[le 16 décembre 1597] - A bout de forces [Terminé]

Lucinde cilla. Etait-elle vraiment entrée en ville ? N’était-ce qu’un mirage ? Etait-ce prudent ? Le manque de sommeil l’empêchait de réfléchir posément. Ses paupières tombaient toutes seules. Son estomac la tenaillait. Si elle comptait encore correctement, elle n’avait plus su se procurer de nourriture depuis plus de deux jours. Les quelques pièces qu’elle avait su attraper avant de partir avaient vite été engloutie, et elle répugnait encore trop à voler -- de toute façon, épuisée comme elle l’était, c’était un coup à se faire prendre.

La capitale se déroulait devant-elle. La capitale, vraiment ? Depuis combien de temps marchait-elle ? Si elle était réellement arrivée à Braktenn, cela faisait certainement moins longtemps qu’elle aurait pu le croire. Marcher. Marcher sans tout à fait savoir vers où. Avec une seule certitude : elle devait s’éloigner le plus possible de chez elle. Disparaître.

Allait-on la traquer ? Elle n’en savait rien. Au fond, cela n’avait pas d’importance : ce n’était pas de véritables poursuivants, qu’elle fuyait. Mais ses cauchemars, qui la rattrapaient toujours. L’incompréhension. La peur.

Marcher. Toujours marcher. Des jours, beaucoup de jours -- quelle date était-ce, aujourd’hui ? Cela forgeait la détermination. Chaque pas entrainait le suivant. Le mental répétait “encore un”, le corps obéissait. Pour combien de temps ?

L’esprit ordonnait de ne pas fermer les yeux, alors, les paupières tenaient ouvertes. Ou bien était-ce parce que dès que ses paupières se fermaient, les images revenaient ?

Les jumelles. Le sang. Pourquoi ? Pourquoi une telle réaction ? On ne pouvait pas causer autant de mal pour un mort-né, ça n’avait pas de sens. Alors, qu’y avait-il de plus ?

Lucinde écarquilla les yeux pour les maintenir ouverts. Il lui fallait sortir de cette ville, finalement.

Alors ? Où est ton organisation implacable ? se railla-t-elle avec un rire amer.

Il fallait qu’elle reparte. Qu’elle trouve un endroit où passer la nuit. Elle n’avait plus un rilch en poche, l’avait-elle oublié ? Depuis quand ne contrôlait-elle plus parfaitement la situation ?

Son ventre poussa un hideux gargouillis. Elle vacilla quelque peu. Sa vision était brouillée, si bien qu’elle n’était plus si sûre que ses yeux soient bien ouverts. Y avait-il quelqu’un ? Elle sentait une présence. Ou bien divaguait-elle complètement ?

Si elle vendait la dague qu’elle dissimulait dans les plis de ses jupons, elle aurait sans doute de quoi se restaurer. De quoi passer une nuit au chaud, aussi. Et demain… Demain, elle chercherait un moyen de subsistance plus durable. Seulement... elle avait promis à son époux de ne jamais s’en défaire.

Elle sentit une larme dévaler sa joue. A moins que ce ne soit un flocon de neige fondu ? Ce n’était pas important. Il était mort, maintenant. Il ne les avait pas protégées. Elle s’était toujours débrouillée sans lui. Et à peine rentré, elle le retrouvait égorgé.

Et on appelait ça un soldat… Même moi, je les aurais mieux défendues.

Mais il fallait se concentrer. Même si elle trouvait un endroit sûr, saurait-elle se reposer ? Se concentrer. Démarquer son fil de réflexion des tergiversations parasites. Elle chancela encore.

— Il faut que je mange... souffla-t-elle pour elle-même.

Oui, il fallait, sinon elle allait finir par perdre connaissance. Tant pis si elle devait échanger cette fichue dague contre moins que sa valeur, il fallait qu’elle se débrouille. Il fallait qu’elle fasse les choses dans un ordre de priorité.

Ses yeux fatigués se posèrent sur une femme -- une religieuse, à en croire sa tenue -- qui s’était approchée d’elle. Peu importe qui était-ce, en réalité.

