20 septembre 1597 - Nuit agitée

C'était une nuit de pleine lune. La lueur bleuté de l'astre d'argent inondait le dortoir d'une teinte blafarde. Il devait être aux alentours de la mi-nuit, peut-être plus, mais l'on y voyait presque que comme en plein jour.

Sur les paillasses voisines, les respirations lentes et cycliques des autres esclaves agrémentés la silencieuse ambiance sonore que seule un hibou loquace venait rompre de temps à autre. Tous profitaient de ce sommeil réparateur. Tous profitaient de cet unique instant de pleine liberté.
Dans leurs songes, chacun d'entre eux pouvait vivre sa vie rêver. Tous dormaient à poings fermés.


Tous, sauf Eldred. Étendu sur le rustique matelas, ses yeux grands ouverts fixaient le plafond. Le zakrotien avait beau être un guerrier, il avait ses secrètes faiblesses: il n'avait jamais pu fermer l'oeil un soir de l'une blanche. C'était ainsi depuis toujours et ce soir n'y faisait pas exception. Il avait appris à faire avec.

Alors que son regard scrutait avec une attention démesurée les joints entre les blocs de pierres, son ouïe fut attiré par des paroles étouffées. N'ayant rien de mieux à faire, il tendit l'oreille.

Cela venait du dortoir voisin, celui des femmes. Elle gémissait, marmonnait, sanglotait. Son cœur se serra d'assister à un tel spectacle. Qui donc pouvait bien être assis à ce point de mauvais rêves ?

Il se sentait oppressé. Après une longue inspiration, il décida de se lever, enfilant une tunique ample afin de marcher jusqu'à l'étroite fenêtre.
Les bruits se turent. Des petits pas de souris prirent le relais. Intrigué, il s'avança à son tour pour découvrir qui était la victime de tant de cauchemar.

Une chevelure blonde, un visage doux, un petit corps fluet. Il écarquilla les yeux de stupeur

- Aud? Mais Qu'est-ce que?...

Il n'en arrivait même plus à finir à sa phrase, tant cette rencontre le bouleversait. Savoir que c'était elle, ne fit qu'augmenter sa peine et sa compassion pour la jeune fille.

Cela faisait cinq jours. Cinq jours que le seigneur de Frenn l’avait reprise de la demeure Rotteberg. Et mathématiquement, elle avait à présent passé plus de temps ici, plutôt que chez son ancien maître. Si elle pouvait raisonner de manière pragmatique, elle pourrait laisser cela derrière elle, et maintenant se tourner vers son avenir dans cette maison. Le seigneur de Frenn était tel qu’elle l’avait imaginé à leur première rencontre, et toute sa maisonnée lui ressemblait. Un homme de principes, d’éthique, qui appréciait le travail bien fait et qui mettait en place les outils et les moyens pour y parvenir. Aud avait pu reprendre le rôle qu’elle avait toujours joué, une domestique veillant à la propreté de la demeure, au bon approvisionnement de buches dans les cheminées… Un rôle humble, mais qui lui suffisait. Avant, dans ces moments-là, elle trouvait toujours le moyen de laisser son esprit vagabonder, réfléchir à des notions si simples mais qui la passionnaient…

Aujourd’hui encore, chaque fois que son esprit avait un moment de libre, il revenait à ces jours-là. Ces heures-là. Avec une précision si réelle, elle revoyait chaque instant, chaque seconde, tous ces détails…

La nuit ne faisait pas exception. En fait, c’était peut-être même pire, car même son corps au repos revenait sur ces souvenirs de sensation. Alors elle ne dormait plus. Plus vraiment en tout cas. À chaque réveil, elle se rendait compte qu’elle dérangeait les autres esclaves qui essayaient elles aussi de dormir.

Alors à défaut de ne pas fermer l’œil, il valait sûrement mieux qu’elle se lève. Qu’elle s’occupe, en prenant par exemple de l’avance sur ses tâches du matin. C’était ce qu’elle avait fait la veille, et l’avant-veille, et personne ne se soucie de savoir si les cendres des cheminées ont été ramassée à l’aube ou au milieu de la nuit. Pendant ces moment-là, son esprit était trop engourdi à réfléchir à sa propre motricité qu’il ne se focalisait plus sur ces images. Certes, elle dormait donc très peu, peut-être trop peu, mais elle n’avait pas trouvé d’autre équilibre.

Profitant de la lumière de la pleine lune, Aud ne prit pas de bougie pour s’orienter. Ça en économisait au moins une, et la luminosité était suffisante pour ses yeux. Le tout était d’arriver à sortir sans déranger personne. Sa robe s’enfilait sans bruit, et ses sandales étaient si fines qu’on ne les entendait presque pas sur le sol, même le parquet.

Alors qu’elle se dirigeait vers la réserve où se trouvaient tous les outils nécessaires au ménage, elle n’entendit absolument pas Eldred se lever à son tour. Elle ne faisait que chercher pelle, balai et seau après tout… Mais quand sa voix apparut, soudainement, la jeune fille sursauta d’un bond avec un cri étouffé contre la paume de sa main.

Eldred !

« Par tous les diables ! Que fais-tu ici ?! »

Son cœur battait comme s’il était écrasé par des sabots, et pendant un bref instant, elle en avait oublié de respirer. Pour un peu, elle l’aurait confondu avec un fantôme. Le pire fantôme.

