[10 septembre, après-midi] Sur le chemin du retour [Terminé]

En constatant que ce maudit cardinal partait enfin, Thierry décida se retirer également, l'âme en peine. Son regard se posa sur la silhouette de son fils sur sa chaise. Il aurait voulu le serrer dans ses bras, l'embrasser, lui dire combien il avait eu peur et l'aimait.. mais il avait été trop loin pour le protéger. Ce serait indécent et d'imposer sa présence à Tristan et Irène.

"Pardon pour cette scène, pour ces mots... Je suis désolé. Merci, Irène. Merci pour tout."

Sur ce, il quitta à son tour la maison et referma la porte mais de manière beaucoup plus calme.

Tristan allait mettre un petit moment à décolérer. Il ne répondit rien à Thierry et ce fut avec une grande satisfaction qu'il les vit décamper, lui et le cardinal. Une fois de plus, il avait ramassé des montagnes d'insultes sur la tête au profit d'Alexandre, encensé de compliments. Cependant, le garçon dut bien s'avouer sa peine quand il entendit que Matthieu restait sur sa position de s'approprier régulièrement Alexandre. Le pauvre...
Pour l'heure, une fois les deux religieux sortis, Tristan adressa un regard ému à Irène et souffla :

-- Merci, Madame. Merci, de tout cœur... On vous doit la vie je crois...

Comment devrait-il l'appeler en public ? Maîtresse ? De quelle manière devrait-il se comporter dans cette maison pour ne pas contrarier sa si bonne hôtesse ? Devant ces questions et la pression de cette horrible journée, le garçon fondit lui aussi d'épuisement. Il se mit à sangloter sans trouver en lui la force de s'arrêter. Soudain, le sujet changea : Irène annonça qu'elle était enceinte.

-- Oh ! Félicitations ! C't'une très belle nouvelle !

Alexandre salua avec plaisir le départ du cardinal qui repartait vaincu, sans lui ni Tristan. Il était cependant déçu de voir son père se retirer également. Un abattement profond se lisait sur son visage. Il épuisé. Physiquement, émotionnellement.. Il rêvait tant depuis hier soir des bras de son père, de pouvoir s'excuser pour toutes ces bêtises... A cela se rajoutait sa culpabilité envers Tristan pour ne pas l'avoir défendu, par lâcheté, alors que celui-ci se proposait de prendre sa place.

Refermé sur lui-même, il releva cependant la tête vers Irène qui annonçait la grande nouvelle à Grace. Enceinte ? Elle était enceinte ? Quelle surprise ! Il n'avait rien vu de cela !

"Je sais que vous m'avez interdit de m'excuser mais... Mais je dois. Je le dois vraiment. Pardon ! Pardon avoir agi comme une merde ! Je n'ai fait que des conneries depuis hier... J'ai parlé mal à mon père à l'église ! Je vous ai bousculée ! J'avais promis de rentrer ici de bonne heure ! J'avais promis à papa de rester avec lui ! De pas répondre ! J'ai rien fait de tout ça ! En prison, j'ai continué à mal agir, à parler mal, à être insolent... J'ai même pas eu le courage de me sacrifier pour les gens, moi. Je pense qu'à moi. Je ne suis qu'une merde ! Je ne fais faire qu'attirer les ennuis !"

Le jeune homme, perdu dans ses reproches, pleurait à chaudes larmes.

"J'aurai dû être pendu. Je ne mérite rien d'autre. Je ne fais que souffrir ceux qui s'approchent de moi."

Pour la première fois, Tristan écouta sans avoir de geste tendre. Des excuses, puis de nouvelles bêtises, puis rebelote. Il ne bougea pas. Seuls ses yeux eurent malgré tout un regard peiné vers son ami, emprunts d'une supplication à revenir à la raison et à garder espoir. Il ajouta :

-- Là tout d'suite c'est surtout à ce qu'a fait Thierry que j'en veux. J'en ai marre d'être le dommage collatéral pour l'héritier.

Alexandre baissa la tête, incapable de soutenir le jugement de son ami. Sa voix tremblait.

"C'est pourtant à moi que tu devrais en vouloir, c'est moi qui t'attire dans les ennuis, le message que j'ai fait passer, mon insolence au château, le baiser, mon insolence en prison, le mépris que j'ai essayé d'avoir, ma lâcheté de tout à l'heure... Je ne suis qu'une nuisance pour toi, ça je le sais que trop, mais papa... papa il fait que subir lui aussi mes conneries. C'est pas juste de lui en vouloir !"

L'esprit du jeune homme était encore hanté par ses brillantes plaidoiries au procès, son effondrement à la suite de la condamnation, de son évanouissement la veille au château.... Les souvenirs l'envahissaient et les remords l'étouffaient.