— Pardonnez-moi, je… Pourriez-vous m’indiquer un endroit où je pourrais me restaurer ?

Réfléchir dans l’ordre, c’était important.

Comme souvent cette dernière semaine, Cecilia se promenait dans les rues de Braktenn en espérant découvrir davantage de curiosités et, surtout, en quête des ruines de la ville antique. Elle ne les avait pas encore trouvées mais ne perdait pas espoir !

Au détour d’une ruelle, elle se figea en apercevant une silhouette chancelante, une jeune femme, en tenue claire mais souillée de saleté. Elle hésita tout d’abord à s’approcher, de crainte qu’elle ne soit atteinte d’une quelconque maladie. Elle l’entendit alors souffler quelques mots.

Il faut que je mange…

Aussitôt, la jeune novice se précipita vers elle et passa un bras sous le sien pour la soutenir. Elle la laissa parler et hocha la tête en souriant.

« Bien sûr, venez donc, il y a une auberge à l’angle ! »

Ravie d’aider une âme en peine, elle commença à se diriger vers le fameux angle, bien décidée à porter secours jusqu’au bout à cette femme. Pour la distraire, elle décida d’engager la conversation, faisant de nouveau tinter son accent italien.

« Vous venez d’arriver en ville ? D’où venez-vous donc ? Que vous est-il donc arrivé ? Je serais ravie de vous aider ! »

En général, Lucinde n’aimait pas être aidée. Mais elle ne fit rien pour rejeter le bras qui la soutint. Un auberge à l’angle ? D’accord. Mais n’aurait-elle pas pu éviter de la presser de question avec son accent étrange ?

— Je… Je viens d’arriver, confirma-t-elle.

Quant au reste… Il était hors de question qu’elle ne dévoile la vérité. Trop dangereux. Trop lourd. Trop compliqué.

— Convoi attaqué. Route. Brigands.

Elle se rendit compte que ses idées de justifications sortaient en vrac, et se tut aussitôt, avant d’avoir le temps de passer à l’idée suivante. Il fallait qu’elle se repose. Mais même si elle obtenait une chambre, parviendrait-elle à dormir ? Il fallait.

— Ils les ont tous...

Elle déglutit. Elle se sentait déraper vers la véritable histoire. Qu’elle se taise immédiatement. Elle devait se taire au moins jusqu’à avoir récupéré tous ses moyens. Elle tenait à peine sur ses jambes !

Cecilia écouta les réponses de la dame en avançant. Elle s’inquiéta en entendant la raison de son état. C’était horrible ! Elle comprenait mieux… Elle ne décela pas la vraie raison de sa confusion mais déduit à ses mots qu’elle était la seule survivante du convoi. Elle se signa et formula une rapide prière pour le salut de l’âme des malheureux qui l’accompagnait.

« Je comprends. Mais maintenant, vous êtes ici, en vie, courage. Le Seigneur prendra soin de vos compagnons. »

Elle entra dans la petite auberge qu’elle connaissait et se dirigea vers une table au fond. Au passage, elle demanda un repas à une serveuse et assit la pauvre dame, prenant la place en face en souriant doucement.

« Voilà, vous allez avoir à manger, je vous offre ce repas. J’espère qu’il vous aidera… »

Cette femme était si aimable. Lucinde en sourit. Si elle n’avait pas eu cruellement besoin de son aide, elle lui aurait signalé que soutenir ainsi une inconnue était inutile. Cela n’apportait que des ennuis à la fin. On faisait le bien, et on finissait par retrouver sa famille égorgée.

Le Seigneur prendrait soin de ses compagnons. Avec ou sans convoi imaginaire, elle disait vrai. Ils n’avaient plus à lutter en ce monde. Ses petites renardes étaient en paix, maintenant. Et elle, elle vivait encore. Elle luttait encore. Elle était là. Un jour, elle aurait sa revanche sur les injustices qu’elle avait essuyées. Mais elle avait toute sa vie pour la prendre. Si elle se précipitait, elle ne tomberait que plus bas.