Mais ce n’était qu’Eldred, un homme qu’elle avait apprécié dès le premier regard qu’elle avait posé sur lui. Un compatriote. Qui était vraisemblablement tout aussi surpris qu’elle.

« Tu… ne parviens pas à dormir ? … Oh non, je t’ai réveillé ? Je suis si désolée, ce n’était pas mon intention ! »

S'il s'était attendu à se retrouver nez à nez avec Aud... La pauvre avait eu la frayeur de sa vie en apercevant sa silhouette. Et il réalisa que sa tenue était quelque peu légère et... Spectral sous cette lumière blafarde. Il espérait ne pas l'avoir choqué plus que de raison.

-- Je te retourne la question lillesøster. La nuit est faite pour se reposer et non pour faire du zèle lui répondit-il un brin sarcastique en constatant qu'elle allait prendre la direction de la remise.

Il soupira, agacé de ne pouvoir lui-même trouver le sommeil et reprit avec plus de douceur

- Tu n'y es pour rien n'ais crainte. Je ne peux jamais fermer l'oeil les soirs de pleine lune. C'est ainsi depuis toujours. On finit par s'y habituer

Enfin presque. On faisait avec disons. Il avait appris au fil des ans qu'il ne servait à rien de se battre avec  le sommeil. Quand il ne venait pas, il ne venait pas. Mais elle, ce n'était pas pour cette raison qu'elle fuyait sa paillasse.

- Tu as fait un mauvais rêve, lillesøster?

Maintenant qu’elle commençait à retrouver une respiration acceptable – toujours forte et rapide, au rythme du sang dans ses tempes, certes – la main sur sa poitrine, elle pouvait un peu mieux écouter Eldred, et comprendre sa surprise de la voir. Surprise partagée.

« On dit que le travail de demain, c’est l’effort personnel d’aujourd’hui… » répondit-elle, même si elle savait très bien que ce n’était pas ce que voulait dire son compatriote.

Elle avait entendu parler de la pleine lune, de son effet sur les gens. Ou alors, quand ce n’était pas cela, c’était la nouvelle lune. Certaines personnes devenaient irascibles, d’autres, comme Eldred, ne trouvaient pas le sommeil. Peut-être était-ce à cause de la trop forte luminosité. Ou bien un choix des dieux…

« Tu as fait un mauvais rêve, lillesøster ? »

Aud baissa légèrement son regard, se pinçant les lèvres.

« Oui… quelque chose comme ça… »

Elle ne voudrait pas inquiéter Eldred. Il avait déjà beaucoup à faire de son côté, et elle n’avait jamais aimé parler de ce qui la hantait. Ça la placerait dans une situation de victime, et il n’y avait pas de victime dans une relation de maître à esclave.

« Je vais finir par m’habituer, moi aussi… C’est pour ça que je voulais prendre de l’avance. Au moins, ici, je ne dérange pas les autres femmes. »

Le travail de demain était le travail demain. Pour les hommes libres c'était sans doute vrai mais eux ne jouissait d'aucune oisiveté et s'avancer dans son travail n'amener que d'autres tâches un peu plus pénibles. Son regard se fit sévère sans juger de son dévouement ou de son apparente naïveté (sans doute un peu des deux).

Il ne manqua pas de voir son regard partir de biais lorsqu'elle lui répondit sur son sommeil agité. Une réponse qui laissait présager que ce n'était là qu'une infime partie de la réalité. Ses sourcils se froncèrent un peu plus tandis qu'il essayait de comprendre. Ce n'était de tour évidence pas un évènement ponctuel et isolé...

- Tu es coutumière de ces terreurs? On ne s'habitue pas au mauvais sommeil, lillesøster. Un jour ta dette te rattrapera si tu n'as pas réglé ton compte. Nous pourrions sortir en discuter si tu le souhaites, ainsi personne ne sera réveillé.

Il réalisa alors que sa tenue n'était pas des plus adaptées...

- Laisse-moi passer quelque chose de plus convenable

Il disparut un instant le temps d'enfiler ses  braies et une tunique plus courte qu'il acheva d'arranger devant Aud, laissant apparaître une cicatrice à l'aine, vestige d'une ancienne bataille.  Il lace en vitesse ses chaussures et le voilà fin prêt à se rendre à l'extérieur.

Eldred parlait de dette… Et c’était sûrement une bonne manière de voir les choses. Le manque de sommeil était une très mauvaise chose, surtout pour des travaux aussi physiques et éreintants que ceux qu’ils faisaient. Mais ce n’était pas comme si elle pouvait faire autrement. Elle aimerait dormir la nuit, mais ne pouvant pas le faire, elle devait alors accepter et faire avec. S’adapter. Faire en sorte de quand même bien travailler. Pour rien au monde elle ne voudrait provoquer le mécontentement du seigneur.

« Pas exactement coutumière, et j’ai bon espoir pour la nuit prochaine. »

Hm, même elle n’y croyait pas vraiment, à ce qu’elle venait de dire.

« Ou… peut-être la nuit d’après. »

Ce n’était toujours pas terrible. Mais heureusement, la remarque d’Eldred la sortit de son embarras… pour la mettre dans un autre. Il était vrai qu’il n’était vêtu que d’une longue tunique, un vêtement de nuit, et Aud n’avait jamais vraiment vu d’homme si peu vêtu. Le rouge lui monta vite aux joues tandis qu’elle dévia son regard vivement.

