[15 Janvier 1597] Comment plaire à une princesse ? [Terminé]

Lorsqu'Alduis revint, Alexandre était déjà présent dans la chambre, assis sur le lit. Alduis repoussa la porte avec son pied en entrant et posa ses armes sans soin sur la table. Quelques tartines beurrées traînaient là, il en prit une. Il revint finalement vers Alexandre, en s’asseyant directement sur la table et en appuyant ses pieds sur la chaise, en mordant dans la tartine.

Alexandre semblait… hésitant. Et cela attira son attention. La suite fut d’autant plus surprenante et inattendue.

— Tu te souviens de la princesse d’Adéis ?

Alduis hocha la tête, sans répondre. Il se souvenait très bien de cet immense cri enthousiaste qui avait brisé le calme du château. Cela remontait à une dizaine de jours à peine. Ce n’était rien du tout, pour Alduis, et dans dix ans, cet instant serait toujours gravé avec autant de précisions dans son esprit.


C’était la phrase exacte qu’avait employé Adéis. Une princesse… Sur le moment, Alduis n’avait pas compris. À vrai dire, même avec la conversation qui avait suivi dans la soirée, il ne comprenait toujours pas très bien. Alexandre avait envie d’avoir une femme, des enfants, quand Alduis aurait tout fait pour l’éviter. Et cela même si ses premières rencontres avec Florentyna s’étaient, au fond, plutôt bien passées.

Les enfants avaient peur de lui. Adéis, son propre neveu, se cachait derrière sa mère quand il était là. Alors comment pourrait-il être un bon père, au juste ? L’idée le terrifiait.

Comme Alexandre semblait hésitant, et qu’il savait que cette première phrase n’était que l’introduction du véritable sujet, il demanda en guise d’encouragement, parce qu’il ne savait pas vraiment quoi dire d’autre.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Alexandre éprouvait toujours un malaise à évoquer un tel sujet avec son amant. Ils n'avaient tous deux pas le même point de vue sur la famille et les enfants. Lui, aspirait déjà à être père, de manière certes bien plus rêveuse qu'aujourd'hui, à être père, lorsqu'Alduis ne s'y soumettait que parce qu'il s'agissait d'une obligation sociale. Cela le désolait de voir que lui et le petit Adéis n'arrivaient pas à se lier. Il cherchait des idées pour les rapprocher mais rien ne venait encore à son esprit.

Le jeune homme prit une inspiration pour rassembler son courage et releva avec timidité la tête vers Alduis.

"Je songe souvent à ce que Bérénice m'a dit. Un homme ne peut pas rester éternellement célibataire. Autrement, les gens inventent des rumeurs. et dans mon cas... J'ai déjà été accusé deux charges sodomites. Je ne souhaite pas retourner à la prévôté. Jamais. C'est pourquoi... C'est pourquoi aussi je dois me marier. "

Il poussa un long soupir.  Il n'avait pas abordé encore le coeur du sujet et se sentait déjà nauséeux..

"Bérénice m'a confié aussi qu'elle s'était sentie nerveuse lors de la première fois avec son époux alors qu'ils se connaissaient depuis toujours. Qu'elle aurait été encore plus mal s'il n'avait pas eu d'expérience. Elle m'a dit qu'un homme devait avoir des expériences pour guider son épouse au lit. Ce n'est pas le genre de choses qui m'enchante beaucoup mais si une femme accepte de m'épouser, je ne souhaite pas la rendre malheureuse. Ni la mettre dans un état de crainte. Alors..."

Il reprit une inspiration afin d'apporter la conclusion à ce développement laborieux.

"C'est pourquoi, Alduis, j'envisage de demander à ton père si je pourrais l'accompagner au lupanar. De cette manière, je pourrais... apprendre. Et d'une pierre, deux coups, je pourrais peut-être dissiper les rumeurs qui doivent encore courir sur moi."

Son regard confus observa Alduis. Il se mordait les lèvres, inquiet de connaitre son opinion.

"Tu... tu comprends ?"

Alexandre ne semblait décidément pas à l’aise. Qu’avait-il de si gênant à lui dire ? Alduis reposa sa tartine. Il n’en avait pris qu’une bouchée, mais finalement, il n’avait pas si faim que cela. Il préférait écouter Alexandre et essayer de comprendre. Parce qu’il sentait bien que ce n’était pas si évident que cela.

