[24 Décembre 1597] Confessions entre amies / Résidence Secondaire

Éléonore avait passé une nuit difficile, déchirée entre la honte d'avoir eu une attitude si indécente, et les reflux d'euphorie. Elle se souvenait d'un moment d'idéale légèreté. Le premier depuis avril. Depuis que son coeur s'était soudainement arrêté, qu'elle avait préssenti l'horreur. Que toutes ses certitudes s'étaient brisée et qu'elle avait été amputée de la majorité d'elle-même. Cette souffrance continue, qui bourdonnait en fond de toutes ses journées, de toutes ses nuits, s'était envolée l'espace de quelques minutes. Noyée dans ce regard, égarée dans ce rire. Pour la première fois, elle l'avait réellement oubliée. Purement et simplement. La preuve que c'était possible.

Même si retomber dans ses abymes quotidiens avait été encore plus douloureux, au fond, cela en valait la peine. L'inconscience l'avait aidée à se sentir mieux, tout comme l'envie de vivre, qui avait explosé en elle dans l'église, l'avait exaltée... De là à savoir si oui ou non elle le reverrait... Elle n'en savait encore rien. Elle se sentait toute chose en y repensant, mais... Mais une vague d'inconscience n'était-elle pas bien suffisante ? Elle ne pouvait tout de même pas prendre le risque de se laisser briser, si ? Pas si elle voulait vivre. Et étonnamment – restait à savoir combien de temps cela durerait – aujourd'hui, elle voulait vivre. Et elle était relativement sereine, même si elle ne s'était pas préparée.

En descendant de voiture, elle surprit le regard de son cocher. Elle lui sourit. L'air de dire "merci pour hier soir. Et désolée". Elle était toujours si ingrate ! Elle se détestait pour ça... Mais là, elle tâchait de ne plus y penser.

Elle vit Lavinia qui venait l'accueillir, et se laissa entraîner à l'intérieur.

— J'ai fait bonne route, la rassura-t-elle. Mais j'accepte volontiers le thé et les biscuits, s'empressa-t-elle d'ajouter.

Maladroite, tellement maladroite. Elle ne disait vraiment rien d'intéressant ! Et elle n'allait pas se rattraper avec sa prochaine question :

— Vous sentez-vous mieux, depuis la dernière fois ?

Parce qu'elle était désolée, tellement désolée d'avoir laissé faire. Tellement mal. Et pourtant, ces derniers jours, en y pensant, elle avait repéré une étrange résonnance chez Lavinia. Quelque chose qu'elle n'avait pas remarqué, sous le choc de l'agression – égocentrique Éléonore, n'en avait-elle pas marre de penser comme s'il lui était arrivé quelque chose ?! Quelque chose, comme si elles pouvaient se comprendre, et c'était rassurant.

Eléonore se sentit soulagée que Lavinia puisse penser à autre chose que ce prêtre monstrueux. Elle se serait sentie horriblement coupable d’être la seule à avoir pu mettre de côté cette fâcheuse rencontre. Elle venait de se rendre compte, non sans soulagement, que cette idée n’avait pas terni un instant de son dîner de la veille… Notons que ses autres doutes avaient largement fait leur office.

Toutefois, elle avait une petite idée des pensées qui pouvaient obnubiler sa nouvelle amie. Elle hésitait à s’enquérir à ce sujet -- ce n’était peut-être pas fort poli d’aborder le sujet au débotté -- quand la fille du premier conseiller la questionna.

— Beaucoup mieux maintenant que je suis rassurée à votre sujet, admit-elle.

Dans beaucoup de bouches, cette phrase eut été une pure politesse, sans doute un peu hypocrite. Eléonore, elle, le pensait sincèrement. Si, arrivant, elle l’avait trouvée dévastée par les évènements du dimanche précédent, c'eût déteint sur son humeur, indéniablement et sincèrement.

— Et oui, il se trouve que ces derniers jours m’ont été assez chargés. Et majoritairement de bonnes choses.

D’abord, elle avait revu Alduis. Elle avait rencontré Alexandre, avec qui, malgré les circonstances, l’entente avait été plutôt bonne. Et puis, il y avait eu le cadeau d’Eldred, qui l’avait fort touchée. Et, sans doute le mieux de tout, ce dîner. Cette course-poursuite autour de la table. Elle ne s’était jamais sentie aussi légère depuis… Depuis qu’Ariste l’avait quittée. Bref : même si pour la plupart des gens, autant de douleur, de doutes, et d’envie d’en finir aurait caractérisé de mauvais jours, pour elle, c’était une invasion de rayons de soleil.