"Je ne suis qu'une nuisance... pour lui et pour toi."

Irène ne réussit pas à répondre à Thierry. La discussion l'avait peiné et épuisée. Elle verrait demain. Pour l'instant, elle devait s'occuper des enfants. De tous les enfants. Elle sourit à Tristan.

- Je suis ravie de te rencontre enfin. Je suis Irène d'Aubeville, mais je pense que tu le sais déjà n'est-ce pas ? Tu n'as pas à me remercier. A partir de maintenant, tu es de la maison toi aussi.

Elle fit un petit signe encourageant à Grâce qui sourit au nouveau venu. La petit fille tourna autour de lui.

- T'as de beaux yeux ! Ils sont trop jolis ! Je savais pas qu'on pouvait avoir cette couleur !

Lorsqu'il se mit à pleurer, elle posa sa petite main sur la sienne.

- Faut pas pleurer... Comme vous êtes de la famille maintenant la Sainte Vierge va vous protéger aussi ! J'avais dit au père Thierry que la Dame de la Garde allait le faire et j'avais raison !

Irène sourit face à la candeur de sa fille mais tout disparu rapidement avec Alexandre.

- Alexandre... écoute, n'en parlons plus. Cependant, je veux que tu promettes que tu ne recommenceras pas. Vraiment cette fois. Nous avons discuté avec ton père ; je sais que quand on est jeunes, on se croit invincible, mais il faut vite apprendre à connaître ses limites. Tu m'as comprise ?

Grâce accepta aussi les excuses, surtout de l'avoir bousculée d'un geste de la tête. Sa mère lui avait appris à pardonner. Irène quant à elle comprit le regard de Tristan. Ce ne devait pas vraiment être facile de suivre ce jeune fou. Lorsqu'elle entendit les dernières paroles d'Alex, elle fronça les sourcils.

- Par tous les saints Alexandre... Nous avons déjà parlé de cela ! Tu ne dois pas t'excuser d'exister. personne ne mérite quoique ce soit, surtout pas vous deux ! On a tenté de vous punir pour une bagatelle, ce n'est pas acceptable.

Elle se leva, un main sur le ventre, l'autre soutenant Ludovic qui commençait à s'endormir.

- Ecoutez-moi bien tous les deux ; sous mon toit, vous êtes mes protégés et des garçons libres. Si des imbéciles comme mon frère pensent que vous êtes des nuisances, c'est parce que ce sont des imbéciles. Toutes les personnes bonnes que j'ai connues ont du respect pour vous, dû à des êtres humains, comme tout le monde devrait y avoir droit. Alors je ne veux pas d'excuses d'exister ici. Vous avez votre place en ce bas-monde et je veillerai à ce qu'elle soit respectée, est-ce clair ?

Tristan poussa un soupir aux paroles d'Alexandre mais, encore fâché, ne sut quoi répondre. Une chose lui demeurait certaine cependant : il ne voulait pas que son ami s'en veuille autant. Tout avait été un malheureux concours de circonstances, et c'étaient surtout Blanche puis Thierry qui l'avaient profondément humilié.
Son visage s'illumina quand la petite Grâce approcha pour l'observer, toute curieuse, et remarqua ses yeux. Tristan rosit et lui répondit dans un grand sourire :

-- Oh ! Merci beaucoup... C'est... c'est gentil. Tu es vraiment très jolie toi aussi, j'suis sûre qu'un artiste aimerait bien faire ton portrait. (Un temps, un peu gêné) En tout cas si tu veux, j'pourrai t'apprendre des choses ici. Faire des bijoux, faire de la magie, danser, est-ce que ça t'plairait ?

Il écouta avec une infinie tendresse la fillette réconforter Alexandre et finit lui aussi par poser une main délicate à l'épaule de son ami. Le sourire revint aux lèvres de Tristan. Il aimait la façon dont cette petite parlait de la Vierge comme dame protectrice. La croyance dont faisait preuve cette famille était belle, humble et sincère. Rien à voir avec les horreurs proférées par le cardinal ! Enfin, retenant des larmes d'émotions aux paroles d'Irène, il demanda, presque incrédule :

-- Vraiment ? Alors on... on sera pas esclaves ailleurs que sur le papier et nos épaules ? Comment faut qu'on vous appelle d'ailleurs ?

Il songea alors à cette affreuse marque à son bras. Elle lui faisait encore très mal.

Alexandre se perdait dans ses pensées moroses, perclus sous toutes ces fautes et responsabilités qui alourdissaient son échine. Tant de fardeaux déjà pour un si jeune âge ! Irène vint soudain à lui pour le réconforter, comme à son habitude, lui parler doucement. Elle ne lui voulait pas ?Pas du tout ? Pourquoi ? Elle ne le connaissait que d'une petite journée...

