[7 janvier 1598] Petite visite entre amis

Lorsqu’on lui avait porté le pli d’Alexandre, Nehalan avait poussé un soupir de soulagement. Son ami avait bien reçu son invitation. Le début de sa lettre annonçait une après-midi sous les meilleurs auspices, perspective qui le remplit de joie. Il allait enfin pouvoir tenter de rembourser sa dette. Il fut très heureux de savoir qu’on ne l’avait pas réprimandé - contrairement à lui - mais cela ne l’empêcha pas d’être blessé par la suite, bien que les circonstances atténuantes et les excuses exposées plus tard lui fissent pardonner cet oubli. Ainsi, son ami était animé par des désirs de vengeance, envers son propre père - et quel père, il n’en revenait pas - alors même qu’il n’avait cessé de lui répéter qu’il ne devait pas en vouloir à monsieur le ministre, que celui-ci était fantastique et tout un tas d’autres éloges, alors qu’il avait lui-même cherché à se venger d’un homme de son propre sang ? Lui n’avait jamais envisagé de se venger de Coldris de Fromart, bien que l’idée fut séduisante, tout simplement car il n’aurait jamais réussi, mais il trouvait cela un peu facile de lui faire la morale alors que l’esclave n’était pas lui-même irréprochable. Néanmoins, Alexandre restait son ami, et il lui pardonnait volontiers cette erreur sans grandes conséquences, d’autant plus qu’elle était en passe d’être réparée. Tout cela était derrière eux désormais et il préférait se concentrer sur des perspectives plus réjouissantes.

Lorsque vint le 7 janvier, le jeune homme fit donc descendre son clavecin dans le petit salon qui se situait au rez-de-chaussé et préparer des jus de fruits en espérant que cela conviendrait à Alexandre. Sa première idée avait été la bibliothèque,  un lieu qu’ils affectionnaient tous les deux et qui avait l’avantage considérable d’être la pièce où il jouait habituellement. Le salon constituait cependant une pièce bien plus lumineuse et confortable, où ils pourraient se rendre en un clin d'œil, sans avoir à grimper tout un tas d’escaliers sombres et tortueux.

L’instrument était installé prêt de la grande fenêtre, par laquelle on pouvait contempler les jardins et même distinguer le lac gelé, en plissant les yeux. Comme il s’agissait de l’endroit où son père recevait la plupart de ses visiteurs, on y trouvait quelques livres, des fauteuils confortables et un parquet impeccablement ciré. L’ensemble était chaleureux sans être clinquant, juste ce qu’il fallait de dorures pour impressionner sans pour autant donner la nausée. Accroché au-dessus de la cheminée, trônait un tableau représentant un pique-nique entre un groupe de nymphes, qui s’amusaient dans une clairière. Il semblait très beau au jeune homme qui était bien curieux de connaître l’avis d’Alexandre sur cette œuvre, en tant que peintre expérimenté.

Quand on annonça l’arrivée de son ami, Nehalan bondit de son siège et abandonna son livre sur le petit guéridon à l’entrée de la pièce. Il s’agissait de l’Art d’Aimer, qu’il avait commencé depuis peu, pour tromper l’ennui.

Il se dirigea vers les portes du domaine, toujours ouvertes, pour accueillir Alexandre. Quand il arriva à sa hauteur, il croisa les mains, sans doute pour se donner du courage, puis se décida à réciter la phrase qu’il avait répétée avec le plus de naturel possible.

- Bonjour mon ami, j’espère que vous avez fait bonne route.

Tout était parfait, et tout irait très bien. Et pourvu également, qu’il apprécie les morceaux qu’il avait choisis.

Le palefrenier hocha la tête sans un mot, puis attrapa la bride et s’en retourna d’un pas vers les écuries, non loin de l’entrée du domaine, où il donnerait une ration de foin à l’animal, une fois celui-ci installé dans une stalle vide. Alexandre pourrait s'assurer par lui-même du bon respect des consignes, puisque le bâtiment n’était qu’à quelques mètres sur sa gauche.

Quelques instants plus tard, Nehalan rejoignait son ami et le saluait comme il l’avait répété le matin même. Il ne manquerait plus qu’il fasse un faux pas dès l’arrivée de son hôte. Alexandre s’excusa de son retard et de son erreur finalement sans grandes conséquences. Nehalan lui sourit.

