[28 Janvier 1598] Vers la voie de la réconciliation [Terminé]

Alduis n'était pas rentré dormir. À vrai dire, depuis hier, il était à peine sorti des écuries. La présence de Courage était rassurante, et surtout, apaisante. Il ne craignait pas qu’elle le manipule d’aucune façon. Elle ne pourrait pas lui mentir non plus. Il n’existait rien de plus sincère au monde que ses grands yeux humides.

Il ne parlait pas. Il restait silencieux, en contemplant le spectacle paisible de sa jument qui se nourrissait. Cela lui rappelait que lui-même aurait dû penser à se nourrir. Il n’en avait guère envie pourtant. Ses pensées étaient occupées ailleurs, à d’autres questions. Toutes concernaient Alexandre. Il avait beau y réfléchir, il ne parvenait pas à se décider sur les derniers événements.

Une seule chose était sûre : tout ça l’avait blessé. Terriblement blessé. C’était pour ne pas le croiser qu’il avait préféré dormir dans les écuries plutôt que de rentrer dans sa chambre, où il aurait dû faire face à son visage. Il voulait d’abord… faire la part des choses. Peut-être aurait-il eu besoin de conseils ?

Tout à ces considérations, il ne fit tout d’abord pas attention aux mouvements à l’entrée des écuries. Les domestiques faisaient des allées et venues régulières. Il ne faisait pas attention à eux et, en échange, eux ne faisaient pas attention à lui. Pourtant, cette fois-ci, il n’eut pas le loisir d’ignorer cette venue. Pour autant, en entendant son prénom — et en reconnaissant la voix qui le prononçait —, il ne releva pas davantage les yeux.

Il fit comme s’il ne l’avait pas vu. Comme s’il ne l’avait pas entendu. Pourtant, Alexandre saurait très bien qu’il écoutait néanmoins. Son immobilité soudaine en témoignait. Les claquements des béquilles sur le sol indiquèrent qu’il s’approchait.

Il avait apporté des tartines. Des tartines beurrées. C’était bien la seule chose à manger qui faisait un minimum envie à Alduis. Et ça ne pouvait pas être un hasard si Alexandre avait choisi cela en particulier. Un moyen de se faire pardonner. Ou bien... un moyen de le manipuler une autre fois ? Alduis n’était plus sûr de rien. Et si tout son entourage était manipulation ?

Le doute s’était infiltré dans son esprit et les voix s’en étaient saisies, pour lui faire prendre de l’ampleur, il ne savait plus qui il devait croire. Son propre esprit semblait se scinder en deux pour défendre avec virulence un point de vue ou un autre. Aussi ne dit-il rien. Et si Alexandre le connaissait réellement, il saurait que son silence attendait des explications, qu’il disait prouve-moi qu’elles ont tort sur ton compte.

Car au fond, Alduis avait très envie de lui pardonner, de relever les yeux et d’aller s’asseoir à côté de lui pour manger, mais une chose le retenait encore. Comment aurait-ce pu être autrement, alors que les voix ne cessaient de décrier Alexandre depuis tout ce temps ? Qu’elles répétaient qu’il ne pouvait pas lui faire confiance. La sensation de trahison était trop brûlante pour qu’il puisse lui pardonner tête baissée, sans rien en contrepartie. Il avait suffisamment réprimé ces émotions.

Un silence oppressant planait dans cette écurie que seuls les renâclements des chevaux interrompaient. Aluis ne possédait pas un grand sens du bavardage mais l'ambiance actuelle n'avait rien à voir avec avec son caractère taciturne. Il percevait le jugement dans son attitude cela lui arrachait le coeur. Tout cela à cause de son impulsivité. De son empressement à assurer une bonne situation à Sébastien sans prendre le temps de tout vérifier. t pire que tout en y mêlant son amant sans tout lui révéler. Alduis avait bien raison de lui en vouloir.

Prenant une profonde inspiration, Alexandre s'avança avec courage pour le rejoindre, prêt à s'expliquer et assumer ses actes. Il marcha lentement en déplaçant ses béquilles de sorte à bien les placer dans la terre battue, susceptible de le faire glisser. Son esprit réfléchit en même temps à ses premières paroles et renouveler ses excuses serait sûrement un bon préambule. Face à Alduis, le jeune homme conserva la tête droit et ne chercha pas à dérober son regard. Il avait fauté. Il avait fort mal agi. C'était un fait. Il l'assumerait et exposerait sa défense avec dignité et non comme un chiot qui fixait timidement sa flaque de pisse.

