[30 janvier 1598, après Alexandre] - Le déjeuner promis [Terminé]

Après avoir quitté Alduis, Coldris avait pris l’un de ses chevaux afin de se changer les idées. Les idées se bousculaient déjà dans son esprit au sujet de ce qu’il allait faire d’Alexandre et  il aurait été incapable de se remettre au travail en l’état. L’une des solutions aurait consisté à achever la résolution de cette affaire, mais il se refusait à lui donner une telle importance. Quitte à perdre du temps, autant s’aérer l'esprit et profiter de ses chevaux. De retour, il avait écrit quelques lettres et le déjeuner était bien vite arrivé. Il avait demandé à ce que la table soit dressée dans son salon personnel. Il avait promis à Eléonore de prendre le repas en sa compagnie et il se doutait qu’ils reparleraient des évènements – quand bien même l’idée ne l’enchanter pas plus que cela – autant donc profiter d’un minimum d’intimité. Et puis sincèrement… Il avait horreur de manger dans cette immense salle lorsqu’ils n’étaient que deux. Cela lui rappelait les longs dîners à couteaux tirés (au sens propre comme figuré) avec Alduis…

Lorsqu’il arriva, légèrement en retard, elle était déjà là et s’approcha pour l’enlacer tendrement. Il embrassa le sommet de son crâne et l’invita à prendre place face à lui.

— Je suis navré de m’être vu dans l’obligation d’avorter votre activité, entama-t-il puisqu’il ne pourrait y échapper puis fit signe qu’on leur serve du vin .

Après qu'Alexandre se soit fait rappeler à l'ordre - c'était tout de même malin de l'avoir détourné de sa tâche - Éléonore était allée entretenir Jean de la situation actuelle : à savoir qu'ils ne bougeaient toujours pas, et que d'après les informations que Gabriel avait pu lui transmettre… eh bien, son père n'était pas content du tout qu'il ait participé à sa fuite. Il avait beau prétendre qu'il avait su à quoi s'attendre en décidant de l'accompagner, Éléonore ne se faisait pas d'illusion : bien sûr que perdre ce qu'il avait eu jusqu'alors lui déplaisait et il ne disait cela que pour éviter de la contrarier. 

Ensuite, elle était allée retrouver Alduis pour qu'ils s'entraînent ensemble. D'une part parce que cela changeait aisément les idées, et puis… et puis parce qu'elle aimait bien l'espèce de légèreté qui l'animait dans ces moments-là. Comme s'il était fait pour cela. Ou du moins, qu'il était plus heureux que dans les autres circonstances où elle avait pu le voir, et elle aimait cela. 

Malheureusement, cela ne put pas durer bien longtemps, cette fois, car Coldris était venu lui parler. Et l'air autour de lui s'était chargé d'une émotion désagréable. Elle était partie sans faire d'histoires, se poster en guet à la porte de sa chambre pour y redescendre lorsque Coldris serait retourné dans son bureau. Mais cela n'avait manifestement pas été son projet, parce qu'ils n'y était pas retourné. Elle avait fini par aller voir et découvrir qu'il n'y avait plus personne. 

Ce n'était pas bien grave, et elle était retournée attendre dans sa chambre, essayant de se remémorer toutes sortes de textes pour ne pas se laisser rattraper par des préoccupations plus désagréables. Puis à essayer de traduire certains poèmes dont elle se souvenait dans une autre langue, ce qui n'avait rien d'abouti parce que toutes étaient franchement rouillées et qu'en plus, ne notant rien, les vers changés de manière satisfaisante étaient oubliés juste après avoir été trouvés. Cet exercice lui aurait semblé bien plus facile un an plus tôt, quand elle les accumulait parce qu'il fallait bien trouver des moyens de s'occuper sans bouger en variant le plus possible. Et comme elle ne pouvait s'occuper qu'avec les ressources de son esprit...

Léonilde était passé, bref intermède à l'exercice, pour s'excuser et assurer que la situation n'avait pas été de son fait. Ce n'était pas vraiment nécessaire, mais elle n'en avait pas rajouté à ce sujet, parce que… eh bien parce que si, elle y était pour beaucoup, mais que c'était plus facile de ne pas en débattre. Il devait avoir d'autres choses à faire. De toute façon, elle comprenait bien son intervention malgré tout - et qu'elle avait été de trop dans ce couloir, c'était certain. 

Mais enfin était venue l'heure du déjeuner, et comme Coldris avait annoncé qu'il y demandait sa présence et qu'on lui avait confirmé, eh bien… elle s'y s'était décidée à se lever et après une certaine hésitation, accepta de se rendre dans le salon où ils avaient déjà mangé auparavant, puisque c'était l'endroit qu'on lui indiquait. 