- Ne vous en faites pas, c’est déjà oublié. Rien ne sert de ressasser le passé, encore moins pour si peu de choses. Je serais bien bête de vous en vouloir, quand dans un cas vous ne songiez pas à mal et dans l’autre, cela ne dépendait pas de vous. Qui, sinon Dieu, pourrait donc se targuer de maîtriser les éléments, conclu-t-il pour détendre l’atmosphère.

Le jeune homme rougit du compliment de son ami. La propriété - en particulier les jardins - était en effet très agréable. Quelque soit la saison elle avait quelque chose d'apaisant et de rassurant.

Il suivit le regard d’Alexandre jusqu’à la statue. Il était vrai qu’on pouvait l’entrevoir d’ici, bien que ce ne soit guère le meilleur angle de vue. Son ancêtre avait réfléchi les choses au détail prêt.

- En vérité, cette sculpture ne représente plus grand-chose aujourd’hui. On m’a dit qu’elle était très belle, il y a de cela plusieurs décennies. Son histoire, en revanche, m’a toujours ravi. Père n’aime guère aborder le sujet, c’est mon oncle Alfred qui nous l’a contée à mes frères et moi, quand nous étions enfants, non sans nous avoir fait promettre de ne pas le dire à Père.

Nehalan eut un soupir nostalgique. Son enfance et l’insouciance qui en découlait lui manquait. Plus rien n’était pareil à présent. Il reprit, après un sourire absent.

- Il n’était pas très content quand il l’a appris. Après cela, mon oncle n’est plus venu nous rendre visite pendant… longtemps. Souhaitez-vous que nous allions la voir de plus près ? Ou bien préférez-vous entrer nous réchauffer dès maintenant ?

A son grand soulagement, Alexandre préférait rentrer au chaud. Le jeune homme n’avait enfilé qu’une écharpe de laine avant de sortir et commençait à sentir la morsure du froid au travers de ses vêtements.

- Je suis de votre avis.

Ils marchèrent d’un pas tranquille vers la porte du château, où Monsieur Yvain les attendait. Le vieux majordome remisa le manteau de son ami là où il était habituel de le faire pour les invités, puis s’éclipsa, alors qu’Alexandre admirait la tapisserie du chevreuil.

Le jeune homme se dandina d’un pied sur l’autre, sans trop savoir quoi répondre. Cela faisait trop de compliments étranges d’un seul coup. Il ne savait plus où se placer, ni quoi faire pour ne plus être mal à l’aise. Peut-être sourire discrètement et l’entraîner en silence vers le salon où les attendait le clavecin ?

Nehalan opta pour cette option plutôt qu’une réponse bizarre et bredouillante. Ils se dirigèrent sur leur droite, traversèrent un couloir parsemé de portes fermées, avant d’arriver devant la porte encore ouverte du petit salon. Le jeune homme s’effaça pour laisser passer Alexandre.

- Je vous en prie.

Il ferma la porte derrière eux sans trop savoir où se mettre. Son regard se posa sur le siège en velours noir de l'instrument qui trônait près de la fenêtre. S'il y avait bien un endroit au monde où il se sentait à son aise, c'était bien là mais, aussi bête que cela puisse être, il ne savait pas comment s'y rendre sans avoir l'impression d'empirer les choses.

- Je… hum euh que voulez-vous faire ? Lança-t-il en espérant démarrer une conversation plus naturelle.

S’assoir. Mais bien entendu, quel idiot il était de ne pas y avoir pensé ! En plus Alexandre devait être fatigué de la route ! Il le suivit jusqu’à la banquette proche de la fenêtre, et son regard se perdit dans les jardins. Au moins, là il n’y avait aucun regard à affronter, même si celui de son invité était loin d’être terrifiant.

A sa proposition de lui conter une frasque du petit-fils Fromart, Nehalan acquiesça en silence. Ce n’était qu’un enfant. Il n’était pas dangereux, tenta-t-il de se convaincre alors que l’histoire d’Alexandre lui transmettait peu à peu le contraire. Il était déjà bien malicieux pour un enfant. Voler des livres, pour grimper sur une étagère, profiter d’une partie de cache-cache pour s’enfuir… non il devait arrêter de se faire de fausses idées. Ce n’était qu’un enfant, et tous les enfants faisaient des bêtises. Même lui en avait fait – parce qu’il avait été entraîné par ses frères – mais il en avait fait. Son grand-père n’y changeait rien.