La religieuse la fit entrer dans l’auberge. Elle avait vraiment un accent étrange. Etait-ce ainsi que parlaient les Braktennois ? Elle était trop épuisée pour se poser la question.

— Voilà, vous allez avoir à manger, je vous offre ce repas. J’espère qu’il vous aidera…

— Je...

Non, elle n’allait quand même pas jouer l’orgueil et décliner ? C’était trop opportun. Elle en avait besoin. Trop besoin.

— Je ne saurais comment vous remercier.

A moins que la gratitude aussi ne devienne un principe futile. Cela enchainait aux gens. Cela asservait. C’était une question trop existentielle pour être traitée par une telle fatigue !

Cecilia se réjouit de voir cette dame qu’elle sauvait sourire également. C’était le début du rétablissement ! Elle ne soupçonna rien des sombres pensées qui la travaillait, aussi continua-t-elle de sourire. Elle secoua la tête quand elle la remercia.

« Ce n’est pas la peine. Je suis ici pour aider les gens dans le besoin, comme vous me semblez l’être, et c’est un plaisir pour moi de le faire. »

La serveuse revint alors avec une assiette bien garnie, de poulet et de légumes, ainsi qu’un pichet et un verre. Elle les posa au milieu de la table pour éviter toute bévue et Cecilia les poussa vers son invitée.

« Voici, c’est pour vous. Régalez-vous ! Mais pas trop vite ou vous serez malade. »

Elle continua de lui sourire. Sa curiosité la poussait à poser une question mais elle ne savait pas comment la formuler. Elle se rendit alors compte qu’elle avait oublié de se présenter et y remédia, toujours en souriant.

« À propos, je m’appelle Cecilia Candore, je suis novice et je viens de Rome. Et vous, comment vous appelez-vous ? »

Et comme ça, elle était polie et elle satisfaisait sa curiosité !

Gentille, serviable et désintéressée. Lucinde aurait aimé lui dire que cela ne servait à rien. Que la vie finissait par par vous rattraper… Au moins, en faisant vœu de chasteté, on ne risquait pas de trouver ses enfants égorgés...

— Merci, répéta-t-elle tout de même, avec un sourire de sincère reconnaissance.

Même si la gratitude, personne ne s'en encombrait. Les gens préféraient bien briser leur semblables à la moindre occasion, à la moindre erreur. Non, elle n'avait même pas commis d'erreur. Pas cette fois en tout cas.

Soit. Elle n'était pas d'humeur à briser de l'idéalisme aujourd'hui. Et surtout pas si cet idéalisme lui permettait de se nourrir.

La seule vue d'un repas consistant lui rendit un peu de forces. Elle ne fit pas d'excès de manières. Pas de "je vais me débrouiller". Pas de "il ne fallait pas". C'eût été purement hypocrite. Elle en avait vraiment besoin.

— Merci.

C'était tout ce qu'elle pouvait dire alors qu'elle s'efforçait de ne pas poser sa tête sur la table et fermer les yeux.

Elle commença par se désaltérer par petites gorgées. Résister à l'impulsion de boire trop vite. Puis à celle de se jeter sur son assiette comme une sauvage. Mâcher consciencieusement chaque aliment avant d'avaler. Profiter le plus possible de ce repas, ne sachant pas encore quand serait le prochain.

Elle n'avait jamais connu la faim. Enfin... Jamais vraiment. Les mauvaises récoltes, c'était difficile pour tout le monde, mais elle s'en sortait encore bien. Jamais elle n'avait eu besoin de passer deux jours le ventre complètement vide. Ou d'en tenir dix avec si peu...

Il fallait bien commencer quelque part. Mais elle n'avait pas dit son dernier mot. Elle semblait à terre mais il n'en était rien. C'était provisoire. Elle allait se relever. Elle monterait bien plus haut que ce dont elle était tombée. Elle gagnerait plus qu'elle n'en avait perdu. On lui avait donné l'injustice pour l'injustice du monde, elle rétablirait l'ordre des choses. Pas à pas. Chaque chose en son temps. Mais jamais ils n'auraient la satisfaction de la voir au sol. Jamais. Sauf si c'était le ressort nécessaire pour bondir plus haut encore.

