[26 février 1598] Duel dans les bois

Les dernières semaines ont été chargées en évènements. Cassandre qui est venue lui parler du pilori et lui demander de surveiller Grâce d’abord. Ensuite l’arrestation. Patienter à l’étage la peur au ventre que les soldats repartent. Une attente interminable ensuite, sans nouvelles de Cassandre. Garder Grâce à l’intérieur s’est avéré de plus en plus difficile. Et Ingrid ne pouvait que la comprendre. Au bout de trois ou quatre jours, la jeune fille aurait dû être de retour. La jeune femme n’aura relâché sa vigilance qu’après la visite du petit Nicolas, venu donner des nouvelles de son amie.

Avec tous ces évènements, Ingrid n’a pas eu tellement le temps de penser au duel amical qu’Eldred lui a promis le jour de leur rencontre. Sans nouvelles de sa part, elle est vite passée à autre chose. Après tout en tant qu’esclave il serait vraiment curieux qu’il soit libre de décider de son emploi du temps. Elle a donc été agréablement surprise de recevoir la veille un message de sa part, porté par un petit messager qu’elle n’aurait pas pensé revoir un jour. Sans vraiment y prendre garde, Ingrid s’était habituée à la présence de Cassandre et commençait même à s’attacher à elle.

Ingrid aura passé toute la journée à chercher une solution pour se procurer un pantalon. Hors de question qu’elle combatte avec une robe si peu pratique, ou alors Eldred devrait en porter une aussi. Finalement, sa nuit lui permettra de tailler une paire de braies dans un vieux jupons de couleur brune. Une fois terminé, seul un œil avisé pourra remarquer la forme un peu atypique de la ceinture dissimulée sous son corsage. Il lui aura suffi d’enfiler les autres jupes par-dessus ces bas pour que personne n’en remarque la présence. A vrai dire c'est tellement plus confortable ainsi qu'elle les portera sans doute tous les jours de cette manière.

Avant de partir, la jeune femme hésite à emmener son couteau, qui ne paye pas de mine. Même si Eldred a annoncé qu’il se chargeait des armes, on n’est jamais trop prudent. Ardoise et craie sous le bras, arme en sécurité dans son sac et cheveux sagement cachés sous sa coiffe, Ingrid prend le chemin de leur lieu de rendez-vous. La Forêt d’Aiguemorte. Ne lui reste plus qu’à ne pas se perdre.

Bien qu’elle soit très peu sortie depuis son arrivée à la Rose Azul, la zarkotienne parvient finalement assez bien à suivre les indications de Cassandre et ne relâche sa vigilance qu’une fois sur les sentiers paisibles de la forêt. Elle marche un moment dans la nature encore endormie, savourant le calme qui règne sur l’endroit.

Arrivée sur place, elle se débarrasse sans regrets de sa jupe et de sa coiffe, qui atterrissent sans plus de cérémonie au pied d’un arbre avec son baluchon. A présent libre de ses mouvements, Ingrid exécute quelques mouvements de base. Le pantalon tient la route.

Comme Eldred ne se montre toujours pas, la jeune femme s’assied auprès d’un arbre, désœuvrée. Elle trouve finalement de quoi s’occuper les mains avec des petites branches qu’elle plante dans le sol les unes derrière les autres, tout en fredonnant silencieusement une comptine de son enfance pour s’occuper l’esprit.

Il peinait encore à croire que Cassandre allait vraiment s’installer à Frenn. C’est sûr, ça lui ferait du bien, et il était persuadé que la rigueur du domaine l’aiderait à grandir et s’épanouir sereinement. D’après ce qu’il avait compris en plus, elle était amie avec la Princesse Kalisha, leur nouvelle maitresse de maison. Il n’avait pas encore eu le loisir de la croiser longuement — à vrai dire l’éviter soigneusement de peur que ses manières bourrues de campagnard finissent en maladresse — mais de ce qu’en disait Cassandre, c’était une femme adorable. En même temps, il avait rarement vu Frenn aussi vivant. Entre l’arrivée de la joyeuse marmaille et celle de la baronne, les heures de silence sépulcral ou monacal semblaient loin derrière eux.