« Oh, oui, bien sûr ! Je t’en prie, je ne bouge pas d’ici… »

Il partit en vitesse, et quand il revint, il fut déjà plus habillé, comme s’il n’était jamais vraiment allé dormir aujourd’hui. Elle lui avait toujours trouvé une certaine classe, une certaine carrure, quand il était ainsi. C’était à son image qu’elle imaginait les guerriers de Zakros, alors même avec une tunique d’esclave, il lui semblait toujours spécial. Son regard s’arrêta un instant sur la cicatrice visible. Elle semblait ancienne, mais elle avait dû être douloureuse…

Il haussa un sourcil suspicieux. Sa simple réponse prouvait bien qu'il avait raison et que c'était là un fait récurrent. Elle-même ne semblait pas croire à ses propres paroles.
Il constata tout à coup que ses joues s'étaient empourprées et réalisa que sa tenue était sans doute à l'origine de sa gêne. Il fallait dire pour sa défense que les zakrotiens n'étaient pas particulièrement pudiques. Du moins comparés aux monbriniens... Ils avaient pour habitude de se retrouver dans des bains chauds ou encore des huttes à vapeur afin de se laver et de se détendre tout en socialisant. Les femmes n'ont plus n'étaient pas prudes et étaient bien plus libérées que les.monbriniennes enfoncées de leurs épaisses robes qui ressemblaient plus un carcan de torture qu'à un vêtement. Enfin ce n'était là que l'avis d'un guerrier étranger.
Il s'empressa donc de s'habiller décemment avant de revenir auprès d'Aud.

Ils quittèrent le bâtiment et sortirent dans la Cour. L'on y voyait presque que comme en plein jour à l'exception près que la lumière était bleuté et non dorée. Eldred se dirigea vers une petite porte de bois de sa connaissance : la remise des bûches. Il en sortit de belles bûches qu'il disposa à la verticale en guise de tabouret.
Quelque chose lui disait qu'ils risquaient d'y être un certain temps alors autant s'asseoir...

- Depuis quand as-tu le sommeil ainsi agitée ? demanda-t-il avec douceur.

Un petit courant d'air frais s'engouffra dans la Cour. Le ciel est limpide, les étoiles brillaient. On pouvait même apercevoir le bifrost serpentant entre les mondes...

- Tu n'as pas froid? Tu veux une couverture ?

Il ne manquerait plus qu'elle finisse insomniaque et malade...

Elle le suivit pour sortir. Ce n’était pas comme si elle irait protester et préférer travailler : elle avait conscience de ne pas être dans ses heures. Tout travail fait maintenant était un bonus, rien de plus. Et puis, elle savait au fond d’elle que ce n’était pas une mauvaise idée de le suivre, au contraire. Eldred avait une présence rassurante. Il lui prépara même un siège de fortune, qui lui arracha un petit sourire de gratitude. Ils se connaissaient peu, mais il était déjà plein d’attentions pour elle. Bien loin de l’image que le monde devait avoir des Zakrotiens en ce moment.

Aud s’assit donc, les bras repliés sur eux-mêmes.

« Un petit peu moins d’une semaine… Six jours… » répondit-elle, en regardant partout autour d’elle.

La vérité, elle savait parfaitement quand ses cauchemars avaient commencé. Peut-être pas en termes de jours, mais ce qui s’est passé, ça, elle le revoyait sans cesse. Et maintenant qu’elle y repensait, les images revenaient dans son esprit, comme des gifles. Ou des coups de canne. L’esclave ferma alors les yeux d’un coup, se forçant à respirer, se concentrer dessus…

« Non, je vais bien, je t’assure… » Mais elle eut un frisson. « Ce n’est pas le froid, en tout cas. C’est juste que… je me rappelle de choses… »

La Zakrotienne se tut une nouvelle fois, partagée entre ce qu’elle pouvait dire ou non. Certains mots restaient bloqués dans sa gorge. Trop horribles, mais aussi, il n’était pas décent de dire du mal d’un ancien propriétaire. Se plaindre, c’était une preuve de mauvaise conduite, de mauvaise éducation.

« Tu m’as dit… que tu avais déjà combattu. Que tu avais fait des guerres. Je voulais savoir… est-ce que tu as déjà rencontré un ennemi si terrible… si effrayant… si malveillant que tu avais la sensation qu’il se trouve encore là, tout près ? Qu’un matin tu pourrais te réveiller et… il est là, et il sourit, et… il te montre… des choses… »

Six jours... Eldred calcula rapidement que cela avait du commencer lorsqu'elle était chez ce fou de Rottenberg. Son regard s'assombrit alors qu'il posa les paumes de ses mains sur ses cuisses  pensivement. Il inclina la tête, l'invitant à poursuivre après s'être assurée qu'elle n'avait pas froid.

Ses mâchoires se serrèrent lorsqu'elle évoqua ses souvenirs qui venaient la harceler en ce moment même. Qu'avait-elle donc bien pu vivre là bas? Il ne pouvait même pas imaginer ce que cela avait pu être. Il ne savait même pas non plus où s'arrêtait la réalité et où commençait le mythe. Il avait entendu tellement de choses à son sujet. Certaines crédibles et de sources sûres d'autres parfaitement farfelues...