Un homme ne pouvait pas rester éternellement célibataire… Alduis ne répondit pas. Il aurait bien aimé que le contraire soit possible. Mais Alexandre avait raison : c’étaient les faits. Rester célibataire, c’était faire peser des rumeurs sur ses épaule, et pour les contrer, il n’y avait guère mieux à faire que se marier.

Pourtant, il ne se l’était jamais dit en ces termes, ni n’avait imaginé que ce soit même possible. Et il ne savait pas vraiment quoi en penser. Ni comment réagir. Imaginer Alexandre marié, c’était un peu comme imaginer sa vie sans la guerre : effrayant. Il serra ses mains l’une contre l’autre, en le laissant continuer.

La conversation lui rappelait que Florentyna aussi serait certainement impressionnée, ce jour-là. Comme toutes les autres femmes qui se mariaient et qui devaient passer la nuit de noces. Il serra ses mains encore plus fort l’une contre l’autre et observa les marques, enfin cicatrisées, qu’avaient laissé les éclats de verre sur sa main droite. Il hocha la tête. Oui, c’était logique. Il comprenait Alexandre. Il espérait aussi être capable de faire un bon mari. Et à défaut de la rendre totalement heureuse, de ne pas la rendre absolument malheureuse.

Pourtant, bien que le raisonnement lui sembla après coup logique, il ne s’était pas attendu à une telle conclusion. Il releva alors la tête vers Alexandre, une expression perplexe sur les traits.

— Le Lupanar ? Avec mon père ?

C’était bizarre, cette conversation. Et toujours assis sur la table, Alduis essayait de la comprendre. Finalement, il eut un mouvement de tête, ni vraiment positif, ni vraiment négatif et conclut :

— Euh… D’accord.

Il comprenait. C’était bizarre, mais il comprenait. Mais il ne savait pas ce qu’il était censé ajouter. Il essuya ses mains moites sur ses vêtements. Lupanar, mariage, héritiers.

— Et… quand tu seras marié avec une princesse et que tu auras des enfants, tu… m’aimeras quand même ?

Il avait déjà la réponse, et pourtant, il avait néanmoins besoin de l’entendre dans sa bouche. Pour faire taire les petites voix qui venaient siffler dans sa tête.

Était-il vraiment en train de parler du lupanar avec Alexandre ? Il n'en revenait pas vraiment. C'était étrange. Un peu trop à son goût pour ne pas le déstabiliser. Pourtant, il comprenait, alors il hochait la tête. Il fallait bien s'entraîner.

La suite provoqua des émotions au fond de lui, qu'il fut incapable de différencier les unes des autres. Son père faisait confiance à Alexandre, de plus en plus. Son père lui montrait des dossiers, s'intéressait à son opinion. Il aurait voulu pouvoir l'ignorer mais cela accentua le vide qu'il ressentait au fond de son ventre.

Coldris avait-il confiance en lui ? Alduis en doutait. Il serra les mains. À vrai dire, cette perspective-là était encore plus effrayante que les autres. Même plus que le mariage d'Alexandre ou la fin de la guerre.

Plus le temps passait, plus il comprenait que jamais Coldris ne serait totalement fier de l'avoir comme fils. Quoi qu'il advienne, il aurait aimé avoir un enfant qui lui ressemble davantage. Mais Alduis était trop différent de lui. Et il le serait toujours. Il était son héritier seulement par dépit. Rien d'autre. C'était une blessure profond au fond de lui. Il y avait quelque chose de douloureux à s'apercevoir ce qu'Alexandre réussissait à faire que lui n'avait pas atteint en presque trente d'existence.

Alexandre dut sentir son trouble car il précisa ses propos. Alduis hocha de nouveau la tête. Mais la vérité résidait au fait qu'il n'était pas convaincu. Son père ne lui avait jamais parlé de son travail... ou si peu. Et cela pourquoi ? Parce qu'Alduis ne comprenait pas. Mais il aurait bien aimé, lui aussi, le rendre vraiment fier de l'avoir pour fils. Pas simplement par dépit.

Alduis ne s'était jamais vraiment senti aimé. C'était une ancienne impression, bien ancré dans l'inconscient. Et il craignait, peut-être ridiculement, qu'Alexandre finisse par se détourner, pour l'une de ces demoiselles. Pourquoi s'en serait-il privé, alors que c'était bien plus prudent ?