Lorsqu'il arriva - un peu tard - elle ne put s'empêcher de craindre qu'il ne soit contrarié par le fait qu'elle soit entrée sans lui… Cela ne semblait pas être le cas et elle put l'enlacer, appuyant un instant la tête contre son épaule. Son baiser sur son front lui étira un sourire. Ce qu'elle pouvait être heureuse d'être avec lui ! Savait-il combien elle pouvait l'aimer ? Elle n'avait pas oublié, néanmoins, combien il avait semblé fâché en interrompat l'entraînement tout à l'heure… Mais cela semblait être passé. Et elle alla s'asseoir à sa place. 

— Oh, ce n'est rien ! et elle attendit le temps qu'il fallait pour que les oreilles surnuméraires se soient éloignée avant de reprendre : Ce qui est chouette, c'est que tant que je suis ici, je peux aller m'entraîner avec Alduis beaucoup plus facilement ! Je sais que vous trouvez ça idiot comme activité pour une femme, mais… Moi, j'aime bien. Et puis, cela a l'air de lui plaire aussi, alors… même si c'est pour vous que je suis là, autant en profiter aussi, non ? Je crois que pour l'instant, je ne suis pas trop mauvaise élève...

Elle soupira. 

— Enfin, soit, nous reprendrons bien une autre fois.

D'autant qu'il avait vraiment semblé de mauvaise humeur en déboulant comme ça… Ce n'était pas pour se fâcher sur lui, pas vrai ? 

— Il n'était plus là quand je suis redescendue voir, déplora-t-elle seulement. Il… hmmm… n'y a pas de raisons de s'inquiéter, n'est-ce pas ?

Il présenta ses excuses pour son intervention dans la salle d’armes. C’est-à-dire qu’il s’en serait bien passé. De se déplacer là-bas d’une part et d’avoir cette conversation d’autre part. Toutefois ce qui devait être fait, ne pouvait souffrir d’aucun ajournement, surtout sur un sujet aussi grave que celui-ci. Une chose était certaine, elle semblait pour le moins… enthousiaste. Il ne parvenait cependant pas à se laisser gagner par sa jovialité. Et oui, il trouvait cela idiot. Initialement déjà, il abhorrait cette activité, quant à s’y adonner en étant une femme, c’était des plus saugrenu. Enfin, il n’était plus à ce genre d’excentricité prêt puisque cela faisait des années que sa fille était venue le supplier d’accéder à sa requête. Quelle idée tout de même.

Il prit le verre de vin fraichement servi pour en gouter une gorgée tandis qu’elle poursuivait. Si cela plaisait à Alduis ? Oui, évidemment, c’était la seule activité qui lui plaisait avec l’équitation. À choisir, il aurait préféré la voir chevaucher  que de tenir l’épée à la main – quoique dans un tout autre sens, ces deux activités lui conviennent nettement mieux –. Quant à faire plaisir à son fils, leur relation n’était pas suffisamment développée pour que cette idée lui effleure l’esprit. Au fond, ce qui importait pour lui, c’était qu’elle puisse s’occuper pendant ses longues absences. Peu importe la façon dont elle s’y prenait ou le genre d’épée qu’elle pouvait brandir. Il lui adressa un sourire. Voilà, ils n’auraient qu’à reprendre un autre jour.

Coldris découpa un morceau de tourte au pigeon et aux airelles qu’il enfourna dans sa bouche avec appétit. Le grand air lui avait autant aéré l’esprit que la panse il fallait croire. Il profita de sa bouchée pour digérer la question. Fallait-il s’inquiéter d’Alduis ? Non, il ne pensait pas. C’était un mauvais moment à passer, mais au fond il s’en doutait déjà et avait sans doute envisagé cette issue. Tout ce qui comptait pour lui, c’était qu’il n’ait pas à en porter la responsabilité. Il n’était pas question qu’Alexandre vienne le supplier et lui fasse des promesses dignes de son père. Alduis n’y résisterait sans doute pas et finirait par céder. Non c’était inenvisageable. La prochaine fois serait sans doute pire encore et il était hors de question que cela ne se produise. De fait, il était bien heureux que son fils cesse de sauter un esclave de la roture. Qu’il se trouve donc un sodomite de son rang, ce serait déjà nettement plus acceptable.

Réalisant qu’il n’avait toujours pas répondu et commençait à s’égarer parmi les branches de l’arbre des possibles, il attrapa son regard et déclara posément.

