[flashback] Mai 1591 - Les itinérances d'une petite paysanne

C'était une belle journée de printemps. Cassandre ne comptait pas la passer à l'intérieur de la maison. Pourtant, elle était punie. Elle aurait dû rester dans la cuisine à broder tout en réfléchissant  à sa bêtise. Au matin, pendant que sa grande sœur Agathe préparait le petit-déjeuner, elle avait demandé, comme tous les jours, de lui réciter une psaume. Mais ce matin-là, la fillette n'avait pas voulu. Agathe avait grondé et Cassandre avait fini par claquer son pied contre la table dans un mouvement d'humeur. Son aînée l'avait longuement disputé, puis décidé de la punir pour la journée. Comme si elle allait se faire ! Il y aurait bien assez de journées de pluie pour manier les aiguilles !

Habilement, Cassandre se faufila jusqu'à la fenêtre et observa avec attention Agathe, assise sur le banc, adossée contre le mur en pierres de la maison. Elle épluchait des légumes, pensive, la silhouette voûtée, comme ployée sous le dois d'un gros fardeau. La fillette se demandait de temps en temps pourquoi sa grande sœur avait cette attitude étrange, comme celle des personnes âgées, comme si elle avait déjà eu une très longue vie. Dix-neuf ans, c'était vieux, oui, mais leur papa, il était beaucoup plus vieux encore et lui ne déplaçait pas comme elle. Et il avait le regard qui brillait. Alors que sa grande sœur Agathe, ses yeux, ils avaient comme de la brume dedans.

En tous les cas, Agathe était occupée. Elle ne la verrait pas. Rapidement Cassandre sortit de la maison et se faufila hors de la cour en évitant les zones où le regard de son aînée risquerait de se se poser. Elle était trop forte à ce jeu ! Elle était la meilleure ! Et avec les autres enfants du village, personne ne pouvait la battre quand ils s'amusait à chat ! Et puis, même si l'un d'eux arrivait parfois à l'attraper, elle le poussait et il la lâchait. Personne ne pouvait la dompter. Elle était la meilleure.

Une fois sortie de la cour, Cassandre courut joyeusement sur les sentiers qui serpentaient entre les champs de blés. les vignes de la propriété familiale étaient déjà loin. Elle était libre. Personne ne la retrouverait et ne pourrait la gronder. Au soir, elle reviendrait à la ferme, discrètement, reprendre son ouvrage, et Agathe ne devinerait jamais qu'elle n'avait pas suivi la punition. Elle était trop forte !  L'enfant s'arrêta sur son chemin pour cueillir quelques fleurs jaunes. Les odeurs qui s'en dégageaient caressaient agréablement ses narines. Elle en attacha une dans ses cheveux. Comme ça, elle serait jolie ! Elle avait vu sa grande sœur Sophie faire pareil ! Et elle disait que ça plaisait aux garçons. Agathe, elle, ripostait que la coquetterie ne servait à rien, sauf à passer pour une fille facile. Cassandre ne comprendrait rien à tout ça. Par contre, elle comprenait qu'une fleur dans les cheveux ça embêtait Agathe. Alors, rien que pour ça, ça valait le coup d'en attacher une à ses mèches.

Cassandre finit par reprendre la route en gambadant joyeusement sur le chemin et finit par distinguer les premières maisons du village. elle s'arrêta devant une barrière en bois et contempla le couple Martin, qui vivait en retrait du hameau, dans leur propriété. L'homme taillait du bois, en grande concentration, sous le regard de son épouse qui portait leur bébé. A quoi ça servait ce travail ? La fillette ne comprenait pas bien. Elle grimpa rapidement la barrière et sauta de l'autre pour interroger la femme. Elle lui sourit et lui expliqua que son mari taillait des branches d'arbustes afin de confectionner des tuteurs pour leurs jeunes plantes de tomates. Le visage de al fillette s'illumina et elle tourna la tête vers le potager. La femme Martin, tout en berçant son petit contre sa poitrine, s'éloigna et revint pour lui offrir une carotte.