Le zakrotien la laissa prendre le temps de trouver les mots qu'elle cherchait. Oui, il avait déjà combattu et acquiesça silencieusement afin de ne pas l'interrompre. Le reste, lui fit froncer les sourcils. Évidemment qu'elle parlait d'elle-même et qu'il ne s'agissait là que d'une façon détournée d'aborder le sujet... Cela lui glaçait le sang de la savoir ainsi tourmentée.

Il rapprocha doucement sa bouche de la sienne et enroula un bras protecteur autour de ses frêles épaules. Ses yeux se perdirent à l'autre bout de la Cour.

- Non ça ne m'est jamais arrivé. Je n'ai jamais eu peur de mes ennemis ou de la mort lors d'un combat. Tu sais c'est un honneur pour nous que de mourir ainsi. Cela fait parti de notre culture. Les armes, le sang, la guerre, la boue, la sueur... C'est ainsi que l'on atteint le Valhalla, mourir paisiblement n'offre qu'une vie éternelle plus morne et insipide.

Il se tourna enfin vers elle, plongeant ses prunelles dans les siennes.

- Mais ton expérience n'a rien à voir avec la guerre. Cet homme est cent fois pire qu'un rejeton bâtard de Loki. Je l'aurais tué de mes propres mains si j'avais su que tu étais là-bas à ce moment là.

A nouveau ses dents se pressèrent lui contre l'autre tandis que le poing de sa main libre se ferma. Ici elle ne risquait plus grand chose mais il se promit de lui apprendre à se défendre afin que plus rien ne lui arrive. Il voulait savoir. Il voulait savoir ce que cette fiente de troll de merde lui avait fait subir. Mais il ne voulait pas la brusquer. Il voulait lui laisser l'initiative de sa parole.

Elle s’interrompit un moment quand elle sentit le Zakrotien se rapprocher d’elle. Prendre si doucement ses épaules d’un geste protecteur. Elle ne s’y était pas attendue, mais ce contact était en réalité… apaisant. Rassurant. Eldred semblait vraiment porter à cœur ce qu’elle lui disait. Enfin, ce qu’elle arrivait à lui dire. Car elle comprit bien vite que la guerre n’était pas vraiment la bonne métaphore. La guerre, pour lui, semblait si différente de celle qu’elle imaginait. Elle ne l’avait pas connu, pas la moindre bataille, mais elle avait toujours figuré ça comme un champ des enfers sur terre. Aucune gloire, aucun salut, c’était pour cela que la paix était si protégée et chérie.

« Une vie paisible est une vie morne et insipide ? » répéta-t-elle, consciente qu’elle faisait un gros raccourcis sur ce qu’il disait. C’était le genre de vue d’esprit qu’elle aimait faire, surtout avant. Maintenant les mots lui venaient beaucoup moins facilement. Sauf à cet instant-là, apparemment. Un faible sourire s’était frayé un passage contre ses lèvres avant de l’effacer.

Promettre la mort du faux Ulysse de Rottenberg ne venait absolument pas apaiser ses pensées. Plusieurs fois elle l’avait cru mort. Aux mots de William, puis après encore, et chaque fois, il semblait revenir. Comme si la mort elle-même ne le voulait pas.

« Tu ne pouvais pas savoir… Tu ne me connaissais pas. Et tu te serais fait tuer. »

Un esclave qui tue un maître, c’était certain. Il se serait fait tuer. Et elle devint encore plus pâle rien qu’en y pensant. Eldred se serait fait tuer à cause d’elle. Elle aurait eu sa mort sur la conscience, un visage de plus à venir l’accuser chaque fois qu’elle fermait les yeux.

« Il t’aurait tué… tu… tu ne dois pas dire ces choses à la légère. »

Eldred étouffa un petit rire à sa remarque pleine d'esprit, mais cela ne l'empêcha d'afficher un sourire amusé à sa remarque un tantinet provocante. Il ne résista pas à l'envie de lui ébouriffer ses cheveux couleurs de blés comme il l'aurait fait avec sa petite sœur.

- Pour un Zakrotien certainement ! Mais c'est surtout sans bières que la vie est insipide! ne put-il s'empêcher de plaisanter.

Son bref et discret sourire lui fit immensément plaisir. Bien vite pourtant le sujet prit une tournure bien plus sérieuse. Il ne pouvait pas savoir en effet. Et heureusement car s'il l'avait su, il aurait retourné les neufs mondes pour la sortir de là. Jamais il ne l'aurait laissé, quitte à y laisser la vie. Il arrangea une mèche blonde derrière ses oreilles en la regardant avec douceur :

- La mort n'est pas une fin en soi. Si ma mort peu servir un plus grand bien alors qu'elle soit. Et si je dois mourir demain pour que tu puisses vivre libre, je n'hésiterai pas.

Il ne faisait pas uniquement référence à son servage mais d'une façon plus générale aux traumatismes qu'elle avait pu vivre. Sa voix ne tremblait pas. Elle était au contraire pleine de détermination.

- Je suis là si tu as besoin de partager ton fardeau. As-tu songé à voir un guérisseur ? Des infusions pourraient sans doute t'aider à trouver un sommeil plus paisible, au moins dans l'immédiat.

Il avait entendu des femmes parler de ce sorcier dans la forêt qui concotait toute sorte de potion. C'était peut être la personne qui pourrait l'aider....

Sans bière. Une boisson qu’elle n’avait jamais goûté, mais elle était très curieuse de savoir quel goût ça avait réellement dans la bouche. À part de l’eau, ce n’était pas comme si elle avait eu le luxe d’essayer d’autres breuvages. Mais la bière était réputée à Zakros, alors entendre Eldred en parler avec tant d’entrain lui donnait envie de s’y essayer.