C’était à sa petite valkyrie qu’il avait confié la tâche de contacter Ingrid pour leur duel. Il n’avait pas vraiment eu le loisir de s’y pencher plus tôt, les évènements s’étant quelque peu bousculés ces dernières semaines. Au domaine, il avait emprunté deux épées d’entrainement à la pointe émoussée ainsi que l’un des chevaux qui devait se dégourdir les pattes.

Il prit la direction de la forêt d’Aiguemorte, là où il savait qu’ils seraient en paix pour s’exercer. Au lieu dit dans la clairière, il découvrit la jeune femme, près d’un arbre à jouer avec des brindilles en fredonnant une chanson. Il ne prêta pas la moindre attention à sa tenue et s’exclama du haut de sa monture :

 J’ignorais que j’aurais dû venir avec des poupées !

Il glissa ses pieds hors des étriers et sauta à terre, brides en main.

C’est à peine si Ingrid a le temps de percevoir le pas du cheval, perdue dans son chant. Le sarcasme d’Eldred vite absorbé par le bruissement des arbres suspend sa main dans les airs. La surprise passée, elle achève tranquillement son geste et termine la dixième ligne de dix minuscules bâtons, fière armée de la nature, bien trop uniforme pour être crédible.

Stoïque, la jeune femme se lève pour rejoindre le zarkotien qui met pied à terre. Elle approche une main prudente du museau du cheval. La bête renifle doucement le bout de ses doigts. Ingrid plonge son regard dans ses yeux noirs et s’aventure à lui gratouiller cou. Le poil d’hiver n’est pas encore tombé. Sa main se perd dans les crins épais de la crinière, qu’elle brosse machinalement.

— Quel manque de civilité. Et ça s’prétend diplomate… Je suppose que des armes feront l’affaire dans ce cas, finit-elle par répondre sans vraiment y réfléchir.

Ingrid s’arrête presque immédiatement sur ce qu’elle vient de dire. Elle contemple sa phrase, l’air curieux mêlé de méfiance.  Qu’est-ce que c’était, ça ? La jeune femme n’est pas certaine d’être d’accord avec ce genre de tentatives de sarcasme bon enfant. Et l’idée d’être tombée dans ce genre de travers insupportables l’horripile.

Le chant en entier:

La jument semblait curieuse de l’inconnue et lui renifla les doigts. Eldred lui flatta l’encolure. C’était une brave bête. Douce et posée, il pourrait certainement la proposer à la princesse si elle désirait sortir. Elle n’aurait aucune appréhension à avoir avec. Elle avait le pied sûr et un excellent tempérament. Ingrid glissa ses doigts dans sa crinière rousse.

— Ca tombe bien, je n’avais rien emmené d’autres à part quelques brioches. Tu aimes les chevaux ? questionna-t-il sincèrement intrigué.

À vrai dire, la guerre et les chevaux étaient indubitablement ses deux centres d’intérêts favoris. Il n’y avait pas à chercher bien loin comment il pouvait s’entendre aussi bien avec Alduis. Dire qu’ils allaient partir ensemble cette fois-ci ! C’était à la fois extrêmement étrange et en même temps terriblement excitant. Il avait presque hâte du départ. Sentir le frisson de la vie courir dans ses veines jusqu’à en finir complètement ivre. La pensée lui arracha un large sourire. En plus, cela lui donnait un prétexte pour passer plus de temps à s’entrainer ou voir son meilleur ami.

Ingrid s’est déjà de nouveau perdue dans la crinière de la jument quand la question d’Eldred se fraye un chemin jusqu’à son esprit. La jeune femme s’arrête un moment sans savoir quoi répondre. Les derniers équidés qu’elle a approchés d’aussi près remontent à loin. La dernière fois qu’elle a monté lui a valu de se blesser sévèrement la jambe, mais ce n’était pas la faute du cheval. Quelques souvenirs brouillés lui reviennent en mémoire. Une bataille de lancer de crottin lorsqu’elle était enfant d’abord, bien vite écartée. Quelques soirées passées dans la paille ensuite, à se demander qui reviendrait des combats et qui aurait été avalé par les marécages. Elle se souvient vaguement de l’aura chaleureuse que les quelques montures encore sur place dégageaient, loin de la tension ambiante qui rongeait chacun de ses muscles.

