[9 Septembre 1597] Un réveil chez Irène [Terminé]

Irène avait tout de même réussi à s'endormir quelques heures, malgré cette position assise. Elle s'étira en voyant que le soleil commençait à poindre à l'horizon. Elle bénit la Vierge d'avoir une horloge biologique aussi bien réglé. Au vu du soleil, Julio ne devrait pas tarder. Elle se leva, repoussant sa couverture, décidée à organiser le magasin et la maison à l'étage avant l'après-midi. Peut-être pourraient-ils même ouvrir avant la fin de la journée. Tout dépendrait de Julio. Elle jeta un œil au matelas. Grâce avait pris énormément de place, étalée, les bras en croix, avec la couverture à moitié roulée en boule. Ludovic, qu'elle avait recouché avant de s'accorder elle-même un peu de sommeil s'agitait un peu dans son berceau, s'amusant à saisir son pied.

Lorsqu'elle posa les yeux sur Alexandre, elle constata qu'il avait du mal à se lever. Au vu de sa difficulté d'hier soir, ce n'était pas étonnant. Elle alla vers lui et s'agenouilla.

- As-tu bien dormi ? Tu veux de l'aide pour te lever ?

En apercevant Irène se pencher vers lui et s'agenouiller même pour lui proposer son aide, Alexandre détourna la tête. Sa maudite faiblesse le faisait enrager. Pourquoi n'était-il même pas capable de juste se lever ? Serait-ce trop demander ? Il se détestait, détestait son infirmité. A cette idée de réclamer une quelconque, de répondre favorablement à l'interrogation, la nausée lui venait.

Le jeune homme devait se reconnaitre malheureusement perdant et revenir vers Irène qui continuait à attendre. Son visage était doux, généreux, miséricordieux.. Mais en cet instant, toute cette pitié l'agaçait et jouait sur son humeur. Il répondit de manière sèche et mesquine :

"Vraiment ? Mais non, voyons ! Je comptais rester la journée entière à terre ! Ce doit être un vrai bonheur !"

Il s'entendit alors parler et ses joues se teignirent de rouges, confus et indigné par sa propre conduite. Il balbutia sans oser pouvoir soutenir le regard d'Irène :

"Pardon. Je n'aurai pas dû... oui, j'apprécierai un peu d'aide pour me lever."

La réaction d'Alexandre sembla la laisser de marbre. Elle était habituée à ce genre de choses. Quand elle voulait parfois aider des miséreux, ils l'avaient souvent rejetée, soit parce que c'était une privilégiée, soit pour une autre raison. En discutant avec quelques amis ouverts d'esprits, ils en avaient conclu qu'ils avaient honte. Que la société leur faisait avoir honte. Alors qu'il n'y avait aucune raison. Cette culpabilité qu'ils portaient, Irène la détestait aussi. Parce qu'indirectement, elle se sentait également responsable. En leur proposant de l'aide, elle lui rappelait pourquoi il ne pouvait le faire lui-même. Ce dilemme la taraudait souvent, de savoir quand il fallait leur venir en aide. Cependant, elle avait déjà commencé à comprendre hier soir de quel côté se situait Alexandre.

Elle se releva lentement, puis ramassa une béquille et la lui tendit.

- Si tu veux essayer de le faire seul, essaie.

Il n'y avait aucune arrière pensée dans sa voix. Elle se tenait encore à sa disposition pour lui offrir de l'aide si vraiment il n'y arrivait pas. Seulement, d'un côté elle le comprenait. S'il se trouvait à nouveau seul comme hier soir, il faudrait qu'il arrive un jour à s'en sortir. S'il en avait de plus l'envie de le faire, elle était prête à l'aider à prendre son autonomie.

Malgré sa méchanceté, Irène semblait ne pas lui vouloir et continuait à lui tendre la main. Cette réaction renforçait sa culpabilité de lui avoir si mal parlé. Quand il parlait ainsi, de manière si méprisante, si indigne de ce qu'il aspirait être, il ne valait pas mieux que son père. Il ferma un court instant les yeux, se rappelant qu'il voulait au contraire être l'inverse parfait de ce prêtre défroqué aimant se livrer à d'infernales bacchanales. Il les rouvrit puis observa Irène d'un regard à la fois doux et navré.

"Pardon. J'ai parfois mauvais caractère. Une héritage de mon père. Mais j'essaie d'apprendre à me corriger."

Sa main se posa sur la béquille en bois couchée près de lui et l'écarta.

"Je peux pas l'utiliser, pas comme ça. Je ne sais me relever seul si je suis allongé, sans rien pour m'aider."

Il se mordit la lèvre doucement, d'un petit air air penaud puis ajouta :


"Je t'en prie, aide-moi."