La jeune fille leva alors une main à ses cheveux, les recoiffa sommairement maintenant qu’il les avait ébouriffés.

Mais entendre ses paroles, si déterminé… Un frisson s’empara d’elle.

« Non ! Non, c’est… Non ! »

Elle s’écarta légèrement pour voir son regard, et réaliser qu’il pensait chaque mot la remplit d’effroi.

« Tu ne mourras pas pour moi ! Si… Si tu… Non ! Je ne me le pardonnerai jamais ! Jamais, tu m’entends ! »

Elle ne supportait déjà pas la mort d’un homme dont elle ne connaissait même pas le nom, décapité par sa faute, alors lui… non. Non, ça la briserait. Elle le savait.

« Je ne sais pas, je n’ai… pas pensé à un guérisseur… »

Et pour être honnête, elle n’était pas sûre de vouloir en voir un. Pas que le manque de sommeil n’en deviendra pas problématique, mais est-ce qu’elle méritait vraiment d’être guérie ? Elle portait la responsabilité, cet esclave était mort à cause d’elle, pour avoir refusé un gâteau du maître, pour avoir accepté de l’aide. Et le bourreau, esclave lui aussi, était également brisé à cause d’elle. Qui pouvait se remettre d’une chose pareille ? Et pourtant, elle était ici, chez un maître bienveillant, comme si elle était récompensée de sa lâcheté.

Elle se recula pour apercevoir son regard si... Déterminé. La mort ne lui faisait pas peur. Comme il l'avait dit ce n'était pas une fin en soit. Juste le commencement d'autres choses. La vie est cyclique. Après l'hiver venait inlassablement le printemps. Une mort honnorable lui donnerait accès à une autre vie où il retrouverait ses frères et sœurs d'armes. C'était comme un voyage... Inéluctable. Tout le monde mourrait un jour alors à quoi bon la refuser si elle se présentait et qu'elle était "utile". Aud s'en révolta, il s'en amusa. Il ne se justifia pas c'était inutile, mais son attachement avait quelque chose de touchant. Il embrassa son front et lui répondit avec un petit sourire en coin.

- Je n'ai pas prévu de mourir demain rassure-toi. Et contrairement à ce que mes paroles peuvent laisser penser, je chéris la vie. Peut-être même plus que beaucoup, car je sais à quel point elle est éphémère.

Malgré tout quelque chose le chagrinait: en quoi pouvait-elle se sentir coupable s'il venait à disparaître? Sa vie, ainsi que sa mort, lui appartenait. Elle ne pouvait en aucun en porter la responsabilité et il se sentit obligé d'éclaircir ce point qui, sans savoir pourquoi semblait crucial.

- Tu n'y serai pour rien, lillesøster. Etre responsable de sa propre vie est déjà suffisamment compliqué pour ne pas s'encombrer de celle des autres.

C'était bien une réplique de guerrier quand on y pensait... Ne se préoccuper que de sa vie. Cela évitait d'avoir trop de remords lorsque les batailles prenaient fins. Bien sûr, il pleurait ses amis mais il refusait d'en avoir leur poids sur sa conscience.

- Cela pourrait peut-être t'aider. Je t'accompagnerai si tu le veux.

Il hésita et repensant à leur précédent échange se décida tout de même à ajouter innocemment :

- Tu n'as pas à culpabiliser de quoi que ce soit. Car c'est bien ça n'est-ce pas?

Il leva ses sombres yeux vers les siens. Une chouette traversa la cour tandis qu'un courant d'air venait faire voler leur cheveux sous ce ciel nocturne.

Elle ne pouvait rien répondre à cela. Même le baiser qu’il déposa sur son front ne suffisait pas à lui faire oublier la vérité fatidique derrière son sourire et sa voix enjouée. Il n’avait pas peur de mourir. Sa vision de la mort était si… légère. Comme si elle n’avait de valeur que pour lui, et pourrait troquer aisément sa vie contre une mort honorable et une place au Valhalla.

« Tu ne peux pas me demander ça ! Ne pas me sentir responsable… ne pas culpabiliser… Si tu étais mort, ça aurait été de ma faute ! Tu… »

Tu aurais hanté mes nuits, toi aussi.

Aud baissa de nouveau la tête, perturbée de s’emporter de la sorte. Ses nerfs étaient tant sensibles, la moindre provocation la faisait sortir de ses gonds, ça ne lui ressemblait pas. Elle sentait son visage se réchauffer, malgré la fraîcheur de la nuit, signe que les larmes n’étaient pas loin, et elle n’osa plus affronter le regard d’Eldred. Il visait trop juste, et cela faisait ressortir trop de choses qu’elle s’efforçait d’enterrer au fond d’elle-même.

« Tu dis cela, mais tu n’étais pas là-bas… Si j’avais ravalé ma fierté, si j’avais accepté ce gâteau, il serait encore… en vie. Je savais que c’était un piège… William m’avait dit de ne rien accepter de ce qu’il m’offrirait, qu’il me le retirerait et qu’il me frapperait. J’avais… J’avais cru bien faire, frère… J’avais cru… Mais le gâteau est tombé, et… je n’ai pas pu… »

Ça ne pouvait pas avoir de sens auprès de quelqu’un qui ne connaissait pas réellement les faits. Mais les images revenaient, comme des flashs de lumière devant ses yeux. Elle revoyait le gâteau tomber, elle entendait la voix de son ancien maître lui ordonner de lécher à même le sol, et cet esclave qui l’avait alors aidée… avant que le maître ne le voit.