Maman se battra toujours, mes petites renardes.

— À propos, je m’appelle Cecilia Candore, je suis novice et je viens de Rome. Et vous, comment vous appelez-vous

Elle ne garderait rien de son passé. Rien sinon cette accroche. La preuve qu'ils ne pourraient jamais totalement l'atteindre. Jamais totalement la déposséder d'elle-même. Son premier pied-de-nez. Et surtout, un choix pratique.

— Heureuse de vous connaître. Je m'appelle Lucinde, répondit-elle entre deux bouchées.

C'était fou de voir combien un repas pouvait sembler délicieux après l'avoir attendu si longtemps. Délicieux malgré cette aigreur qui lui restait en bouche. Ils ne l'avaient pas mise à terre, non. Mais ce n'était pas tout à fait elle qui était sortie de cette maison. Son périple l'avait changée. L'avait reconstruite de travers.

Ses paupières se fermèrent un instant. Elle les rouvrit dans un sursaut, pour planter son regard dans celui de son interlocutrice. Elle lui payait un repas. Elle pouvait bien lui porter un peu d'intérêt. Même si sa fatigue n'y était pas propice. Elle pourrait peut-être ainsi chasser les images qui remontaient sans cesse.

— C'est... C'est loin, Rome... Qu'est-ce qui vous amène à Monbrina ?

Cecilia sourit à son invitée à son nouveau remerciement, puis à celui d’après, ravie de la voir reprendre un peu d’énergie à la vue du repas. Elle ne fut pas capable de lire en elle alors qu’elle mangeait et se contenta de lui sourire tout en regardant de temps en temps la sobre décoration de l’endroit, pour ne pas sembler trop impolie.
Elle sourit à sa réponse et à son identité.

« C’est un très joli nom ! Je suis également enchantée de vous connaître. »

Elle s’étonna de son sursaut. Avait-elle mangé un os sans le vouloir. Elle se rassura en entendant sa question et s’illumina.

« Je suis ici pour apprendre à aider mon prochain en se monde, en plus de l’aider par la prière, comme je l’ai toujours voulu ! J’effectue donc mon noviciat sous le patronage de Son Éminence, le cardinal Cassin ! Et vous donc ? Est-ce la ville qui vous a attirée ? »

Un joli prénom. Oui, sans doute. Elle trouvait cette remarque parfaitement inutile, à vrai dire. Que pouvait-il lui apporter qu’une inconnue apprécie son prénom. Elle prit quand même la peine de lui sourire.

Cette jeune femme était bien trop gentille et naïve. Lucinde aurait presque pu croire qu’elle simulait si elle ç’avait eu un sens.

Tout en mangeant, la fugitive s’efforça de réfléchir. Elle-même avait-elle été un jour si candide ? Non. Serviable, oui. Dévouée, même. Croyant fermement qu’il persistait du bon en chacun, qu’il y avait toujours une chance de rédemption. Mais aussi aveugle, jamais. Elle préférait ne pas être là le jour où la force des choses viendrait broyer les idéaux de la novice. Les effusions de bons sentiments, ça ne menait nulle-part. A rien de bien, en tout cas. Ce n’était pas avec de l’espoir et des prière qu’on guérirait ce monde de la gangrène qui le rongeait.

— Vous êtes peine d’idéaux, murmura Lucinde d’un ton attendri.

Elle souhaita sincèrement que ce monde inculque à cette Cecilia la notion de réalité plus en douceur. Qu’elle tienne le choc. Si la rouquine n’avait pas été trop lasse pour cela, elle lui en aurait immédiatement donné un avant-goût. Se montrer infecte pour lui montrer que l’humanité ne lui témoignerait aucune gratitude pour ses bonnes actions. C’eut été, paradoxalement, le meilleur remboursement qu’elle aurait pu apporter à son aide. Mais, preuve de ce qu’elle avançait : même cela, elle ne le fit pas. Pour ne pas la froisser, parce qu’elle ne pouvait se permettre le luxe de contrarier sa seule alliée.