Et puis, il y avait Lavinia, aussi. Une nouvelle amie.

— Même si je dois avouer que je ne m’y fais pas.

A quoi ? A Braktenn ? A ces lueurs d’espoirs ? Ces petits rien qui laissaient entendre qu’en fait, elle se relèverait peut-être de ce deuil. Qu’avait-elle dit, la veille ? Que se battre pour se reconstruire était la seule option censée, puisqu’elle ne pouvait pas mourir ? Elle devait faire confiance à Ariste. Elle devait essayer. Une nouvelle nuit à pleurer, à se mépriser, c’était ce qu’il lui avait fallu pour s’en rendre compte.

Eléonore fut touchée lorsque Lavinia lui proposa de l’accompagner pour aller chercher une nouvelle tenue d’équitation. D’ailleurs, elle songea qu’il lui en faudrait, à elle aussi. La seule tenue un peu adaptée qu'elle avait était bleue ! Bleue ! Mais de là à conseiller qui que ce soit…

— Je monte peu, avoua-t-elle.

Enfin… Elle n’avait pas approché un cheval pendant des mois. Elle avait réessayé deux fois seulement, depuis qu’elle s’était extirpée de son lit. Mais elle n’avait jamais été grande cavalière. Son oncle avait trop peur qu’elle ne se blesse ou ne se perde, et ne la laissait monter qu’en espace sécurisé. Il n’y avait qu’avec Ariste, qu’elle était parfois parvenue à s’en échapper.

— Mais je serais ravie de vous accompagner, bien sûr ! s’empressa-t-elle d’ajouter.

Et puis, elle savait ce qu'impliquait cette histoire d'équitation pour Lavinia. Elle était en train de se demander comment aborder le sujet quand cette dernière s’en chargea à sa place :

— En ce qui concerne Eldred. Vous savez, le jeune homme que j’ai rencontré en ville. Vous ne devinerez pas ce que j’ai appris…

— En fait… Je crois que j’ai ma petite idée sur la question…

Elle planta un regard repentant dans celui de Lavinia.

— Je dois vous avouer que lorsque vous m’avez dit son nom, j’ai tout de suite pensé à lui. Mais je n’étais pas sûre -- après tout, il n’est pas le seul à s’appeler ainsi -- et puis, nous nous sommes quittées si précipitamment… Je n’ai pas eu le temps de vous faire part de mes hypothèses. Vous ne m’en voulez pas trop, j’espère ?

Qu'elle lui raconte ? Pourquoi faire ? Éléonore ne voyait pas ce qu'il y avait d'intéressant à ses journées. Enfin.. d'intéressant pour quelqu'un d'autre. C'était elle qui se gorgeait de la vie des autres, pas l'inverse. C'était étrange, tous ces gens qui semblaient lui porter de l'intérêt ces derniers temps. Ce n'était… Pas normal.

Elle ne s'y faisait pas. Ni a l'intérêt qu'on lui portait, ni au fait de se sentir moins mal, ni à l'idée qu'elle se trouvait vraiment à Braktenn. Son oncle l'avait autorisée à séjourner à Braktenn ! Si seulement il n'avait pas fallu un deuil insurmontable et une éternité de douleur pour ça.

Et cela poussa son interlocutrice à la confidence. L'isolement. L'incapacité à s'adapter…

Elle comprenait. Elle comprenait trop bien.

— Je n'avais pour ainsi dire jamais quitté Tianidre avant de venir, admit-elle. Vous savez, je suis tellement peu habituée à la société que je suis tout bonnement incapable d'apparaître en public... Si j'ai l'impression qu'il m'arrive tant de choses, c'est seulement parce que..

Eléonore se tortilla un instant dans son fauteuil. Mais qu'était-elle entrain de dire comme ânerie ! "Parce qu'avant, elle n'avait jamais vraiment vécu par elle-même" ? "Parce qu'elle venait de passer huit mois dans l'oisiveté la plus totale, hantée par les ombres d'une mort attirante" ? "Parce qu'elle passait tant de temps à se préparer mentalement à la moindre sortie que ses journées s'en remplissaient toutes seules" ? Elle n'était qu'une énorme gourde. Mais... Mais si ça pouvait aider Lavinia à se sentir moins en décalage, si cela pouvait apporter quelque chose à quelqu'un, qu'elle perde tout crédit n'avait pas beaucoup d'importance. Elle... N'était-ce pas la seule chose qu'elle pouvait encore essayer de faire ?

— D'ailleurs, hier soir, on m'a questionnée a ce sujet... Et je n'avais tellement rien à raconter de concret que j'ai du détourner la conversation.