— Ils sont de bonne compagnie, articule-t-elle difficilement. Et je suppose qu’on peut dire qu’ils sont beaux.

Elle tourne la tête vers le jeune homme, visiblement lui aussi perdu dans ses pensées. A la différence près qu’un étrange sourire découpe la partie inférieure de son visage. Il a l’air du dernier des idiots comme ça. Ingrid penche la tête sur le côté.

— A qui tu penses pour sourire comme ça ?

Il aurait donné cher pour savoir à quoi elle pouvait bien penser en peignant la crinière de la jument. De toute évidence sa crinière souleva quelques vieux souvenirs poussiéreux qu’elle passa en revue avant de lui répondre. De bonne compagnie, ça oui, ils l’étaient assurément. Il opina du chef. Quant à leur beauté, on trouvait de tout, mais les bêtes du baron étaient assurément magnifiques et c’était un réel honneur de que de s’en occuper.

— Je trouve qu’ils le sont, en effet. De toutes mes tâches, celle-ci est de loin ma favorite. Quand ils te commencent à te connaitre, tu as presque l’impression de les voir sourire de bonheur lorsqu’ils t’aperçoivent dans l’écurie.

Il s’égara dans ses pensées quelque temps, songeant à la prochaine campagne à laquelle il allait participer aussi étrange cela puisse-t-il être. Soudain, Ingrid le ramena à la réalité d’une question qui le désarçonna.

— Hein quoi ? A personne. Je pensais à la guerre et au frisson qu’on ressent sur le champ de bataille. Quand tu te sens vivre pleinement. Tu n’es jamais aussi vivant que quand tu risques du mourir. Et ça, ça me manque. On s’y met ?

Ingrid ne peut s’empêcher de hausser le sourcil en découvrant qu’une de ses « tâches » est de s’occuper des chevaux. En le voyant arriver, elle n’a pas tellement voulu s’en mêler, mais elle commence à se demander qui est son maître pour le choyer ainsi. Tout le monde n’a pas la même chance que lui, songe-t-elle avec amertume.

— Et quand tu ne t’occupes pas des chevaux, qu’est-ce que tu fais ?

Elle surprend alors le zarkotien en train de sourire bêtement. Si elle voulait être méprisante, elle pourrait presque dire qu’il sourit comme le dernier des freluquets après son premier rendez-vous galant. C’est peut-être pour ça qu’il est arrivé en retard.

Son changement brutal de sujet ne fait que confirmer qu’il ment. Pourtant Ingrid n’y prête guère plus attention, bousculée par le sujet en question. Il veut qu’ils s’y mettent ? Fort bien. La jeune femme contourne la jument jusqu’à la selle pour en détacher les épées qu’il a ramenées, et tant pis si la politesse aurait voulu que ce soit lui qui s’en charge. Elle prend l’une des deux et lance l’autre à Eldred. Sans se soucier de s’il réussira ou non à la rattraper sans se blesser, elle se dirige vers le centre de la clairière et se met en garde. Il veut se sentir vivant ? Fort bien. Dès que le jeune homme est en face d’elle, elle se jette sur lui, sans plus de cérémonie.

— La guerre te manque ?

Leurs épées s’entrechoquent une première fois dans un crissement de métal.

—  Mais pour qui tu te prends ? Les combats font se sentir vivant oui, je suis entièrement d’accord. Mais la guerre n’est pas souhaitable, dans aucun contexte, et en aucun cas acceptable. Tu trouves ça amusant de jouer avec ta vie ?

Malgré la brutalité dont elle fait preuve, les gestes d’Ingrid se montrent étonnamment précis, comme de vieux réflexes sortis du sommeil par sa colère qui ne fait que gagner en puissance.

— Tu pensais ça aussi à Zarkos ? C’est comme ça que tu la vivais la guerre ?

Un éclat de voix trop cynique pour être qualifié de rire retenti.

— Monsieur se sentait vivant !