"Des limites... Oh, je suis bien conscient que j'en ai. Des limites physiques d'abord tout. des limites morales. Des limites par la peur. Mais me sentir invincible.. Je ne sais pas.. Quoique.. Depuis que je sais pour mon oncle, depuis qu'il m'a parlé, c'est vrai que j'ai ressenti son amour, sa protection, quelque chose en moi s'est cassé. Pendant toutes ces années, chez mon père adoptif, je n'ai vécu que dans la craintes et les humiliations. Pour la première fois, je me suis senti aimé, accepté... Papa... Papa qui ferait tout pour moi. Je n'ai jamais connu ce sentiment et ça m'a monté à la tête, oui."

Il songea à sa provocation ridicule avec Lénius, sa pensée que son père arrangerait tout s'il se faisait prendre au château.

"Je croyais que papa me sauverait de tout maintenant, que je n'avais plus à avoir peur... Mais papa... Papa est prêtre, pas Dieu."

En même temps, Tristan parlait aussi, réagissant aux paroles de Irène et se réjouissait d'avoir enfin trouvé un foyer confortable et chaleureux. Grace et lui semblaient déjà bien s'entendre. Lorsque Tristan évoquait que la fillette pourrait être le sujet d'un beau portrait, son visage rougit mais il réussit à murmurer, timide :

"Je pourrais faire ce portrait. Je sais dessiner. Un peu. Les moments où je suis coincé au lit à reposer mon corps épuisé, j'aime bien dessiner pour occuper mes doigts et mon esprit. Si tu veux, Grace, je pourrais essayer de faire une belle esquisse de toi."

Brusquement, la voix d'Irène se faisait légèrement plus menaçante pour leur rappeler que Tristan et lui méritaient leur place en ce monde et dans ce foyer. Néanmoins, une autre de ses phrases le gêna. Elle se trompait : ils n'avaient pas été condamné pour une bagatelle. Le seigneur de Frenn lui-même ignorait les véritables enjeux du procès, influencé par celles qui tramaient dans l'ombre. Il n'était qu'une marionnette, comme Alexandre, dans un projet qui les dépassait. Son visage s'assombrit, nerveux.

"Non Irène, ce procès, cette condamnation... Rien de tout ceci n'est une bagatelle mais un complot. Tout était destiné depuis le départ à faire de moi un esclave : pour me récupérer plus facilement."

Irène soupira légèrement aux paroles d'Alexandre.

- Les parents sont effectivement là pour protéger, mais nous ne pouvons pas tout. C'est d'ailleurs notre rôle d'apprendre à vous débrouiller aussi seuls sans faire de bêtises. Malheureusement, nous ne serons pas toujours là. Alors le jour ou ton père ou moi seront absents, j'aimerai être assurés que vous soyez capable de rester en sécurité.

Grâce rougit un peu aux compliments des garçons.

- Père, il a déjà commandé des tableaux de moi, mais on a dû les vendre quand on est partis de la maison.

Elle sourit alors aux garçons quand ils lui font chacun leur proposition. Irène lève les yeux au ciel avec un sourire en constant que sa fille a déjà sa petite cour.

- Oh oui, oui ! Vous êtes trop gentils !

Irène rit doucement avant de se tourner vers Tristan à sa question.

- Mais Irène voyons, pas de madame ou de maîtresse, d'accord ?

Elle constata alors la marque sur leurs épaules.

- Oh... voilà que je suis négligente. Elles doivent vous faire mal, nous allons arranger ça.

Elle repris le torchon que Tristan avait pris plus tôt pour essuyer le front d'Alexandre et entreprit de chercher de l'eau. Elle entendit alors Alex et se retourna, une expression d'incompréhension sur le visage.

- Un complot, allons donc... Et peut-on savoir pourquoi ? D'où sort cette histoire ?

Le teint d'Alexandre pâlit quand Irène évoqua qu'un jour elle et son père ne seraient plus. Naïvement, il n'avait encore pas envisagé la question, jugeant naturelle la présence de Thierry, que celle-ci durerait toujours. Il se sentit stupide et aussi crédule qu'un enfant. Quelle cible de choix il offrait pour une manipulatrice !

En même temps, l'insouciance tranquille de Grace le faisait sourire. Elle était si mignonne, si attachante. Certainement elle allait faire un beau sujet de portrait. Il eut même l'idée de s'exercer avec elle la peinture. Il avait repéré dans les articles du magasin du matériel et al fillette ferait assurément un magnifique tableau.

