L'antre de Lucrezia

Le capuchon rabattu, Lucrezia longeait les murs. Marchant vite, elle évitait la lueur des fanaux. Cette fois-ci, elle ne s'arrêta pas pour cracher sur le seuil de la maison familiale, où son oncle avait élu domicile à la disparition de son père.

Elle arriva non loin de la grand'place et retrouva son antre. Il s'agissait d'un immeuble bas, dont le rez-de-chaussée abritait la boutique et, donnant sur l'arrière-cour, le repaire de Lucrezia. De là, les escaliers s'enfonçaient dans une cave humide, et d'autres s'élevaient vers les appartements de l'étage, où le vieux domestique et Lucrezia logeaient.

Déverrouillant la porte, elle entra, puis referma dans son dos. Le regard fixe, elle traversa le local tapissé de semainiers, dont chaque tiroir renfermait un mystère. On trouvait là des racines médicinales, des bétyles sémitiques, des poisons tirés de l'acanthe, des grains de céréales lointaines, des fragments de miroirs, des bézoards, des cornes pilées d'animaux féroces, des œufs pentagonaux, des épines de rascasses, de la poussière d'étoile en fioles, des reliques saintes, des abortifs, de l'huile de gaïac, du venin de tarentule, des stimulants à base d'absinthe, des cadavres d'oiseaux des brumes, de la joubarbe et du mûrier noir, de l'argent-lune et du métal du long sommeil. Entre la boutique de l'apothicaire et l'antre du sorcier, le local transpirait le calcul, le mystère et l'obsession. Sur le comptoir, une série de poids très précis s'alignait devant la balance, et, plus loin, de faux météores s'empilaient dans un minuscule écrin d'acajou, tendu de satin noir.

Derrière le comptoir, Lucrezia s'engouffra parmi les tentures. Elle ôta sa cape et, dans l'obscurité, s'assit devant la table d'appoint, montée sur quatre pieds torsadés, sur laquelle elle avait tiré tant de cartes, jeté tant d'osselets et vu tant d'avenir incertain qu'il lui était devenu impossible, en y prenant place, de s'endormir ou de s'éveiller tout à fait. Elle demeura là, le regard dans le vague et pourtant ouvert, laissant fuir au loin les heures de la nuit.

Lucrezia avait dû franchir la nuit du 2 au 3 septembre en fixant le vague et l'avenir. Le vieillard déverrouilla la porte et laissa l'éclopé la pousser. Depuis l'ombre, il le vit boiter sur les béquilles, l'air décontenancé par la pénombre du local d'apothicaire. Il repoussa la porte et demanda : "La pierre ?"

S'il l'avait, le vieux cerbère lui indiquerait, d'un index muet, les tentures flottant derrière le comptoir.

Faisant signe au jeune homme de garder la jade, le vieillard désigna les tentures du fond du local, dans lesquelles soufflait l'illusion d'une légère brise.

Posée sur le capiton mauve d'un fauteuil crapaud, dans le halo d'un candélabre, elle attendait, les mains jointes sous les longues manches de sa robe de brocart. Lucrezia avait longuement rêvé, les yeux grands ouverts sur la pénombre, en fixant les tentures sombres.

Ce n'était ni la voix du vieillard, ni le bruit des béquilles sur le sol, qui l'avait tirée de son néant, mais le remuement des tentures. Le voile de la réalité laissait entrer le fils du libraire. Esquissant un léger sourire, elle engagea l'homme à s'asseoir sur le second fauteuil, de l'autre côté de la table ronde aux pieds torsadés.

L'atmosphère de la pièce était celle d'un cabinet de travail légèrement défraîchi, ou plutôt corrompu. Les hautes bibliothèques sur lesquelles s'alignaient sans rangement la littérature hermétique, Aristote et les scholarques, les manuels de mantique et les traités d'alchimie dominaient comme une menace en suspens les amoncellements de manuscrits sur le sol, les instruments tordus semblables à des objets de torture et les pierres semi-précieuses semées sur les guéridons, au hasard de jets divinatoires. Malgré la propreté du lieu, le désordre et l'ésotérisme engendraient la plupart du temps, chez les visiteurs, une impression de saleté, de digestion difficile et d'opacité.