Le genou d’Ingrid commence à envoyer les premiers signes de souffrance, si bien qu’elle manque de trébucher. Elle continue pourtant, portée par toute l'énergie belliqueuse qui s’accumule derrière son front plissé.

— La mort n’est pas un jeu. Ni pour les vivants, ni pour… les autres.

Sa voix trébuche. Elle ne sait même plus tellement à qui elle s’adresse. Elle repense à ces mois de frustration, clouée au sol, sans savoir quoi dire à son fils, ni même s'il y survivrait. A la nourriture qui manquait, au froid qui les gelait jusqu’aux os. Elle revit les angoisses qui agrippaient son cœur, comme celui de tous ceux restés en arrière. Les journées que plus personne n’égayait, étouffées par un silence pesant. Et il ose fanfaronner que rien ne le fait se sentir plus vivant ?

— As-tu pensé à ceux qui restaient derrière pendant que tu t’amusais ? A tous ceux qui ne pouvaient que se demander s’ils te reverraient ou si ton cadavre se perdrait quelque part dans la boue, méconnaissable !

Après un nouvel échange, Ingrid s’arrête pour reprendre sa respiration. Entre deux halètements, elle poursuit.

— Mais Monsieur se sentait vivant, c’est bien ça ? Tu n'es qu’un égoïste, comme tout ceux de ton sexe, crache-t-elle avec mépris.

Oui, oui, il s’occupait des chevaux du baron. Et oui, il était relativement libre. Et oui encore, elle n’imaginait certainement pas à quel point il était proche de son maitre.

— Je m’occupe du bois et du feu. Enfin en essayant d’éviter l’Intendant, parce que sinon je pourrais porter les buches qu’une à une et encore avec des gants pour éviter les échardes ! plaisanta-t-il.

Il était peut-être esclave, mais en vérité, il aimait assez son quotidien à Frenn. C’était loin de ce qu’il avait pu s’imaginer en débarquant dans cette cage à Braktenn. Il remerciait chaque jour les Dieux de l’avoir placé sous la bonne garde du seigneur de Frenn. Sans parler du fait qu’il avait trouvé en lui presque un ami malgré le fossé social qui les séparait.
Ingrid semblait dubitative, pourtant il pensait bien à la prochaine campagne. Certes cela incluait Alduis, mais c’était surtout l’idée de partir avec lui qui le rendait heureux. Mais elle ne pouvait pas comprendre comment deux ennemis avaient pu devenir les deux meilleurs amis du monde par-delà les frontières et les cultures. Mieux valait débuter leur petit affrontement sans attendre. Il la laissa contourner sa jument et récupérer les armes. Il rattrapa l’épée lancée et lui emboita le pas vers le centre de la clairière. Il eut tout juste le temps de se mettre en garde qu’elle se jeta sur lui. Eldred leva son épée et para le coup. Le métal crissa tandis qu’il la repoussait sans ménagement en arrière avant de rompre l’assaut d’une volte pour l’attaquer par le flanc.

— Elle me manque, confirma-t-il. J’ai pas envie de mourir dans mon lit.

Quant à dire qu’il trouvait cela amusant, c’était trop drôlement réducteur tout de même. Il ne jouait pas non plus avec sa vie. Ils enchainèrent quelques passes d’armes et Eldred reconnaissait qu’elle ne se débrouillait pas trop mal, si l’on exceptait sa piètre gestion des émotions.

— Ca n’a rien d’un jeu. C’est très sérieux au contraire.

Ceux qui pensaient jouer, mouraient. C’était aussi simple que cela. Il esquiva son coup d’estoc puis pivota dans un bond pour atterrir dans son dos.
— Je me sentais vivant, oui, avoua-t-il sans relever son cynisme.

