[15 septembre 1597] Qui dit mieux ? [Terminé]

Le prix semblait amuser l'esclave, à en croire son furtif sourire. Une somme inimaginable pour elle. Mais qui ne représentait rien du tout pour le comte. Il acquiesça à ses indications. Prosper pourrait la faire affecter au jardin ou au linge, ce serait parfait pour ne pas l'abîmer en attendant la venue du seigneur De la Vega. Les Monthoux et son intendance devraient par ailleurs tâcher aussi de faire oublier très vite et à tous la précédente profession de cette ribaude.
Toutefois, entre le petit sourire de tout à l'heure et les regards noirs qu'elle jetait à présent dans l'assistance, le seigneur fut maintenant convaincu que du dressage allait peut-être bien s'avérer nécessaire. Marthe saurait à merveille s'en charger d'ici l'arrivée de l'ambassadeur. Et puis après tout, il existait des Messieurs qui appréciaient comme un petit défi de dompter les filles un peu farouches.
Il n'en demeurait pas moins que sur le moment, ces lorgnades rebelles de Phaïdée semblaient ironiquement fort utiles à Prosper : elles décourageaient le concurrent ! Il allait lâcher l'affaire, c'était excellent. Cependant le comte devait quand même sévir : il allait très probablement devenir le maître de cette donzelle sous peu ; il ne devait pas laisser passer en public ces nouvelles marques de fort caractère. Du pommeau de sa canne, il poussa sèchement - d'un petit coup éloquent mais qui ne ferait pas trop mal - à l'arrière de la tête de Phaïdée afin de lui faire plonger les yeux à terre.

Cherchevin fit alors une proposition... étrange. Culottée. Bien tentée. Mais non. Il relèverait de l'humiliation publique pour le comte que d'accepter un cadeau, alors que lui-même disposait de tellement d'argent qu'il pouvait ne pas regarder à la dépense. Le détachement des choses matérielles était une marque d'aristocratie à réaffirmer au quotidien et des démonstrations de pareille opulence relevaient presque de l'exigence. Il ne tomberait pas dans le piège.

-- Je vous remercie, cher Monsieur, de cette attention. Mais puisqu'il est de mon devoir de faire un présent de cette esclave, le bon usage ne voudrait pas que moi-même je me la sois faite offrir. N'ayez du reste aucune crainte quant à l'état de mes caisses. (au Marchand) Je fais l'acquisition de Phaïdée pour 22 000 rilchs.

Il pouvait bien ajouter un dernier petit millier afin de marquer le coup. Si tout allait au mieux, Prosper remporterait la manche et Cherchevin aurait encore toute la liberté de faire son choix parmi les autres donzelles. Le comte regarda son adversaire puis le marchand.


20 000 rilchs. Pour l'esclave narquoise - et dûment corrigée par le seigneur de Monthoux - cela avait presque l'air d'une blague. Pour Prosper, c'était du vent. Pour le marchand, c'était encore autre chose : plus la vente prenait de grosses proportions, plus sa réputation s'améliorait... mais plus l'impôt sur la fortune et sur chaque transaction était élevé. Il devait toujours bien doser pour s'enrichir au maximum sur chacune de ses ventes, une fois le revenu net de toutes les taxes... auxquelles se rajoutait maintenant l'impôt supplémentaire exigé par Dyonis Howksley de Frenn pour financer des médecins et un bon acheminement des captifs, mais quelle idée ! Greeglocks était tout de même content : sur celle-ci par exemple, il allait se faire 7 000 rilchs. D'ici deux ou trois années, il pourrait prendre une confortable retraite, s'acheter une immense villa, investir encore plus en bourse pour sa descendance... et vivre de ses rentes jusqu'à la fin de ses beaux jours.

Il écouta les deux hommes débattre et intervint à la suite du seigneur de Monthoux, en se tournant vers Cherchevin :

-- Si Messire accepte cette offre et veut bien me désigner les autres esclaves qui l'intéressent, je n'aurai qu'à acter tout ceci et procéder aux dernières formalités.



Dans l'assistance, le badaud qui avait calmé un les ardeurs de ses voisins rendit un sourire gêné quand la jeune mère le remercia de son intervention. Il garda pour lui le fait que la meilleure solution serait à ses yeux de ne pas s'attarder ici avec son enfant... mais si elle restait, c'était qu'elle connaissait très probablement l'un des acteurs de l'affaire qui se jouait sur l'estrade.
L'autre citadin s'étonna que son gloussement ait été entendu, et surtout que la femme en bleu et son voisin estropié y réagissent. Lui d'un sec haussement de sourcil, et elle en l'interpellant ouvertement. Fichtre. Le rustaud ne se trouva pas très à l'aise. Il aurait dû être plus discret et ne tenait pas vraiment à entrer en conflit avec une femme en pleine rue. Il bafouilla des paroles franchement maladroites mi-justificatives mi-navrées :

-- Oh... S'cusez Madame, c'était pas contre vous. C'est juste... Vot' remarque... Un infirme comme esclave, faut vraiment être un original pour trouver ça intéressant.