Laissant à peine à l'autre le temps de s'asseoir, Lucrezia repoussa du bras l'Éthique à Nicomaque, la Métaphysique et les Catégories sur le côté de la table et, lissant un pli du napperon de satin noir, mit le parchemin de la veille en évidence. Elle entoura le nom d'Alfrédic le Trismégiste et rédigea rapidement : Où puis-je me le procurer ? Retournant le parchemin dans son sens de lecture, elle montra au jeune homme l'interrogation muette et le regarda, la tête légèrement inclinée, avec son expression intense et vide.

Hypnotisé par la présence mystique de tous ces objets autour de lui, Alexandre contemplait les lieux, se sentant revenir un enfant au spectacle. Il suivit les mouvements de son hôtesse puis lut la question posée. la même que la veille. il avait étudié la question pendant la nuit et la réponse lui semblait évidente. Cependant ce serait dangereux, très dangereux.

Il répondit sur le ton de la confidence :

"La bibliothèque."

Il marqua une pause puis reprit :

"Les ouvrages interdits sont retirés des rayons pour être entreposés dans les arrières du bâtiments, là où le public ne peut aller. On appelle la pièce où sont stockés les livres interdits l'Enfer. Oui, le nom manque d'originalité, n'est-ce pas ? mais comment y pénétrer... Il faudrait déjouer la surveillance des bibliothécaires..."

Lucrezia reprit la plume : Emmène-moi là-bas.

Elle fut debout d'un bond mais, se ravisant, elle écrivit : Je te suivrai à dix pas. Elle enfila la vieille cape de voyage et, tenant la tenture d'une main, regarda le jeune homme avec son insistance coutumière.

Alexandre était indécis et réfléchissait à toutes les possibilités d'une telle quête. Si on les surprenait à essayer de voler un ouvrage interdit.... Que se passerait-il ? D'un autre côté, il passait beaucoup de temps à cette bibliothèque à étudier les manuscrits, à essayer de comprendre les pensées des Anciens. Sa présence ne serait donc pas incongrue. Malgré ses béquilles, on ne prêtait plus attention à lui depuis longtemps. Quant à cette jeune femme, elle semblait douée pour se faufiler. Peut-être qu'ils pouvaient finalement ? Le goût du frisson l'emporta. Par ailleurs, il pourrait jouer à l'idiot, dire s'être trompé, qu'il voulait juste apprendre... Cela passerait, non ?

"Eh bien, allons-y ! "

Comme libéré d'un poids, il reprit avec légèreté et insouciance ses béquilles et se tourna pour repartir.

Dans l'après-midi du 3 septembre, Lucrezia avait relu Le Pentacle du Non-Lieu, dont le texte, en langage cryptique, enseignait la déportation de l'esprit dans un autre espace de confrontation. Quelques mots insuffisants sur Alfrédic convainquirent Lucrezia du bien-fondé de sa recherche. Il devait y avoir une vapor patitur ou une vapor vini grâce à laquelle on atteignait l'euphorie divine et l'esprit, transporté par les particules similaires de la vapor, rejoignait le Non-Lieu. Depuis là, il pouvait convoquer les âmes sur son plan d'existence. Mais rien n'indiquait la composition parfaite de la vapor. Cela apparaîtrait dans Alfrédic le Trismégiste, l'ouvrage de son disciple le plus savant.

Mais au-delà de la vapor, il fallait les yeux. La mésaventure de l'auberge lui avait permis d'entrevoir la scène de la chambre et le jaspe était sorti pour l'avenir. Cela impliquait le voyage et l'échange. Était-ce en lien avec la mort de son père ? Elle imagina se rendre aux colonies sur le lieu de sa mort, du moins selon son oncle. Ou bien le jaspe entraînait-il la fin du mutisme ? Elle ignorait la bonne interprétation. Mais l'ambre habitait la chambre de l'instant. Il signifiait l'acceptation de l'événement. Il faudrait sans doute revivre l'épisode de la chambre et le relire dans le bon sens si Lucrezia ne voulait pas se tromper de cible et d'avenir.