— C’est inutile en effet, tout ira mieux prochainement. Il était sans doute aux écuries.

Elle avait beau essayer de mettre un peu de bonne humeur, cela ne fonctionnait pas. Ce n'était tout de même pas si grave, si ? Il n'allait pas commencer aussi, qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire qu'elle pratique l'une ou l'autre activité ? Ce n'était même pas dangereux, dans ces circonstances. 

Enfin… sa colère avait beau être passée, il semblait vide et c'était étrange. Il n'avait même pas l'air content de la voir, alors que c'était bien lui qui l'avait demandée ! 

Puis, le fait même que cela doive "aller mieux prochainement" avait fichtrement tendance à insinuer que cela n'allait précisément pas. Elle aurait dû le chercher pour savoir. Enfin, c'était trop tard, maintenant. 

Elle se mit à manger sans grande envie. Pas que ce qui était proposé ne convenait pas, de toute façon - en dépit des repas sautés ou des aliments qui avaient pu, ponctuellement, servir de projectiles - elle ne se plaignait jamais de ce qu'il y avait dans son assiette et ne faisait aucune différence qu'elle aime ou pas, s'efforçant de n'en jamais rien montrer. Non, ce n'était pas cela… c'était seulement que quelque chose ne fonctionnait pas. Elle chercha une idée avant de raconter la suite de sa matinée, s'efforçant de retrouver son enthousiasme.

— Et puisqu'Alduis n'était plus là, j'ai essayé de traduire des poèmes français en grec, puis certains passages de l'illiade en anglais de tête et si vous voulez mon avis, cela accrochait tant l'oreille que j'ai dû troubler bien des repos…. Je n'ai pas pratiqué depuis longtemps. À une époque, nous en avions fait un jeu à boire. Un verre pour un vers ! À l'occasion, nous pourrions peut-être essayer, vous et moi. Ce serait amusant, non ? Vous devez en connaître pas mal... Oh, d'ailleurs, j'ai appris ce matin qu'Alexandre m'autorisait à faire ce que je voulais avec qui je voulais. Oh, mais vous auriez dû voir sa tête lorsqu'il m'a surprise au sortir de votre chambre c'était à mourir de… Quelque chose ne va pas ? s'interrompit-elle comme il grimaçait. 

Et dire qu'elle essayait de lui remonter le moral. C'était... Parce qu'on l'avait vue ? Non, c'était idiot...

Rien de tout cela n’évoquait la moindre chose à Coldris. Ni le repas, ni l’escrime, ni Alduis, ni Alexandre, ni même sa simple présence pourtant réjouissante. Dans son esprit, c’était le calme plat. Ce calme terrifiant qui précédait ou succédait à une terrible tempête. Rien. Pas un brin de vent pour agiter les notes éparses qui trainaient dans son bureau mental. Pas un piaillement. Pas un sifflement. Pas un cri. Et quelque part, cela aurait dû le terrifier. Il détestait ce silence en réalité. Il avait envie de hurler pour combler le vide et entendre son propre écho lui répondre.

Il articula une vague réponse à son inquiétude et retourna à sa tourte. Il avait conscience d’être d’une piètre compagnie alors même qu’il lui avait demandé de venir, mais rien à faire, il n’y parvenait pas. Il l’écouta donc reprendre avec une certaine curiosité. Il esquissa un sourire à la mention de ses traductions. Un jeu à boire ? Voilà qui était stimulant ! Il validait l’idée et s’apprêtait même à le lui signaler lorsqu’il fallut qu’Alexandre ne revienne une nouvelle fois sur le tapis. Il grimaça avec aigreur. N’avait-il pas suffisamment fait pour que l’on taise son nom pour les jours à venir ?

— Je suis au courant… Croyez bien que l’on m’a immédiatement informé de ce qui c’était passé.

Il piqua une bouchée, puis se rinça l’amertume persistante au fond du palais d’une rasade de vin. Non, décidément, cela ne voulait toujours pas partir. Et la mention de ce râcle-merde venait de rouvrir le dossier qu’il n’avait toujours pas complètement finalisé. La dernière chose qu’il souhaitait, c’était bien de penser à lui en cet instant. Il avait pourtant conscience que tant que l’affaire ne serait pas entendue, celle-ci continuerait de lui gangréner l’esprit…

Ah, il souriait ! Elle aimait tant le voir sourire, même si ce n'était qu'un peu, et se félicita d'y être parvenue… trop vite, car déjà cela repartait. Déjà au courant ? Mais non, ce n'était pas possible puisqu'ils étaient seuls à ce moment - leur petit espion n'aurait pas pu entendre cette partie, si ? Alors… son regard glissa instinctivement vers Léonilde. Oui, évidemment, il y avait eu cela aussi… 