"Je suis navré, Alduis, de ce qui s'est passé. J'ai été idiot. Profondément idiot."

C'était un tel euphémisme. Il avait observé des années un prêtre inapte à tenir sa parole et malgré il lui avait accoré une quasi totale confiance. Au point de lui proposer de lui laisser la garde Sébastien. A quel niveau placer cette stupidité ?

"Je vis dans un monde nuages roses comme tu l'avais déjà dit. Je ne voulais pas soupçonner Cassandre du pire quand elle nous avait découvert. Je n'ai pas voulu voir que mon géniteur puisse ne pas changer. Enfin, je l'ai envisagé. Mais quand ton père semblait en être garant, j'ai voulu y croire moi aussi. J'ai fini par me laisser convaincre que ton père ne pourrait pas se tromper. Il possède une telle capacité d'analyses. C'était pour moins envisageable qu'il ait pu lui redonner sa confiance s'il n'était pas persuadé de sa rédemption."

Alexandre poussa un second soupir.

"Mais cela ne change rien que ce soit un idiot. J'ai voulu croire ton père car j'avais besoin d'y croire. Au même moment, je ne songeais qu'à Sébastien. de ça, je t'en ai parlé. Du sort qu'il vivait dans sa famille, reclus, isolé, sans soins. Je voulais l'extraire de là. Alors, faire confiance à notre géniteur, c'était pour moi une chance. La seule chance que je pouvais saisir pour aider Sébastien. Je n'ai plus vu que ça."

Une aigreur de bile lui remonta de l'estomac et lui donna envie de vomir. Il reprit d'une voix plus dure :

"Alors que lui.. Lui, les enfants nés de sa semence... Ces enfants, pour lui, ce sont des bâtards morts. Et moi, j'arrête pas de penser à ces enfants potentiels qui vivent quelque part dans Braktenn. Combien sont infirmes ? Comme moi. Comme Sébastien. Depuis que j'ai visité l'hôpital général, je n'arrête pas de me questionner. Combien de ces enfants y sont passés ? Combien y sont encore ? Combien sont morts ? Et lui, lui, il s'en fiche. Il ne pense qu'à sa jouissance. Les conséquences lui passent par dessus la tête !"

Il pardonnerait difficilement cette phrase qu'il avait osé lâcher. Comment pouvait-on atteindre un pareille niveau de bassesse ? Il ne comprenait pas et refusait même de comprendre ? Lentement, Alexandre se calma et sourit tristement à Alduis.

"Je n'ai pas changé depuis que j'ai été asservi. Je me suis introduit clandestinement chez le seigneur de Frenn en croyant sauver un ami. sans réel plan. J'ai accompli la même chose. J'ai voulu sauver mon frère de sa famille sans établir un plan qui soit véritablement fiable. Je ne suis qu'un idiot. Un idiot qui n'évolue pas. Un idiot qui ne retient rien de ses erreurs."

Alexandre poussa un nouveau soupir, plus profond que les précédents.

"Finalement, je dois être comme lui. Moi non plus, je ne me soucie pas des conséquences."

Alduis ne regardait toujours pas Alexandre. Il ne répondait toujours pas. Il avait besoin d’entendre ces explications avant de décider quoi que ce soit. Il se sentait perdu. Une partie de lui voulait lui pardonner, ici et maintenant, l’autre s’y obstinait avec véhémence. Quoiqu’il fasse, il ne parvenait pas à concilier ces deux parts de lui-même qui se disputaient sans cesse la part belle.

Conscient des excuses qu’il devait faire, Alexandre s’approcha de nouveau. Il ne chercha pas à fuir son regard comme la veille, lorsqu’il lui avait annoncé ce qu’il avait fait. Il affrontait dignement la réalité des choses. Non, c’était Alduis qui refusait de le regarder dans les yeux. Serait-il seulement encore capable de conserver une part d’objectivité, une fois qu’il aurait plongé ses yeux au fond des siens ?

Il ne put pour autant pas retenir l’infime sourire qui étira un bref instant ses lèvres. C’était vrai, qu’Alexandre vivait dans un monde de petits nuages. Il n’empêchait. Alduis aimait ce monde-là, il n’avait pas envie de le voir disparaître.

