Bureau des dépositions

Un faisceau de lumière poussiéreuse éclairait timidement les piles de dossiers sur la table des agents. Des hommes d'armes allaient et venaient dans les corridors et entre les armoires gavées de paperasse. D'autres, assis devant leur postes, alignaient les signatures et les poses de sceaux officiels. Derrière eux, un passage menait aux cellules des captifs en attente d'interrogatoires.
Le petit matin laissait la pièce dans un silence où ne se chuchotaient que des banalités, portées par des voix à peine éveillées. La relève entre les hommes de nuit et l'équipe de jour venait d'avoir lieu. On ouvrit les portes, prêts à accueillir les dépositions diverses et variées des fidèles sujets de sa Majesté.

Après une longue nuit de réflexions, Thierry avait finalement pris sa décision et surtout jugé de la meilleure histoire à servir pour ne pas incriminer le garçon Bellanger et la jeune fille qui l'accompagnait. Seul cet infirme agaçant, muni de ses poignards, serait mis à l'honneur. il rapporterait aussi son altercation avec l'autre invalide difforme et la Sœur. Cet entretien-là ne représentait aucun danger. Il pourrait donner autant de détails qu'il le voudrait. Il se rappelait leurs propos et d'un petit sourire, il savait de quoi les accuser : l'hérésie. Cela leur coûterait de bons ennuis bien mérités !
L'esprit serein, l'homme passa les portes de la prévôté, vêtu de sa belle soutane, symbole de sa fonction prestigieuse, en saluant avec beaucoup de douceur les gardes.

"J'espère que tout se passe bien pour vous, messieurs !"

Désireux de soigner son image en ces lieux, il glissa à chacun une belle pièce dan leur main puis se dirigea vers la salle d'attente.

Les agents du guet furent surpris de voir arriver ce prêtre de si bon matin. Si certains le saluèrent d'un bref hochement de tête encore ensommeillé, tandis que d'autres s'appuyaient sur leur lance et ne relâchaient pas la surveillance des environs, un garde vigoureux s'approcha de l'homme d'Eglise.


-- Bonjour, mon père.


Il découvrit alors les pièces abandonnées sur la table de la salle d'attente. Le garde fronce les sourcils. Normalement, c'est au sujets de donner à l'Eglise.


-- Vous nous faites honneur, mon Père. Mais gardez votre argent pour vos œuvres, et nous autres ne faisons céans que notre devoir pour lequel nous sommes honnêtement rétribués. (Un temps) Quelle affaire vous amène ?

Thierry esquissa un sourire béat à l'homme :

"Allons, tout le monde à le droit de recevoir pour son bon travail, que l'on soit pauvre ou non. pour moi, c'est dans les devoirs d'un homme d'église que d'encourager toutes les volontés. Nous sommes tous des enfants des Dieux, n'est-ce pas ? Et l'amour que je vous porte est égal à celui que j'ai pour un mendiant ou une vieille femme."

Il s'amusait intérieurement de sa petite mise en scène puis reprit d'un ton plus sérieux :

"Je suis vraiment navré d'en arriver là, monsieur, mais malheureusement j'ai été le témoin de faits que je ne peux garder pour moi. Il en va... de la sécurité de notre ville."

L'agent apprécia moyennement le long discours mielleux sur l'amour de tous, qui s'accordait fort bien avec des pleirs de violons, mais tout cela était de bon ton dans l'Eglise -- et celle-ci parvenait à enrayer bien des aigreurs dans le peuple. Aussi acquiesça-t-il sobrement.


-- Des faits ? Eh bien mon Père, installez-vous et contez-nous tout. Nous allons enregistrer votre déposition.


Lui-même s'installa à table et secoua une sonnette. Deux greffiers apparurent, prêts à noter du bout de leurs plumes tout ce qu'allait confier le religieux.

Thierry perçut l'exaspération du garde qui se retenait cependant de dire son opinion. Cela l'amusait beaucoup, comme toujours, de jouer avec ces conventions sociales de titiller les susceptibilités. Il garda un visage neutre puis vint s'installer à son siège proposé par le garde.