- nous avons tous nos mauvais jours. C'est déjà un grand pas en avant de le reconnaître.

Antoine avait été ainsi. Parfois aussi imprévisible que la mer qu'il aimait tant. Seulement, il savait se faire pardonner et surtout, il ne s'était jamais emporté devant les enfants, ce dont elle le remerciait vraiment. Elle se pencha de nouveau vers Alexandre et lui tendit une main.

- Très bien, concéda-t-elle d'une voix douce.

Elle aida Alexandre à se relever et lui donna ses béquilles afin qu'il puisse se tenir debout. Elle lui sourit avant de prendre de nouveau la parole.

- Je voudrais que tu m'écoute attentivement. J'ai une proposition à te faire : avec Grâce et Ludovic, je ne peux pas gérer seule un magasin. J'ai besoin d'une aide, au moins de quelqu'un qui s'occupe des enfants pendant que je serais ici. Je sais que nous ne nous connaissons que depuis hier, mais j'aimerai que tu restes, si tu veux bien t'acquitter de cette mission. Je ne peux pas encore t'offrir un salaire avec mes moyens mais je peux te proposer le gîte et le couvert. Pour commencer au moins. Si les affaires marchent dans les prochains mois, il n'est pas exclu que je puisse te rémunérer comme il se doit. Qu'en penses-tu ? Et ne te sens pas obligé de dire oui, je peux comprendre que tu puisses vouloir chercher un autre travail.

Elle s'arrêta, attendant avec douceur ce qu'il dirait. Au fond, elle espérait qu'il dirait oui. Elle avait commencé à le trouver vraiment sympathique. Et s'il savait lire, il pourrait même éveiller les enfants. Cela valait toujours mieux qu'un esclave, qui pourrait s'avérer coûteux et surtout qui aurait pesé sur la conscience d'Irène. Elle avait toujours mal supporté de voir des hommes et des femmes asservis.

Avec humilité, Alexandre se laissa porter, s'accrochant aux épaules de la femme qui l'aida peu à peu à se relever. Il se saisit finalement de ses béquilles, pouvant ainsi tenir à nouveau sur deux jambes.

A cet instant, Irène ouvrit la parole et lui fit une proposition pour le moins intéressante. Son regard se posa immédiatement sur al petite Grace qui dormait encore et le bébé dans son berceau. Saurait-il s'en occuper ? Veiller sur une petite fille, l'éduquer... Elle semblait vive, intelligente... Il pourrait sûrement en profiter pour l'instruire et la raisonner. Mais son frère ? Serait-il en mesure de prendre soin d'un bébé ? Il ne savait rien à leur sujet. Comment ça se nourrissait ? Comment ça se langeait ? Comment on savait quoi faire quand ça pleurait ? Il n'avait jamais rien lu à ce sujet.

"Je... Je ne sais pas si je serait très efficace avec votre fils. je n'ai jamais eu de petit frère ou de petite soeur. Pas même un jeune cousin. Je ne sais pas comment on fait pour s'en occuper . mais je peux apprendre ! Si tu as des livres à me conseiller sur le sujet, je les étudierai et j'essaie d'en appliquer les leçons."

Néanmoins, la proposition était si alléchante. Cette maison si agréable si chaleureuse. Irène, si douce, si gentille. Rien qu'à travailler ici pour le gîte et le couvert, cela lui suffisait amplement. Il n'avait pas envie de gagner de l'argent. Du moment que son estomac réclamait sa part journalière et son corps un lit la nuit, le reste lui convenait.

"Mais j'aimerais beaucoup rester, vous aider.. mais je dois être honnête. Pour votre bébé, votre enfant.. Je ne voudrais pas faire une bêtise, le mettre en danger, ou je ne sais quoi..."

Irène capta bien le regard d'Alexandre sur Grâce. Connaissant sa fille, elle savait qu'elle s'entendrait sans doute très bien avec leur nouveau colocataire. Cela dit, elle comprit son inquiétude concernant Ludovic. Elle le trouva d'ailleurs bien soucieux de s'en inquiéter. C'était un bon point en sa faveur.

- Pour ce qui est de Ludovic, je comprends. Mais tu as raison, tu peux apprendre. Cela dit, peut-être pas dans un livre. j'avais un ami philosophe qui pensait que nous gardons certains instincts de notre enfance. La pratique pourra sans doute être un bon professeur. Et si vraiment tu as un souci, tu pourras toujours venir me voir, même avec le magasin ouvert. Mes enfants peuvent passer d'abord.

Irène fut surtout touchée par sa peur de faire du mal à Ludovic.