Alors qu'Irène partait chercher de quoi rafraichir leur bras marqué, une douleur qui ne faisait plus rien à Alexandre, celles de son cœur et de son esprit l'accaparaient trop, il se décida à exposer la théorie qui lui était venue.

"Tout est parfaitement logique et bien manigancé, Irène. J'ai compris ça tout à l'heure avec cette... Elle parlait de mon sang, voulait à tout prix m'obtenir... Tout cette histoire pour en arriver là. Cette femme qui m'a attiré avec le grimoire de la bibliothèque, c'était pour avoir une raison d'aller au presbytère et d'y mettre le feu. De cette manière, le seigneur de Frenn, ayant une charge avec la prévôté, allait enquêter et tomber tôt ou tard sur la coupable. Comme pour moi, elle a réussi à le mettre sous influence, à lui faire perdre sa volonté... Elle est si douée pour cela. Parallèlement..."

Il tourna la tête vers Tristan et eut un regard triste.

"Elle savait que je n'avais pas d'amis, que j'étais isolé, sensible.. Ainsi elle s'est arrangé pour que tu viennes à la taverne, pour que tu passes à la prévôté prendre mon message.. De cette façon, tu allais être mouillé dans l'incendie, ce qui allait éveiller la méfiance du seigneur de Frenn... Ce qui s'est passé ! Tout ce que tu as vécu avec lui, c'est elle qui a tout planifié ! Comme ça elle savait que j'allais venir te chercher, te voir... Elle a tout anticipé, contrôlé... Nous avons tous joué notre le rôle : le seigneur de Frenn en nous faisant condamner, mon père tentant de nous défendre, toi en moyen de m'amener là-bas, moi comme cible... "

Il s’interrompit, fébrile, serrant sa main autour de la marque.

"Cette femme et la catin me veulent... Elles veulent mon sang, quelque chose que je dois leur apporter... La femme, j'ai vu son antre une fois, elle fait de l'alchimie, des rituels louches... Y a vraiment quelque chose de pas net entre elles ! Vous voyez, tout ce plan machiavélique c'est pour m'avoir !"

Irène se mit soudain à avoir mal au crâne. Est-ce que les événements de la journée lui avait monté à la tête. Elle commença alors à l'arrêter.

- Attends, attends Alex... Cette femme qui a voulu te racheter avec moi, ce n'est pas une quelconque sorcière... elle est juste... comment dire... une peu obsédée avec son héritage me semble-t-il.

Ca lui semblait logique maintenant qu'elle y pensait. Au vu de son comportement dans sa boutique la première fois... les armes de sa famille. Peut-être faisait-elle un complexe en rapport à son origine nobiliaire. Elle fixa un moment Alexandre, cherchant comment le présenter.

- C'est simplement la soeur de ton père. Je crois qu'elle veut te récupérer en rapport avec l'histoire de votre famille. Peut-être parce que tu es le dernier héritier direct de votre lignée. C'est une chose que je ne comprends pas cette obsession de la transmission du sang. Sans doute parce que le mien n'est pas bleu...

Elle écouta ensuite le reste de la démonstration d'Alex. Elle n'en comprenait pas la moitié.

- Mais de qui parles-tu ? Quelle femme ? Celle dont ton père m'a parlé qu'il soupçonne d'être responsable de l'incendie ?

Elle se massa les tempes.

- Déjà, la première femme ne te veut aucun mal, en tout cas je n'espère pas, sinon elle va m'entendre. Ensuite, l'autre, je ne sais pas mais je suis très sceptique quant aux histoires de sorcières. J'ai vu certaines de ces femmes. La plupart n'ont pas l'air habité par le démon. Je veux bien que celle-ci t'ai fait peur et qu'elle soit responsable d'un incendie mais ne te monte pas la tête tout de suite, ça ne sert à rien.

La révélation d'Irène sur l'identité de la catin laissa quelques instants Alexandre sa voix. Elle serait... la sœur de son père ? La petite Rebecca d'Anjou que le jeune Thierry d'Anjou avait été forcé de laisser derrière lui ? Était-ce réellement possible ? Quelle était la probbaiblité que son père al retrouve au moment du procès ? Brusquement, un détail lui revint. Les longues explications de son père, de son regard triste, sa voix prête à pleurer...

"Ma tante ? Cette catin serait... ma tante ? Comment le savez-vous ? Mon père le sait-il lui aussi ? Elle... Mon père m'a tout raconté de son histoire. Rebecca d'Anjou était le seul membre de as famille qu'il aimait.. Quand il a été forcé par son père à le suivre pour être vendu à un monastère, il... elle.. Ils ont échangé leurs reliques. Mon père lui a offert une chevalière et elle un médaillon. Un médaillon que mon père m'a transmis depuis. Mon père a passé des années horribles à ce monastère.. il m'a confié avoir essayé de s'évader plus d'une fois.. Il s'est même brisé volontairement la jambe dans l'espoir d'être infirme et qu'on se débarrasse de lui... Il a finalement rentré peu à peu dans le rang, obéi à ses maîtres pour réussir à sortir ordonné prêtre."

