le 25 décembre 1597 | Mieux vaut tard que jamais [Terminé]

Alduis avait ouvert les yeux avec une étrange certitude. Ce matin-là, il n'avait pas regardé Alexandre dormir, comme il le faisait d'habitude. Il n'avait pas la tête à ça. À peine réveillé, pris de cet étrange doute dont il n'avait pu se défaire, il s'était levé, s'était habillé et était sorti dans les jardins blancs — malgré l'air frais — pour réfléchir.

Curieusement, la certitude n'avait fait que grossir en lui. Loin de s'apaiser, ses doutes s'étaient amplifiés. Marcher ne l'avait pas aidé à organiser ses pensées de manière plus cohérente. Loin de là. Il lui semblait surtout que tout était plus flou.

Depuis qu'Eleonore était passée, une dizaine de jours plus tôt, Alduis ne cessait de penser à ce qu'elle lui avait dit. Ariste l'aimait. Il s'était menti à lui-même, mais il l'aimait, et ces derniers mots étaient ceux d'un discours lucide. Cette idée l'avait d'abord terrifié, puis déstabilisé... et maintenant, il se sentait surtout chamboulé. Parce qu'il venait de comprendre.

Ariste était peut-être tombé amoureux. Il fallait le croire. Et il avait au moins eu le mérite de le lui dire, même si ça n'avait pas été tout à fait volontaire et que ses idées mélangées par la maladie l'avait aidé. Mais Alduis le réalisait désormais : lui aussi l'avait aimé. Suffisamment pour que son absence crée un trou dans son existence.

Il était tombé amoureux, et il ne le lui avait jamais dit. Ariste était mort sans le savoir, sans savoir qu'il l'aimait aussi — et c'était désormais trop tard pour rattraper son erreur.

Pourquoi ? Pourquoi Alduis n'avait-il rien dit ? Qu'est-ce que cela lui aurait coûté, de répondre un léger moi aussi ?

« Je t'aime. »

Ces mots étaient porteurs d'une telle force qu'une chose en eux terrifiait Alduis. Peut-être ... à cause de Mathurin. Combien de fois le fils de tanneur le lui avait-il dit ? Et est-ce que cela l'avait empêché de mourir sur les rochers ? La réponse était simple et tenait en une syllabe : non. Peut-être qu'à la place de cet élan destructeur qui l'avait saisi, si Alduis avait pris plus souvent le temps de lui dire qu'il comptait pour lui, rien de toute cela ne serait arrivé.

Le jour s'était levé complètement. Le soleil était haut dans le ciel, mais demeurait froid. Il marchait déjà depuis plusieurs heures quand il pensa à Alexandre.

Alexandre. Qui ne cessait de lui répétait son amour, lui aussi. En échange, combien de fois lui Alduis lui avait-il exprimé ? Il avait beau l'avoir embrassé de nombreuses, les mots n'étaient jamais sortis verbalement, ou si peu... S'il était monté sur le bûcher, serait-il mort sans en être intimement persuadé ?

Alduis s'arrêta et réfléchit quelques secondes. Et soudainement... il fit demi-tour pour revenir vers le château. En courant. Chose qu'il n'avait pas faite depuis plusieurs mois. Courir. Il avait presque oublié ce que cela faisait.

Il ne ralentit vraiment qu'en entrant au château et même alors, il garda un rythme soutenu. Il alla droit à la bibliothèque, sans hésiter une seconde. Vu l'heure, il serait sûrement levé. Il arriva devant la porte complètement essoufflé. Il s'arrêta à l'entrée, le temps de reprendre une ou deux inspirations. Alexandre était assis et lisait un livre. Alduis ne s'en soucia pas une seconde. Il entra et en deux foulées, il était déjà sur lui. Il ne lui laissa pas le temps de réagir : il l'embrassa. Plus longuement et plus passionnément qu'il ne l'avait jamais fait. Et quand il recula, il planta ses yeux au fond des siens et déclara alors, le regard brûlant d'une flamme inhabituelle :

— Je t'aime, Alexandre. Je t'aime plus que tout.

Puis il s'accroupit et il posa sa tête sur ses genoux naturellement en répétant, une troisième fois, plus bas :

— Je t'aime.

Ce matin-là, Alexandre s'était réveillé seul dans le lit de son amant, comme la veille, légèrement triste de ne pas avoir de baiser pour bien débuter la journée. Il comprenait cependant que le devoir et les responsabilités l'appelaient ailleurs. Lui-même se montait assez occupé avec l'inventaire de la bibliothèque et ses lectures.

Il déjeuna dans la salle à manger et, gourmand, se resservit plusieurs fois en pâtisseries. Ces derniers mois, avec le régime frugal que son précédent maître lui imposait, soucieux de respecter les jeûnes et de ce jamais céder au péché de gourmandise, le jeune homme avait vu les rondeurs de son ventre diminuer et sa peau se détendre progressivement. Il se sentait même maigre en comparaison avec lui avait toujours été. Heureusement, grâce aux soins des excellents cuisiniers de Fromart, il allait enfin pouvoir se remplumer ! De toute manière, malgré toute sa piété, Alexandre ne voyait pas pourquoi on devrait se retenir de manger si des aliments étaient disponibles sur la table. Le Seigneur comptait-il réellement chaque pain aux raisins ou autre douceur que chaque fidèle ingérait ? Ce serait ridicule. Il avait assez fort à s'occuper des bonnes et mauvaises actions. Par ailleurs, en comparaison au porc de Monthoux, Alexandre savait avoir encore beaucoup de marge sur les libertés de son appétit. Sur cette pensée, sa main reprit pour la troisième fois un de ces succulents croissants qui fondaient sous la langue.