Il rit doucement d’entendre la promesse d’Adéis Tout Court. Il sentait la chute arriver. C’était un pari risqué de clamer une telle résolution sans être absolument certain de ne pas avoir à la tenir. Comme il s’y attendait, le maître de maison arriva pour remettre les choses en place. Nehalan senti un frisson descendre le long de sa nuque. S’il avait été à la place de l’enfant à ce moment précis, il n’en aurait pas mené large. Il n’en aurait rien mené du tout. Il aurait disparu entre les lames du parquet. Mais heureusement pour lui, ce n’était pas lui qui avait fait une bêtise et serait punis, c’était le petit Adéis. Il sourit à Alexandre.

- Eh bien… si tous les jours sont parsemés de farces de ce genre, votre vie à Fromart doit être bien amusante.

Après tout, Alexandre n’avait pas l’air d’avoir aussi peur que lui. Si l’on exceptait son propriétaire, l’idée du château Fromart ne lui inspirait en soit aucune crainte particulière. C’était le vicomte qui rendait tout ce qu’il touchait terrifiant. On le retirait et tout s’éclairait soudainement. Si ce n’était pas le cas pour Alexandre, alors il comprenait qu’il puisse apprécier vivre là-bas.

Le précédent maître d’Alexandre devait être un cruel monstre sanguinaire pour qu’il soit si heureux de travailler auprès du vicomte, à la hauteur de ses compétences. Il avait l’air très intelligent mais à quoi pouvait-il bien être utile à Coldris de Fromart ? Que faisaient les esclaves quand ils ne s’occupaient pas des tâches ingrates ? De ce qu’il avait compris, c’était en partie pour exécuter celles-ci que les gens se procuraient des esclaves.

- Et à quoi travaillez-vous en ce cas, si ce n’est point trop indiscret, se permit-il donc d’interroger.

La joie d’Alexandre était suffisamment communicative pour qu’il réponde à sa question suivante avec insouciance, en oubliant momentanément que ce n’était plus tout à fait ainsi que cela se passait.

- Eh bien.. J’étudie mes leçons la majeure partie de la journée, sauf le dimanche, où j’ai l’autorisation de m’exercer et de me détendre.

Il poussa un discret soupir. Tout ça, c’était avant son départ pour la ville en décembre dernier. A présent tout était chaotique, sans qu’il en connaisse explicitement la raison. Monsieur Retmer ne lui dispensait plus aucune leçon depuis leur retour à Torienel mais ne semblait pour autant pas avoir été congédié. En attendant qu’on veuille bien lui en dire plus, il avait le sentiment que c’était dimanche chaque jour de la semaine, à la différence près que la majorité des livres qui croisaient son chemin concernaient curieusement les sujets étudiés avec son précepteur.  

A l’évocation de son instrument, le visage de Nehalan s’éclaira de nouveau.

- Si fait ! Quand j’ai commencé à en jouer, cela faisait si longtemps qu’il prenait la poussière dans la bibliothèque, que malgré tous les coups de plumeau passé dessus, chaque touche enfoncée faisait ressortir un nuage de poussière !

Il jeta un regard discret vers le siège derrière lui et croisa les mains pour dissimuler son impatience.

- Je peux vous montrer si vous le souhaitez ?

Il travaillait dans une bibliothèque. Après avoir été élevé par un libraire, cela semblait en effet assez logique. Il lui sourit.

- Je comprends en effet que vous trouviez cela plus passionnant que de récurer les latrines ou les écuries.

Ce qui devait revenir peu ou prou à la même chose, puisque l’odeur qui s’en dégageait était similaire. Il s’abstint toutefois d’en faire la remarque pour répondre à la question de d’Alexandre sur son quotidien bien morne. Au moins était-il mieux loti que beaucoup d’autres, à commencer par son ami.

- Je… Je suis consigné jusqu’à nouvel ordre, finit-il par avouer en baissant honteusement la tête.

N’eut été ce léger détail, l’évènement l’aurait sans doute intéressé, au moins s’y serait-il rendu pour pouvoir en parler ensuite avec son ami. Mais c’était sa punition pour avoir menti et été au lupanar. Il n’irait pas contre la volonté paternelle.