Cassandre la remercia bien poliment et prit le temps de manger le légume, cru. C'était vraiment trop bon ! Elle se décida à repartir et retourna de l'autre côté de la barrière. Son chemin se poursuivit et s'engagea entre deux plusieurs habitations. Des éclats de voix retentirent et attirèrent son attention. Il y avait une fête ! Ca s'entendait aux voix heureuses ! Intriguée, l'enfant se dirigea grâce à ces sons et découvrit une belle agitation dans la cour des Michaux. Les parents mangeaient dehors, avec leurs leurs enfants. deux filles beaucoup plus âgées que Cassandre. Elles avaient neuf et onze ans ! C'étaient presque des adultes ! Elle les observa discuter joyeusement et eut un pincement au coeur d'entendre une des filles prononcer le mot maman. Maman... Elle, elle ne le pouvait plus dire. Enfin, parfois avec papa. Mais sinon grande sœur Agathe lui disait ne pas en parler. Qu'il fallait la laisser se reposer. Mais papa, lui semblait pas vouloir la laisser se reposer. Quand il le pouvait, hors de la maison, il ne faisait que ça de parler de maman. Mais ses souvenirs faisaient mal à Cassandre. Elle n'aimait pas se rappeler qu'elle n'avait pas de amman. Qu'elle n'avait même pas d'image 'elle. Afin de chasser ce mal-être, Cassandre fixa le tableau de la famille harmonieuse et aperçut un homme en retrait, debout, qui tenait la bride d'un cheval. C'était qui ? Un de leurs parents en visite ? Ou alors un homme venu révéler avoir trouver un prétendant pour une filles ? Non, elles étaient quand même un peu jeunes pour les fiançailles. Elles étaient des presque adultes mais pas encore assez pour penser déjà au mariage.


La vision de cette famille commençait à la mettre mal à l'aise. Cassandre se retira et s'éloigna en courant. Elle déboucha sur la place du village. Il y avait foule ! Deux discutaient du bon temps qui promettait de bonnes récoltes pour cet été. Oui, ça c'était une bonne nouvelle ! Ils auraient tous bien à manger pour l'hiver ! Et même ils pourraient vendre des produits en ville ! Les pleurs d'un bébé dérangèrent l'attroupement et Cassandra fixa avec mauvaise humeur la mère, assise sur un banc, qui essayait vainement de bercer son bébé. Elle ne pouvait pas rentrer ? On avait pas idée d'embêter les gens avec sa marmaille quand on ne savait pas la faire ! C'était comme si elle quittait sa chambre avec sa poupée Catherine ! En ce moment, elle faisait des colères elle aussi; Alors, elle ne pouvait plus descendre en bas avec elle. Sinon elle embêterait tout le monde à la veillée. Alors, elle la punissait, comme grande sœur Agathe faisait avec elle, en lui demandant de rester dans leur chambre. Et elle obéissait ! Parce que elle, elle était une bonne maman ! Pas comme cette femme qui restait assise sur son banc, à bercer, le bébé qui continuait de crier et de déranger tout le monde !



Désireuse de vite fuir ces cris horribles, Cassandre partit en courant et quitta le village. Ses pieds nus étaient blessés de fouler le sol  mais ça ne lui faisait plus rien depuis longtemps. En vrai, elle aimait trop ça de sentir la terre sur sa peau. Agathe et Sophie lui disaient sans arrêt de mettre des bottines mais c'était pénible les bottines. Le pied était serré et Cassandre était certaine que ça les ferait étouffer. Elle se sentait bien mieux à parcourir la campagne comme ça, les pieds nus, faisant fi des ronces et des cailloux.

Le chemin se poursuivit, au pas de course, toujours,, au travers des champs, lorsqu'une silhouette familière vint à son regard. Cassandre la fixa et reconnut bien Sophie, assise sur le tronc mort d'un arbre, un homme à ses côtés. Immédiatement, la fillette courut dans la direction mais l'individu prit la fuite en apercevant sa présence et l'aînée se releva pour aller à la  rencontre de sa cadette.


"C'était ton amoureux,, Sophie ? Mais papa, il a pas trouvé déjà un prétendant ?"

La jeune femme sourit à sa petite sœur et se pencha pour la prendre dans ses bras et l'embrasser.

"Un prétendant, ça ne veut pas dire un fiancé, ni un mai, ma belle. Je suis libre d'épouser qui je veux. Tu comprends, Cassandre ? Toute femme doit épouser qui elle veut."

"Mais... C'est pas papa qui doit choisir pour nous ?"

Sophie la serra dans ses bras, caressant avec douceur la nuque de la fillette, et l'embrassa encore.

"Non, ma petite Cassandre, il n'y a que toi, pour décider de qui tu veux épouser. Et si tu ne veux pas, si on te propose un homme qui te déplait, tu dois dire non. Tu comprends ?"

Cassandre n'était pas sûre de bien comprendre. Ca allait à l'inverse de ce qu'elle avait pu observer au village. Mais Sophie était une adulte. Alors elle devait savoir de quoi elle parlait. Et elle devait avoir raison. Elle opina légèrement de la tête et continua à se laisser caresser et embrasser. Les bras de grande sœur Sophie c'étaient quand même les meilleurs au monde !