Il marqua une pause afin de reprendre son souffle puis poursuivit :

"Une des premières choses que mon père ait faite c'est essayer de revoir sa sœur, vous imaginez bien. Mais depuis son départ, la famille a été définitivement ruiné. Ses membres, eux sont morts. Même la petite Rebecca. Vous auriez entendu la voix de mon père quand il évoquait la disparition de sa sœur... Vous l'avez vu tout à l'heure, non ? Quand il a évoqué ce lien entre frère et sœur, ça se sentait sa douleur.. Papa... Pour papa, la mort de sa sœur est certainement le traumatisme qui l'a le plus marqué, qui lui a fait abandonner l'espoir..."

Il reprit d'une voix plus forte :

"Rebecca d'Anjou est morte ! Et cette catin.. Cette catin invoque son souvenir pour manipuler mon père, c'en est une certitude ! Cela me met encore plus en colère ! Qu'elle veuille m'avoir pour je ne sais quoi, ça passe encore.. Mais utiliser les sentiments d'une personne, lui faire croire qu'un proche est finalement encore en vie... C'est une indécence ignoble !"

On parlait maintenant de l'incendiaire et Irène avait visiblement du mal à relier les points dans toute cette histoire complexe.

"C'est cela, oui, c'est la femme qui m'a manipulé pour que j'aille voler le grimoire, un document alchimique de ce que j'ai pu consulter sur le registre des documents interdits, elle qui a mis le feu au presbytère, elle qui a réussi à s'introduire au château du seigneur de Frenn... Elle est vraiment dangereuse, vous n'avez aucune idée de son pouvoir, Irène. Elle a pour elle déjà un pouvoir d'emprise considérable, elle sait trouver votre faille et l'exploiter pour que vous travailliez pour elle/"

Il ajouta avec plus de calme :

"C'est pour ça que j'ai publiquement menti au procès pour couvrir le seigneur de Frenn... Il m'a poussé où je suis actuellement mais il est surtout sous influence, comme je l'ai été moi-même. Il ne mérite pas une condamnation. C'est elle, cette femme dont j'ignore toujours l'identité la véritable responsable de tous ces maux. Je vous assure, Irène, elle ne ressemble pas à ces femmes qu'on dit être sorcières mais qui peuvent souvent être désorientées ou accusés à tort... Elle... Elle est vraiment dangereuse. D'aileurs... Tristan ? Tu as vu son antre, toi, non ? Tu as remarqué combien elle était étrange, angoissante."

Tristan se réjouit devant le bonheur de la petite Grâce qui sautillait, à l'idée de profiter des talents réciproques de Tristan et Alexandre. Le garçon acquiesça à ses phrases enjouées :

-- Oh oui, ça va être super tout ça ! (à Alexandre, quand il propose à la fillette son portrait : ) Oh woah ! Alors comme ça tu sais dessiner ? C'est trop bien ! Moi aussi alors, j'aimerai beaucoup apprendre hé ! Les couleurs, les courbes... j'ai toujours tellement aimé... C'est même rêve, d'bosser pour un artiste plus tard.

Il ajouta un clin d’œil. Alexandre regarda Irène quand celle-ci l'autorisa à l'appeler seulement par son prénom. L'invalide rosit, tout troublé par la gentillesse incomparable de cette femme si maternelle.

-- Très bien. Merci. Merci beaucoup...

Alexandre lui conta alors l'ensemble de l'histoire, de l'aide apportée à Lucrezia à l'incarcération, en passant par les manigances du seigneur de Frenn. Irène révéla alors que Blanche pourrait être la sœur du garçon. Il ne semblait pas y croire mais maintenant qu'elle le disait, les choses paraissaient cohérentes : le sang... ce serait le sang noble à préserver. Il avait déjà entendu ce genre de formules dans la bouche d'aristocrates. Tristan avait du mal à imaginer cette Blanche être en réalité de grande engeance, cependant après tout... Il regarda Alexandre d'un air enveloppant, comme pour l'aider à surmonter cette nouvelle révélation si elle s'avérait être vraie. Son ami l'interrogea alors sur l'antre de Lucrezia.

-- Euh... B'en j'ai pas bien vu. Y avait de grandes tentures, il faisait noir. J'ai surtout vu des belles pierres, des livres, et tout plein de choses comme dans une caverne aux merveilles.