- S'il y a la moindre problème, tu viendras me voir. Et si jamais il arrive que je sois absente, tu dois bien connaître des gens qui sauront quoi faire n'est-ce pas ?

Elle posa une main sur son épaule.

- Considère ça comme une formation. Si un jour tu es père, tu sauras comment faire.

A ce moment, un certain chahut se fit entendre dans la rue. Irène eut un sourire.

- Je crois que c'est Julio

Elle fit un clin d'oeil à Alexandre et l'invita à la suivre à l'extérieur.

Alexandre se sentit un peu plus rassuré par la confiance qui semblait animée Irène. Il était vrai que des parents ne devaient pas avoir tout de suite une connaissance précise de leur enfant. De plus, elle lui proposait des solutions, du soutien.. Il sentait que face à l'obstacle, il ne serait pas seul et que même s'il commettait une faute, elle n'irait chercher ni ceinturon ni cravache.

"Dis comme ça, je suppose que je pourrais au moins essayer."

Il laissa échapper un léger rire moqueur à l'évocation de gens de son entourage qui sauraient prendre soin d'un bébé qui se transforma bien vite en une hilarité générale. Il venait de se mettre à imaginer Thierry, dans sa soutane, avec un bébé dans les bras et jugeait la représentation ridicule. Déjà, à l'église, lors des baptêmes, il avait remarqué quelques fois combien celui-ci s'agaçaient des pleurs des enfants et en faisaient de lourds reproches aux parents.

Il reprit, le sourire aux lèvres :

"Non, je n'ai personne pour me donner des conseils. Mon père, celui que je vois encore, je crois qu'il s'énerverait d'avoir un seul bébé entre les mains !"

Il tiqua cependant à l'autre conseil, sceptique.

"Mais... enfin, quand il y a un homme à la maison pour travailler, c'est à la femme de s'occuper des enfants. Alors, je ne sais pas si ce pourra vraiment m'être utile pour moi-même."

A ce moment retentit un grand bruit émanant du dehors et entendit l'annonce d'Irène. Il la suivit, très curoeux de connaitre ce Julio dont elle parlait tant.

Irène hocha la tête. Il fallait se lancer quand on démarrait comme Alexandre dans la vie. Elle fut néanmoins surprise qu’il n’ait même pas son père à qui se rapporter. Son hilarité la laissa perplexe. Il semblait avoir une image étrange en tête. Peut-être que son père n'était pas un homme du commun. Se pourrait-il qu'il soit héritier d'un seigneur ? Au vu de son médaillon, ce ne serait pas si étonnant. Cependant Irène considérait qu'il avait le droit de garder son secret s'il le voulait. Mais si elle venait à le découvrir, elle l'assurerait de son silence. Elle croisa les bras.

- Peut-être pas un parent, mais tu connais au moins la ville, des médecins, tu sais où aller en cas de souci. Enfin, nous allons prier surtout pour que ça n’arrive pas.

Lorsqu’il présenta d’une voix timide sa pensée quant à la place de l’homme et de la femme, elle eut un sourire indulgent.

- Si je suivais cette distinction, je ne serais pas là, à tenir un magasin seule. Si tu veux mon avis, les rôles ne devraient pas forcément être ainsi figés. Certains des explorateurs qui revenaient des contrées d’Afrique me racontaient que chez les lions, c’étaient les lionnes qui nourrissaient le groupe tout en s’occupant des petits, pendant que les mâles restaient à la tanière. Si on s’appuie sur des textes pour affirmer ses rôles qui seraient soi-disant naturel, on ne regarde pas assez la nature selon moi qui livre pourtant un tout autre discours.

Elle préféra néanmoins laisser cela pour plus tard. Lorsqu’elle sortit avec Alexandre, ce fut effectivement Julio qui se trouvait là, avec une charrette encore plus remplie que celle de la veille. Elle soupira légèrement. Juan lui avait pourtant promis de ne pas trop céder, or, il avait insisté pour que le premier chargement soit gratuit. Irène nota de lui écrire une lettre.
Julio était un petit homme, avec un large chapeau. Sa peau basanée trahissait quelque peu son origine. Lorsqu'il vit Irène, il retira son couvre-chef avec un grand sourire.

- Doña Irena ! Ye suis ravi de vous avoir trouvé.

- Je suis contente de te voir aussi Julio. Le voyage n'a pas été trop long ? Tu m'as l'air bien chargé.

Son sourcil aussi indiquait clairement cela comme un reproche. Julio se mordit la lèvre.

- Il ne faut pas en vouloir à Don Juan, Doña Irena. Il a tenu à vous envoyer cela. Vous savez qu'il y a un bal masqué ce soir ?