Elle pouvait bien imaginer ce qui lui chantait sur son compte, cela lui était parfaitement égale. Il n’était pas là pour recevoir une médaille de la résistance  ou des faits d’armes. Si c’était ainsi qu’elle désirait le voir, grand bien lui en fasse, ça ne l’empêcherait pas de fermer l’œil ce soir. Il perçut la faille dans son genou, mais n’en fit rien. Au fond, elle avait sans doute besoin de déverser toute sa colère accumulée. Il lança une nouvelle attaque et les échanges reprirent. Il fronça les sourcils en l’entendant hésiter et se remit en garde pour la forcer à avancer. A quoi pensait-elle ? C’était comme observer un lac se geler en accéléré. Il avait l’impression de la sentir se cristalliser de l’intérieur. Il prit l’initiative et la harcela de coups, la forçant à reculer sous l’impact.

— Personne ne m’attend et ceux qui me connaissent savent que je préfère savoir mon cadavre dans la boue que dans un lit. C’est la seule mort acceptable pour atteindre le Valhöll.

Il reprit les échanges jusqu’à ce qu’elle se mette hors de portée pour reprendre son souffle. Eldred était fringant. Il fallait dire qu’il avait repris un entrainement relativement intensif ces derniers jours. Sa dernière remarque lui fit échapper un souffle d’ironie. C’était quoi ça ? Il lui en foutait de son égoïsme oui. Pour la peine, il se baissa et faucha ses mollets du plat de sa lame.

— Vous pouvez parler, lâcha-t-il dans un froncement de sourcil.

TW : Promenade linguistique printanière:

Ingrid retient un soupir agacé. Quel genre d’esclave dispose d’une infirmière personnelle ? C’en devient ridicule. Même un simple serviteur n’aurait pas autant de privilèges.

— D’accord.

Eldred espère visiblement lui faire oublier son sourire niaiseux en changeant de sujet. D’une certaine manière, il a réussi son coup. Ingrid ne peut contenir la rage qui s’empare d’elle en entendant de tels propos. Elle se jette sur lui avec toute la force de sa rancœur, mais il prend vite l’avantage. La jeune femme peine à lui rendre ses assauts, mais ses mots eux, ne flanchent pas.

— Il va falloir te faire avec l’idée. Zarkos est prise, ils ont eu ce qu’ils voulaient. Il n’y aura plus de guerre maintenant. Et ils ne laisseraient jamais un esclave prendre les armes, ricane-t-elle.

Elle fait volte-face, juste à temps pour esquiver une nouvelle attaque. Le zarkotien est beaucoup plus rapide qu’elle, beaucoup plus calme aussi. Mais ses paroles ne font qu’augmenter la rage de la jeune femme.

— C’est en agissant exactement comme ça que tu deviens ce qu’ils appellent barbare !

Ingrid se glisse le long de son bras pour le frapper à la taille.

— Putain d’sauvage !

L’échange se poursuit encore quelques temps. Ingrid ne réfléchit plus à ce qu’elle fait. Elle continue de frapper encore et encore, avec ses mots autant qu’avec son arme. C’est tout un déluge de rancœur qui se déverse d’un seul coup sur le zarkotien. Des insultes en monbrinien dont elle ne connaît même pas la signification exacte pleuvent à torrents au rythme des épées qui s’entrechoquent. Une digue a cédé, et rien ne saurait retenir les flots déchaînés qui remuent sur leurs passages souvenirs et émotions passées.

— Brute ! Salop’ !  Sorcière ! Impie ! Inculte ! Sac à merde ! Souillon ! Incapables !

La mention du Valhöll vient se ficher au milieu de ce chaos aquatique, flèche de glace à la pointe effilée. Tout se fige, la houle se recouvre de glace. La jeune femme s’écarte pour reprendre son souffle. C’est la seule mort acceptable pour rejoindre le Valhöll. C’est vrai. Affreusement vrai. Douloureusement vrai. La maigre pellicule gelée vole en morceaux. Les eaux retombent avec violence dans un terrible claquement.

— Je croyais que tu t’étais fait de merveilleux amis monbriniens, raille-t-elle.

Des centaines de petits serpents sortent des profondeurs. Fils de Jörmungandr lui-même, ils répandent leurs persiflages grossis de colère jusqu’à la pointe de ses doigts. Le mépris dégouline de chacun de ses mots.

