elle prend même un tour menaçant pour ajouter :

"A présent cessez de m'importuner avec vos fadaises et nous en resterons là. Je ne sais pas ce que mériterait le plus votre folle insolence : l'asile ou le cachot. Fichez-moi le camp avant que je ne finisse d'être convaincu de vous faire embarquer et punir."

Au fond de lui, Dyonis en a presque de la peine pour le malheureux Alexandre, car il a bien compris que, derrière ses paroles dignes de l'hellébore, c'est lui que cette femme essaie de défendre. Mais entre le père d'Anjou avec ses frasques, et cette catin devenue inaccessible à toute raison, le petit esclave a de quoi rougir de ses alliés.

Blanche répondit, pleine de condescendance, dans une pose de dignité, essayant d'avoir malgré tout, comme sa mère lui avait enseigné, de la réserve. Cela seyait aux femmes.

"Les plans de Dieu sont aisés à comprendre si tant est que l'on dispose d'un peu de bon sens."

La douleur à son crâne s'accentua soudain. Des migraines violentes l'assaillaient souvent ces derniers jours. Des nausées aussi la saisissaient également ce matin au réveil. Elle avait dû vite déserter le lit où se reposait son client pour se soulager dans les latrines. Il s'agissait sans doute là du résultat des contrariétés. Tous ces gens médiocres qui lui prenaient Galaad, tous ces gens qu la traitaient de manière si vulgaire, indigne de son rang véritable...

Dans sa main se serrait toujours la boule de papier roulée avec fureur. Blanche la jeta au sol puis reprit l'ouvrage. Elle connaissait chaque page par cœur et n'eut aucun mal à retrouver celle qui importait dans cette conversation. Ce maudit baron allait apprendre ! Il devait se souvenir de ses devoirs, lui qui ne jurait que par ses droits ! Sûre de son bon droit, la prostituée s'avança vers Dyonis et lui adressa un sourire poli, de façade. De la sueur coulait légèrement de son visage et de ses mains. Elle déposa le livre ouvert par dessus le sien. Son doigt pointait un nom sur la page de gauche.

"Lisez donc ceci, monsieur, et déduisez. Berthe d'Anjou a épousé un certain Albaric de Frenn, en 1227. Une mésalliance pour elle, à n'en pas douter ! Mais quelle alliance merveilleuse pour vous et vos ancêtres, monsieur ! Quel beau succès ! Mais en vertu de ce lien, l'héritier que vous avez fait condamner est votre cousin. Vous l'aviez volontairement fait, n'es-ce pas ? Votre devoir aurait été de lui tendre la main, de le soutenir.. Mais vous l'avez repoussé. Sa glorieuse noblesse, son sang prestigieux... Cela vous faisiez peur, n'est-ce pas ? Il se dégageait trop de puissance de son être."

Ce maudit baron réagissait de manière froide et agressive. Il refusait d'écouter. Il la menaçait. Elle se recula de quelques pas. Sa migraine s'accentuait et la tête commençait à lui tourner. Elle prit un air pincé :

" Moi ? Moi, votre parente, vous me jetterez au cachot ? Alors que votre devoir serait de me prendre en pitié et de m'accorder votre charité J'ai bien honte pour vous, monsieur, honte qu'une partie du sang de mes ancêtres puisse couler dans vos veines."

Le visage de Blanche était devenue écarlate et elle transpirait de plus en plus.

Un second rire nerveux est tout proche de saisir à nouveau Dyonis, mais il se retient. Elle ne manque pas d'air, celle-là, à parler de bon sens et à avoir la prétention de connaître les volontés de Dieu. Il la gratifie d'un regard cette fois moins en colère que plein de pitié et de lassitude.

Il se penche ensuite sur ce qu'elle lui présente et découvre en effet cette relation entre sa lignée et celle des d'Anjou.

"Cousins. Admet-on. Mais en remontant ainsi à presque quatre-cents ans, l'on peut aisément se retrouver cousins avec un bon sixième de Monbrina. Dois-je pour autant leur faire profiter à tous de quelque... bienveillance ?"

Au fond de lui, il doit bien reconnaître qu'Alexandre a effectivement payé d'une punition bien cruelle une simple intrusion dans son domaine - et surtout le fait d'avoir été un dommage collatéral dans son plan. Le baron cependant n'en montrerait rien à cette femme, qui en jouirait beaucoup trop et en concevrait trop de plaisir. Plaisir d'un autre genre que celui qui lui fait gagner sa vie.

"Quant à vous, je vous fais la même réponse : quand bien même nous serions parents..." (il fait une pause, pour bien signifier qu'il n'est pas dupe : l'usurpation d'identité est monnaie courante pour des gens bouffis d’orgueil. Qui dit que cette catin est ce qu'elle prétend être ? N'importe qui d'un peu lettré peut ouvrir un livre.) "Quand bien même, disais-je, nous serions cousins, c'est au même tire que je peux l'être avec des centaines de personnes après quatre siècles de généalogie. Vous sauriez cela si vous maîtrisiez de quoi vous parlez. Alors pour vous répondre : non, je ne me gênerai pas si vous persistez à vous conduire de la sorte. D'autant que votre prétendue famille d'Anjou est à présent déchue de son titre. Vos droits vous ne les avez plus, et ce n'est guère ma faute. Maintenant je vous prie de me laisser à mon travail et de retourner au vôtre."