La veille au soir... Devait-elle céder cette confidence-là ? Juste pour que son amie comprenne que son cas était loin d'être le pire. Pour la ramener vers le haut, même si Éléonore devait se descendre ouvertement. Elle ne savait pas... Elle verrait en temps voulu.

— Et vous, avez vous quelque projets ?

Lavinia lui parla de dénicher une tenue d'équitation convenable, et Éléonore ne put s'empêcher de sourire en songeant à ce que cela impliquait. Elle était touchée que Lavinia lui demande de l'accompagner. Sans hésiter, elle accepta. Ce n'était pas comme si elle manquait de temps... Elle avoua toutefois qu'elle n'était pas très au fait en matière d'équitation. Enfin... Sans doute pas assez pour une femme de son rang. Mais... Elle ne pouvait pas reprocher à son oncle de vouloir la protéger, si ?

L'héritière de Tianidre ne pouvait plus s'empêcher de sourire. Surtout à la mention de cette "motivation" qui la poussait vers les chevaux. Et puis... Lorsqu'elle se décida enfin à parler franchement d'Eldred...

Franchise qu'Éléonore ne put que lui rendre, quitte à la frustrer de son effet secret.

Elle hocha la tête à ses questions, prête à tout lui raconter – enfin... Sauf ce qui lui était interdit par cette marque dans sa main – quand Lavinia se reprit. Éléonore connaissait trop cette réaction, ce sentiment, ce trouble.Elle le connaissait trop pour ne pas le comprendre. Encore une fois, elle sentit cette résonnance entre elles. Elles... Se ressemblaient à certains égards.

— Non, vraiment pas ! Je vous assure ! Si votre mariage n'est pas heureux…

Non, ce n'était pas comme ça qu'il fallait s'y prendre. C'était Ariste qu'il lui aurait fallu. Ariste aurait su quoi dire.

— Je vous l'ai dit : il est très douloureux et très compliqué de museler son cœur…

Elle prit une grande inspiration, pour énoncer un excellent conseil, mais qu'elle était incapable d'appliquer pour elle-même :

— Quelqu'un qui compte beaucoup pour moi m'a enseigné ceci : Si c'est vraiment ce que vous ressentez, et que cela ne nuit à personne, alors il n'y a rien de mal à cela. Si cela peut vous apporter du bonheur, alors, c'est même une bonne chose. Je serais très mal placée pour vous juger, Lavinia, et l'idée ne m'en viendrait pas. Vous... Vous êtes amoureuse. Et lui aussi. Et il est prêt à prendre ce risque rien que pour vous revoir, c'est quelque chose de... Merveilleux. Qui serais-je pour vous reprocher les caprices de votre cœur ? Si vous décidez l'un comme l'autre de le laisser s'exprimer, je serai de votre côté.

— Je vous comprends, il est des fois bien compliqué d’arriver déjà à vivre pour soi-même donc avec et pour les autres… Cela ressemble parfois à un mur infranchissable.

Eléonore resta pensive. Vivre pour les autres était sans doute bien plus aisé que de vivre pour soi-même. Vivre entièrement pour quelqu’un, cela évitait d’avoir à se poser des questions. Quelqu’un de parfait, quelqu’un qui vous aimait plus que l’univers n’aurait pu le concevoir, quelqu’un en qui vous aviez une confiance absolue.

Ariste voulait qu’elle sache vivre pour elle-même, mais elle avait trop de mal à imaginer ce que cela pouvait bien vouloir dire. Même sans lui, elle continuait de vivre pour lui. Parce qu’il le lui avait ordonné. Elle avait besoin de pouvoir se raccrocher à quelqu’un… Elle savait déjà qu’au final, cette personne devrait forcément être Gabriel.

Elle ne se faisait pas d’illusions : quoi qu’elle tente, elle ne trouverait personne d’autre. Et de toute manière, il lui serait plus facile de s’effacer pour lui que pour quiconque d’autre… Même si elle était une mauvaise amie, ces derniers temps. Une sale égoïste qui ne ne cessait de pleurnicher, et puisait dans la force des autres sans jamais rien leur rendre.

Et qui se comportait de manière tout à fait inconsciente, comme la veille lorsqu’elle était allée voir Coldris de Fromart en dépit de tout bon sens. Parce qu’elle était incapable de se comporter en femme convenable. Pourquoi abordait-elle ce sujet, d’ailleurs ?

Elle faillit commenter cette affaire de couvent. A défaut de faire d’Eléonore une femme brillante, cela l’aurait peut-être rendue moins… incontrôlable. Ce n’était pas en couvrant les escapades de son cousin homosexuel ou jouant les funambules sur les remparts qu’on s’assagissait. Elle préféra la rassurer sur sa soirée.