Un peu plus tard, alors que Sophie repartait dans l'espoir de retrouver son amoureux, Cassandre continua à gambader sur les sentiers. Elle ne marcha pas longtemps avant que son attention ne découvrit un garçon couché sur le flanc d'une colline. Elle était furieuse. quel feignant  Il avait encore déserté !


Immédiatement, la fillette le rejoignit et, mauvaise, lui décocha un coup de pied au visage.

"Tu fiches quoi là ? Tu es censé travailler aux vignes ! Avec  papa ! Feignant !"

Ce paresseux n'avait même pas la force de bouger pour éviter l'attaque. il la regarda et bailla.

"J'ai aucune envie de vie de paysan, Cassandre.

"Mais t'en es un paysan ! Tu as une famille ! Alors, travaille pour ta famille ! Si tu ne retournes pas aux vignes tout de suite, je vais dire à papa où tu es ! Et tu vas avoir une correction !"

Le garçon se redressa, arborant un sourire insolent.

"Ah ouais ? Faudrait que j'y sois encore !"

Achille se releva et partit en courant en direction du petit bois. Cassandre n'hésita pas et fonça dans la même direction. Elle allait ramener le fuyard à papa et il al féliciterait. Et il lui dirait sûrement être fier d'elle ! Elle s'enfonça rapidement entre les arbres et les bosquets. Ses pieds évitaient habilement les ronces et les ornières. Elle avait l'habitude des pièges de la nature. Et elle était trop solide pour se faire prendre par un bête obstacle ! Elle gagnait du terrain lorsque son regard aperçut Achille qui s'était arrêté devant un buisson.

"Allez, Cassandre, on arrête? Regarde, tu as vu ces fruits ? Si tu me laisses tranquille, je les cueille pour tous !"

La fillette ralentit l'allure et s'approcha, curieuse. Elle ne les connaissait pas ces petites baies roses mais se souvenait d'une des règles importantes que papa et d'autres paysans avaient dite : on ne touchait pas à un aliment quand on ne savait rien à son sujet.

"C'est quoi, Achille ?"

"Sais pas ! Mais elles ont l'air bonnes ! Tu sens comme ça sent bon ?"

Cassandre sentait effectivement une douce odeur, un peu comme celles qui se dégageaient des framboises, amis ses narines en percevaient une autre derrière. plus subtile. Plus difficile à saisir. Elle piquait. La fillette n'arrivait pas à trouver une autre odeur comparable. Mais elle n'aimait pas. Il ne fallait pas manger de ces baies. Elle le sentait.

"Ne mange pas ça, Achille."

"Et pourquoi ? Je suis certain que c'est un festin de toi !"

Son frère cueillit une des baies et s'apprêta à la porter à sa bouche.

"Non !"

Elle voulut retenir son frère mais celui-ci la repoussa d'une main. Elle lutta mais elle n'était pas assez forte. Il s'apprêtait à croquer la baie lorsqu'un homme jaillit et plaqua le garçon contre un arbre proche. Achille pâlit, manquant de s'étouffer, alors que le nouveau venu poussa un long soupir de soulagement. Cassandre s'avança, timide, et sourit à son papa qui venait de les rejoindre.


Papa tourna la tête vers Cassandre et posa sa grosse main sur sa chevelure.

"Heureusement que tu as crié. Sinon... Cette plante, c'est du laurier-rose. Il y a quelques années, elle infestait le village et nous avons dû beaucoup travailler pour l'endiguer.  Ses fruits sont un poison violent. Dès l'instant om on le croque, on meurt."

Adossé au tronc du chêne, Achille pâlit à cette information. Il se sentit même très mal et vomit. Papa n'y prêta pas attention, focalisée sur sa fille.

"Comment as-tu compris, Cassandre ?"

"La baie a une odeur qui pique ! alors, je me disais que c'était pas normal ! Et puis... Et puis, il y a les écureuils !"

Elle indiqua trois petits animaux qui gisaient sans vie, au pied du fameux buisson. Papa sourit et lui caressa la chevelure.

"Une vraie petite paysanne !"

Il tourna la tête vers son fils, encore livide.

"Pas comme ton frère. En plus de pas savoir une fourche, il sait même pas pas reconnaître le danger."

Le père se pencha pour prendre Cassandre dans ses bras et la poser sur ses épaules.

"Et si tu venais travailler avec nous aux vignes ? Comme ça, tu pourras surveiller ton frère  ! Allez, gamin, on y va !"

Alors que son père s'éloignait d'un pas tranquille, tout en surveillant que son fils rebelle les suive bien, Cassandre se laissa porter, toute heureuse de découvrir le monde de cette hauteur imprenable, mais encore plus de passer le reste de la journée avec papa, à faire la meilleure activité qui soit.