« Il… Il a ordonné à ce jeune garçon de lui couper la tête, frère… Il a… Il a ordonné son exécution pour un gâteau… »

Alors comment pouvait-elle ne pas se sentir coupable ? Elle l’était ! Et elle méritait ces fantômes, la nuit. Elle méritait de ne plus pouvoir se plonger dans son imagination comme elle l’aimait tant. Parce qu’elle avait causé la mort d’un homme, et tous les sévices que son cadavre avait subi, et ce garçon… Abaisser cette hache l’avait brisé. Autant qu’elle.

Les larmes étaient là, à présent. Des larmes amères, fatiguées, remplies de mépris pour elle-même. Elle se les essuya du plat de ses mains, tâchant de les ravaler.

« Pardonne-moi, c’est la fatigue. »

Ce furent les paroles qui provoquèrent l'explosion. Quelques mots et le flot de souvenirs déferla dans un torrent infernal de mots. Il ne comprenait pas bien cette  histoire de gâteau et il se doutait que ce n'était qu'une partie des faits mais il avait saisit l'essentiel : il avait tenté de piéger Aud et un garçon avait finit exécuté sans autres formes de procès, sans réelles raisons.

Une colère sourde grondait dans tout son être alors qu'il passait un bras autour de la jeune fille qui revivait ces instants de terreurs.
Ses mâchoires se serrèrent. Son regard étincelant d'une sombre lueur. De son autre main, il guida délicatement sa tête contre son épaule.
Il ne pouvait  que vaguement imaginer le cauchemar qu'elle avait vécu. Ce n'était pas qu'une simple histoire d'esclave assassiné. C'était toute la torture psychologique qui y était associée. Les larmes commencèrent à rouler le long de ses petites joues rosées. Il caressa ses cheveux, la réconfortant comme il le pouvait.

- Tu n'y es pour rien Aud. Tu ne peux pas te tenir responsable de la folie d'un homme.

Et mieux valait que ce soit lui que toi.
Mais cela il se garda bien de lui dire.

Il la berça lentement dans ses bras avant de reprendre à nouveau.

- Bien sûr que tu es fatiguée. Tu ne dors pas il afficha un petit sourire taquin avant de reprendre plus sérieusement Parler ne te fera pas oublier mais cela allègera ton esprit. Ne garde pas ça pour toi, ou tu finiras dévorer aussi sûrement que si tu avais mis ta tête dans la gueule de Fenrir.

Il se détacha lentement d'elle, essuya une petite larme récalcitrante et se promit d'en finir avec l'esclavage, ici, à Monbrina. Mais ça aussi il se garda bien de lui dire.

- Tu ne risques rien ici. Le baron est un homme droit et intègre. Et même respectueux

Et respectable. C'était suffisamment rare pour être signalé après tout.

Elle ne savait plus contrôler ses émotions. Et pourtant, d’ordinaire, elle y arrivait ! Là, non. C’était comme ouvrir une petite brèche d’un barrage, tout en essayant malgré tout d’endiguer le courant. Eldred la maintint tendrement contre lui, et même dans ses bras réconfortants, elle ne put s’empêcher d’avoir quelques sursauts sur sa respiration, dans ses larmes. Son corps se laissait faire, mais pas sa tête. Ces quelques secondes repassaient. Encore. Encore. Encore. La hache qui tombe. Les mains tremblantes de ce garçon. Son regard brisé. Sa victime sans tête. La tête auparavant douce. Gentille. Le sang.

« J’aurais dû savoir ! J’aurais dû accepter ! C’est moi ! Seigneur, c’est moi… »

Elle connaissait la folie d’Ulysse, elle avait cru être préparée. Mais elle avait été stupide et présomptueuse. À cause d’elle, trop de malheurs étaient arrivés. Un homme y avait laissé sa vie, et un garçon qui avait laissé son esprit.

Et peut-être qu’elle aussi.

« Je ne veux pas alléger mon esprit… Pourquoi suis-je ici, frère… ? Le maître est bon avec moi, toi aussi, William a toujours veillé sur moi, mais… ce n’est pas juste. Je ne devrais pas être ici… »

Elle devait être condamnée, elle aussi. Pour meurtre. Pour souffrances. Elle devrait être jugée, au moins autant qu’elle se jugeait elle-même. Et pourtant, autour d’elle il n’y avait que des regards doux, compatissants, comme si elle était la victime de cette sordide affaire. Non ! Les vraies victimes sont les autres ! Et William ! Lui qui a toujours vécu là-bas, lui qui avait tant souffert. Mais pas elle. Elle était une coupable. Elle méritait tous les tourments qui l’obsédaient.

Il faisait tout ce qu'il pouvait pour la calmer mais Aud semblait prise dans une boucle sans fin. Il serra encore plus fort contre lui, son petit corps qui en avait vu plus qu'il ne pouvait le porter.

- Tu ne pouvais savoir lillesøster.

Il frotta lentement son dos avec l'espoir de la calmer, tentant de lui faire entendre raison mais en vain. Ses paroles atteignirent le grand guerrier qu'il était en plein cœur. Elle ne pouvait pas penser une telle chose... Si seulement il avait pu avoir ce fils de merde de troll vérolé, il lui aurait refait portrait tant et si bien que Hel serait passé pour une beauté divine à ses côtés...