— Je… Je crois, oui. Cette soirée...

Cette chaleur, ce regard, cette folie. S’il ne lui avait pas proposé de partir, comment aurait-ce tourné ? Aurait-elle eu assez de volonté pour ne pas s’abandonner ? L’aurait-elle cruellement regretté ? Et pourtant, elle n’aurait rien pu lui reprocher, c’eut été pure mauvaise foi. Car elle aurait été parfaitement consciente de ce qu’elle faisait…

Lavinia craignait qu’elle ne réprouve ses sentiments, mais elle était furieusement mal placée pour cela. Elle avait une attitude plus répréhensible encore, et même pas justifiée par l’amour -- car elle n’aimait pas Coldris de Fromart et ne permettrait jamais à son cœur de se mêler de cette folie qui la secouait déjà trop.

— Un mariage heureux....

Eléonore hésita. Elle n’y connaissait pas grand chose en mariage. Il devait y avoir tant d’interprétations, tant de subtilités. Ce n’était même pas obligé d’être un mariage d’amour -- Oncle Eineld et Tante Anne avaient été heureux ensemble sans jamais tomber amoureux. Alors, Eléonore essaya de faire simple, quitte à ce que cela ne fonctionne pas pour tout le monde.

— Si votre mariage est heureux, c’est que vous vous sentez bien en présence de votre époux. Que vous vous appréciez et vous respectez malgré vos différents. Mutuellement. Il faut au moins ça.

Oui, c’était le plus important. Il fallait au moins cela pour qu’un mariage ne soit pas pénible.

Et si son mariage était malheureux, elle pouvait peut-être se permettre un écart pour un coup de foudre. Tant qu’elle restait discrète, tant qu’elle ne créait pas de scandale, cela en valait la peine.

— Lui aussi ? Il est prêt à prendre le risque de me revoir ? Est-ce lui qui vous a dit cela ?

— C’est ce que j’en ai compris, en tout cas. Il y avait… Quelque chose dans son attitude qui ne trompait pas.

Lavinia remit sa certitude en cause, et Eléonore secoua doucement la tête.

— Il ne voulait pas. Il était juste… perdu. Les hommes n’aiment pas le reconnaître, mais c’est bien que qui transparaissait quand il me l’a expliqué. Vous savez, cette situation est dangereuse pour lui. Quand il a appris que vous étiez la fille de son maître… Avouez que cela a de quoi déstabiliser. Et puis… Je pense qu’il a craint que vous le rejetiez à cause de son statut.

Eléonore saisit les mains de Lavinia, et planta son regard catégorique dans le sien.

— “J’attends autant que j’appréhende nos retrouvailles", c’est ce qu’il m’a dit. Il craignait de vous avoir vexée en mettant de la distance mais… En fait, je crois que cette situation vous dépasse aussi bien l’un que l’autre…

Éléonore acquiesça aux propos de son amie. Son couple semblait bien malheureux, oui.

— Ce n'est pas un idéal, commenta-t-elle néanmoins. C'est... Le minimum pour ne pas que la vie devienne pénible.

Minimum que beaucoup de mariages arrangés n'atteignaient malheureusement pas... C'était sans doute pour cela que son oncle avait toujours préféré qu'elle reste à Tianidre. Il savait qu'elle serait bien mieux chez elle, avec Ariste. Sans n'avoir jamais besoin d'une telle union.

Soit. Éléonore rassura son amie quant au malentendu dont elle s'était retrouvée victime, et fut bien soulagée d'entendre que Lavinia ne se préoccupait pas de détails aussi futiles qu'un statut désavantageux.

Mais déjà, Lavinia s'affolait. Éléonore sourit. Elle avait l'impression de se revoir quelques jours plus tôt, face à la réponse du vicomte de Fromart... L'amour en moins, naturellement. Et vu que Lavinia portait en elle ces fameux sentiments, elle n'avait pas à s'en faire. De toute façon, personne ne pouvait être plus maladroit qu'elle.

— Mais ne vous tracassez pas ainsi, voyons ! Étiez-vous si inquiète lorsque vous l'avez rencontré ?

Éléonore sourit.

— Eh bien vous voyez ! Cela viendra tout seul, il suffit de vous faire confiance !

Était-elle vraiment en train de débiter de telles inepties ? Elle savait mieux que quiconque que ça n'arrangeait rien... Enfin... Pour quelqu'un d'autre, ça ne pouvait que fonctionner. Il n'y avait qu'elle qui était assez stupide pour ne jamais rien faire comme il faut !