Irène observa en effet un coffre d'où dépassait des masques. Elle en saisit un, un travail magnifique

- Ce n'est pas vraiment de la seconde main cela, remarqua-t-elle avec un regard appuyé.

Julio se tortilla un peu. Il esquissa un sourire innocent

- Ah, mais les masques ne se vendent plus en España. Il vous serviront plus ici.

Julio vit alors Alexandre.

- Holá!

Irène fit un signe de tête à son jeune ami.

- Alexandre, je te présente Julio. Julio, voici Alexandre. je l'ai rencontré à mon arrivée en ville et je l'ai engagé pour m'aider.

Alexandre opina doucement de la tête quand Irène voulait s'assurer s'il connaissait la ville et saurait se débrouiller pour dénicher un médecin ou toute personne susceptible de lui venir en aide en cas d'incident. Il espérait néanmoins que cela n'arrive. Mais il pourrait le faire. Du fait de son infirmité, il avait appris tôt les raccourcis, les petites ruelles, et savait parfaitement s'orienter et trouver le chemin le plus court vers un point où aller.

La suite du discours s'avéra plus délicate et le garçon préféra ne plus répondre devant l'exposé de sa nouvelle patronne qui se voulait plus ouverte quant à la position des femmes au sein de la société et de la répartition des rôles au sein d'un foyer. Il n'en savait pas assez sur le sujet. De ses expérience, il n'avait que le couple formé par ses parents ou de l'autre le père Thierry qui serait le pire exemple à prendre en référence en matière de comportement à avoir envers la gente féminine.

Par chance, la conversation put s'arrêter à l'arrivée du fameux Julio qui arrivait à point tombé pour le sauver d'un moment gênant. Tout en béquillant, il suivit Irène d'un rythme rapide. Ses yeux s'écarquillèrent devant la charge de la charrette. Il observa les bêtes qui tiraient le véhicule et s'approcha. Passant sa béquille à son autre main, avec la seconde, il caressa le museau de l'animal.

"Tu as bien travaillé, toi."

En même temps, ses oreilles écoutèrent la conversation entre sa patronne et le nouveau venu, n'en perdant pas une miette. Il réagit à l'évocation du bal.

"Un bal masqué ? Vraiment ? On va donner un bal ? Qui donc ? Et pour quelles personnes ? c'est un événement pour les Grands, j'imagine."

Il se rappela alors ne pas s'être présenté et exécuta une légère révérence.

"Enchanté, Monsieur. mon nom Alexandre Bellanger."

Irène ne manqua pas de noter la douceur d'Alexandre avec les bêtes. On disait que c'était ainsi qu'on voyait le comportement, car on ne trichait pas avec les animaux. Julio quant à lui s'avança et secoua vigoureusement la main d'Alexandre.

- Encantado ! Ye suis sûr que vous serez un bon soutien pour Doña Irena.

Lorsqu'il entendit ses interrogations sur le bal, il secoua la tête

- No, no. Este un bal pour tout le monde ! Les petits. Peut-être que les grandes sera là aussi, mais este un evenmento para todo el mundo. Ce sera sur la grand'place avec boissons et festin, toute la ville en parle déjà.

Irène resta songeuse. Son premier réflexe fut de se dire qu'elle ne pourrait pas avec ses enfants. Seulement, ça aurait été un bon moyen pour rencontrer leurs nouveaux voisins. Peut-être même nouer des liens pour ne pas être isolé. Elle jeta un coup d'oeil à Alex. Soudain, une petite voix se entendre :

- Un bal ?

La minuscule voix les fit tous baisser la tête au sol. Grâce arborait un grand sourire, les cheveux un peu emmêlés et sa robe froissée. Sa mère secoua la tête. La petite maligne. Julio sourit en l'apercevant et la prit dans ses bras. La fillette rit.

- Santa Madre de Dios, te voilà une grande niña.

Irène sourit elle aussi. Mais retrouva vite le sens des raisons.

- Bien, dans ce cas si tout le monde est réveillé, il est temps de ranger un peu tout cela.

Pour montrer l'exemple, elle prit le coffre des masques et le transporta à l'intérieur. Julio l'imita bien rapidement et même Grâce s'y mit avec des choses de poids raisonnable.

Lorsque Julio lui secoua la main, Alexandre se sentit lui-même secoué. Il se demanda un instant si ses os n'allaient pas se briser sous cette force formidable. Il garda le sourire mais un sourire crispé, se retenant difficilement de ne pas laisser apparaitre la douleur qui le saisissait.

"Je.. Je suis ravi de vous rencontrer moi aussi."

Lorsqu'il lui lâcha enfin la main, le garçon la retira, la sentant toute raide et abimée. Ses oreilles écoutèrent en même temps les explications.