Pourtant, à entendre le jeune homme, il se sentait idiot à douter. Une ou deux nuits par semaine, c'était quand même beaucoup... Mais il n'en dit rien. Alexandre s'approcha et se hissa sur la pointe des pieds pour être à son niveau, et l'embrasser. Alduis se laissa faire et l'embrassa aussi en retour. Il repoussa la chaise, pour le prendre dans ses bras, sans descendre de la table. Si Alexandre n'avait jamais vécu rien d'autre, comment pouvait-il être sûr de lui ? Peut-être qu'il préférerait le lupanar ... ? Ou peut-être que... ?

Il détestait les voix qui le faisaient douter. Et pire, qui le faisaient douter d'Alexandre.

— Désolé, c'est idiot, remarqua-t-il en secouant la tête.

Et il ne savait pas quoi dire d'autre. Peut-être qu'il n'y avait rien à dire, d'ailleurs...

Les nouvelles se mélangeaient dans la tête d’Alduis. Le mariage d’Alexandre. Son projet d’aller au lupanar. La confiance grandissante que lui offrait son père. C’était un peu beaucoup d’un coup pour ne pas réveiller les voix, qui revenaient se moquer.


Pour concentrer ses pensées ailleurs que sur elles, il se recentra sur les lèvres d’Alexandre et sur ses mains contre lui, sous sa chemise, qui faisaient courir des frissons sur sa peau. Il n’avait pas envie de les écouter. Pourquoi étaient-elles ressorti quelques jours plus tôt, de toute manière ? N’étaient-elles pas bien, enfermées dans les sous-sols de sa forteresse mentale ? Elles avaient trouvé une brèche pour en sortir.

Et c’était encore et toujours le même problème. Quand elles étaient là, il avait envie de les voir disparaître. Et quand elles s’absentaient, il avait comme la sensation qu’il lui manquait quelque chose. Peut-être parce qu’elles faisaient partie de lui, comme l’avait dit Eldred. Sans elles, peut-être n’était-il plus entier. Devait-il continuer de les détester ?

Comme Alexandre redressait la tête pour parler, Alduis ne le lui en laissa pas le temps. Il l’embrassa aussitôt de nouveau.

Puis, Alexandre l’assura qu’il n’y avait pas de risque pour qu’une femme prenne sa place. Et il hocha la tête. L’entendre était rassurant. Cela clouait le bec aux voix dans sa tête qui se jetaient sur chaque doute que ressentait Alduis pour le décupler, pour lui faire prendre une place considérable dans son esprit, jusqu’à effacer tout le reste.

— Avant, je pensais que c’était normal de ne rien ressentir. Qu’il suffisait sûrement de faire plus d’efforts.

À vrai dire, cela ne faisait pas si longtemps que cela qu’il avait arrêté de le croire. Ces derniers temps, sa vision des choses avait changé. Alexandre avait raison. Ils pouvaient trouver les femmes magnifiques, les adorer, les respecter et les admirer. Mais jamais les aimer.

— Quand est-ce que tu vas y aller ?

Alexandre avait cru qu’il était plus évolué que les autres, qu’il était capable de contrôler ses passions sexuelles. Alduis, lui, s’était dit qu’il ne savait tout simplement pas profiter des bonnes choses. Ils s’étaient tous les deux voilés la face. Ils s’étaient tous les deux trompés. Jusqu’à que l’évidence leur jaillisse au visage, qu’il n’y ait plus d’autre choix que de la voir. Même alors, il fallait l’accepter. Et il s’agissait là, encore, d’un autre combat.

Comment avait-il pu nier aussi longtemps les faits ? Il n’en savait rien. Quand il sentait les mains d’Alexandre parcourir sa peau, à l’instant précis, il n’y avait aucun doute à avoir. C’était comme une évidence. Comme se dire, il pleut. Alors que le ciel était empli de nuages gris, qui irait prétendre que le soleil n’était pas loin ? C’était la même chose. Essayer d’aimer les femmes, quand on était comme eux, c’était assurer que la journée était ensoleillée alors que le ciel déversait des trompes d’eau.

Alduis préférait ne pas penser à ce qu’ils risquaient. Il y avait bien plus intéressant à faire. La date n’importait pas tant que cela, au final. Beaucoup moins, en tout cas, qu’Alexandre qui se rapprochait, et qu’il pouvait serrer dans ses bras et embrasser jusqu’à plus soif. Même si Alduis doutait fort qu’il finisse seulement par se lasser de ses lèvres un jour.