...Et avoir le luxe de jeter de l'argent par les fenêtres, n'ajouta-t-il pas. "Original" - s'était-il en outre contenté d'euphémiser. Il paraissait que le roi en personne, et même un certain nombre de Grands, avait cette passion bien étrange. Les gens du peuple, eux, ne pouvaient pas se permettre ce genre d'excentricités ni de garder comme joujoux des bouches moins rentables - voire carrément inutiles. Mais ce que noblesse aimait ne se contestait guère.

Le petit coup à l'arrière du crâne rappela à Phaïdée où elle était, et dans quelle situation. Ce n'était pas le moment de rater son coup. Elle baissa humblement la tête (en apparence, ne vous y fiez pas...) et écouta avec une satisfaction à grand peine dissimulée, le comte refuser la proposition de Cherchevin, et lui en faire une autre.

Assurément, ces deux hommes, sur des trétaux de théâtre, n'auraient pas manqué de s'attirer les rires du parterre. Perruques poudrées, allures de grands, dans des corps de gras, maniérés par-dessus ça au point de se faire des politesses pour une esclave... non vraiment, il faudrait qu'un dramaturge soit dans l'assistance et en face une comédie. Une comédie dans laquelle Phaïdée aurait tenu le rôle du drôle de service et aurait allègrement fait choir ces messieurs sur leur derrière, par quelque tour habile.

Il y avait des possibilités : un léger saut sur l'estrade, des chaînes passées autour des jambes à l'insu de tous, on tire, et hop, le tour est joué...

Seulement, on n'était pas au théâtre, et Phaïdée en avait bien conscience.

Fort heureusement pour son "projet", Cherchevin ne surenchéris pas : il y avait cette petite minette rougissante, un peu par derrière, parmi les esclaves. Quoi qu'elle fît, elle attira le regard de Cherchevin, et ce dernier, quoi qu'il vit, trouva la chose beaucoup plus intéressante que Phaïdée. Le mastodonte pachidermique  acquiesça donc à l'ultime proposition du comte de Monthoux et laissa l'homme régler ses comptes, au sens propre, avec le marchand.

D'ailleurs, à l'intervention de ce dernier, il désigna son dernier choix, et tandis que Monthoux pouvait s'éloigner avec sa récente acquisition, Cherchevin dépensait sans compter pour une autre.

Phaïdée, en partant, glissa un regard discret à Hyriel. Un petit geste amical à son attention fut son "Au-revoir, j'espère".

Irène avait soudainement très envie de partir. Tout cela n'était pas bon pour Grâce mais la petite semblait s'être attachée à cette jeune femme qu'elle avait secouru. Mais elle ne la reverrait sans doute jamais.

Fort heureusement, ce fut enfin fini. Irène soupira. Elle pria Dieu que cette jeune fille trouve une bonne maison et que tout puisse aller pour le mieux pour elle. Elle observa l'homme qui osa lui répondre mais ne put que soupirer. L'infirme. Même pas l'homme, l'être humain... Pensait-il qu'un handicap ôtait l'individu ? Qu'il prenait tout la place pour être ce qui résumait tout entier un être qui avait pour lui des espoirs, des rêves, une vie... Cela n'avait aucun sens. Elle serra les dents et se détourna, emmenant Grâce avec elle.

- Viens, ma chérie, rentrons à la maison.

Grâce hocha tristement la tête. Elle fit un petit signe à Phaïdée avant de se laisser pousser hors de là par sa mère. Cette dernière sourit à Hyriel.

- Au revoir.

Puis elle s'en alla retrouver la chaleur de son foyer avec sa fille.

Hyriel obtint une maigre satisfaction en voyant que le badaud regrettait ses mots, maintenant qu’il était pris en faute, comme par hasard. Il retourna toutefois la tête, ne se donnant pas la peine de répondre. Phaïdée allait être vendue sous peu, à l’espèce de cochon au visage niais. Il regarda, le cœur serré, le règlement de comptes entre les deux nobles, Phaïdée être emportée… Il croisa son regard et sut instinctivement qu’il était pour lui. Son cœur se serra davantage. Il esquissa un sourire tremblant en voyant son signe éphémère et le lui rendit en s’appuyant sur une béquille et en écartant légèrement les doigts de l’autre. Ils se reverraient, il la retrouverait, il s’en faisait le serment. Il l’arracherait à ces chiens porcins de nobliaux. Il tourna brusquement la tête en entendant du mouvement et étira un sourire un peu forcé à l’intention d’Irène.

« Au revoir, Madame. »

Il garda un instant la tête baissée avant de la relever vers l’estrade et Phaïdée qui en descendait. Il ne pouvait plus se détacher de cette scène, plus bouger tant que son amie était encore sous ses yeux, même au loin.