— Je sais que je n'ai pas à intervenir dans vos affaires domestiques, seulement… Ce n'est pas de ce dernier incident dont je parlais, mais de notre conversation. Je… conçois parfaitement qu'il a hmmm un peu pris ses aises dans la façon qu'il a eu de s'adresser au reste de votre personnel, et qu'il était censé travailler, mais tout de même… est-ce une raison pour qu'il devienne tabou ? Enfin… d'autant que s'il ne travaillait pas, c'était tout de même de ma faute. Je veux dire : aurait-ce été poli de sa part de signifier à une noble dame qu'il se passait bien de sa conversation ? Je veux dire… tout cela n'est pas si grave, si ?

Bon, à bien y penser, Alexandre avait lancé lui-même la conversation et l'avait prolongée alors qu'elle lui avait dit qu'elle ne le dérangeait pas plus longtemps, mais il valait mieux qu'elle ne le précise pas.

Non, non, non… Ce n’était pas cela. Les affaires domestiques, il s’en contrefichait, c’était bien pour cela que Léonilde lui était indispensable au bon ordre de cette maisonnée. Il n’en avait ni le temps ni l’envie. Il secoua vivement la tête en désaccord. Un peu pris ses aises, hein ? En voilà un euphémisme… Entre répondre à son Intendant et donner des ordres à un domestique. Où se croyait-il ?! Il n’y avait rien de tabou et certainement pas lui. Si sa présence l’avait exaspéré à ce point, il ne se serait pas donné la peine de la conserver. C’était mal le connaitre. Coldris expira sèchement un petit souple d’entre ses narines.

— Nous parlons de la même chose au contraire. Je vous le redis, j’en sais suffisamment pour que tout cela me déplaise fortement. Il est intolérable qu’un esclave vous parle de cette façon.

Heureusement que Bérénice était venue lui parler de l’étrange question de son fils à propos de ce qu’était un « condé sans dent »…

… Vous n’y êtes pour rien. Il ne travaille pas. Il purge sa peine en guise de réparation à ses égarements. Il aurait ainsi dû vous signifier qu’il ne pouvait vous parler en l’instant et chercher le serviteur censé l’aider à sa tâche. Quant au reste, détrompez-vous, je juge l’affaire fort grave. Laissez-moi vous demander quel genre d’imbécile à l’audace de récidiver après trois jours seulement ? Vous voulez tout savoir ? Il bat même son déchet de père à plates coutures ! lâcha-t-il avec aigreur en faisant retomber violemment ses poings sur la table dans un tintement de vaisselle.

Non, ils ne pouvaient pas parler de la même chose. Elle parlait de quelque chose de comique, et lui de déplacé et… Comment cela, « lui parle de cette façon » ? Quand à la nuance… bien, elle comptait pour lui, et Éléonore la comprenait… seulement, cela changeait-il vraiment quelque chose pour une conversation ? 

— J'entends que vous n'admettiez pas d'insolence dans sa position, vraiment… Mais ce que j'aimerais comprendre, c'est… ce qui vous mine à ce point. Je sais qu'il a mal agi dernièrement, il n'a d'ailleurs pas eu l'intelligence d'éviter le sujet tout à l'heure… Mais là, ce n'était qu'un accroc - qui n'est sans doute dû qu'à l'ambiguïté de son statut et au manque de finesse de son expression. Et pour ce qui est de la façon dont il me parle, eh bien… il y a bien eu un léger accrochage, c'est vrai, mais rien qui ne mérite qu'on en fasse toute une histoire. Ce n'est pas moi qui irai répandre de mauvaises rumeurs sur votre hospitalité.

Il sentait bien qu’il y avait quelque chose qui ne passait pas dans leur conversation, mais il n’était pas en état d’en chercher la raison. Et surtout : il n’en avait pas la moindre envie sur ce sujet. Ce goût bileux permanent qui couvrait le pigeon était amplement suffisant à son humble avis.

— Le problème est justement qu’il n’y a aucun « mais » qui ne tienne dans ce domaine. J’exige strictement la même attitude irréprochable de chaque employé de cette mesnie et le fait que mon fils n’ait trouvé personne de mieux à baiser n’y change rien. cracha-t-il avec aigreur. Je ne peux pas me permettre de laisser de tels comportements se répandre ici. Or, non seulement il enfreint mes lois, mais il se permet de surcroit de récidiver alors même qu’il est censé méditer sur ses actions en grattant la merde des latrines. Il n’y a rien de plus à en dire.