Mais plus Alexandre parlait, plus Alduis prenait conscience qu’il ne savait que faire de ces explications, de ces justifications. Ce n’était pas de cela dont il avait besoin. Qu’importe les raisons au fond, qu’elles soient bonnes ou mauvaises… Le résultat était le même, de son point de vue. Alexandre avait beau parler la tête haute, il n’en restait pas moins qu’il continuait de se cacher derrière les erreurs des autres, même en prétendant assumer les siennes.

— Pourquoi faut-il toujours que tu te caches derrière quelque chose ? finit-il par demander, de but en blanc, sans transition.

Ils ne parlaient pas de la capacité de Coldris à ne pas faire d’erreurs. Ni de celle de changer pour Thierry, ce dernier des idiots. Ils ne parlaient pas davantage de tous ses enfants infirmes que ce prêtre avait semé dans son sillage. Quant à ses anciennes erreurs, quelle était leur place dans ce discours, sinon pour rappeler que celle-ci ne faisait que s’ajouter à une liste préalable ? Rien de tout cela n’intéressait Alduis. Rien de tout cela n’allait apaiser la brûlure au fond de son ventre.

Pourquoi Alexandre ne faisait-il pas preuve d’humilité ? Une vraie humilité, dépouillée de toutes autres choses. Pourquoi ne se contentait-il pas de dire “Désolé, Alduis, pour t’avoir menti. Je te demande pardon.” ? Alduis n’en demandait pas davantage. Juste de simples excuses… de très simples excuses...

Mais Alexandre ne savait pas aller au plus direct. Qui n’en avait pas envie de croire ? Il n’était pas le seul à avoir eu des espoirs déçus ! Alduis ne comptait plus les siens depuis longtemps, ils étaient trop nombreux.

— Et pourquoi Thierry peut mériter ta confiance et pas moi ? reprit-il, en secouant la tête.

N’en était-il pas digne ?
Le prenait-il à ce point pour un demeuré ?

Les mots d’Alduis semblèrent déstabiliser Alexandre au plus haut point. A tel point qu’il se recula subitement, en secouant la tête. Non ? Et pourtant, si. Il ne cessait de se cacher derrière toutes sortes d’excuses. Mais demandait-il réellement pardon ? Assumait-il autant ses erreurs qu’il le prétendait ? Alduis était loin d’en être sûr.

Comment faire pour s’excuser ? La question du jeune homme le troubla quelques instants, lui aussi. Il fallait croire qu’il faisait néanmoins certaines choses plus naturellement qu’Alexandre. Jamais il ne s’éparpillait dans ses excuses. Il faisait une erreur, il s’excusait. Sans s’étendre. Après tout, y passer dix secondes ou y passer dix minutes, cela ne changerait pas le passé pour autant.

— La vérité, répondit-il en toute simplicité à la suite.

Juste la vérité, sans fanfreluche, sans justification. Aller droit au but. Alduis était mauvais dans beaucoup de choses, mais pas pour cela. Parfois, il valait mieux ne pas tourner autour du pot trop longtemps… même si son manque de subtilité lui avait souvent posé problème, il lui rendait service, de temps à autre. Le tout aurait été de savoir doser entre l’un ou l’autre.

Les doigts d’Alduis se resserèrent dans la crinière de Courage, tout en poursuivant :

— Tout ce que j’aimerais, c’est que tu arrêtes de me prendre pour un idiot.

Subitement, il releva la tête et affronta pour la première fois le regard d’Alexandre en face, sans chercher à le fuir de nouveau. Cela faisait plusieurs jours qu’il gardait tout cela pour lui mais il en ressentait brutalement le besoin de les exprimer.

— Je sais que je ne comprends pas tout. Mais je comprends certaines choses. Mais tu es toujours à partir du principe que ce ne sera pas le cas. J’aimerais que tu me fasses confiance, pour de vrai. Que tu arrêtes de t’imaginer que je vais causer un incident diplomatique à chaque fois que j’ouvre la bouche. Je ne suis pas stupide, tu comprends. Et ce n’est pas parce que je ne suis pas aussi habile à parler que toi que je ne suis pas capable de reconnaître les moments où je dois me taire.

Il avait promis de ne plus faire de vagues. Et une promesse était une promesse : il n’en ferait plus aucune. Alexandre l’imaginait-il à ce point incapable d’appréhender les normes de la société ?


— Je ne sais plus quoi penser, Alexandre, avoua-t-il soudainement, après quelques instants de silence. J’ai l’impression que… tout le monde se sert de moi pour servir ses intérêts. Et je pensais que… que toi, tu ne le ferais pas. Alors qu’est-ce que je dois croire, dis-moi ?