En fin de soirée, elle trouva de la chrysoprase et s'affaira à fabriquer un pendentif. Cela aurait l'effet de lui calmer les nerfs. Lucrezia se leva, tourna en rond dans son antre et, fixant un moment l'escalier de la cave, eut une sorte de rictus. Puis, se rasseyant à sa table de divination, elle envisagea les préparatifs pour le lendemain.

Lorsqu'elle eut tout accompli, il lui fallut tirer les cartes sur un autre sujet. Elle entendit le dernier client de la journée, de l'autre côté des tentures, demander un poison mortel dans le but de tuer son chien, mais sut, grâce au tarot, qu'il voulait tuer sa femme. Il fut servi par le vieux domestique et celui-ci verrouilla la porte en faisant sortir le futur meurtrier. Lorsqu'il traversa l'antre en direction de l'escalier de l'étage, il marmonna dans sa vieille barbe un "Bonsoir Sibylle" et monta. À bout de forces, Lucrezia s'endormit dans son fauteuil crapaud.

Les roues du garçon sur le plancher vermoulu semblèrent le réveiller au milieu d'années de sommeil et de silence. Une masse d'ombres entremêlées découpait autour de lui les indéchiffrables formes d'objets plus énigmatiques les uns que les autres. L'Antre du bizarre déployait ici ses ailes et, avec une certaine fascination, Tristan se laissa embrasser malgré sa méfiance qui restait aux aguets. Toute cette obscurité enveloppait le danseur, qui à la fois s'y blottissait et convoquait assez de lucidité pour ne pas se laisser avaler. Il cilla pour distinguer tant bien que mal quelques uns des éléments entassés pêle-mêle dans la caverne. Des bocaux, des gemmes, des oiseaux et autres animaux plus morts que vifs. Il y avait tout céans du repère d'une de ces magiciennes ou gitanes dont les légendes étaient pleines.
Il inspira, emplit ses poumons de l'air poussiéreux et mystique qui régnait entre ces murs. Ses mains ne quittaient pas ses roues. Tristan finit par se sentir presque à l'aise dans cet environnement éclectique auquel ses nombreuses amulettes ne manquaient pas de s'assortir. Ses pupilles glissèrent une seconde vers la fenêtre, inspecta la rue avec assurance, avant de revenir en face de lui. Le jeune homme attendit les ordres.

Le vieillard déposa la tourte sur le comptoir.

"Un onguent, un baume, un remède ? Ou peut-être as-tu... une pierre ?"

Tristan ne dévoila pas tout-de-suite à nouveau la pierre qu'il avait en poche. Il laissa ses yeux errer sur les onguents en question, en huma le parfum, en apprécia la texture et les teintes. Autour, il vit des plumes, des ossements et de dizaines de curieuses breloques. Autant de choses qui ne le convainquaient pas complètement -- simple intuition. Il se retourna vers l'homme et souffla :


-- M'dame m'a invité à v'nir la voir ici, hier soir.

Le vieillard n'avait pas vu, de loin, la nature de l'objet tiré de sa poche par l'infirme. Il n'avait plus ses yeux de vingt ans. À propos d'yeux, il remarqua qu'il avait, face à lui, une paire d'yeux tout à fait extraordinaire. Cela lui rappelait un autre enfant, qui avait vécu non loin de là, il y avait six ans...

Enfin, l'objet devait être un caillou. Restait à savoir lequel. "Si tu dis vrai, tu sais qu'elle emploie sa propre langue, dit-il lentement. Moi, je n'ai nul besoin de savoir ton nom, mais celui que tu as pour elle, et cela, le minéral me le dira."