Ingrid n’a pas le temps de réagir que le plat de son épée s’abat sur ses chevilles. Elle tombe en arrière en poussant un cri de surprise. Echouée sur le sol pendant quelques secondes, elle se relève en grimaçant. Cette fois-ci la douleur est bien plus persistante. La jambe raide, la jeune femme se met tout de même en garde, prête à démarrer un nouvel échange, dont elle lui laisse l’initiative. Les reptiles sifflent à l’unisson.

— Vas-y, je t’écoute. Qu’est-ce que t’as à dire ? Un problème avec les femmes ?

Zakros était prise. C’était vrai. Ça ne l’avait pas empêché de garder les armes et de se rebeller contre l’Empire. Il aurait certainement continué depuis le sol monbrinien si ses rencontres n’avaient complètement chamboulé tous ses plans. Mais Ingrid se trompait : la nature humaine était ainsi faite qu’il y aurait toujours des guerres et l’une d’entre elles commencerait prochainement. Il esquissa un petit soupire en parant un coup.

— C’est vrai. Mais moi, j’ai cette chance.

À vrai dire, il était même de plus en plus souvent armé du fait de ses attributions. Il avait légèrement omis de préciser qu’il était le de garde du corps du Premier Conseiller lors de ses sorties et qu’à ce titre il jouissait d’un statut quelque peu particulier. Et il ne parlait pas non plus de la prochaine campagne contre Djerdan à laquelle il allait participer.
Eldred ne retenait pas ses coups. La colère était mauvaise conseillère. Surtout en combat. Mais ce n’était qu’un entrainement, il la laissa donc déverser sa rage. Et baissa sa lame pour protéger sa taille.

— Qu’ils m’appellent comme ils veulent. Ils ne sont pas différents sur un champ de bataille. Un peu plus lâche c’est tout.

Leurs épées chantèrent agrémentées d’une pluie d’insultes qu’Eldred devina être des paroles que l’on avait pu lui dire et lui répéter. Plutôt que de lever le pied, il redoubla d’efforts pour la pousser à cracher tout le fiel accumulé. Mieux valait que ça sorte que de continuer à la gangréner.

— C’est tout ce que tu connais ? provoqua-t-il une nouvelle fois en faisant un pas de côté pour mieux reprendre les hostilités.

Quant à partir, il reconnut dans un grognement s’être un peu emporté. Cassandre et Dyonis l’attendraient et s’inquièteraient peut-être un peu.

— C’est le cas. Je n’ai pas menti. Mais que serait un ami qui ne respecterait mes choix de vie et de mort ? Il la laissa reprendre son souffle, se déplaçant lentement autour d’elle. Si tu veux tout savoir, je pars avec mon meilleur ami, alors il ne pourrait rien y avoir de plus beau que de savoir que son épée sera à côté de la mienne.

La joute reprit, il balaya ses mollets. Elle tomba à la renverse. Il pointa son épée contre sa gorge en signe de victoire puis la laissa se remettre sur ses pieds. Une fois en garde, il tenta une feinte puis attaqua de l’autre côté. Des problèmes avec les femmes, il avait de quoi en remplir un puit rien qu’avec une seule ! Il virevolta puis passa dans son dos.

— La même chose que ce que tu reproches aux hommes.  Comme quoi ce doit être une question de point de vue, remarqua-t-il en piquant deux petits coups secs.

— Il ne faut pas croire qu’elles en aiment moins les champs de bataille ni qu’on ne retrouve pas leur cadavre écrasé dans la boue. La mort ne fait pas de différence.

Poursuite de la promenade langagière :

Si seulement il pouvait se départir de cet insupportable sourire suffisant ! Mais non ! Non content de disposer de privilèges indécents, monsieur les revendique ! Les yeux d’Ingrid se chargent de rancune. Elle voudrait qu’il souffre, dans sa chair et dans son âme, qu’il comprenne ce que ça fait vraiment d’être esclave. Qu’il mesure sa chance et arrête de fanfaronner. Parce qu’être esclave n’est pas une partie de plaisir ou une vocation, c’est une torture. Qu’il ose en plus accepter le mépris de Monbrina sans broncher ne fait qu’enrichir sa colère.

— Tu n’as donc aucune estime de toi ou de ton peuple ?