Elle prit une nouvelle bouchée, le temps de remettre ses idées dans l’ordre. Elle était épuisée. Que dire ?

— Après l’attaque, mes pas m'ont menée ici… Je n’ai pas réfléchi à la direction qu’ils prenaient, à vrai dire.

Ou plutôt, son instinct avait guidé ses pas tandis que son mental s’efforçait de les enchaîner. Encore un. Encore un. Encore un. Et comme ça jusqu’au bout. Et même si sa marche arrivait à son terme, elle ne cesserait pas de procéder ainsi. Dans l’ordre. Comme elle l’avait toujours fait.

Cecilia fut surprise par la remarque de son interlocutrice sur ses idéaux. Elle sourit et baissa la tête, un peu penaude.

« Vous n’êtes pas la première à me le dire et je sais c’est une chose rare d’en avoir de nos jours, mais j’aime croire que le monde serait plus beau si tout le monde en avait et j’aimerais que davantage de personnes se mettent à penser ainsi. »

Elle la laissa continuer de manger, à son rythme, avant d’écouter sa réponse.

« Je vois. Peut-être est-ce la Providence qui vous a conduite ici, pour que vous assistiez une âme en peine que vous n’avez pas encore rencontrée ? Voulez-vous que je vous mène ensuite quelque part où vous pourriez vous loger ou rencontrer un parent ? »

La fatigue se dissipait quelque peu, comme une trêve avant que ses paupières ne tiennent vraiment plus. La reconnaissance, cela n'apportait rien. Et pourtant, Lucinde ne parvenait pas vraiment à se débarrasser de ce sentiment. Tout comme elle n'avait pas pu se résoudre à voler.

La fugitive mangeait plus qu'elle ne parlait, s'efforçant de mastiquer longuement chaque bouchée, même si elle était épuisée, pour en profiter le plus possible. Elle reprit son verre, et se réhydrata par petites gorgées. Réfléchir dans l'ordre. Se concentrer.

Les bons sentiments, ça ne menait nulle part. L'ancienne sage-femme le savait, mais en briser, c'était au dessus de ses forces pour le moment. Elle se contenta alors de les souligner, et la réponse de la novice la toucha.

— Il le serait, confirma-t-elle spontanément, un sourire aux lèvres.

Mais pour cela, il faudrait encore qu'effectivement tout le monde les partage. Et cela n'arriverait jamais. Lucinde aussi, à une époque, avait cru en la bonté. Elle avait cru qu'une famille suffisait, que vivre honnêtement et modestement suffisait, que se mettre au service de son prochain suffisait. Ce n'était pas le cas. Le monde était injuste et corrompu. Il n'y avait rien à faire. Ses vieux démons avaient fini par la rattraper. La vie l'avait rattrapée. La réalité des choses. En quelques gorges tranchées, on lui avait rappelé qu'on ne pouvait compter que sur soi, et que se soucier des autres n'apportait que des ennuis. En réfléchissant dans l'ordre, en ayant accepté ce principe, elle savait ce qu'il lui restait à faire.

Déjà, s'alimenter. Et faire honneur au repas que cette jeune femme adorable – trop pour affronter le monde réel – lui offrait. Ensuite... S'en tenir à son histoire. Convoi attaqué. Comme cette carcasse qu'elle avait croisée en route. Pas de survivants, ou du moins n'était-elle pas au courant. Et surtout, éviter de s'étaler sur le sujet. Agir avec méthode. Subsister. Se relever. Contraindre le monde à compenser ce qu'elle avait perdu, à lui en rendre davantage encore. Et régler certains comptes pour en être enfin quitte.

Mais pour l'instant, elle en était, comme le lui rappelait l'italienne, à trouver un endroit pour se reposer. Elle était tellement épuisée qu'elle ne parvenait même plus à réfléchir correctement. C'était insupportable.

Elle répondit dans l'ordre.