Ce fut une pierre d'angélite, de son délicat bleu complémentaire à ses grands yeux qui ressortaient comme deux flammes de bougie au milieu de tant d'obscurité, que Tristan présenta au vieil homme.


-- La voici.

Le vieux domestique eut l'air un peu surpris mais se reprit vite. Il n'était qu'un fossile et un marchand d'illusions. Depuis six ans, il avait renoncé à approcher le mystère de la Sibylle et, au lieu de la sortir du puits de sa folie, il n'avait pu, en lui tendant la main, qu'y plonger avec elle. Il se contenta donc d'écarter les tentures du fond du local d'apothicaire et, les ouvrant sur l'antre, il dévoila le capharnaüm de littérature et d'obsession, de roche et de spiritualité, de torture et de déviance en lequel la Sibylle baignait, comme un monstre au fond d'un fleuve d'eau sale.

Assise à sa table de divination, la tête en arrière, les yeux fixant le plafond, la bouche trop ouverte et les cheveux trop lisses, Lucrezia absorbait son esprit dans un monde inconnu lorsqu'elle sentit la brise illusoire des tentures sur son visage. Elle revint lentement. Petit à petit, le regard détraqué retrouvait les rails sensibles.

Elle esquissa un sourire très avenant, comme lorsque l'on rencontre, en voyage, un ami dont on ne s'attendait pas à recroiser la route. Elle invita Tristan à se rapprocher de la table. En poussant, difficilement, une pile de manuscrits sur la nécromancie, elle dégagea assez d'espace pour qu'il fût possible de s'asseoir l'un à côté de l'autre.

Tristan avancera dans l'allée du chemin improvisé que lui tracent les piles d'ouvrages poussiéreux péniblement déplacés. L'ambiance méphitique le prit une seconde à la gorge, mais il inspira confiance et dirigea en guise de salut ses yeux dans ceux de Lucrezia, qui l'accueille d'un sourire après un moment de transe.

-- B'jour. Content d'vous r'voir. (Il hésite une seconde à lui demander comment elle va.)

Il roula jusqu'à côté d'elle. Soudain, Lucrezia aussi bien que le vieil homme purent voir les bras fins et les doigts effilés de Tristan se mettre à ondoyer dans des gestes véloces. Ils projetaient sur les murs leurs ombres chinoises dansant comme des rubans. Soudain, un sourire mutin fleurit aux lèvres de l'invalide. Il ouvrit ses paumes devant Lucrezia, qui put y voir deux de ses pierres semi-précieuses que l'habile larron avait chipées sur le chemin jusqu'à elle : d'une part, une heliolite, signe de lumière et d'optimisme -- il espérait que cet optimisme soit confirmé. D'autre part, une cornalise, qui, disait-on, aidait à la prise de sage décision. C'était sans réfléchir et sans aucune connaissance que Tristan avait pris ces gemmes-ci. Seule son intuition causait, comme toujours, et parfois à son insu.
Après son tour de passe-passe, il rendit poliment les pierres à sa propriétaire et se mit en position d'écoute.

Le tour de Tristan plut beaucoup à Lucrezia. Très souriante, elle battit des mains. Le vieillard décida qu'il n'y avait aucun danger. Il fit un signe en direction de l'escalier de la cave et interrogea du regard la Sibylle ; elle répondit par la négative en secouant la main. Sur une légère inclination, le vieillard disparut dans la tenture et reprit, dans le local adjacent à l'antre, son métier d'apothicaire.

Il faisait sombre. En utilisant la bougie d'un candélabre, Lucrezia alluma les cinq brûle-parfums sur leurs guéridons. Dans sa calcination, la résine aromatique emplirait bientôt l'endroit d'un lourd mais subtil tournoiement. Cela fait, Lucrezia remit la bougie en place et déplaça le candélabre, afin qu'il éclairât le table de divination.