"Un vrai bal pour nous ? Surprenant.. Êtes-vous sûr que ce sera pas plutôt un charivari ? Quoique... Ce n'est pas vraiment la période..."

Mal à l'aise à l'évocation du sujet, le jeune homme se rappelait du charivari auquel il avait assisté à douze ou treize ans. Dans le désir furieux de rire et de s'amuser, plusieurs personnes s'en étaient pris à lui. Des hommes, ivres, l'avaient attaché à un poteau en riant grassement et s'exclamaient bruyamment que le baptême le laverait de son infirmité, qu'il deviendrait enfin pur. Ils l'avaient alors aspergé avec des bouteilles de vin, toujours riant comme les soûlards qu'ils étaient. Un de ces hommes avait même failli l'embraser en approchant trop près de lui une lanterne dangereuse tout en titubant. Il ne se rappelait plus bien de la suite des événements. Les vapeurs de l'alcool avaient peu à peu endormi sa conscience. Il se souvenait cependant d'une présence chaude, qu'il flottait dans les airs... Le lendemain matin, au déjeuner, sa mère lui avait dit que le Seigneur le protégeait et veillait sur le moindre pas. Le Seigneur... A la lueur des événements récents, Alexandre se demanda si Thierry n'avait pas été déjà dans son ombre ce jour-là, veillant sur lui, pour écarter ces alcooliques et le ramener en sécurité à la maison.


Relevant la tête, Alexandre remarqua le regard songeur et calculateur d'Irène et comprit que celle-ci devait regretter de ne pouvoir s'y rendre. Avec deux enfants, si jeunes, impossibles de participer à un tel événement. Il se proposa immédiatement à prendre sa place auprès d'eux. De toute manière, ces rassemblements populaires n'étaient pas pour les gens comme lui. Dès que les gens auraient trop bu, il servirait de cible.

"Je... Je peux rester pour garder vos enfants. De toute façon..."

L'interruption de Grace l'évita de poursuivre, peu désireux d'étaler une fois encore sa faiblesse. On commençait maintenant à déballer les paquets de la charrette. Il baissa la tête. Avec ses maudites béquilles, il ne pouvait rien prendre, rien porter. Il soupira. Il n'était vraiment qu'un parasite.

Julio sourit à Alexandre. Cela dit, il comprit vite qu'il l'avait peut-être un peu brusqué. Il répondit à sa question en hochant la tête.

- Ah sí, sí c'est un bal. Ye ne sais pas comment ni pourquoi. Il paraît que c'est votre roi qui l'organise.

Irène remarqua alors l'air troublé d'Alexandre. Comme si cela lui rappelait un mauvais souvenir. Cependant, elle s'en voudrait de le priver d'un tel évènement. Les jeunes gens avaient le droit de s'amuser. Surtout lui. Il se convainquait sans doute qu'il serait inutile. Seulement, Irène trouvait cela injuste qu'il ne s'amuse pas autant que les autres.

- Non Alexandre, je crois que j'ai une idée.

Elle les laissa tous les deux mariner un moment avant d'esquisser un sourire.

- Je vais me costumer en Vierge. Avec Ludovic, ce sera parfait. je ne te demandrais qu'une seule chose Alexandre, c'est de suivre Grace. Au moins, avec un chaperon, elle ne fera pas de bêtise.

Elle observa sa fille avec une pointe de sévérité.

- Je compte sur toi pour bien écouter Alexandre, si tu veux aller au bal. Nous sommes d'accord ?

Grace acquiesça. Irène savait qu'elle ne serait pas insupportable, mais elle pouvait parfois se montrer trop vive. Elle espéra qu'elle prendrait suffisamment Alexandre en affection pour ne pas le faire trop tourner en bourrique.

Lorsqu'il commencèrent à retirer les affaires de la charrette, elle sourit à Alexandre.

- Pendant que nous faisons cela Alexandre, pourrais-tu aller bercer Ludovic ? Juste le temps que nous faisions cela. Puis je le nourrirais lorsque vous commencerez à monter les meubles. Il y a deux lits et un étagère à monter.

Alexandre écouta les explications que l'on lui fournissait en se sentant plus rassuré. Un bal masqué, même populaire, ce serait peut-être mieux plus calme. Par ailleurs, Irène semblait déterminée à lui en faire profiter. Il n'était pas certain d'y avoir sa place : comment un garçon en béquilles pourrait habillement se mouvoir ? Il ne saurait pas danser même si une fille daignait l'inviter. De toute façon, il ne les intéressait pas. Il le savait pas. Laquelle voudrait d'un handicapé comme lui ? Elle, comme leurs parents, désiraient un gars fort, viril, puissant... Même s'il lui prenait l'envie d'en séduire une, elle lui rirait au nez et peut-être l'humilierait publiquement.

