[3 septembre] Auberge de l'Ours Noir ~ réouverture [Terminé]

La nouvelle tentative du garçon pour se remettre debout interloqua Thierry mais le ravit aussi. Un sourire se dessina un très bref instant sur son visage qu'il se dépêcha d'effacer rapidement. Malgré l'infirmité qui le frappait, le jeune homme se battait, se rebellait... Il luttait pour exister. Les souvenirs de cette ancienne existence, du temps d'avant que sa famille ne décide de le vendre au monastère pour satisfaire ses propres besoins. Il se remémorait l'image d'un frère cadet et d'un oncle qui ne se déplaçait qu'en une misérable chariote, relégués dans les pièces lointaines de la demeure, loin de leurs vies.... Non, le garçon Bellanger n'était assurément pas ce tempérament. Il se battait malgré la fragilité d'un corps. Le bon sang reçu corrigeait le péché de sa mère.
Néanmoins, face aux accusations, Thierry réfléchit à la nouvelle donne. Cela changerait-il la situation ? Ne fallait-il pas battre en retraite ? Manifestement, le garçon saurait se débrouiller. Il devait désormais penser à lui.

D'une voix claire, laissant apparaitre la surprise, il laissa échapper :

'Allons bon, il se trompe... il est arrivé pendant la conversation.. il n'a pas tout entendu, pas tout compris. Je vous assure que mes intentions étaient parfaitement honnêtes."

Et voilà que l'homme voulait se faire la malle avec Alexandre ! Tristan comprima les poings mais, cette fois-ci, fit bien attention de contrôler sa rage. Il admira au passage le courage du jeune infirme qui repoussait vigoureusement les empressement du curé, et même soutenait son témoignage concernant l'agression. Tristan adressa à Alexandre un regard véritablement admiratif.
Alexandre venait de se mettre debout. Il risquait de chuter une fois encore. Pourvu que le prêtre finisse par daigner le laisser en paix ! Mais pas de repartir blanchi. Sans arme, cette fois, Tristan se contenta de se tenir droit, serein, et confirma une nouvelle fois, après la piètre tentative de Thierry :


-- C'est faux. Ou on a des définitions assez différentes d'l'honnêteté.


Tristan espéra alors de tout cœur que la principale intéressée, encore sous la table, pût confirmer l'agression malgré le traumatisme qui devait la secouer encore. Elle n'avait d'ailleurs rien dit depuis le début. Était-elle sidérée à ce point ? Il y avait de quoi comprendre cela... Tristan roula vers la table et essaya de capter le regard de Lucrezia. Il n'osa rien lui demander : surtout pas de ces paroles stupides comme "est-ce que tout va bien ?" -- évidemment que non ! -- ou encore "comment vous sentez-vous ?". Ses yeux seuls parlèrent, avec l'intensité qui les caractérisait. Il quêtait une réaction -- n'importe laquelle, de la part de Lucrezia.

Son regard hors de l'abri tomba au fond de celui d'un androgyne en chariot, dont la beauté bizarre eut un effet indicible sur Lucrezia. Il lui sembla avoir vu un fantôme. Elle détourna les yeux très vite et, troublée, se recroquevilla davantage. À un moment, le père Thierry partirait. Il parlait d'emmener le fils du libraire ! Elle espérait qu'il n'en ferait rien mais s'en irait vite. Apparemment le dernier mot reviendrait à l'aubergiste : elle avait l'air de vouloir ramener l'ordre dans son établissement. Toujours sous la table, Lucrezia recula jusqu'au mur, où elle se pelotonna. La chrysoprase et le regard de l'androgyne encombraient son esprit malade.

Heureusement, l'intervention d'Emeline eut son petit effet. Chacun se calma, même s'ils se regardaient toujours en chiens de faïence. Cependant, chacun tenta de se défendre, tels des bambins qui dénonceraient leur camarade pour ne pas se faire punir. Emeline soupira. Elle connaissait bien le père d'Anjou... Les ragots sur sa personne allaient bon train, et elle-même avait pu constater ses incorrections. De plus, elle savait aussi à quel point Tristan était habituellement timide et calme, et que seule une action qui lui serait révoltante le ferait sortir de cet état.
De ce fait, elle avait tendance à croire sa version, qui affirmait que le prêtre avait touché la jeune fille sans son consentement. Et lorsque le jeune libraire la soutint, cela renforça cette idée.
Elle s'efforça donc de prendre un ton presque amusé pour s'adresser à Thierry, ne voulant pas attiser la joute verbale qui avait encore lieu.