- C’est encore une fois grâce à mon oncle, celui de la statue, sourit-il. L’oncle Alfred était l’exact opposé de Monsieur votre Père et cela rendait chacune de ses visites autrement plus divertissantes, quand les deux frères ne se séparaient pas brouillés. Fort heureusement, cela ne durait jamais bien longtemps.

Nehalan ne put contenir plus longtemps son impatience quand Alexandre l’autorisa à jouer. Il bondit de son siège pour se diriger vers celui beaucoup plus confortable du clavecin, non sans trébucher contre la table au passage.

- Il s’agit d’un morceau de la Canzonette a tre voci,  d’un compositeur italien, Claudio Monteverdi. Ce que je vais jouer se situe cependant bien en deçà de la réalité de son art, puisque les cœurs y ont une grande importance et que ce ne sont point des pièces uniquement écrites pour le clavecin. Si vous l’écoutiez jouer à l’opéra ou à la Cour, il y aurait d’autres instruments pour accompagner le clavecin. Je vais essayer de chanter, mais cela risque de ne pas être très grandiose.

Le jeune homme ponctua sa phrase d’un rire gêné puis se tourna vers son instrument une bonne fois pour toute. Il ferma les yeux le temps de faire abstraction de tout ce qu’il y avait autour de lui et qui le parasitait d’une façon ou d’une autre et de se remémorer les premiers accords. Quand il se sentit prêt, il calma d’office sa respiration et plaça ses mains au-dessus du clavier. A ce moment précis, comme toutes les autres fois où il jouait, il se trouvait seul avec son instrument, sans plus rien alentour. Au fur et à mesure que les notes se déroulaient sous ses doigts, le sol sous ses pieds s’émietta, balayé par un vent de liberté, tout comme les meubles, les murs, le château et la campagne après eux. C’était à peine s’il se souvenait de la présence d’Alexandre.

Le morceau en question:

- Théo… c’est votre monture n’est-ce pas ? Pourquoi l’avoir prénommé ainsi ?

Tout en posant sa question, Nehalan réfléchissait à ces histoires de part d’ombre et de lumière, les sourcils légèrement froncés. Théo signifiait Dieu. Si Alexandre avait appelé son âne Dieu, était-ce un hommage au Seigneur, ou bien une référence à un passage de la Bible ? A moins qu’il ne souhaite dire que son âne était Dieu, ce qui valorisait l’âne dans ce sens ou bien au contraire que Dieu était un âne ? Non c’était beaucoup trop stupide et alambiqué comme raisonnement. Il trouvait sans doute que c’était un joli prénom. Tout simplement. Tout ne pouvait pas avoir un double sens de toute façon.

Il secoua la tête aux excuses de son ami.

- Oh non, ne vous en faites pas, je suis seul responsable de ce qui m’arrive et je serais bien sot de vous en vouloir pour une telle chose, alors que ma présence en ces lieux en est un constant rappel. Enfin… ne vous en faites pas, ça ne me dérange pas. C’est tout…

Nehalan eut un rire gêné, bien vite oublié grâce au changement de sujet qui tombait à point nommé. Tout en s’installant à son clavecin, il songea qu’il n’avait jamais joué pour quelqu’un d’autre que sa famille. Cela changeait tout. La famille avait tendance à toujours embellir ce qu’elle voyait, par fierté ou bien aveuglée par l’admiration de voir quelqu’un de son sang s’essayer à l’art. Alexandre aurait peut-être un regard plus critique.

Il se laissa emporter par la musique, jusqu’à ce que les applaudissements le ramènent à la réalité, le rouge aux joues. Il inclina la tête, tout en bredouillant un discret « merci… ». La dernière fois qu’on l’avait applaudi avec tant d’enthousiasme, cela remontait à la première fois où il avait joué devant les jumeaux, pour la Noël. Il tritura le bout de ses manches encore quelques minutes puis se jeta à l’eau, sans oser le regarder.

- Je… j’ai… composéquelquechosepourvousenremerciementdenotrerencontreàl’église,

lança-t-il d’une seule traite en ne sachant s’il espérait qu’il comprenne pour ne pas avoir à répéter ou qu’il ne comprenne pas car ce qu’il avait composé était très mauvais.

Son père – le prêtre d’Anjou donc – souhaitait lui faciliter la tâche après son asservissement. C’était drôlement gentil, comme présent, venant d’un tel personnage, il y avait forcément autre chose. Il ne pouvait pas être simplement gentil. Ou peut-être que si ? Après tout il s’agissait de son propre fils. La chair de sa chair. Ah non. Il semblerait que même cela ne l’arrête pas. Nehalan sourit discrètement. Ce n’était pas bien méchant mais il comprenait que son ami ai été vexé.