C'était mieux de rester et de s'occuper des enfants.

Soudain, Irène exposa son idée de se rendre au bal avec son bébé et lui proposer de venir aussi pour y surveiller sa fille. Il sourit. Finalement, avec une jeune enfant à encadrer, ce serait plus pratique et plus amusant.  Alexandre passa sa béquille droite dans celle de gauche et caressa les cheveux de Grace de sa main libre.

"Eh eh, on va bien s'amuser, pas vrai ? mais.. Je ne sais pas en quoi me déguiser... En personnage célèbre peut-être ? Non, les gens ne reconnaitraient pas. ou un animal ? Bof... T'as pas une idée, toi, Grace ? Tu voudrais me voir passer comment la soirée ?"

Alors qu'on commençait à décharger la charrette et que sa culpabilité d'être une charge inutile lui revenait, Irène vint lui confier une mission qui lui le rendit le sourire. Il alla s’asseoir à l'intérieur, sur la seule chaise, et prit le bébé dans ses bras qui se mit à suçoter un bout de sa tunique. Malgré sa peur de le faire tomber, le jeune homme s'efforça de le tenir bien contre lui, la tête contre l'un de ses bras, comme sa mère faisait.

"Quand vous monterez les meubles, je vous aiderai. Je suis certain que c'est pas compliqué !"

L'idée parut plaire à son nouveau protégé. Irène s'en réjouit, et Julio le parut aussi. Il savait la générosité de cette femme. Il la reconnaissait bien là.

Grâce sourit à son nouveau protecteur. Elle sauta autour de lui.

- Oh oui, oui ! Ce sera tellement amusant ! En quoi on pourrait être... Oh si je sais ! Je serais une princesse, et toi un courageux soldat pour me protéger !

Irène s'amusa de leur jeu. Avec Julio, ils agencèrent, coffres, vitrines, et les colifichets dans la pièce. Julio installa un petit comptoir vers le fond de la pièce. Irène commençait à trouver le résultat satisfaisant. Elle trouvait que cela commençait à prendre forme. Elle hocha la tête avant d'aller vers Ludovic et Alexandre. Elle reprit son bébé avec un sourire pour le jeune homme.

- Tu vois ? Je savais que tu te débrouille à merveille. Je vais prendre le relais. Il va avoir faim.

Elle delaça sa robe puis se tourna afin de nourrir son enfant. Ludovic mangeait toujours avec appétit. Irène s'amusait de voir ses petits yeux la fixer.
Julio quant à lui commençait à monter le matelas et les pièces de bois. Il héla Alexandre de l'escalier :

- Tu viens m'aider amigo ?

Alexandre sourit à Grace si enthousiaste du projet. Il se pencha et lui embrassa le sommet du crâne.

"Parfait ! Je serai alors ton noble soldat qui défendra ta vertu !"

Pendant qu'il berçait le petit Ludovic qui continuait à suçoter un bout de sa tunique, il observa la fillette s'organiser dans un coin de la pièce pour préparer des tissus qui servirait à leurs costumes. Elle chantonnait en même temps. Devant tout d’innocence paisible, Alexandre se détendait et appréciait l'ambiance chaleureuse. Il se mit à chatouiller la joue du bébé qui cessa de mordre et rit. Amusé, le jeune homme recommença puis se pencha pour lui embrasser le front. Le bambin éclata davantage de rire. il se pencha à nouveau et déposa d'autres baisers.

Attendri, Alexandre songeait à cette époque où lui-même n'était encore un bébé. il savait que son père ne l'aurait jamais porté ainsi. En revanche, sa mère jouait-elle ainsi ? L'embrassait-elle ? Elle avait souvent eu des gestes tendres pour lui, des enlaça des, mais il se rappelait pas avoir un jour reçu un baiser. Il secoua la tête. C'était faux. Quand il était couché dans ce lit, à l'église, le père Thierry lui embrassait toujours le front avant de se retirer.

Lorsque Irène vint reprendre le bébé, Alexandre ressentit une déchirure de devoir se séparer de ce petit être collé à lui, dépendant de lui, en dépit de n'en être occupé que peu de temps. Il donna cependant un dernier baiser au front de l'enfant puis se releva en confiant à la mère du petit :

"C'était plutôt amusant, en fait. Je ne croyais pas que..."

Ne sachant pas bien comprimer ce sentiment, il préféra aller aider Julio qui l'appelait justement. Déterminé à se rendre utile, il laissa tomber ses béquilles puis lui-même pour s'écrouler lourdement sur le plancher, à genoux. Ses mains cherchèrent les pièces en bois et voulurent les soulever quand celles-ci s'échappèrent et retombèrent sur ses doigts. Il poussa un long cri de douleur.

"Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah"

Grâce fut légèrement interpellée par le mot "vertu" qu'elle ne connaissait que sous le nom de qualité admirable. Elle haussa les épaules, certaine qu'en tout cas, ce serait une soirée magnifique. Grâce n'avait encore jamais mis les pieds dans un événement pareil. Ce serait une première. Dès qu'ils eurent terminé d'amasser les tissus dans un coin, Grâce s'empressa de s'amuser avec. Elle trouva ce qui ferait une belle tunique, et même un casque dans un coin. Pour elle, elle savait que sa mère avait gardé quelques unes de ses robes, quitte à sacrifier les siennes.

Irène s'amusa du plaisir qu'Alexandre commençait à prendre en s'occupant de Ludovic. Elle se réjouit d'éveiller un futur amour paternel fort si jamais il avait un jour des enfants. Elle sourit à son début de phrase inachevé. Nul besoin d'être devin pour savoir ce qu'il pensait. Elle hocha la tête. C'était peut-être bien Marie qui lui avait envoyé pareil don du Ciel. cela dit, il ne paraissait pas très adroit. Irène plissa les yeux, imaginant sa douleur.
Julio secoua la tête.

- Vas-y doucement amigo. Laisse-moi t'aider. C'est trop lourd pour un seul homme.

Il prit le morceau de bois en engagea Alexandre à prendre le côté opposé.

- Nous allons la mettre à la verticale, puis le faire coulisser. Este un nouvel modelo. Mon maître l'avait donné en cadeau à Doña Irena.

Irène avait observé la scène. Julio ne put aider Alexandre. Il laissa retomber la pièce afin d'aider Alexandre.

- Tout va bien ? Tu t'es pas trop assommé amigo ?

Irène se rapprocha. Elle espérait qu'il ne se soit pas trop fait mal.

- Nous n'avons pas encore mangé, c'est vrai. Et nous avons déjà tout déchargé, le montage peut attendre. Il est temps de se remplir l'estomac avant de faire le reste.

Elle remit sa robe avant de s'agenouiller près d'Alexandre, Ludovic toujours dans ses bras. Julio alla alors chercher quelques miches de pain qu'il avait emporté pour le voyage. Il y avait de quoi nourrir tout le monde. Grâce se rapprocha d'ailleurs de la table. Elle aussi vint près d'Alexandre.

Tu t'es fait mal ?

Alexandre se sentait honteux de ce nouvel échec. Il était si ridicule. Malgré toute sa volonté, malgré ses efforts, rien de positif ne semblait pouvoir sortir de ce corps fragile. Misérable, son regard évita celui de Julio puis celui de Irène. il se tourna sur le côté et utilisa un amoncellement de caisses pour se remettre debout et reprendre ses béquilles.

La tête baissée, il murmura :

"Je ne suis pas très doué pour ça.. Tout ce que je sais porter, je crois, ce sont des livres."

Il observa ensuite Irène proposer de se restaurer puis Julio déballer des miches de pain. Il tendait déjà un morceau à la petite Grace puis à lui-même. En acceptant sa part, Alexandre murmura un faible remerciement, tout juste audible, les joues colorés. En contemplant ce maigre repas, il songeait à ceux pris dans son ancienne famille. Dans ce temps-là, le pain servait à accompagner la soupe, pas d'aliment principal. Il n'osa pas relever la tête, se sentant privilégié de cette jeunesse fortunée et insouciante, et mordit dans la croûte.

Irène n'insista pas, comprenant qu'elle gênait Alexandre plus qu'autre chose. Elle plaça le berceau de Ludovic près de la table et commença à doucement le bercer. Elle mâcha en même temps sa miche de pain. Cette nourriture lui donnait un regain d'énergie. Elle se sentait capable de tout monter en deux heures. En parlant de cela d'ailleurs...

- Alexandre, je pense que Grâce et toi pourrez commencer à disposer les marchandises dans les vitrines. Je suis sûre que vous excellerez à cette tâche. Commencez par les masques. Cela intéressera les clients selon ce que dit Julio. Et si tout va bien, nous pourrions ouvrir cet après-midi.

Grâce paraissait se réjouir à cette idée car elle hocha vigoureusement la tête en engloutissant son pain. Elle observe Alexandre avec de grands yeux.

- Julio, je vais t'aider à monter les derniers meubles. Nous allons installer une chambre digne de ce nom à l'étage.