Irène fixa Alex qui paraissait toujours dubitatif. Elle songea qu'elle détenait encore le médaillon de sa famille. Elle le prit et le détacha de son poignet.

- Ton père m'a dit de lui montrer cela et elle l'a tout de suite reconnu.

Elle réfléchit un instant. Que croire ? Elle finit par hausser les épaules.

- De toute façon vous êtes en sécurité ici. Il ne vous arrivera rien en espérant que mon imbécile de frère vous ménage. Il sait qu'il a intérêt...

Elle serra les dents. Plu à Dieu qu'un jour, on lui ouvre les yeux. Elle eut la même réaction que Tristan à la révélation du complot, à savoir surtout secouer la tête. Elle préfèra rendre son médaillon au garçon.

- Tiens, ton père préférera le voir à ton cou.

Elle revint alors à Tristan.

- Ne me remercie pas. On m'a fait bien des louanges pour que je ne regrette pas de t'accueillir.

Grâce tira alors sur la robe de sa mère et dit une voix timide.

- Mère... J'ai faim.

Alexandre sourit d'apercevoir Tristan se défendre enfin et même s'émerveiller qaund il apprit son petit talent pour le dessin.

"Si tu veux, je réaliserai un portrait de toi également, après celui de la princesse, bien sûr ! J'essayerai aussi de comprendre comment on fabrique et mélange les couleurs puis je t'apprendrai aussi."

Tristan écouta ensuite son exposé sur ses idées sur tout ce qui leur arrivait, l'origine de ses mésaventures mais lui non plus semblait ne pas y croire. A leurs regards perplexes, Alexandre comprit qu'ils le pensaient devenu fou. Peut-être ? Après tout, avec tout qu'il avait pu vivre, il serait normal pour son esprit de divaguer. Pourtant.. Pourtant rien de ses hypothèses ne lui paraissaient folles. Elles semblaient même très cohérentes.

Soudain, Irène lui montra son médaillon, un geste qui le sortit de ses pensées et le rendit fébrile. Il l'attrape rapidement, le serrant contre sa poitrine avant de le passer autour de son cou. Son doigt caressa alors amoureusement le métal.

"Je ne l'ai porté que trois jours.. Mais c'est comme s'il avait toujours fait partie de moi. Ce n'est pas le fait d'avoir du sang noble qui me plait, non, je m'en fiche ça, mais c'est ce lien qui représente avec mon père. Jusque là, toute ma vie, je me suis cru seul, soumis au bon désir de celui je croyais être mon père... La première fois, en prison, je me sentais si seul, perdu... Mais maintenant, je sais que j'ai un tout autre père, pas vraiment un homme de bien, avec beaucoup de défauts, mais au moins lui il m'aime sans attendre quelque chose en retour. il ne veut pas un héritier, lui, il veut juste que j'aille bien."

Dans l'émotion qui le prenait, il se tut puis ferma les yeux. Il réfléchit ensuite aux dernières informations fournies. La catin aurait reconnu le blason ? Serait-ce donc la vérité ? Elle serait vraiment... Pourtant, à la vente, elle ne le regardait comme une tante observerait un neveu, plutôt comme une chasseresse devant sa proie. Il tremblait encore de s'en souvenir.

"Elle a reconnu les armes de mon père... Elle est instruite alors mais ça ne nous renseigne pas si elle est réellement Rebecca d'Anjou ou non. Les d'Anjou sont répertoriés dans les livres d'histoire, leurs armes aussi... Retrouver l'information serait un jeu enfant ! Et puis... Et puis, je me moque en vérité si c'est elle serait ma tante ou non. je n'ai pas envie de la rencontrer, c'est tout. Je crois n'avoir plus envie de rencontrer personne. Chaque fois, ça finit mal, soit pour moi soit pour ceux avec qui je suis. je n'ai plus envie de faire confiance aux gens si je ne comprends pas leurs réelles intentions. C'est peut-être dur, intolérant, mais je m'en fiche. J'en ai assez de me faire utiliser !"

A ces pensées se rajouta l'allusion d'Irène qui évoqua son frère, ce sinistre cardinal qui pouvait les reprendre à tout moment. Il frissonna. Qu'allait-il encore lui arriver ? Il n'eut cependant pas le temps d'y penser : Grace rappelait à as mère l'heure tardive et surtout son estomac affamé. A cet instant, l'organe gronda.

Tristan rosit quand Alexandre lui proposa de faire son portrait. Jamais de sa vie quelqu'un ne lui avait porté un intérêt de cet ordre et bien des gens le renvoyaient au contraire à son apparence bizarre.

-- Pour de vrai ? Oh ! Ça alors c'est... euh... oui alors, merci. Et j'adorerai apprendre à faire les couleurs oui !