- Allons, allons, mon cher, soyez donc un peu plus honnête. Je connais votre... caractère. Et puis, un certain nombre de témoignages ne jouent pas en votre faveur. Je comprends bien que vous ne vouliez pas perdre la face, mais comprenez qu'une telle attitude est intolérable ici. Voyez à quelle point cette jeune fille est troublée d'avoir été ainsi envahie. À présent, j'aimerais que vous sortiez d'ici, et je ne le répéterai pas. Vous avez causé trop de grabuge, le jour de la réouverture de l'Ours Noir, ça n'est pas très correct.

Devant la nouvelle intervention de la tavernière, Thierry sentit sa position s'affaiblir davantage. Il devenait vital de fuir ou sa situation serait difficile à soutenir. sans se départir de son sourire, il reprit d'un ton des plus aimables :

"Allons bon, vraiment on m'accuse à tort. Vous le savez bien, je ne pourrais ennuyer la gent outre mesure. Mais vous avez raison : je serai bon prince et apaiserai ces tensions en quittant votre établissement. Navrée, Madame, du dérangement."

Sur ces paroles, le prêtre tourna les talons et commença à se diriger vers la sortie. Il s'arrêta cependant devant Alex et posa un instant la main sur son épaule.

'Je crois, effectivement, que tu sauras rentrer seul. De la bravoure, de l'orgueil, de l'indépendance... Tu as de très belles qualités, mon garçon, et je t'invite à les développer !"

L'homme ponctua son ultime déclaration d'un bref éclat de rire mystérieux puis quitta enfin la taverne.

En constatant que ce diable de prêtre partait enfin, mis à la porte par la tavernière, Alexandre poussa un soupir de soulagement. A ce moment, il s'arrêta et sembla lui donner ce qui paraissait comme une bénédiction. Il l'encourageait à développer ces qualités cités ? Que voulait-il dire ? Se moquait-il de lui ?

"Quelle ordure !"

Tristan sentit que son regard équarrissait l'âme de Lucrezia au plus profond. Il s'en trouva aussitôt confus et détourna pudiquement ses pupilles ambrées. Lui-même n'avait pas toujours conscience de l'intensité qu'il renvoyait souvent. Le jeune homme se sentit désolé. Une fois l'incident calmé, il espéra que la jeune femme retrouverait davantage de sérénité et qu'il pourrait faire connaissance avec elle dans de meilleures conditions.

Emeline s'avança plus-avant au milieu de son établissement et imposa une fois encore sa saine autorité. Intérieurement, il inspira un profond soulagement comme une bouffée d'air lorsque la tavernière prit la défense de Lucrezia. Tristan poussa un discret soupir et esquissa un sourire à son attention.
Mais aussitôt, le numéro très étrange de la part du prêtre, auprès d'Alexandre, sidéra une nouvelle fois Tristan. Que de contradictions ! Ce curé qui a passé son temps à insulter les infirmes, à les traiter de créatures démoniaques, leur demandant de rester à leur place... Qu'avait-il tant envers ce jeune homme ?
Peu importait. Pour le moment, au grand soulagement de tous, le religieux s'en alla. Tristan ne se retint pas de crachoter un petit rire complice à la remarque d'Alexandre -- qui lui venait du cœur, tant le jeune homme se montrait franc et grossier pour la première fois. Le danseur en fauteuil lui adresse un clin d’œil.

Mais surtout, il s'approcha d'Emeline et, s'inclinant :

-- Grand Merci, M'dame. Vraiment. Z'avez été lucide et fait justice.

Derrière son sourire, il s'assombrit aussitôt : le prêtre n'en resterait certainement pas là. Mais pour l'instant, Lucrezia et Alexandre étaient tranquilles. Tristan posa les mains à ses roues et, d'un rythme plus léger, s'en revint vers eux. En posant cependant son attention sur le jeune homme aux béquilles, quelque chose retient toute la conscience de Tristan. Il décrypta ce visage. Se souvint de celui du prêtre... Une étrange et dérangeante intuition l'avala. Oh, il était loin d'être sûr de lui et ne dit rien -- ce serait terriblement gênant et blessant, surtout s'il se trompait...

Après le départ du père Thierry, Lucrezia laissa un bon moment s'écouler. Lorsqu'elle émergea de la table, elle vit le fils du libraire et l'androgyne. Autour d'eux, l'aubergiste avait dispersé l'attroupement. Lucrezia remonta sur sa chaise et, fouillant fébrilement dans sa bourse, en tira plusieurs cailloux. Le regard d'ambre lui hantait l'imagination. Ces yeux avaient un rôle à jouer dans le rituel. Ils l'avaient déjà joué par le passé !