— Peut-être... Lucinde leva le yeux vers le ciel – actuellement masqué par le plafond. Je le saurai quand cela arrivera.

Elle ne pensait pas être prête à aider qui que ce soit, elle avait bien assez donné de ce côté... Mais si cela pouvait faire plaisir à la novice d'espérer cela, elle n'allait pas la contrarier.

Ses paupières retombèrent un instant. Qu'il était dur de tenir éveillée… Au fond, les images qui se qui se peignaient dès qu'elle fermait les yeux avaient peut-être un avantage.

— Je ne connais personne ici. Et je ne connais nulle part où aller.

Elle était bien trop épuisée pour y mettre les formes. Elle hésita à demander franchement à Cecilia de l'aider, pour cela aussi. C'eût été abuser de son bonté, mais elle en avait vraiment besoin… Trop besoin pour s'embarrasser de considérations futiles dont plus personne ne s'encombrait. Toutefois, ne voulant pas la brusquer, elle attendit de voir si elle ne proposait pas son aide d'elle même.

Cecilia sentait la jeune femme commencer à fatiguer mais préférait la laisser manger avant d’évoquer le logement. Une chose à la fois, c’était ainsi que l’on faisait tout, répétaient toujours ses sœurs. Elle hocha la tête en souriant quand elle l’approuva sur sa vision des choses, en souriant, en plus ! Et elle reprenait des couleurs, tout allait pour le mieux !

Elle approuva également la suite.

« Bien sûr. Chaque chose en son temps et je suis certaine que vous serez à la hauteur. »

Cela se lisait dans ses yeux, cette femme était capable de bien des choses ! Bien plus qu’elle-même, pauvre novice toute jeune, mais elle était là pour apprendre alors elle apprendrait ! Elle écouta la suite et hocha de nouveau la suite.

« Je connais une bonne hôtellerie, celle où je loge, et je crois qu’il reste de la place. Voulez-vous que je vous y emmène ? »

— Bien sûr. Chaque chose en son temps et je suis certaine que vous serez à la hauteur.

Chaque chose en son temps, oui. Lucinde approuva. C’était le genre de réflexions qui permettait de tenir le choc quand la beauté du monde se fracassait contre le principe de réalité.

Et la réalité étant actuellement qu’elle n’avait absolument rien à quoi se raccrocher sinon sa résolution… Et une résolution, toute seule, ne permettait encore ni de manger, ni de dormir à l’abri. Aussi l’ancienne sage-femme se résolut-elle à avouer qu’elle était franchement démunie. C’était le mieux qu’elle pouvait faire pour le moment.

Cecilia lui proposa de la conduire là où elle logeait… Mais Lucinde secoua doucement la tête.

— Je ne saurais pas le payer...

C’eut été se mentir que de prétendre qu’elle n’espérait pas que la novice règle ce détail pour cette nuit. Ce n’était pas mal, c’était seulement nécessaire. Elle ne saurait pas se débrouiller seule avant demain.

Cecilia sourit à la jeune femme en voyant qu’elle approuvait. Elles s’entendaient sur ce point et c’était bien. Elle lui sourit avec douceur quand elle secoua la tête.

« Alors je le ferai pour vous. Malheureusement, tout se paye dans cette ville, comme ailleurs, et je ne peux pas vous laisser dormir dehors ou chez des gens peu recommandables, ce serait inconcevable ! En plus, rien ne pourra vous arriver dans cet hôtel, avec le Son Éminence, le Cardinal Cassino et moi-même : le Seigneur est avec nous, il sera avec vous également. »

Elle ponctua sa réponse par un grand sourire pour rassurer la jeune femme.

Lucinde se sentait presque coupable de manœuvrer ainsi… Pourquoi ? Où menaient les scrupules ? Et puis, ce n’était pas comme si elle la privait d’une chose dont elle avait vraiment besoin. Et… Il allait falloir qu’elle cesse de se poser des questions. Cela ne servait à rien de se soucier de qui que ce fût d’autre que soi-même ! A rien !