Il serra les dents, ravalant sa salive (et sa hargne), puis posa ses mains sur ses épaules, plantant son sombre regard dans le sien.

- Les gens sont bons avec toi car c'est ce que tu es. Tu n'es en rien responsable, en RIEN. Tu penses que te flageller ainsi comme ces foutus pénitents changera les choses? Aud! Si les places avaient été inversées, aurais-tu voulu qu'il en porte le porte la culpabilité ainsi? Non! Tu ne lui en n'aurait jamais voulu! Tu aurais voulu qu'il vive et profite de la vie pour toi. J'en suis persuadé. Te rendre coupable, ne changera pas la passé, ni ne le refera revivre. Et c'est bien là une chose que j'ai apprise.

Oui, il avait souvent regretté cette maudite rébellion échouée. Il avait porté sur sa conscience la mort de ses frères et de ses soeurs d'armes. Et tous les autres, tout ceux qui avaient péri lors du voyage vers Monbrina, et ceux qui étaient partis pour les mines ou les galères vers une mort sans honneur... Oh oui, il avait regretté. Il s'en était voulu mais cela n'avait pas pour autant modifié son présent. Il avait fini par en tirer les apprentissages nécessaires pour ne pas revivre de pareil échec. Car c'était ça que servait les épreuves dans la vie non?

Il eut soudainement une idée un peu farfelue. La dans la cour, gisait un tas de petits graviers et cailloux en tout genre qui formait le sol, il ramassa un éclat d'ardoise (sans doute tomber du toit un jour de tempête) et entailla le bout de son doigt. Le long de sa buche, il arracha un morceau d'écorce grand comme la paume de sa main, avant de commencer à tracer des runes du bout de son doigt.

- Tu sais ce que c'est? Ce sont les runes que les mères dessinent à leurs enfants pour les protéger des mauvais rêves la nuit et leur assurer un sommeil paisible.

Il acheva le tracé avec une certaine précision et regarda satisfait le résultat

-Place là sous ton oreiller ou ta paillasse Puis sans attendre il attrapa son poignet et traça une autre rune nettement plus simple: un R inversé accolé à un B.
-La Paix. commenta-t-il avant de déposer un baiser sur son poignet

Avec ça, elle ne risquait désormais plus rien, pour affronter la nuit et la sommeil. Il lui sourit doucement attendant sa réaction.

Qu’est-ce qu’aurait pensé son semblable en la voyant ainsi ? Il aurait vraiment pensé comme Eldred le disait ? La jeune fille en doutait, elle ne le connaissait pas, elle n’avait même pas connaissance de son nom… Comment pouvait-elle savoir s’il lui en voulait ou non ? Et comment oserait-elle lui demander ? Il n’aurait pas dû mourir. Pas comme ça, pas pour un gâteau, pas à cause de la stupidité d’une esclave qui venait d’arriver. Aud n’osa plus affronter le regard de son frère, et tremblante, fébrile, elle demeura dans le silence.

Jusqu’à ce qu’il ne se détache d’elle. Pendant un instant, l’esclave crut qu’il en avait fini avec elle – et elle l’aurait accepté – mais il sembla chercher quelque chose. Eldred se fit saigner le doigt, ce qui provoqua un léger hoquet d’horreur de la part d’Aud, mais il vint tout de même dessiner des symboles avec son doigts sur une écorce. Bien sûr qu’elle ignorait ce que c’était, mais le zakrotien le savait déjà, et s’empressa d’expliquer, tout en continuant son œuvre. Intriguée, Aud se rapprocha pour voir…

Des runes… des runes de protection…

… pour elle… ?

Elle n’osait pas le demander. Ça pouvait pourtant sembler évident, mais le méritait-elle vraiment ? La jeune fille fut hésitante à s’approcher de l’écorce, partagée entre sa culpabilité et cette sensation nouvelle de… gratitude ? Non, pas seulement de la gratitude. Elle était intriguée, et touchée, sans parvenir à formuler le moindre mot. Eldred lui prit alors la main, pour placer cette fois un nouveau symbole dans le creux de son poignet.

La Paix.

Avec sa voix, la paix.

C’était ça qu’elle avait perdu. La douce paix qui nourrissait tout le reste, tout ce qu’elle était et ce qu’elle pensait. Aud releva une nouvelle fois son regard vers Eldred, mais ce n’était plus pareil. Sa culpabilité, bien que toujours présente – et trop présente – laissait en cet instant place à de la reconnaissance, peut-être même un peu d’espoir. L’image de la tête sur ses genoux s’effaçait, et quand elle inspira, elle réalisa l’air qui passait dans son corps. Elle n’étouffait plus.

C’était un moment de paix.

« Je… Je ne sais pas quoi dire… »

A court d'idées pour la consoler et la rassurer, il avait décidé de retourner à ses racines.  A leurs racines. Celles des terres sauvages de Zakros. Là où on ne risquait pas de finir torturer en place publique pour usage de la magie et hérésie.
Fort heureusement, au beau milieu de la nuit, il n'y avait personne pour le surprendre à tracer des symboles païens à l'aide son sens.  Intérieurement, il s'amusait de ce qu'aurait pu penser un observateur extérieur.