Changeant d'avis, Lucrezia vida la bourse et, sans se soucier de l'argent, sélectionna douze cristaux très petits, les fit glisser dans le pochon, le secoua, l'air obnubilé. Plongeant les doigts au hasard, Lucrezia retira trois cristaux du mélange et les déposa sur la table en ligne. Un éclair lui traversa l'esprit.

C'était l'angélite, l'ambre et le jaspe. Ainsi le passé se résumait-il à l'angélite : elle faisait signe en direction de la vie d'avant la vie, du mysticisme et de la solitude. Au présent, l'ambre imposait la transformation, le renouveau, l'acceptation de l'événement. Pour le futur, le jaspe entraînait la focalisation, le voyage et l'échange.

Elle médita un moment sur la lithomancie. Bientôt un sourire naïf se dessina sur son visage. Elle regarda de nouveau les deux autres, sans la moindre inquiétude.

Alexandre calma peu à peu la colère qui grondait toujours en lui. S'énerver pour cet homme vulgaire.. Il n'en valait pas la peine ! Le garçon prit une inspiration afin de retrouver un peu de sérénité. Son regard surprit alors celui de l'infirme qui semblait en train de l'observer curieusement. Pourquoi donc ?

"Excusez-moi.. mais j'ai quelque chose sur le visage ? Euh pardon.. Non, je ne vous ait même pas encore remercié. merci, merci beaucoup d'avoir sauvé mon amie."

Il se tourna vers sa compagne, inquiet :

"Est ce que.... ca va, toi ? Tu... on reprend ce qu'on devait faire ? "

Toujours souriante, elle reprit sur la table le parchemin, montra du doigt l'inscription Trois repas et poussa l'argent de la bourse en direction du fils du libraire.

L'identité du troisième convive avait changé, mais le tirage explicite de l'ambre encourageait à intégrer le changement au flux du présent.

Le danseur aura rangé ses couteaux, qui heureusement ne servirent pas. Ses gestes s'arrêtèrent net quand il vit le lot de merveilleuses pierres que Lucrezia venait de sortir. Il approcha, les contempla.


- Oh ! Mais qu'c'est beau ! Dites... et c'est pour quoi ?


Soudain, il se sentit parcouru par une vague étrange tandis qu'il passait ses longs doigts au-dessus des gemmes. Il y avait là une force qui le fascina, le plongea dans de confuses pensées. D'instinct, sa main vint s'emmêler dans la toile subtile de ses nombreux pendentifs dont certaines couleurs rappelaient les pierres de la jeune femme. Puis il prit conscience que la faire répondre à la question qu'il venait de poser était pour le moins risqué. Surtout en public. Il rougit. Lui-même n'avait pas des croyances bien catholiques, le sujet était à éviter. La gemme ambrée notamment sembla connecter le jeune infirme et cette mystérieuse femme.
Aussi se contenta-t-il d'un sourire énigmatique.


-- Au fait... Vous vous appelez comment ? Moi, c'est Tristan.


Confus, il ne sut trop quoi répondre à la question d'Alexandre. Encore une fois, ses élans intuitifs avaient parlé plus fort qu'ils n'auraient dû et apparu au regard d'autrui. Tristan se mordilla l'intérieur de la joue puis tenta maladroitement, la voix douce :


-- Euh... Non, rien d'spécial. J'suis souvent rêveur, pardonnez-moi.


Ses mains se tortillèrent au milieu des plis de son étole, qu'il remonta sur son épaule dénudée dans la rixe. Alors, il surprit le manège qui se jouait par écrit entre les deux compagnons. Mais bien sûr ! C'était donc ça. La jeune femme était muette. Jamais il ne l'entendrait... Jamais il ne pourrait la lire non plus, illettré qu'était Tristan. Une seconde, son visage fut parcouru d'une mine mélancolique et légèrement envieuse. Savoir déchiffrer, quelle chance !
Cependant, lui arrivait au moins très bien, paraissait-il, à déchiffrer les expressions, et à parler le langage du corps, de l'art et des danses.

Il hocha la tête pour Alexandre quand celui-ci le remercia pour son intervention, et à son tour remercia Lucrezia pour la commande des repas. Tristan tint à déposer deux belles piécettes sur la table pour en payer une part.