Elle voyait cette jeune femme lumineuse de bonté, certainement le genre à être comblée d’aider… qui lui proposait, sans grande surprise, de lui payer le logement - ce fut tout ce qu’elle parvint à comprendre de ce que la religieuse italienne expliquait. Elle détestait perdre en attention. C’était le meilleur moyen de voir tout partir en vrille.

Lucinde remarqua soudain que son assiette était vide.

— Je vous rembourserai dès que j’en aurai les moyens, assura-t-elle, autant pour le repas que pour le reste. Elle en avait vraiment l’intention.

La reconnaissance, ça ne servait à rien… Encombrer son cœur de dettes n’avait absolument aucune espèce d'intérêt… On finissait par se laisser enfermer dans une vie qui… Non, ce devait être pour ne pas la froisser qu’elle affirmait cela. Et pour la garder de son côté qu’elle s’y tiendrait, oui, c’était ça ! Elle préférait penser que ce n’était que ça.

— Pensez-vous que nous pourrions y aller maintenant ? Je suis… épuisée.
Tellement épuisée. Elle avait passé sa vie à se faire réveiller en pleine nuit, elle aurait dû en avoir l’habitude… Et pourtant, ces derniers jours… Combien exactement ? Elle ne parvenait même plus à déterminer la date. Ni l’actuelle, ni celle du drame. Ni la durée précise de son périple. Elle ne savait plus à quand remontait la dernière fois qu’elle avait dormi… C’était… Insupportable. Elle voulait seulement pouvoir se reposer, et réfléchir dans l’ordre à nouveau.

Cecilia sourit avec douceur à son invitée.

« Si c’est votre souhait, je ne vous en empêcherai pas mais si vous n’y parvenez pas, je ne vous en voudrai pas. Je vous laisse agir à votre guise. »

Elle hocha ensuite la tête et se leva.

« Bien entendu. Venez, je vais vous y conduire, ce n’est pas très loin. »

Elle lui adressa un immense sourire, impatiente pour elle qu’elle puisse se reposer enfin et apaiser son esprit. Elle lui offrit sa main pour l’aider, rayonnante comme un soleil.

Cecilia ne semblait pas exiger d’elle la moindre contrepartie. Au fond, c’était rassurant. Lucinde ne doutait pas d’être un jour capable de le lui rembourser -- elle ne comptait pas rester dans une situation précaire -- mais de là à savoir quand ce serait possible…

Soit. La novice acceptait donc de l’accompagner immédiatemment là où elle logeait. La fatigue lui pesant toujours davantage, la fugitive en fut soulagée.

Elle se leva, s’appuyant à la table pour contenir les vertiges que la précipitation lui infligeait. Elle rendit à son alliée un sourire plein de reconnaissance, et prit cette main secourable. Elle se savait incapable de marcher jusque là toute seule, quand bien cela ne fut plus très loin.

Le rayonnemment de ce petit soleil lui rendit un peu de ses forces, et apaisa son aigreur. Peut-être s’était-elle trop rapidement ruée vers la noirceur ?

Non ! Sa résolution en était prise. Cette troisième nouvelle vie serait la bonne. Celle qui l’aquitterait des dettes des précédentes. Il le fallait. Elle tiendrait. Ce n’était pas un éclat de candeur placé sur sa route qui abattrait sa détermination.

Cecilia soutint la jeune femme sur le chemin. Elle continua de lui sourire en quittant l’auberge et salua les tenanciers. Pendant le trajet, elle préféra ne rien dire pour ne pas épuiser davantage la femme. Elles remontèrent donc les rues jusqu’à l’hôtel où logeaient le cardinal et toute leur petite famille, comme le disait Bélyl.

Elle demanda une clef à l’hôtelier et paya avant de revenir vers Lucinde.