Il n'avait pas manqué de remarquer le regard effrayé d'Aud la vie du sang. C'est vrai ce n'était peut-être pas le plus judicieux mais il ne disposait de rien d'autre et le sang demeurait bien plus puissant que n'importe quelle encre. Il s'appliqua à métamorphosé le petit bout d'écorce insignifiant en amulette.

Bon certes, il n'était ni sorcier, ni oracle mais cela n'avait rien de bien... Sorcier justement. Lorsqu'il tendit le petit bout de bois, il la sentit perdue, déstabilisée peut-être ? Ses explications n'arrangèrent rien mais il ne se destabilisa pas pour autant et prit son poignet pour achever son oeuvre. Elle posa les yeux sur la rune carmin.

Il patienta, fébrile. Attendant sa réaction. Allait-elle rejeter en bloc son intervention ?

Elle leva les yeux vers lui. Pas un mot. Il tenta de lire de son esprit. Elle semblait désormais plus calme. Pas calme. Simplement plus calme. Mais c'était au dessus de toutes ses espérances. Un large sourire inonda le visage du guerrier.

- Ne dit rien et profite simplement du moment alors.

Il était heureux. Heureux d'avoir pu apporter une maigre éclaircie dans le ciel tourmenté de son cœur. Il remarqua d'ailleurs que la lune s'était voilée depuis quelques minutes, obscurcissant un peu plus le ciel.  Ses yeux se perdirent dans l'immensité étoilée où l'on pouvait deviner le ruban de la Voie Lactée.
- Tu sais ce que c'est ça ? C'est le bifrost. La route entre le monde des hommes et celui des dieux.

Il s'abstint cependant de lui préciser que c'était cette même route qui permettait de rejoindre le monde des morts. L'idée était de lui changer les idées, pas de la ramener à ses terribles souvenirs.

Sans un mot, elle serra entre ses doigts fins l’écorce qu’il lui avait offerte. Aud ignorait si ça faisait réellement effet ou non, si c’était davantage un conte pour les enfants ou quelque chose qui possédait vraiment de la magie, mais peu importe. Le fait qu’Eldred ait fait ça pour elle, ça lui suffisait. Et quand il le comprit en la regardant, elle pouvait voir un large sourire illuminer son visage. Elle aurait voulu le lui rendre, mais ne put le faire physiquement. Son esprit, en tout cas, lui souriait en retour.

Il attira de nouveau son attention quand il vint lui montrer les couleurs dans le ciel noirci. Le Bifrost ? Elle n’en avait jamais entendu parler. Mais comme tout ce qui venait de Zakros, ça la fascinait.

« Le monde des hommes et celui des dieux… » répéta-t-elle en voulant être sûre de comprendre.

Elle ne voyait qu’une tâche plus claire dans le ciel, mais… et si c’était effectivement une route ?

« Est-ce… comme un pont ? »

Ou une voie entre les forêts que sont le ciel et la nuit…

« À quoi ressemble le monde des dieux, là-haut… ? Quelqu’un est-il déjà allé voir ? »

La voie lactée. Ce n’était pas le meilleur jour pour l’observer mais on pouvait néanmoins la deviner lorsque les nuages obscurcissaient la lune, si lumineuse. Il avait beau être déraciné, la voute céleste, elle demeurait immuable. Où qu’il soit elle était là, posée au-dessus de sa tête, imposante et fascinante. Où qu’il soit les mythes qui y étaient liés se rappelaient à lui comme une douce réminiscence de sa culture.
Il partagea cet instant avec Aud, qui à son grand plaisir s’intéressa à ses propos et le questionna à ce sujet. Il acquiesça lentement, tout en plongeant son regard dans le sien

- Oui tout à fait c’est une sorte de pont qui relient le monde des hommes à celui des Dieux. Le seul moyen et de s’y rendre en mourant honorablement, arme à la main. Il est sinon impossible d’emprunter le Bifrost. C’est une sorte de pont ardent, si tu veux. Il est conçu pour éviter aux Géants d’envahir, le Midgard , notre monde

Il balaya quelques cailloux sur le sol, afin d’atteindre la couche sableuse de la Cour et commença à tracer un arbre, tout en lui expliquant la suite.

- Il n’y a pas qu’un monde des hommes et de Dieux. Il y a en tout neuf mondes. Trois en haut, trois au milieu et trois en bas. En haut se trouve les Royaumes des Ases, celui des Vanes et la terre des elfes de lumières. Au milieu : notre monde, celui des nains et celui des géants. Et tout en bas se trouve la terre des elfes sombres, le monde du feu et le monde des morts et de la glace.

Il n’était pas sûr qu’elle puisse distinguer son dessin dans la quasi obscurité mais cela n’avait finalement que peu d’importance. Il était ravi d’avoir pu partager avec elle une infime part de ses croyances. Cela devait sans doute lui parait être très étrange si elle n’avait connu que le faux dieu revenu des morts qui prenaient les hommes pour un vulgaire bétail…


- J’espère que je n’étais pas assommée de mes explications. Quoi que… Si cela peut t’aider à mieux dormir !
Il étouffa un petit rire moqueur mais sourire sincère perdura, tout comme la douceur qu’il y avait dans son regard. Il espérait réellement qu’elle puisse retrouver le sommeil cette nuit ainsi que les suivantes… Il aurait voulu en faire plus pour elle, pouvoir la délester de ces images et les supporter à sa place mais c’était là chose impossible.