- Ainsi, si j’ai bien saisi, vous avez renié votre propre père en sous-entendant que votre véritable père n’était autre que Dieu et que lui n’était rien pour vous ? Ou bien était-ce simplement pour lui montrer que sa foi laissait à désirer ?

Il n’osa pas en dire plus, de peur de le piquer, mais n’en pensait pas moins. Dire qu’elle laissait à désirer était plus qu’un euphémisme, cela tenait presque de la falsification d’information. Mais ici ce n’était pas grave, Alexandre comprendrait. Thierry d’Anjou avait tout d’une créature aux desseins maléfiques, cela ne l’étonna guère que d’autres que lui en aient souffert. Il dégluti.

- Oh, cette mésaventure ! Je n’y pense plus.

Le jeune homme n’aimait pas mentir. C’était comme une maladie. On se laissait prendre au jeu une fois, et l’on ne pouvait plus s’en défaire. A nouveau, il était tombé dans le piège. Il se consola en se disant que cela lui épargnait d’avoir à répondre autre chose de plus embarrassant. Il ne mentait pas pour rien.

De cet incident on glissa vers la musique, pour son plus grand plaisir. Nehalan rougit de son compliment, alors qu’il venait de bafouiller.

- Ce n’était pas très intéressant… je disais simplement que si vous le souhaitiez, j’avais tenté de composer quelque chose - mais c’est très mauvais – en remerciement du portrait que vous aviez réalisé. Mais j’ai parlé trop vite, cela ne vaut rien.

Le calme d’Alexandre avait quelque chose de rassurant. Ou de déstabilisant. Nehalan n’avait pas encore tranché quand il lui fit part de son analyse, trop excentrique visiblement. Il baissa la tête, un peu honteux d’avoir partagé une hypothèse qui n’avait pas été suffisamment réfléchie pour être crédible. Il hésita, puis tenta timidement une autre approche.

— Vous avez raison, comme toujours. Cependant, si je puis me permettre une objection, il me semble qu’il y a bien un sens sous-jacent ou… quelque chose, pour que cela le heurte. Après tout, rapporter à son esprit que nous sommes tous enfants de Dieu n’est pas blessant, c’est le genre de chose que l’on entend souvent, en particulier à l’église. Certes, il n’est pas des plus assidus à son poste, enfin tout de même… Ce simple fait ne peux constituer une plaisanterie en soi je crois.

Le jeune homme laissa passer quelques instants avant d’expliciter sa pensée, de peur qu’elle ne soit mal interprétée.

— Ce que j’essaie de dire c’est que de manière générale, pour qu’une plaisanterie fasse rire ou heurte l’interlocuteur, il faut qu’il y ait quelque chose de sous-entendu, parfois compris uniquement des concernés. Cela ne peut se limiter à une simple exposition des faits il me semble… et cela ne rejoint-il pas ce que vous me disiez l’autre jour sur les choses que l’on ne voit pas mais qui sont importantes et qu’il faut apprendre à distinguer ?

Ce détail ajouté sans doute avec trop d’empressement, Nehalan écouta la réponse d’Alexandre, qui en vint à évoquer l’alchimie entre un père et un fils. Se voir ainsi qualifié de profane, alors même qu’il disposait d’un père, le blessa plus qu’il ne le pensait. Il trouva soudain son ami plutôt orgueilleux, comme s’il prétendait avoir noué une relation de complicité unique et merveilleuse avec son propre père. Le plus dur à encaisser étant sûrement qu’il lui sembla qu’Alexandre avait raison de dénigrer ainsi les liens qu’il entretenait avec Monsieur votre Père. Il détourna le regard pour clore la conversation sur le sujet et préféra écarter ce trouble de son esprit avant de faire une nouvelle bêtise. Peut-être l’un de ses frères serait-il plus à même de répondre à ses questions.

La discussion glissa vers le père d’Anjou, et Nehalan préféra affirmer qu’il était passé à autre chose plutôt que de risquer de perdre à nouveau contenance. Il s’était suffisamment fait remarquer ces dernières semaines, mieux valait se contenter d’affirmations sans saveur ou de contestations sans danger qu’il put évaluer à l’avance. Il acquiesça fermement.