Après cet excellent repas, Alexandre s'en alla à la bibliothèque pour reprendre l'ouvrage sur les nouvelles institutions de l'Angleterre débuté hier. Comme cela s'avérait des plus intéressants ! Ce pays avait réellement recomposé sa situation en repensant la place de la religion et en chassant les moines et les nonnes de leur monastères. Tous ces bâtisses religieux à l'usage de la Couronne. Le jeune homme songeait que les revenus des terres des abbayes et autres domaines appartenant à l'Eglise pourraient être réutilisés à d'autres budgets. Certes, il faudrait garder quelques réserves pour les paysans qui travaillaient à ces divers endroits. Il était de notoriété publique que les monastères fabriquaient leurs propres produits et que ceux rapportaient des somme juteuses. Relevant la tête de son livre, Alexandre songea qu'il serait utile de se lancer à terme dans un recensement des revenus de tous les domaines religieux situés au sein de l'empire monbrinien pour évaluer ensuite les excédents et les dépenses. Il classerait ensuite ces informations pour en tirer une synthèse constructive que son maitre jugerait certainement fort utile.

Alors qu'Alexandre se replongeait dans sa lecture, il n'entendit pas la porte de la bibliothèque s'ouvrir. Pas plus que les pas précipités de son amant qui se rapprochait. Il sursauta donc quand Alduis le prit dans ses bras. Son esprit ne comprit pas tout de suite mais il se laissa par prendre par ce baiser sauvage. Son corps, lui, comprenait. Il passa les mains autour de la nuque de son amant et lui sourit quand leurs lèvres se séparèrent. Son cœur frappait fort dans sa poitrine.

Les yeux de son amant brûlaient.
Alexandre lui souriait tendrement quand il l'entendit, pour la première, murmurer ces si beaux mots.

"Alduis..."

Il leva la main pour caresser lentement sa joue.

"Moi aussi je t'aime, mon amour. Je t'aime."

Alors qu'il lui répétait sa déclaration, des larmes perlaient à ses yeux. Alexandre se rapprocha et l'embrassa à nouveau. Avec tendresse et douceur.

Alduis les avait prononcés, ces deux mots, Je t’aime. Et contrairement à ce qu’il avait cru, ce n’était pas si compliqué que cela à faire. Ils avaient une saveur particulière sur sa langue qui les avait si peu souvent soulevés. C’était un goût étrange, différent de d’habitude, mais ce n’était pas désagréable. Il s’était imaginé que ce serait plus compliqué. Qu’ils se mettraient à peser des tonnes sur sa langue, tant et si bien que - comme tant de fois - il trouverait au dernier moment quelque chose à dire qui soit différent.

Mais pas cette fois. Cette fois, il l’avait dit, bel et bien. Ils avaient été aussi légers que des plumes, ils n’avaient brûlé ni sa langue, ni sa gorge. Et il en résultait une inattendue sensation de bien-être et de satisfaction. Il avait réussi. Il l’avait dit.

Soudain, il comprenait mieux comment Alexandre pouvait réussir à le dire aussi souvent - et aussi facilement. Parce qu’il n’y avait, au fond, rien de difficile. C’étaient des mots - des mots comme les autres. Certes, ces syllabes se revêtaient d’un pouvoir particulier à ses yeux. Parce qu’ils n’étaient ni plus, ni moins qu’une promesse tacite.

Il ne les disait pas à n’importe qui. Comme il ne promettait pas n’importe quoi. Mais Alexandre était loin d’être n’importe qui, et cette sensation au creux de son ventre quand il le regardait, ce n’était pas n’importe quoi non plus. C’était puissant, c’était doux. Toute sa vie, il l’avait trouvé effrayant, il avait essayé de le repousser. Mais toujours, c’était revenu, toujours c’était resté. Et maintenant qu’il acceptait cet état de fait, il n’en avait plus aussi peur. Enfin, après tout ce temps, il regardait cette étrange chose que l’on appelait Amour dans les yeux. Elle n’était plus si impressionnante.

La main d’Alexandre se leva doucement pour caresser sa joue.

— Moi aussi je t’aime, mon amour. Je t’aime.

Maintenant qu’Alduis avait réussi à le lui dire, une fois, il n’avait subitement plus envie de s’arrêter. Se pouvait-il que ce soit lui, lui !, qui prononce avec tant de facilité ces mots ? Et si demain, il n’y arrivait plus ? Il avait envie qu’Alexandre en soit sûr - et cela pour la vie entière.

Il ferma les yeux quand Alexandre se pencha pour l’embrasser. Et lui rendit son baiser.

— Ce n’était pas si dur que cela à dire, finalement, remarqua-t-il avec un sourire lumineux.