« Voici pour vous. J’ai payé pour une nuit, pour ne pas vous obliger. Ainsi, vous pourrez réfléchir et changer d’endroit si jamais. Bien entendu, si vous restez, je payerai les suivantes. Êtes-vous prête à monter à l’étage ou voulez-vous reposer vos jambes d’abord ? »

Lucinde parvint, soutenue par la religieuse, à son fameux hôtel. Elle l’y mena en silence, et Lucinde fut soulagée de ne pas avoir à parler. En général, cela ne la dérangeait pas mais… Avec la fatigue, elle craignait de dire trop quelque chose de compromettant. Entre ces accusations de sorcellerie et…

Tandis que Cecilia allait lui prendre une chambre, Lucinde eut soudain l’impression d’avoir laissé échapper un détail essentiel. Impression somme toute éminement incommodante.

Impression qu’elle ne parvint pas à faire taire tout à fait lorsque la jeune femme revint et lui expliqua qu’elle accepterait de lui payer d’autre nuitées si elle en avait besoin. Peut-être, se dit Lucinde, mais elle craignait de s’encroûter dans la facilité temporaire si elle se laissait croire qu’elle avait le choix. Elle se retrouverait alors fort dépourvue quand il serait nécessaire de se débrouiller. La discipline ne devait pas être mise de côté, même pour peu de temps. On s’en écartait si aisément…

— Mes jambes, ça va, soupira la rouquine. Ce sont mes paupières qui ne tiennent plus.

Elle accepta pourtant volontiers de l’aide pour la mener à l’étage. Cela pouvait paraître étrange d’être à ce point harrassée en début de journée, mais personne n’était là pour lui en faire la remarque.

Alors que son esprit s’engourdissait de plus en plus, Lucinde eut soudain la présence d’esprit de poser prendre une information :

— Ma Soeur… Vous logez ici, n’est-ce pas ? Où exactement ?

Ainsi, elle saurait où la trouver en cas pour la remercier quand elle serait plus lucide… Ou si elle avait besoin d’elle.

Cecilia continua de sourire et hocha la tête en reprenant le bras de la jeune femme. Elle l’aida à monter et la mena jusqu’à sa chambre. Ainsi, elle pourrait se reposer et reprendre des forces après son épuisant début de journée. La jeune sœur avait hâte qu’elles discutent davantage ! Peut-être pourrait-elle lui faire découvrir la ville, comme Bélyl et le cardinal avaient fait pour elle ?  À sa question, elle sourit et rejoignit une porte non loin.

« Voici ma porte. N’hésitez surtout pas à venir me trouver si vous avez besoin de quoi que ce soit. »

Elle revint vers elle et tourna la clef dans la serrure. Elle poussa le battant et invita la jeune femme à y entrer.

« Et voici donc la vôtre. J’espère que vous vous y plairez ! Vous verrez, les chambre de cet hôtel sont très confortables. »
Elle sourit ensuite, radieuse.
« Pour la suite, aurez-vous besoin de moi dans l’immédiat ? Sinon, je vous laisse vous reposer, pour que vous nous reveniez rayonnante ! »

Cecilia indiqua sa porte de bonne grâce avant de mener Lucinde à la sienne. Un cliquetis de serrure, et les voilà entrées.

— Merci beaucoup, souffla-t-elle en s'interdisant de baîller.

Elle aurait bien aimé se montrer plus cordiale, mais là, elle n'arrivait plus à réfléchir et ça l'aurait rendue folle de supporter cet égarement plus longtemps. Non merci, s'efforça-t-elle de formuler. Je crois qu'il faut vraiment que je dorme. Encore merci, Ma Sœur.

Quand la jeune femme serait sortie, Lucinde aurait à peine le temps de verrouiller et d'atteindre son lit pour s'y écrouler, et se laisser emporter par un sommeil malheureusement fort agité.

Cecilia hocha la tête et laissa la jeune femme aller s’allonger.

« C’est naturel. Dans ce cas, je vous souhaite un bon repos. »

Elle se retira et regagna sa chambre, le sourire aux lèvres. Aider quelqu’un, c’était ce qu’elle aimait faire. Elle avait pu venir au secours de cette dame et elle en était amplement ravie ! Elle s’assit en souriant et formula un remerciement au Seigneur pour lui avoir offert l’occasion d’aider une âme et pour lui demander de la protéger à l’avenir.