Faut-il que je fasse confiance aux voix ou bien à toi ?

Alduis voulait la vérité. De vraies excuses, plates, sincères, sans justifications. Il voulait entendre qu'Alexandre était désolé. Il voulait entendre qu'il ne lui mentirait plus. Il avait besoin de cette promesse. Car quelque chose s'était brisé en lui, et il avait néanmoins terriblement envie de le retrouver.

Pourquoi ne pouvait-il jamais rien oublier ? Ça aurait été tellement plus simple. Effacer cette trahison de son esprit — c'était ainsi qu'il l'avait ressenti au plus profond de lui-même, comme une trahison. Il secoua la tête pour lui-même.

— Si tu me l'avais demandé... Je veux dire, si tu m'avais dit à quoi allait servir l'argent, je te l'aurais quand même donné. J'aurais accepté...

Et c'était précisément cela qui faisait le plus mal. Qu'il n'arrivait pas à s'ôter de la tête. Il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'Alexandre avait préféré le lui cacher, en pensant qu'il ne comprendrait pas. Comment savoir s'il ne l'avait pas fait d'autres fois ? Il passa la paume le long de l'encolure de Courage, manière de se rassurer en écoutant Alexandre.

Ne pas le perdre... Ne pas le perdre... Pourquoi cela sonnait-il si fataliste ?

— Moi non plus je n'ai pas envie de te perdre, répondit-il. J'ai envie de te faire confiance.

Là, dans l'immédiat, il avait même envie de l'embrasser, pour chasser toutes ces pensées de son esprit. Mais il savait que s’il le faisait maintenant, rien ne serait arrangé, et les blessures ne feraient que s’envenimer. Il avait terriblement peur, lui aussi. De se dire qu'il ne verrait peut-être plus jamais Alexandre de la même manière.

— J'ai envie de te faire confiance, reprit-il, mais j'ai peur de me rendre compte que tout ça...

Tout ça n’était rien. Et pourtant, il sentait la sincérité dans le regard d’Alexandre. Cette sincérité qui n’attendait qu’une chose : être pardonnée. Il ne termina pas sa phrase et la laissa en suspens.

Quant à cette promesse… Ce n’était pas elle qui résoudrait tout. Du moins, pas celle-ci.

— Je me fiche de l’argent. Tout ce que je veux, c’est être sûr que je peux te faire confiance.

Rien d’autre. Ce n’était pas grand-chose, non ? Mais il avait besoin de cette assurance. Cette preuve inébranlable qu’il ne faisait pas une erreur en lui pardonnant. Parce qu’il n’était pas sûr d’être capable de surmonter cette sensation-là d’autres fois.

Alexandre restait catégorique sur la question de l’argent, alors Alduis ne dit rien d’autre. S’il y tenait tant que ça… Quand bien même ce n’était pas ce qui importait à ses yeux réellement et rien qui ne parvenait à lui redonner tout à fait confiance. Libre à lui.

Il l’écouta parler sans mot dire. Alexandre affranchi, cela ressemblait un peu à un rêve surréaliste. Il espérait sincèrement que cela ait lieu un jour. Et néanmoins, sans rien en montrer, il continuait à fuir son regard sans relâche, alors que le jeune homme se désespérait à tenter de le capter.

C’était étrange. Etrange de voir Alexandre perdre ses mots, sans savoir que dire. Habituellement, il avait toujours des milliers de ressources à déployer, les mots justes à donner. Et désormais, maintenant que les mots étaient vraiment importants pour Alduis, il ne savait plus quoi dire. Etait-ce vraiment lui qui le déstabilisait ainsi ?

Cela tira un infime sourire à Alduis, sans pour autant qu’il ne change de posture. Il continua de caresser l’encolure de sa jument en attendant qu’Alexandre ait fini de se dépatouiller avec les phrases qu’il essayait d’articuler le mieux possible.

Il l’aimait. Alduis hocha la tête en avalant sa salive. Manière de lui signifier que c’était bon. Qu’il en avait assez entendu et que ça allait. Il se retourna enfin vers lui pour accepter de soutenir son regard.

— D’accord, je…

Il hésita une seconde avant de reprendre :

— Je t’aime aussi. Mais j’ai besoin de réfléchir encore un peu.

Encore un jour ou deux avant de pouvoir reprendre les choses comme elles avaient pu être avant. A compter qu’elles puissent le redevenir.