"Cela a commencé il y a deux jours, monsieur, vers la crié aux esclaves, j'ai rencontré une Sœur des plus particulières, venue d'une communauté qui semble être douteuse, je ne me souviens pas du nom, pardon, mais ses paroles ont été... particulières. Par mots couverts, bien sur, mais elle m'a bien paru hérétique. Elle se tenait aussi avec deux infirmes. L'un est fort reconnaissable, il est... Une parfaite gargouille ! Enfin, cette gargouille-là, elle est si laide que je n'en voudrai dans aucune église ! Il paraissait fort ami avec cette nonne et tous deux conversaient avec beaucoup de sympathie. Ils n'étaient pas seuls : un autre infirme, plus jeune, moins abimé, était là aussi. Dangereux et sournois, incapable de contrôler ses émotions. D'ailleurs..."

Le prêtre marqua une pause. Ici s’entamait le récit de l’auberge mais qui devait être resituée. Pas question de donner le véritable lieu où la prévôté pourrait interroger les gens et remonter au garçon Bellanger.

"Hier, j'ai revu cet infirme en me promenant dans la rue alors que je visitais les pauvres. C'était la rue des Chevaux, vous savez ^près du lavoir."

L'indication était parfaite : assez éloignée de la taverne de l'Ours pour que personne ne puise leur répéter l'altercation.

"Je parlais aux pauvres quand j'ai aperçu cet infirme qui m'a appelé. Il paraissait diminué. Fidèle à ce qui suis, moi homme d'église, je is allé vers lui et là, c’était naïf de ma part, je le confesse, je l'ai suivi à une ruelle. Son comportement a changé du tout au tout : il a sorti deux couteaux et m'a attaqué. J'ai heureusement su me défendre et évité pour vite fuir. Mais j'ai peur. Ce garçon, si jeune.. Il est dangereux ! Il en va de la vie d'honnêtes gens."

La plume crissait dans un silence pesant, où ne résonnaient que le travail zélé des greffiers et la voix du prêtre. L'agent, assis en face de lui, écouta attentivement, jetant de temps à autre un coup d’œil vers les notes de ses subordonnés. Le garde s'accouda au bureau, s'avança et commenta :


-- Hum. J'entends tout cela. En l'absence de paroles précises de la part de la gargouille et de la nonne dont vous nous parlez, nous ne pouvons les interpeller. Cependant, je retiens qu'une enquête mériterait d'être menée sur la communauté à laquelle elle appartient. Sans le nom de ladite communauté, l'affaire va être ardue, mais puisque vous dites que cette nonne apparaît souvent en ville, il y aura moyen d'enquêter.


Il s'adossa à sa chaise, croisa les mains à ses genoux et poursuivit :


-- L'affaire est cependant beaucoup plus sérieuse en ce qui concerne le petit invalide, si vous prétendez qu'il y a eu agression au couteau. Que lui aviez-vous dit ? Auriez-vous une idée des motifs d'un tel agissement ? Y a-t-il eu par ailleurs des témoins, dans la rue des Chevaux, susceptibles de confirmer vos propos ?


Il laissa ses paroles raisonner dans le silence sévère, puis ajouta :


-- Nous veillerons à surveiller de près cet infirme. Je crois voir duquel il s'agit... Un petit danseur et magicien qui effectue souvent ses tours, avec des couteaux notamment, sur la Grand' Place.

Thierry observait la situation, analysant en même temps les donnés dites et entendues. Il avait bien formulé l’accusation, jeter l’opprobre sur ceux qui l'avaient ennuyé mais sans trop en dévoiler pour ne pas être accusé de parjure. Des témoins ? Le prêtre retint un sourire moqueur. Comme s'il y en avait eu ! N'avait-il pas entendu son beau, cet homme stupide ? Il avait été attiré dans cette ruelle loin des regards.

Il prit la parole d'une voix gênée :

"Oui, je sais, tout cela est bien faible et j'avais justement des hésitations à venir vos troubler. Mais en même temps, continuer à me taire... Ma conscience me l'interdisait. Des témoins ? Non, je ne crois pas qu'il y en ait eu. Si je me rappelle, quelques femmes lavaient le linge au lavoir non loin mais elles n'ont jamais relevé leur tête... Quant aux autres passants, il y avait beaucoup de mendiants mais je 'en ai eu reconnu aucun. Oui, tout cela est si faible, je suis désolé de vous faire perdre tant de temps."