— Voilà qui clôt parfaitement la question sur cet homme il me semble. Il ne mérite pas que l’on se trouble pour son compte, conclu-t-il sans pouvoir empêcher un tremblotement à peine perceptible de s’emparer de sa voix sur la fin de sa phrase.

Par chance, ils quittèrent ces souvenirs emprunts de poix pour se tourner vers la musique, qui réchauffa vite son cœur. Il avait décidé qu’il deviendrait fort, alors il devait appliquer ce conseil à ses mésaventures de décembre. Ressasser les évènements ne servait à rien, il commençait à le comprendre. Ne restait plus qu’à l’appliquer.

Jouer lui permit de se détendre une bonne fois pour toute, et il poussa même l’audace jusqu’à parler de ses essais en composition, avant de le regretter amèrement. Il ne pouvait pas faire écouter à Alexandre ce qu’il avait imaginé pour lui, il eut mieux fait de continuer à jouer des pièces de grands compositeurs. Au moins celles-ci étaient-elles agréables à entendre. Alexandre comparait son manque de confiance avec ses dessins mais Nehalan secoua la tête. Il n’existait pas assez nigaud en ce monde pour nier la qualité de ses dessins. Tandis que la musique, sa musique, aucun compositeur ne l’avait entendue. Or qui de mieux placé pour juger la musique ? Ils la trouveraient sans nul doute très ennuyeuse, puisque lui-même préférait jouer d’autres pièces que celles qu’il imaginait.

Devant l’insistance de son ami, il préféra se résigner à lui écorcher les oreilles. Après tout il était à nouveau seul responsable de son malaise.

— N’hésitez pas à m’arrêter si cela devient trop insupportable. Je serais mortifié de devoir faire quérir le médecin parce qu’une otite s’est glissée dans vos oreilles par ma faute, tenta-t-il de plaisanter.

Nehalan se tourna vers les touches, hésitant. Il finit par se lancer, craignant à chaque instant qu’Alexandre ne se bouche les oreilles. Rationnellement, il y avait une probabilité très faible qu’il ait un tel comportement, malgré tout, le jeune homme ne cessa d’avoir peur que cela arrive que lorsqu’il eut terminé de jouer. Il se tourna craintivement vers son public, qu’il gratifia d’un timide « Alors ? » pour unique conclusion à sa création.

Spoiler:

Alexandre écoutait avec calme les nouvelles explications que Nehalan improvisait et se retenait de sourire en songeant que son attitude lui rappelait un peu al sienne, il n'y avait pas si longtemps, qui cherchait à tout comprendre et à élaborer une théorie su n'importe quel sujet. Son maitre lui avait cependant appris depuis l'importance de la concision, même s'il avait encore des progrès à faire dans ce domaine. Après l'exposé, il répondit de manière plus sobre :

"C'est une manière de voir les choses intéressantes, et je suis heureux que vous commenciez à vous méfier des apparences, amis parfois, je vous assure, il n'y a rien à chercher."

Sur cette pensée, Alexandre songea au seigneur de Frenn, qui restait toujours très premier degré et s'exprimait en phrases réduites, se limitant au strict nécessaire. Nul besoin de chercher avec lui les sous-entendus. Il ne serait jamais aussi subtil que pouvait-être le ministre des affaires étrangères.

"Certaines personnes n'emploient aucun élément langage qui soit de nature à tromper leur interlocuteur. Les mots peuvent cacher des doubles sens, mais il faut aussi prendre en compte dans une conversation la personnalité de celui qui les prononce. Par exemple, vous, Nehalan, vous êtes un jeune homme aimable, pourvu des meilleures intentions, même si vous formuliez une parole qui pourrait sonner ambiguë, je comprendrais que celle-ci n'est pas intentionnelle. Au contraire, avec une personne comme mon maître... Néanmoins, ces choses-là s'acquièrent avec le temps, l'expérience et les rencontres. En frayant dans le monde, peu à peu, vous intégrerez naturellement ces notions."