Avant le moment, il lui plut d'avoir une conversation. Elle fit comme elle en avait l'habitude avec les gens pauvres qu'elle visitait lorsque l'on sollicitait sa science au chevet d'un mourant : elle employa le geste et l'image. Elle ramassa par terre un vieux roman de chevalerie et, montrant à l'intérieur une miniature sur laquelle le preux héros sauvait une princesse, elle pointa du doigt le chevalier puis Tristan, la princesse puis sa propre poitrine. Et, lorsqu'il parut saisir, Lucrezia tourna la page et montra la figuration d'un seigneur, le père de la princesse, en train d'offrir au sauveur de sa fille une arme et un coffret. Désignant le don sur la miniature, elle fixa Tristan d'un air interrogateur.

La joie communicative de Lucrezia à la vue du tour de magie eut de quoi réjouir Tristan. Un vague malaise imprégnait cependant encore ses tripes, nourri par l'intuition d'une toile dans laquelle il risquait d'être pris -- à plus forte raison lorsqu'il aperçut l'échange de regards entre la Sibylle et son vieil acolyte. D'autant que la jeune femme venait de faire allumer des candélabres dont l'odeur bien particulière commença rapidement à cogner les tempes du jeune homme, à ondoyer de ses narines jusqu'à son cerveau, à déployer autour de lui un charme qu'il ne sut dire terrifiant et rassurant. L'hyper-acuité de Tristan se trouva bien vite piquée par la sensation vaporeuse dont la pièce commençait à se trouver embaumée.

Il eut un léger recul et plissa les yeux, sans pour autant que ses pupilles intensément dilatées par l'atmosphère ne quittent le visage de Lucrezia. Elle lui mit alors sous le nez un ouvrage rempli d'images lourdes de sens.
Tristan comprit, à partir de ces illustrations, qu'il avait été comme le chevalier et qu'elle le remerciait pour son sauvetage. Il rosit, baissa la tête comme pour signifier que selon lui, agir avait été bien normal. Mais l'arme et le coffret présents sur l'image auraient-ils un sens le concernant ? Il verrait bien, qu'importait.

A son tour, avec l'autorisation de Lucrezia, Tristan fouillera parmi les livres en vue de trouver d'autres gravures promptes à communiquer, ainsi que le faisaient les vitraux auprès des illettrés. Il aimait que l'art et les couleurs puissent servir de langage. Le jeune danseur trouva une série de vignettes sur lesquelles apparaissait une femme blonde quelque peu semblable à Lucrezia, et des hommes et femmes qui pouvaient être sa famille. De ses mains, Tristan cacha ladite famille, laissant la dame seule au monde, puis pointa une vieille horloge au fond de la pièce comme pour demander si Lucrezia était vraiment seule -- ainsi que lui soufflait son intuition -- et depuis combien de temps.
L'invalide ne manquait pas, tout en conversant de la sorte, de rester prudent, de tout observer, et notamment les mouvements d'ombres dans la pièce ainsi que la rue dont la lumière poussiéreuse passait par une étroite fenêtre.

Lorsqu'elle fixait Tristan, Lucrezia avait un double objectif : tâcher de voir s'il avait compris sa façon de dire et traquer les symptômes du vertige en lisant son visage. Il faudrait encore un moment.

Lorsqu'elle le vit montrer les images, Lucrezia l'interrompit du geste. Elle fit signe, en montrant son oreille et en hochant la tête, qu'elle entendait très bien ! Elle avait compris qu'il s'agissait d'elle et du temps. Reprenant la plume, elle traça quatre fois quatre bâtons rayés d'un cinquième et, cela fait, en rajouta deux, puis s'en revint à l'arme et au coffret du roi. Le chevalier récompensé les tenait dans ses mains. Elle les entoura du doigt avant de désigner Tristan lui-même. Enfin, Lucrezia arbora à nouveau son air interrogateur.