Ses oreilles tressaillirent en apprenant que le garde pensait déjà à un petit infirme avec ses couteaux. Un danseur, tiens donc ? Et bien, il irait danser bientôt au bout d'une corde !

-- Je comprends, reprit l'agent. Même en vous ayant entraîné dans une rue déserte, sait-on jamais, le fautif aurait très bien pu être vu par Dieu sait qui. Malheureusement, à vous entendre, ce n'est malheureusement pas le cas. Bon. Votre déposition est enregistrée. Elle ne peut constituer à elle seule une preuve pleine, vous le comprendrez, mais la prévôté fera son travail et engagera des enquêtes. Notamment contre ce garçon aux couteaux.


Comme le prêtre en avait terminé et se levait, le garde lui aussi quitta son poste et le raccompagna vers la sortie. Il lui demanda avant d'ouvrir la porte et de lui serrer la main :


-- Si vous avez la moindre nouvelle chose à ajouter, revenez sans hésiter.

En sortant, le religieux pourra croiser la route du comte de Monthoux, qui entrait lui aussi de bon matin à la prévôté, la démarche ferme et le regard décidé.

Prenant congé de l'homme, Thierry le salua poliment puis se retira. Son chemin croisa quelques minutes un homme dans la force de l'âge issue des plus hautes classes. Il le reconnut aussitôt : le comte de Monthoux, une personne peu cultivée et manquant de subtilité mais avec beaucoup de relations. Il jugea bon d'entretenir avec un bon contact.

"oh, monsieur le comte, que vous arrive t-il donc pour venir si tôt céans ? Rien de trop pénibles, j'ose espérer."

-- Bonjour, mon Père. Oh non, rien de trop incommodant, Dieu m'en préserve. (Il se signe) Je venais juste suggérer que les noms de quelques auteurs nouveaux commencent à circuler dans la ville. J'ai pris soin de récolter ces noms et veux en aller informer les autorités, qui sauront ensuite relayer le renseignement à la censure. Il en sera ainsi établi davantage sur lesdits penseurs, et s'ils sont néfastes, les mesures nécessaires pourront ainsi être appliquées pour notre bien à tous.


Il adressera un bref hochement de tête au curé et, après la réponse que ce dernier lui aura faite, Monthoux gagnera l'intérieur de la prévôté pour confier aux gardes, une fois seul avec eux :


-- Je vous suggère de mener votre petite enquête sur les fréquentations de la bibliothèque Bellanger et sur les idées que serait susceptible de développer notamment le plus jeune des deux commerçants. Il s'y chuchote des noms et des théories peu recommandables pour les bonnes âmes de tous nos sujets.

Comme il s'y attendait, fidèle à sa réputation, le comte se montrait aussi étroit d’esprit que Thierry avait pu se le représenter. La censure d’ouvrages... Quelle idée stupide ! Plus on empêchait les gens de faire quelque chose, plus cette chose devenait tentante. Il se souvenait, enfant, avoir inventé mille ruses pour parvenir aux livres que son père retirait de la bibliothèque familiale sous couvert de la bonne éducation que ce denier escomptait prodiguer à sa progéniture. Au moins, aujourd'hui, grâce à ses fonctions de prêtre, il pouvait lire ces documents interdits en expliquant vouloir se renseigner afin de mieux blâmer ses fidèles lors des messes sur leur consultation. Il n'en faisait jamais rien, d'ailleurs, ces lectures étaient uniquement pour sa propre curiosité. En ce moment, le  rituel d'Alfrédic l'attendait dans sa chambre mais cette lecture  ne lui plaisait pas. Il le rapporterait prochainement à la bibliothèque en s’exclama, bien sur, de ces ouvrages que certains auteurs osaient se permettre d'écrire et flatteraient les responsables censeurs de leur ses avisé de l'avoir retiré.
Néanmoins, il fallait plaire au comte qui n'attendait certainement pas d'être contredit :

"Excellente initiative, monsieur, vraiment, mes félicitations, vous contribuez à rendre notre ville meilleure !"

Sur ce compliment formulé d'un ton enjoué, Thierry se retira ensuite puis quitta la prévôté.