Sur cela, la conversation évoqua encore un instant son agaçant père, mais l'un comme l'autre n'avait envie de poursuivre sur ce sujet pénible. Qu'il s'amuse plutôt à compter les souris et les laisse tranquille ! Il opina aussitôt de la tête à la suite de la sage décision de Nehalan et ils entreprirent de discuter musique, un univers somme tout bien plus intéressant. Le jeune homme fit démonstration de son talent et Alexandre applaudit, ému de l'air si bien interprété. Il sourit ensuite, touché par la déception que le garçon ressentait de sa performance. Comme le lui avait dit Coldris, on était jamais autant déçu que de ses propres écrits. Cette maxime s'appliquait de la même manière à toutes les disciplines que l'on essayait. Dès l'instant que l'on s'adonnait à un art ou un projet, il s'avérait normal pour l'esprit humain que d'aspirer à la quintessence. Malheureusement, le processus créatif était bien ingrat et on finissait toujours insatisfait, attendant le verdict de tierce personne pour accepter que l'on avait mieux travaillé que l'on estimait.

Alexandre eut alors l'étonnement d'apprendre que Nehalan avait composé en son honneur et demeura un instant interdit. Il n'avait pourtant rien accompli de si extraordinaire. Uniquement un portrait. Par ailleurs, celui-ci avait été réalisé de manière rapide et ne méritait pas tant l'éloges. Néanmoins, sa curiosité et sa compassion pour le jeune musicien le poussa à insister pour entendre cette création. Après une hésitation, ce dernier capitula et dévoila son œuvre. Alexandre ferma les yeux afin de mieux apprécier le moment. Les notes lui semblèrent un peu timides, mais elles portaient au fond la personnalité de leur compositeur. il se laissa porter au fil de la musique jusqu'au moment où celle-ci cessa et lui fit ouvrir lentement. Nehalan s'était déjà retourné et le fixait, visiblement dévoré par l'anxiété.

"C'était un superbe morceau. Je suis plus qu'honoré, Nehalan, de vous l'avoir inspiré."

Alexandre lui assurait qu’il ne fallait pas toujours chercher un double sens, en opposant Nehalan et le vicomte de Fromart. Le jeune homme hocha la tête. Il commençait à comprendre ce que voulait lui expliquer son ami. Les paroles étaient prononcées par des personnes et c’était également à prendre en compte dans l’interprétation du propos. Finalement, cela paraissait plutôt évident. Sûrement que le ministre n’aurait pas raconté de la même manière leur rencontre à l’église. Selon quelle version une autre personne aurait écouté, elle ne serait pas forcément d’accord avec l’un ou avec l’autre. A présent qu’il cernait un peu mieux l’homme qu’il avait rencontré ce jour-là, Nehalan doutait fortement qu’il raconte la stricte vérité, sans s’amuser à l’interpréter, preuve que les paroles pouvaient s’éloigner de la réalité, en fonction de leur auteur et interprète.

Cela dit…

— Parfois… parfois je ne suis pas certain de vouloir frayer avec le monde. La tâche me paraît trop immense, j’ai peur de pas arriver à comprendre comme il faut, avoua-t-il en baissant la tête.

Ils évoquèrent un instant le désagréable père Thierry, pour s’intéresser ensuite à l’art et la musique, sujet bien plus agréable aux oreilles du jeune homme. Devant l’insistance d’Alexandre, il finit par accepter de jouer la pièce qu’il avait composée pour lui, non sans regretter amèrement d’en avoir fait mention. Il jugeait son travail peu aboutit, mal travaillé et craignait qu’il ne soit désagréable à l’oreille. Pourtant son ami paru apprécier, et Nehalan rougit de tels compliments élogieux. Il se mit a bafouiller, tout gêné.

— Ce n’est rien…

Son regard alla de nouveau vers les multiples touches du clavecin, comme espérant qu’elles se mettent à lui souffler un changement de sujet. Bien évidemment, elles restèrent silencieuses. Elles ne donnaient qu’au contact de la main humaine. Et ce silence qui menaçait de grignoter les derniers bouts d’intelligence qui subsistaient dans sa cervelle !

— Puis-je vous poser une question personnelle ?

Il ne savait pas encore exactement ce qu’il voulait demander, ni quels mots employer mais au moins cela lui laissait-il un peu de répit.

Discuter sur la manière d'appréhender le monde amena Nehalan a avouer n'être plus certain d'avoir envie de s'y intégrer, découragé par l'effort dantesque que cela semblait demander pour s'adapter. La solution proposée par Alexandre le rassura un temps. Oui, faire de son mieux paraissait un bon début. Mais une nouvelle objection s'invita bien vite dans son esprit.