Il ne précise pas lequel et le ton de sa voix aura suffi à être équivoque.

Les vertiges de Blanche persistaient. La pièce tanguait. Elle accrocha son regard vers ce maudit baron son point d'ancrage dans la réalité qui se déformait. Il lui répondait avec cette même condescendance écrasante. Il la méprisait. Il se plaisait même très certainement à l'humilier ainsi dans un lieu public. Son visage cracha le propre mépris qu'il lui inspirait :

"Misérable ! Vous n'êtes qu'un misérable ! Vous utilisez votre position, votre rang pour m'humilier, me mettre à terre ! Vous y prenez du plaisir, n'est-ce pas ? Vous... Vous...

Ses pénibles vertiges l'obligèrent à s'interrompre. Elle se tint la tête à deux mains. La douleur devenait de plus en plus insupportable. Elle s'obligea à fixer Dyonis, son point d'ancrage.

"Vous... Vous...."

Sa respiration devenait sifflante. Son visage écarlate était couvert par la sueur. Elle porta la main à la main, l'autre restait à sa tête. Là aussi elle avait mal. Que lui arrivait-il donc ? Blanche continua à fixer Dyonis mais cette fois son expression avait changé : elle montrait de la peur, celle de ne pas comprendre ce qui arrivait.

Lassé, Dyonis n'a simplement plus envie de répondre. Il s'apprête à se rasseoir dans le plus grand des calmes, mais aperçoit soudain les tremblements et le grand malaise de la femme. Pâle, terrifiée, elle semble malade. Le baron pose le livre qu'il était en train de consulter, s'éloigne vers l'entrée oà attendaient quelques hommes de surveillance et demande en pointant Blanche :

"Veuillez la raccompagner chez elle. Elle semble très mal et a urgemment besoin de se reprendre."

D'une pierre deux coups : il ne se voyait pas ne pas assister quelqu'un tombant très mal juste devant lui - même la personne la plus insupportable qui soit - et si elle rentrait, bon débarras.

La fièvre persistait et continuait à faire transpirer Blanche. Une douleur de plus en plus insupportable semblait lui briser le crâne. La réalité lui échappait. Même fixer le baron devenait trop difficile pour son attention qui se relâchait. Ses vertiges s'accentuaient eux aussi. La peur grandissait. La maladie... Elle avait contracté une maladie effroyable de là de ses clients. Laquelle ? Une terreur véritable s'instillait elle. Elle tremblait de tous ses membres. Elle allait mourir. elle était condamnée.

Les larmes aux yeux, Blanche perdit ses dernières forces et s'écrasa au sol. Elle haletait difficilement, paniquée, et se mit à sangloter. Elle hurla :

"Thierry ! Thierry, où es-tu ? je veux Thierry ! Thierry, viens ! Je veux te voir ! Je veux.... Je veux voir mon frère !"

Prisonnière de la fièvre, Blanche s'effondra complètement au sol, comme une enfant misérable, et gémit, la main tendue en direction de Dyonis mais appelait sa mère. Son esprit lui faisait confondre les silhouettes.

"Maman... mère ! Mère ! S'il vous plait, s'il vous plait, allez chercher mon frère ! S'il vous plait, mère, laissez-moi le voir ! Mère ! Mère ! Mère !"

Ses poings frappaient le plancher, désespéré, pleurant comme si elle était véritablement redevenue une enfant terrifiée. elle poursuivit dans de brefs murmures.

"Thierry.... Thierry.... Thierry..."

La voilà qui commence à délirer. Clairement, elle est malade. Dyonis se tient à bonne distance et commande à ses hommes :

"Reconduisez-la au Lupanar. Et prenez bien garde à vous, elle est peut-être contagieuse."

Aussitôt, les commis essaient tant bien que mal d'envelopper leurs mains et de couvrir leurs voies respiratoires. Ils portent précautionneusement la pauvre femme hors de l'établissement, sans réagir à ses lamentations.

Dyonis pousse un soupir et se signe, avant de reprendre ses lectures.

Faiblement, prise dans ses délires, Blanche se laissa entrainer par les soldats envoyés par Dyonis pour l'évacuer hors de la bibliothèque. L'air frais du dehors lui ramena de la conscience. Les sens lui revinrent même si la migraine insupportable ne disparaissaient. Elle jeta un regard mauvais aux soldats et se débattit

"Lâchez-moi ! Je peux marcher seule !"

Devant l'obstination de la catin à se relever pour marcher seule, les gardes la laissent aller. Après tout, ce n'est plus leur problème. Ils rentrent dans la bibliothèque où le seigneur de Frenn s'est déjà remis à ses études.