-- Après l'repas... Si vos affaires sont personnelles... alors j'me retire. Dites-moi. J'veux pas vous troubler.

Elle remarqua qu'il avait compris son mutisme. Elle accentua son sourire et, de la main, l'invita à s'approcher de la table.

Lorsqu'il se fut approché, Lucrezia lui montra l'ambre jaune et le pointa, lui, du doigt. Puis sa main prit l'angélite et, tournant la pierre en l'examinant, la donna à l'androgyne en mettant l'autre main sur elle-même. Elle tira à nouveau le flacon d'encre de sa poitrine et reprit la plume froissée. Elle écrivit : Lucrezia. Puis, faisant un geste très vague au-dessus des douze cristaux divinatoires, elle eut un sourire excessif. Elle montra le tour de son cou.

Alexandre fut embarrassé d'avoir provoqué la gêne de l'infirme par sa question. Il bredouilla :

"Non, ça va, j'étais juste un peu déboussolé par tout ce qui vient de se passer, mais tout va bien, je vous assure."

Quand il demanda leurs noms, le garçon fut ennuyé. Que répondre ? La politesse voulait qu l'on réponde à leur sauveur providentiel mais la prudence réclamait le contraire. Il jugea préférable d'inventer une fausse identité afin de couvrir leurs traces.

"Je me nomme Sacha Torrès et elle, c'est mon amie Lucie."

Il avait rapidement improvisé en utilisant une autre version de son propre prénom. Torrès lui était venu comme ça, en se rappelant à ce moment de l'esclave érudit. Pour sa compagne, le garçon avait eu l'idée en songeant à la lumière. Cela paraissait parfait. Devant l'embarras de Tristan, il sourit.

"Nous, non, restez. nous n'avons pas d'affaires urgentes, je vous assure.

Au signe que lui fit la jeune femme, Tristan approcha pour s'installer. Il ouvrit les mains et serra délicatement la gemme qu'elle venait de lui remettre. Il suivit les ondoient de sa main sur la feuille où elle écrivait, mais les lettres lui demeuraient des signes indéchiffrables. C'était plutôt sur le visage et le buste de la muette qu'il concentra son attention, là qu'il savait mieux lire : sur les lignes de la peau, la courbe d'un recueil, la virgule d'une gorge.
Tristan ne s'entendit même pas murmurer, guidé par l'instinct et la gemme :


-- L.... Luc.... Vous vous appelez L....


Il était sur la piste, puis les paroles d'Alexandre vinrent à ses oreilles.


-- Lucie ? Euh... Enchanté.


La voix de Tristan avait été floue, comme sa réponse avec ce nom devant lequel, sans savoir expliquer pourquoi, il sentait une opacité. Une énigme. Un fragment manquait. Il regarda la muette pour voir si elle confirmerait.


-- Et content d'vous connaître aussi, Sacha.


Il attendit avec eux le bon repas, silencieux, trop timide pour s’immiscer ouvertement dans leurs échanges.

Comme leur sauveur n'avait pas vu la différence entre le nom de Lucrezia sur la table et le nom de Lucie fourni par le fils du libraire, elle en déduisit qu'il ne savait pas lire. Il n'y avait rien d'étonnant. On parlerait par d'autres voies.

D'ailleurs, si Lucrezia ignorait son prénom, le fils du libraire devait porter le nom marqué sur la devanture. Il s'appelait donc Bellanger, non Torrès. Sans doute essayait-il de brouiller la trace de leur équipée. Pour ceux qui parlent, pensa Lucrezia, le mensonge est un art plus exigeant ! Elle n'avait pas ri depuis six ans. Elle eut un petit secouement.

Alexandre sourit d'apercevoir les traits de sa compagne se détendre et devenir finalement un peu insouciants. Au moins, elle oubliait l’agression elle avait été la malheureuse victime. il se rappelait pas l'avoir vu ainsi. Elle était toujours si sérieuse, si concentrée.
Glissant discrètement le parchemin sous ses genoux, il écrivit sous la table, sans regarder ses lettres "Désolé. j'ai improvisé. Lucie, ça te va, j'espère ?" puis le passa, toujours sous la table, à sa compagne. il regarda en même temps Tristan, lui souriant gentiment. Pour meubler une conversation, il commença d'une voix un peu mal assurée :

"Je suis professeur et elle est une de mes élèves."

Le garçon se sentait rougir. lui, professeur ? il en savait encore si peu ! Mais devant Tristan, dépourvu d'instructions, son mensonge ferait illusion.