— Je comprends. Cela dit, comment détermine-t-on si l'on fait assez de son mieux, ou si l'on se laisse peu à peu gagner par la fénéantise, en se dissimulant derrière cette idée ?

Il lui semblait que tomber dans ce genre de travers soit vite arrivé, sans même que l'on s'en aperçoive vraiment. De fil en aiguille, la conversation les mena peu à peu à la musique, et le jeune homme s'attela à faire découvrir Monteverdi à son ami. Il joua ensuite une pièce personnelle, plus ou moins à contre cœur, mais se réjouit de constater qu'Alexandre appréciait réellement son travail. Même s'il n'était pas expert en la matière, cela signifiait au moins que sa musique avait un fond de quelque chose qui ne soit pas trop mal. Avec encore du travail et de l'entraînement, il parviendrait sans doute à quelque chose de satisfaisant.

Gêné par tant d'éloges, il préféra lâchement rediriger l'attention sur son ami, qui accepta d'entendre sa question, à son plus grand soulagement. Il se montrait décidément très compréhensif, aussi Nehalan eut moins peur de le gêner - peut-être à tors - avec ce qu'il s'apprêtait à demander. Il pris le temps de choisir ses mots avec soin, de crainte d'être trop déplacé dès le départ.

— Eh bien.. comment vivent les esclaves, dans la réalité concrète des choses ?

Il avait bien pu constater ces dernières semaines, que la réalité de la vie différait souvent des textes de lois qu'il pouvait étudier. Que se permettaient réellement maîtres et esclaves, à l'abri des mur du foyer ? Ses parents n'ayant jamais désiré d'esclave, il ne pouvait que questionner, en espérant que cela ne brouille pas les personnes interrogées.

Nehalan appréciait beaucoup échanger avec Alexandre. Il lui semblait qu’au fil de la discussion, il parvenait à éclaircir ce qui lui causait du souci.

— Eh bien… ce que vous dites semble cohérent… Cela dit… quel intérêt alors de faire de son mieux, si l’on n’est jamais satisfait ?

Leur conversation glissa peu à peu vers les arts, mais, gêné de l'attention dont il était soudain devenu le centre, Nehalan préféra changer de sujet. Cela faisait un moment qu'il se questionnait sur les esclaves, mais se voyait mal interpeler tous les pauvres gens de Braktenn jusqu'à ce que l'un d'entre eux s'avère être asservi pour lui poser tout un tas de questions personnelles. Ce serait très mal venu.

Alexandre ne paraissait pas si gêné de sa question, ce qui rassura le jeune homme. En revanche, il ne put s'empêcher de trouver sa réponse trop générique. Elle soulevait des dizaines d'autres questions. C'était sans doute lui qui avait mal abordé le sujet. Il mit un moment à répondre à son tour, le regard fuyant.

— Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire… Quand vous rencontrez des personnes par exemple, devez-vous obligatoirement leur annoncer votre statut ? Au sein du foyer, êtes-vous contraint de demander la permission y compris pour les choses les plus simples comme dormir ou aller à la scelle ? Quelle est la part de liberté dont vous disposez ? Admettons que vous vous liiez profondément à quelqu’un de libre, en êtes-vous châtié ? Vous m’avez confié lors de notre dernière rencontre avoir une maîtresse, comment pouvez-vous la voir, est-ce que votre maître est au courant et vous y autorise, ou bien lui rendez-vous visite en cachette de celui-ci ? Est-elle également esclave ?

Le jeune homme commençait à douter de la clarté et du bien fondé de ses propos. Peut-être n'aurait-il pas dû aborder ce sujet. Alexandre pouvait se sentir blessé et s'efforcer de lui cacher.

— En résumé, je m’interroge sur la différence entre ce que vivent les personnes et ce qu’ordonnent les lois.

De cette manière, peut-être comprendrait-il que Nehalan ne souhaitait pas le mettre dans l'embarras ou qu'il lui raconte les détails personnels de sa vie d'esclave, mais qu'il lui dresse un tableau factuel de la vie d'un esclave.

— Quelqu’un devrait sans doute contrôler régulièrement que les maîtres ne transgressent pas la loi, vous ne pensez pas ? Dans les faits, qu’arrive-t-il aux mauvais maîtres si personne ne vient vérifier qu’ils traitent correctement leurs esclaves ? Si l’on écrit des lois sans les faire appliquer, autant peindre avec de l’air.