Le sourire lui revint vite et il reporta son attention sur les dons que tenait le roi sur l'image, une fois reçue la réponse à sa question concernant les années que comptait l'indépendance -- à la fois voulue et forcée, sans doute -- de Lucrezia. Elle devait sûrement garder des séquelles de cette expérience. Cependant la débrouillardise de la jeune femme n'en devint du même coup que plus criante et admirable aux yeux du danseur. Certes, ses moyens de survie et d'actions avaient l'air de frôler le charlatanisme, comme le trahissait cette antre à ses yeux lucides... Mais comme lui-même mendiait, volait, effectuait des tours de passe-passe, il était bien placé pour comprendre.
Observant l'image, il demande :

-- Il... Il... Faudrait que j'vous apporte quequ'chose ? Z'avez besoin d'moi p'têt ?

Il craignait de ne pas complètement comprendre et n'osait demander si elle voulait signifier par là qu'elle allai lui donner quelque chose... ou s'il devait lui-même aller chercher quelque objet Diau savait où. Elle l'éclairerait sans doute après sa question. Ses paroles cependant s'étaient effilochées et une légère torpeur prenait Tristan au crâne. Ses yeux cherchèrent ici ou là un courant d'air, ses narines se mirent à renifler discrètement autour de lui pour chercher la provenance de l'étrange odeur. Il avait déjà entendu parler d'histoire de pièces vétustes et toxiques, de produits passés de date et qui infectaient les environs ou encore de chandelles vénéneuses. Ses sourcils se froncèrent et cependant il tenta encore de demeurer courtois.

Tristan n'ayant pas compris sa demande, elle renonça à la réitérer. Lucrezia lui sourit très gentiment. Il lui avait déjà apporté ce dont elle avait besoin.

Comme il restait très peu de temps, Lucrezia reprit l'image de la famille. Il y avait un homme et un enfant dont il était le père : il posait les mains sur les épaules de l'enfant. Lucrezia pointa du doigt l'enfant, fit l'aller-retour de l'enfant à Tristan puis posa l'index sur le père ; et là, désignant de nouveau Tristan, Lucrezia l'interrogea du regard.

-- Mon... mon père ? C'est bien ça ? Euh... il... v'là-t-y des années que j'l'ai jamais r'vu. Et j'ai pas l'intention. Lui non plus.

Il déglutit, une fois murmuré le résumé sommaire de son abandon, des maltraitances que le paternel lui avait infligées. Ses yeux croisèrent ceux de son hôtesse.

-- Et... vous ? J'suppose qu'vous voyez plus du tout non plus vot' famille ? J'me trompe ?

Il dut se concentrer de plus en plus pour déchiffrer et comprendre les réponses de Lucrezia. L'odeur qui envahissait ses narines se faisait vraiment entêtantes. Ou était-ce lui qui était particulièrement sensible ? Quoi qu'il en fut, Tristan porta les mains à ses roues et murmura :

-- J... Je... Pardon mais c'est curieux c't'odeur. J'crois... qu'j'ai besoin de prendre l'air à l'entrée juste quelques instants...

Lorsqu'il laissa deviner l'abandon par son père, elle fut très attentive. Elle n'imaginait pas qu'il pût y avoir un rapport, à part les yeux, entre l'autre et Tristan ; mais cela n'était pas impossible en fin de compte. Il y aurait là une collusion d'intérêts tout à fait inattendue. Mais l'ambre n'indiquait-elle pas qu'il n'y avait qu'à accepter les événements ?

Lorsqu'il demanda si Lucrezia avait toujours de la famille, elle répondit par une grimace explicite. Il verrait tout dans un instant.

Comme il touchait la roue de son chariot, désireux d'air frais, Lucrezia lui fit signe, en secouant la tête et la main, qu'il ne fallait surtout pas sortir ! Même elle, habituée au poids de l'odeur résineuse, eut un début de vertige, et si Tristan ne s'était pas effondré, c'était parce qu'il était déjà assis. Elle le poussa, dans son fauteuil, devant un petit guéridon tordu. Se laissant tomber dans le fauteuil face à lui, Lucrezia abîma son regard dans le sien, puis, sous l'influence du tournoiement, la bouche entrouverte et la respiration malade, elle lui tendit les mains par-dessus la table et l'invita d'un faible signe à s'en saisir.