D'un même hochement de tête, elle approuva la parole et l'écrit. Cela amusait beaucoup Lucrezia : arborant un air très souriant, elle rangea l'argent et les cristaux divinatoires, sauf l'angélite ; elle en refuserait la restitution si l'on voulait la lui rendre. Elle encourageait du regard les deux autres à discuter.

Emeline s'inclina lorsque Tristan la remercia pour son action. Elle se devait de régler les conflits qui avaient lieu dans son auberge, et puis chasser ce prêtre, qui par le passé lui avait déjà fait des avances, lui avait presque fait du bien. À présent, elle pouvait s'occuper de son auberge, notamment en servant les clients impatients qui attendaient qu'elle soit à nouveau en service.
Après avoir apporté une chope par ci, une autre par là, la tavernière revint vers le jeune Bellanger et son amie, rejoints par l'infirme à présent calmé. Le libraire lui demanda trois repas, en désignant le papier de la muette.

- Ah, c'étaient donc trois repas que vous demandiez ! Pardonnez-moi, je ne suis pas instruite et ne peux donc pas déchiffrer ce qui est écrit. Et ne vous inquiétez pas, jeune homme, vous ne me demandez pas la lune, c'est mon travail de vous apporter de quoi vous sustenter, après tout ! Je m'en charge céans.

Elle s'en alla aux cuisines, servant quelques autres clients au passage. Elle regretta un peu de ne pouvoir rester auprès de la tablée : ils avaient l'air de se dire des choses intéressantes, et la jeune muette avait sorti des pierres qui attisaient la curiosité de la tavernière. Si elle voulait se tenir au courant de ce qui se passait à Monbrina, elle devait vraiment se trouver des employés rapidement.

Un peu plus tard, elle apporta les repas, composés de divers légumes et d'avoine. Une odeur alléchante en émanait, elle s'était appliquée à ce que ce soit le plus goûteux possible. S'approchant de la table pour y poser les assiettes, elle se tourna vers la jeune muette, lui posant la question qui la taraudait depuis quelques minutes :

- Désolée d'interrompre votre tablée mais... L'enfant que vous avez amené, qui est à présent couché à l'étage, d'où vient-il ?

Lorsque la tavernière revint avec leurs repas et les servit, Alexandre lui adressa un grand sourire pour la remercier. Il s'apprêta à manger quand la question lui rappela l'existence de l'enfant. Un mauvais rire mécanique s'échappa de sa gorge. sans lui, "Lucie" et lui auraient eu une journée un peu plus tranquille.

"C'est un enfant que nous avons trouvé tout près d'ici. il était quasi inconscient, faible. Nous avons ainsi décidé de l'emmener pour le soigner."

En son for intérieur, il ajouta que son amie et lui auraient été mieux inspirés de passer sans s'arrêter. Au final, cet enfant avait été aussi inutile pour eux que ses jambes sans ses béquilles.

Le visage de Tristan s'illumina à la vue du petit rire de Lucrezia, qui retrouvait un peu ses aises. Le soulagement d(Alexandre fut communicatif, tout comme la brève hilarité de la jeune femme. Quand le jeune homme aux béquilles se présenta plus avant, Tristan s'exclama :


-- Professeur ? Oh ! Et dites, vous enseignez quoi ? Ça fait longtemps ?


Tristan était véritablement curieux de l'histoire de ses deux compagnons. Il aurait tant à apprendre avec eux. Par ailleurs, il échangea un regard flambant et complice avec Lucrezia : ils semblaient s'être compris et il y avait mille autre façons de dialoguer que la voix et la plume.

Ses gestes se firent allègres et accueillants quand Emeline s'approcha d'eux, s'intéressa aux pierre de Lucrezia, avant de leur proposer un excellent repas. Cela faisait deux jours que Tristan n'avait pas pu manger, quel soulagement que de voir arriver ces légumes et céréales !


-- Merci beaucoup M'dame ! (puis, sur le pauvre enfant trouvé, à ses deux compagnons) Oh mais c'est-y un beau geste qu'vous avez eu. Faudrait maint'nant lui trouver une gentille famille, ou...


Il s'interrompit. "Une institution" allait-il dire. Mais Tristan en avait goûté la cruauté. L'humiliation, la mise à l'écart, des privations de nourriture, du travail supplémentaire... simplement car, disait-on, il était un fardeau que les institutions avaient déjà bon cœur de bien vouloir garder. Il poussa un souffle sec par le nez et secoua la tête. Oh, il y avait bien cette nonne croisée la veille... Il faudrait en savoir plus sur son ordre avant de lui confier quelqu'un.