Elle se leva, sa miche à peine fini. Elle le remballa dans un torchon. Il servirait pour ce midi. Elle préférait se priver ce matin pour avoir de quoi manger plus tard. Il faudrait tenir toute l'après-midi, jusqu'au soir même. julio se leva lui aussi pour suivre Irène à l'étage.

-Je laisse la pièce à votre disposition Alexandre. Essayez de mettre tout cela bien en forme, d'accord ?

Puis ils disparurent à l'étage et se mirent immédiatement au travail. Grâce sauta du banc où ils étaient assis puis se tourna vers Alexandre.

- Dis, tu viens ? En plus on va pouvoir trouver de quoi faire nos costumes !

Tout en mangeant son morceau de pain, Alexandre se sentit rougir au rappel de ses médiocres performances démontrés tout à l'heure. Le rangement, voilà une tâche qui serait plus conforme à ses risibles capacités.

"Oui, j'essaierai de m'acquitter au mieux de cette tâche."

A la fin du repas, Alexandre se déplaça vers les cartons et commença à en déballer un pour exposer les objets, un à un, sur les étagères. Il s'arrêta sur un voile argenté et s'amusa à le poser sur la chevelure de Grace.

"'Tiens ! Quelle jolie princesse que voilà ! Ta maman pourra te faire une jolie coiffure ! Tu seras la plus magnifique princesse qui soit !"

Il déballa un second puis un troisième carton dans lequel il dénicha cette fois une tunique marron. il la posa sur lui, la superposant à sa propre tenue.

"Qu'en penses-tu ? ca pourrait faire un bel accoutrement pour ton valeureux soldat ?"

Dans le fond, son regard fut alors attiré par un diadème. un sourire espiègle se dessina sur son visage. il posa l’objet sur la tête de la fillette, par dessus le voile.

"Toute princesse doit avoir sa couronne ! Eh eh !"

Le jeune homme continua le déballage et le magasin se remplit. les étagères étaient toutes pleines à craquer, attendant la curiosité des visiteurs qui, peut-être, les achèteraient.

Irène fut contente devoir qu'Alexandre semblait apprécier qu'elle lui donne quelques responsabilités. Elle fut sûre qu'il serait à la hauteur. Aussi, pendant toute la mâtinée, elle ne descendit pas une seule fois, s'occupant avec Julio de leur nouvelle demeure.

Pendant ce temps Grâce s'amusait beaucoup avec Alexandre. Elle déballait tout, puis les disposait comme sa mère le faisait les marchandises. Avec les présentoirs, elle mettait élégamment les masques bien en évidence et les bijoux en dessus. Elle rit quand Alexandre déposa le voile sur sa tête.

- Oh il est beau ! Oui, oui, ça ira très bien. Mère sait très bien faire les beaux chignons de princesse.

Lorsqu'il trouva sa tenue, elle battit des mains.

- Oh oui, oui ! C'est ça que tu dois porter ! On pourra aussi te trouver une belle veste, et une épée, au moins en bois.

Lorsqu'il posa la couronne sur sa tête, elle s'admira dans le miroir que Julio avait installé sur un mur.

- Tu me trouves jolie dis ?

Elle souriait en tournant sur elle-même. Depuis son berceau, Ludovic riait, comme s'il approuvait la coquetterie de sa soeur.

Alexandre terminait de s'acquitter de sa mission en observant les divers articles exposés. il vérifiait dans les paquets que rien n'avait été omis avant de les pousser dans un coin. De temps en temps, le jeune homme surprenait la silhouette de Grace qui s'admirait dans le miroir, se pavanant devant tel une véritable princesse.

En passant près d'elle, il se pencha pour soulever délicatement le voile qui recouvrait sa chevelure pour déposer un baiser sur son front.

"Tu es magnifique, ma chéri !"

Il réfléchit en même temps à sa suggestion sur son propre costume. Parmi quelques vêtements présentés sur un portant, il avait repéré un gilet noir, comportant un liseré de dentelles, sans manche. Il alla le chercher et l'enfila.

"Regarde ! Ca, ça irait pour compléter ?"

Il ne trouvait cependant aucun objet qui aurait pu lui servir d'arme. il pourrait cependant ramasser quelque part un bâton et l'attacher à sa ceinture pour donner l'illusion.

Au fil de ses essais costumiers, Alexandre se décida finalement à informer sa patronne de la fin de sa tâche. Ce ne serait pas très correct de continuer à s'amuser avec cette fillette alors qu'on lui avait demandé de travailler.

"Irène ! Irène ? Je.. Nous avons fini de déballer et d'exposer vos articles."

Il fit ensuite tourner Grace et la poussa vers sa mère.

"Et regardez ! Voici la nouvelle princesse de Monbrina !"