Ingrid s’enfonce encore. Elle fracasse plus qu’elle ne combat, démoli plus qu’elle ne creuse, se noie dans un tourbillon d’insultes toujours plus violentes.

— Bécasse, carogne !

Elle recule sous la puissance d’une attaque frontale en poussant un grognement rageur, raffermi la prise sur son épée et retourne aussitôt dans le combat, tête baissée. La vague de haine qui déferle sur sa lame semble infinie. Elle balaie tout sur son passage, à coup d’assauts brutaux et sans stratégie.

— Dégénéré, gourgandine, punaise, traînée !

L’affrontement se poursuit encore mais Ingrid, encore écumante de colère, fatigue. Elle suit Eldred du regard tandis qu’il tourne autour d’elle et qu’elle reprend son souffle.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait pour que tu sois de leur côté bon sang ?

C’est à n’y rien comprendre. Ingrid s’apprête à charger une nouvelle fois, mais sa dernière pique semble avoir enfin atteint son adversaire qui balaye ses chevilles. Le regard chargé de rancœur, la jeune femme attends qu’il daigne écarter la pointe de son épée de sa gorge pour se relever. Le soi-disant égoïsme des femmes semble avoir fissuré insupportable armure de calme dans laquelle il se pavane. Ingrid pivote sur le côté pour réceptionner son attaque et riposte par un coup de pied dans le ventre tant qu’il est suffisamment proche.

— Une question de point d’vue ? Ça je crois pas ! Et si c’était le cas, je jure de prier leur cafard de draugr tous les jours jusqu’à l’automne. Amen ! lance-t-elle au ciel, cynique.

Elle tourne sur elle-même, pour se retrouver de nouveau face à lui et termine son mouvement d’un ample geste du bras, en direction des côtes. Il est inadmissible qu’il ose mettre une vulgaire affaire d’égo mal placé au même niveau que ce qu’elle reproche aux hommes. Surtout si c’est pour ensuite sous-entendre qu’elle n’a pas été assez proche des champs de batailles pour comprendre comment les choses se passent.

— J’ai jamais dis ça. Mais tu aurais peut-être aimé que ce soit vrai ? provoque-t-elle, les yeux remplis de défi.

Le calme s’installe peu à peu dans l’esprit de la jeune femme. L’ouragan qui déchaînait les mers redevient l’orage paisible qu’il a toujours été, à mesure que ce qui vient d’être dit s’ordonne. Peu à peu le désordre se dissipe, laissant apparaître, ilot rocheux au milieu de l’océan, une série d’incohérences douteuses. Ingrid pointe son épée vers le menton d’Eldred, accusatrice.

— Attends un peu. Où est-ce que tu pars avec ton monbrinien, et pour faire quoi ?

Ça ne peut pas être ce qu’elle pense. Non. Sûrement pas. Ce n’est pas possible. Il n’y a rien à conquérir, pas vrai ? C’est fini la guerre. C’est fini. Ça ne peut qu’être fini. Ça n’a pas le droit de recommencer.

Pas d’estime de lui ou de son peuple, hein ? C’était quand même fort ! Après tout le sang qu’il avait versé pour eux. Tout ça pour finir en esclavage parce qu’on avait refusé de l’écouter qu’il avait été trop con pour lâcher l’affaire et s’en tenir à son instinct ! Enfin qu’importait désormais puisque c’était ce qui lui avait permis de rencontrer ses nouveaux amis. Il se contenta d’un regard noir à son égard. Il était inutile de s’étendre sur le sujet. Elle pouvait bien ce qu’elle voulait, les Dieux savaient eux. Ils seraient seuls juges.

Il éperonna sa fierté et la laissa cracher tout son fiel dans une nouvelle volée d’insultes, se contentant de parer chacun de ses assauts pour mieux contre-attaquer l’instant suivant. Il ne s’était pas vraiment attendu à ce qu’elle vide son sac sur lui, mais si ça lui faisait du bien, il lui accordait volontiers cette faveur.

— Ils ne m’ont rien fait. Je te l’ai dit, il y a des hommes tout à fait respectable, digne d’honneur et de confiance à Monbrina, tout comme on trouve des ordures chez nous.