-- Z'avez d'jà entendu parler vous des Sœurs de la Grande Prudence ? Elles s'raient fiables ?

A la question de Tristan sur son soi-disant emploi, Alexandre ressentit de l'embarras. Que répondre ? Tant de choses lui échappaient encore. il se décida à continuer à improviser. Il dit en essayant de prendre un air naturel :

"Je suis surtout un précepteur et ma spécialité est l'Histoire. l'étude du passé, de nos ancêtres, nos évolutions... ceci est un champ d'études absolument fascinant."

Tout en discutant, il mangeait son repas qui lui plaisait beaucoup mais avait du mal à tout avaler. Le garçon mangeait à sa faim, deux repas par jour, et savait son estomac rempli. Il se forçait cependant sans se plaindre. Tant de gens n'avaient pas ce luxe de manger à leur faim et il serait honteux de gaspiller la nourriture.
Lorsque Tristan évoqua l'avenir de l'enfant, Alexandre resta silencieux. Fallait-il encore se préoccuper de son sort ? Et quoi en faire ? Il ne se voyait pas le ramener à la librairie. Ses parents étaient généreux, comme les écritures le réclamaient, avec les pauvres, mais n'iraient pas à en recueillir un chez eux. Il arqua un sourcil à l'évocation de cette communauté religieuse.

"Les soeurs de la Grande prudence ? Ca ne me dit rien.. Mais je ne suis pas très ami avec les gens d'église. Le prêtre de mon quartier, celui que vous avez eu la malchance de croiser, ne m'a guère donné l'envie de les fréquenter. Mais vous, pensez-vous qu'on puisse avoir confiance en cette communauté ?"

-- Ah oui, l'Histoire. C'est... comme aller interroger les morts. Voir c'qu'ils ont à dire pour not' présent, et essayer de démêler tellement d'fils invisibles. Le royaume des ombres, comme y en a qui disent. Les disparus dans l'ventre d'la terre, mais leurs actes qui restent entre nos mains... (il se fait très songeur) Vraiment, un beau domaine d'étude. Mais un puis sans fond...


Il proposa à ses amis de trinquer avec lui à l'arrivée d'un pichet d'eau et de trois verres. Puis, après avoir avalé quelques bouchées et s'en être délecté, Tristan revint au sujet des nonnes :


-- C'qui s'rait pas mal, c'est d'aller voir leur ermitage dans les jours prochain. Ou rencontrer Sœur Hilde. Elle passe souvent ici, j'l'ai déjà croisée.

Lucrezia avala la moitié du porridge. Cela témoignait d'un rare appétit, si l'on comparait avec son habitude de frugalité. Manger réclamait trop de concentration sur un objet très secondaire, et, dans sa déraison, l'esprit de Lucrezia vagabondait loin de la vie matérielle. À présent pourtant, l'ambre habitait la chambre de l'instant ; tout était comme il devait être. Il faudrait se remettre en quête du manuscrit, mais le rituel d'Alfrédic comportait bien les yeux d'ambre. Il devait manquer un ou deux ingrédients, sinon la formule : en fait, le vieux démon n'échapperait pas, si l'on ne perdait pas les yeux.

Très satisfaite de la discussion, dont elle n'écoutait rien, Lucrezia avait l'intuition d'être en bonne voie. Un souci la travaillait toutefois : ses yeux partiraient. Pour l'empêcher, Lucrezia attrapa sa plume et rédigea un mot, qu'elle glissa au fils Bellanger : Il devrait travailler là. Dis-lui de venir demain me voir rue Sourde. Il n'aura qu'à montrer la pierre. Elle rajouta finalement, mue par une autre idée : Je voudrais le remercier.

"Oui, l'étude du passé est très passionnante et terriblement instructive. On en vient, je trouve, à mieux comprendre notre présent, notre mode de vie, certaines coutumes..."

Alexandre écouta ensuite cette confidence sur cette Dame Hilde. A ce moment, sa compagne lui fit parvenir un message qui lui demandait de le transmettre à Tristan.


"Eh bien, cette visite pourrait être instructive, oui. Autrement, mon amie souhaiterait vous inviter chez elle. Pourrions-vous passer la voir à la rue Sourde Demain ? Ce n'est pas très loin d'ici. Pour vous annoncer, il faudra montrer au portier la pierre remise tout à l'heure."