Son visage devint même rouge devant l'enthousiasme d'Irène qui lui confiait avoir entendu des louanges à son sujet. Qui donc avait pu parler autant en bien de lui ? Lénius ? La douce présence d'Alexandre et la jeune mère réchauffaient le cœur du garçon, qui enfin trouvait un peu de sérénité après les quatre abominables journées qu'il venait de vivre.

Il écouta avec beaucoup d'émotions les réflexions d'Alexandre quant à Blanche des Roses, qui serait sa tente. Elle semblait ne s'intéresser à lui que comme héritier, alors que son père voulait simplement son bonheur. Avec un petit sourire complice, Tristan passa son doigt sur le médaillon que son ami était tout heureux de porter de nouveau à son cou. Les dorures du bijou dansotèrent devant leurs yeux au rythme des petits mouvements qu'il lui imprimait. L'invalide éprouva une certaine satisfaction aussi de voir Alexandre comprendre enfin qu'il n'y avait aucune prétention à tirer de cette origine noble, mais seulement le bonheur d'un lien d'affection retrouvé.

L'intervention de Grâce lui rappela l'heure déjà bien avancée. Il prit alors seulement conscience qu'il n'avait rien avalé depuis le maigre brouet donné la veille dans les prisons du château de Frenn. Tristan ne s'en était même pas aperçu : dans la rue, il lui était déjà arrivé de tenir bien plus longtemps sans manger. Cependant il ne dirait clairement pas non à un bon repas !

En entendant Irène s'inquiéter au sujet du cardinal, Tristan souffla :

-- Ouais, j'espère que vot' frère aura le bon goût de nous fich' la paix le plus longtemps possible.

Irène regarda d'un bon œil les garçons parler de peinture. Elle décida aussi de laisser là le sujet de Blanche. Elle espèrait que celle-ci ne ferait pas de scandale. Elle avait l'air furieuse et abattue en sortant du marché. Irène pria pour qu'elle ne cherche pas à retrouver les garçons. Les craintes d'Alex commençaient à l'influencer visiblement. Seulement, la plainte de Grâce puis des estomacs des garçons la rapella à l'ordre. Elle aussi sentit la faim tenaille son ventre. Avait-elle mangé avant le procès ? Elle ne s'en souvenait même plus. Quoiqu'il en soit, il fallait bien se nourrir. Le pain qui restait né suffirait sans doute pas pour quatre. Elle se mordit la lèvre. Que faire ?

- Mère ?

- Je suis désolée Grâce, nous n'aurons pas assez pour tout le monde...

- Mais je pourrais aller chercher moi ! J'ai vu une boutique avec de bons prix sur le chemin du puit. Ce n'est pas loin et si un des garçons vient avec moi ? Dites oui, dites oui s'il vous plaît.

Les yeux de sa fille n'accordèrent que peu de résistance à Irène. Elle secoua la tête en tendant quelques pièces à Grâce.

- Très bien, mais vite et tu sais comment négocier. Messieurs, y a-t-il un chevalier vaillant pour accompagner ma fille ?

Son estomac grondait toujours plus fort. Habitué à manger deux repas copieux par jour, il ne supportait pas d'en rater un et son corps le faisait clairement sentir. La tête commençait à lui tourner et ses muscles, en plus de l'épuisement physiquement, s'affaiblissaient encore. Il fallait cependant encore attendre. Quand Irène évoqua le manque de provisions, il faillit soupirer. Néanmoins, il réussit à rassembler ses forces à la requête d'accompagner la petite Grace. Ses mains s'accrochèrent à ses béquilles et le jeune homme se mit péniblement debout.

"Je vais..."

Alors qu'il s'apprêta à faire un pas, un vertige le saisit et Alexandre chut piteusement au sol, s'effondrant sur le plancher.

"Je crains que mon corps n'ait décidé à notre place duquel d'entre nous accompagnerait Grace."

A l'intonation employée par Alexandre, on pouvait reconnait une légère pointe de cynisme, similaire à celle dont Thierry savait être si coutumier. Au sol, Alexandre se recroquevillait sur lui-même, frustré et agacé par la fragilité de ce maudit corps.

Un sursaut brutal de Tristan répondit à la chute soudaine. Il lança ses roues en avant jusqu'à approcher son ami à terre et tendit les bras vers son ami pour l'aider à se relever. Ses mains tremblotaient, affaibli qu'il était par ces journées éprouvantes. Mais il avait davantage d'énergie que le garçon tout frêle, habitué qu'il était à errer parfois des jours sans manger. Le temps avait fait son oeuvre pour lui durcir le cuir et les membres supérieurs. D'un hochement de tête, il encouragea Alexandre, puis se tourna vers Grâce et Irène :

-- J'm'occuperai bien de cette demoiselle. On va aller quérir c'qui fait.