Il balaya ses chevilles du plat de sa lame. Sur un champ de bataille, elle serait morte. Voilà ce qui arrivait lorsqu’on se laissait mener par ses émotions en plein combat. Une fois remise sur pied, il rouvrit les hostilités sans attendre. Elle contrattaqua d’un coup de pied. Il esquissa un sourire avant de s’éloigner d’un bond en arrière.

—Ca fait pas beaucoup de jours, remarqua-t-il dans un souffle de rire.

C’est vrai quoi l’automne serait vite arrivé. Enfin elle n’avait pas précisé quel automne après tout. Elle ne comprenait visiblement pas ce qu’il pouvait reprocher aux femmes. Bah, elle ne pouvait pas comprendre. Il esquiva d’un pas chassé avant de reprendre leur danse. Il n’avait pas envie de remuer le passé. Il était bien où il était. Terré dans la boue de la boucherie où il avait rencontré Alduis. Rien que ça, c’était un signe des Nornes. Il chassa la pointe de son épée d’un geste sec.

—Ce n’est pas mon Monbrinien. C’est mon ami. On part à Djerdan.

Quant à savoir quoi faire, elle n’avait qu’à deviner seule. Ce n’était pas pour boire le thé ou découvrir le pays.
— De toute façon, je ne vois pas bien ce que ça peut te faire. Tu me considères déjà comme un traitre à ma patrie.

Peut-être l’était-il. Il n’avait jamais considéré que servir son amitié soit contraire à son amour inchangé pour son pays. N’était-ce pas lui qui avait raison de tendre la main à l’étranger plutôt que de le rejeter ? Il n’était qu’un homme, pas le gouvernement. Pourquoi n’aurait-il pas pu être ami avec des Monbriniens sous prétexte qu’ils avaient envahi leur pays ?  Il effectua une feinte avant de revenir en arrière pour réattaquer sur la gauche en laissant son regard voguer à droite.

Bien sûr, il y a des hommes bons partout. A Monbrina comme ailleurs. Evidemment. Ingrid lui retourne son regard noir.

— T’as pas l’air de mesurer ta chance.

Il signifie sa victoire en la mettant à terre quelques instant, puis le combat reprend. Plus calme, elle ne peut cependant tolérer certains propos. Il est fort peu probable que le jeune zarkotien ai eu à endurer la même chose qu’Eh Toi en son temps. Qu’il ose comparer sans savoir est inacceptable, et elle entend bien lui faire comprendre.

— C’est déjà trop, crache la jeune femme.

Alors ils partent à Djerdan. Pas besoin de savoir quel est ce pays ni même ce qui s’y trouve. Pas besoin non plus qu’il prononce les mots. Leur roi tout puissant n’en a donc pas fini avec sa folie des grandeurs et son amour morbide pour le massacre. Ingrid ne sait plus quoi penser. Ni de cette guerre qui se prépare et par laquelle elle ne peut s’empêcher de se sentir menacée, ni d’Eldred qui décide de plonger tête la première dans l’œil d’un cyclone qui l’a déjà fait souffrir, d'une manière ou d'une autre.  

— J’ai pas dit que tu étais un traitre. J’arrive juste pas à comprendre comment tu peux vouloir remettre ça après... après Zarkos.

Le zarkotien est de plus en plus vif, ou bien c’est elle qui commence à fatiguer. Il esquive ses assauts avec toujours plus de facilité, tandis qu’elle parvient à peine à anticiper les gestes de son adversaire. La jeune femme l’observe reculer, méfiante. Au vu de sa posture ce n’est clairement pas pour faire une pause mais… elle a tout juste le temps de plaquer son épée sur son flan pour parer le coup. Les armes crissent, et ses bras tordus dans une position peu confortable commencent à la faire souffrir. Elle remarque à ce moment qu’il semble distrait, vérifie d’un rapide coup d’œil ce qu’il pourrait bien regarder, mais ne remarque rien de spécifique.

— Qu’est-ce que t’as ? T’oses plus me regarder dans les yeux ?

Ingrid donne une dernière impulsion pour repousser l’épée ennemie et s’écarte d’un pas, par prudence.