Irène apprécia l'entreprise des garçons. Lorsqu'Alex chuta, elle sursauta tout comme Grâce et alla immédiatement l'aider. Elle fit un signe de tête à sa fille pour lui faire comprendre d'aller avec Tristan. Elle signala au garçon qu'elle s'occuperait de son ami. Grâce prit alors la main de Tristan avec douceur.

- Viens, je suis sûre qu'on va trouver quelque chose de très bon pour tout le monde.

Elle l'entraina à la porte. Irène quant à elle prit sur elle de relever Alexandre.

- Appuie toi sur moi. Vous devez être épuisés après tout ce qui est arrivé. Un bon repas et vous irez tous au lit de bonne heure.

Fataliste, Alexandre observa Tristan s'éloigner avec la petite Grace pendant qu'Irène l'aidait à se relever. Difficilement, le jeune homme s'appuya sur elle, incapable de faire autrement. Son corps était lourd, beaucoup trop lourd pour lui. Il savait à peine remuer les bras.

"Dé... euh merci. Oui, j'ai intérêt à aller vite au lit. D'ailleurs.. Demain, je devrais sûrement rester couché. Peut-être même demain. Mon corps ne se réparera pas en une seule nuit. "

Comment Irène allait-elle juger cette annonce ? Le trouverait-elle paresseux ? Penserait-elle qu'il ne ferait pas assez d'efforts ? Il chercha un moyen de rentabiliser son inactivité.

"Je pourrais quand même dessiner ! Je ferai le portrait de Grace comme promis ! Ou je peux faire des comptes ou d'autres trucs ! Mes mains, elles peuvent encore servir !"

Avant de partir avec Grâce, Tristan revint un instant vers Alexandre. Il voulut l'extraire de cette attitude accablée, tout fautif qu'il se sentit de son corps piteux. Les bras du garçon serrèrent les épaules de son ami dans une tendresse qui lui tint chaud. Tristan avança pour déposer une bise amicale sur la joue d'Alexandre.

-- Tu vas bien te r'poser et vite te remettre, l'artiste !

Il joignit un clin d’œil à ses mots papillonnants, tout hâtif qu'il était de voir Alexandre à l'oeuvre pour les portraits qu'il avait promis. Les roues du fauteuil tournoyèrent, gonflant dans le vent l'habit du danseur qui s'en revenait vers Grâce pour quitter la maison en sa compagnie.

A la bise qui claqua sur sa joue, le teint du jeune homme vira au cramoisi. Il en devenait tout ému, ayant du mal à articuler. Son regard se baissa, timide, mais il réussit à relever la tête pour adresser un large sourire à Tristan.

"Merci..."

Son coeur s'emballait dans sa poitrine. Il tremblait, tout fébrile. Il réussit cependant à attraper la main de Tristan et à lui rendre à son tour un baiser avant que celui-ci ne parte.

Une fois dehors, la main de Tristan claqua avec entrain sur ses genoux et il proposa à Grâce :

-- Est-ce que la princesse veut prendre place sur son carrosse ?

Il espérait ainsi amuser la petite fille et du même coup la garder sous sa protection. Il ne pouvait pas lui donner la main, occupé s'il serait à faire avancer son fauteuil, et les rues n'étaient pas sûres pour une si jeune enfant, même si elle marchait juste à côté de lui. La marque lançait encore l'épaule du garçon mais il parvenait maintenant à rouler moins péniblement qu'à l'aller. Il prit soin de remonter un pan de sa vieille tunique sur sa peau brûlée.

Irène acquiesça aux paroles d'Alexandre. Elle pouvait bien les laisser une journée. Après tout, il n'y avait pas encore foule, elle pouvait bien se débrouiller.

- Soit, je laisserai seulement Ludovic avec vous. Vous ne devriez pas avoir beaucoup à faire avec lui, il est toujours sage.

Le geste des garçons l'étonna quelque peu mais elle secoua la tête. Ce n'était que de vulgaires accusations de soldats ivres. Au pire, ce n'était qu'une passade, comme en ressentait les Grecs, pour se former avant le mariage. Peut-être aussi à cause du physique ambiguë de Tristan. Quoiqu'il en soit, elle s'en moquait. Leurs épreuves devaient aussi faire ressortir leurs émotions.

Grâce s'en moquait encore plus, trop heureuse d'avoir un compagnon. Elle rit au moment où il lui proposa de monter sur ses genoux mais le fit doucement, de peur de lui faire mal. Cependant, elle retrouva vite son entrain.

- Allez ! A la fromagerie ! Vite, vite !