Jugeant la conversation close, il acheva son assiette. Tout ce qui comptait à ses yeux était qu’il n’utilise plus sa langue perverse sur Alduis et ne manque de le blesser réellement. Pour le reste, il verrait s’il parvenait à en faire quelque chose ou non. De toute évidence, il n’avait pas encore trouvé le moyen de la façonner comme il le désirait. Il prit une gorgée de vin. Ce serait tout de même du gâchis de devoir s’en séparer pour cette raison…

Non, il ne comprenait encore une fois pas ce qu'elle demandait. Mais elle n'y pouvait rien, elle avait horreur de ne pas se faire comprendre ! Pas tant à cause d'un orgueil refusant d'être mis en tort injustement que par recherche sincère d'une conciliation. Surtout lorsqu'il s'agissait de celui qu'elle aimait. Si elle avait été si mauvaise langue et que cela n'avait pas été lui, elle aurait brutalement quitté la table en lui reprochant de ne rien écouter. Comment allaient-ils faire s'ils n'apprenaient pas à mieux se comprendre ? Le fait était qu'elle ne souhaitait rien moins que l'affliger davantage. 

Elle baissa les yeux dans son assiette. C'était tout de même injuste. Soit il continuait à se méprendre, et le désaccord persistait, soit… soit elle essayait de lui réexpliquer, puisqu'elle s'exprimait mal, il s'imaginait une nouvelle opposition, cela le poussait à bout et tout finissait mal… Et elle ne voulait pas qu'ils se brouillent pour rien. Mais il ne fallait pas pleurer. 

— Je vous demande pardon, bredouilla-t-elle presque après quelques minutes d'un lourd silence. Je… voulais seulement comprendre pourquoi cela vous affectait personnellement. Pour savoir si je pouvais vous remonter le moral. Je suis désolée.

Elle ne niait pas avoir donné des arguments à la décharge d'Alexandre, mais que voulait-il qu'elle aille remettre en cause comme potentielle sanction quand elle ne savait - ni n'osait demander - ce qu'il en était ? Elle comprenait bien que l'ordre doive être maintenu - même si c'était vraiment un bête ordre, mais c'était un tout autre débat - ce qu'elle ne comprenait pas, c'était pourquoi cela persistait à le laisser aussi maussade. Elle aurait juste voulu pouvoir le faire plus subtilement pour que son soutien ne le braque pas. Pour un échec, c'était un échec. Enfin, fallait-il vraiment s'en étonner ? Elle espérait seulement ne pas l'avoir fâché encore plus.

N’y avait-il donc aucun autre sujet de conversation que ceux tournant autour de cette incommensurable déception ? Vraiment aucun ? Elle faisait erreur. Ce n’était pas rien. C’était la preuve qu’il était incapable de chasser le naturel. La preuve qu’il recommencerait à abuser d’Alduis, volontairement ou non – cela n’avait aucune importance seul le résultat comptait – Il savait qu’il n’avait pas mauvais fond, ce n’était certainement qu’une maladresse de plus, mais Alduis ne pouvait souffrir d’aucune maladresse. La prochaine pouvait lui être fatale. Sans parler du fait qu’avant d’espérer pouvoir ordonner, il allait devoir apprendre à obéir et à respecter sa place. Il n’était pas question qu’il ne songe un seul instant que les faveurs qu’il avait pu accorder n’étaient qu’une brèche laxiste laissée ouverte sans la moindre surveillance.

Eléonore baissa les yeux vers son assiette et ce n’était assurément pas pour en admirer le contenu. Il se pinça les lèvres. Qu’avait-il dit encore qui avait pu la blesser ? Il n’avait pas envie de chercher. Il aurait dû, mais il n’en avait aucune envie. Il ne restait que ce pénible vide lassant. Il serra les mâchoires. Il ne tarda pas à avoir sa réponse et soupira. C’était donc bien de son fait. Quel idiot. Il ne changerait jamais.

— Ce n’est pas à vous que j’en veux et je m’en excuse si j’en donne l’impression. Ne vous en faites pas pour moi, ce n’est rien. Tout ira mieux dès que j’aurais statué définitivement sur cette affaire, voilà tout.

Son intention était louable, mais il doutait qu’il n’y ait quoi que ce soit à faire pour le réjouir. Tant que son cas n’aurait pas été jugé, il ne serait pas en paix et cela lui trotterait dans son esprit vide comme un agaçant courant d’air qu’il ne parvenait pas à endiguer..

Cette fois, il comprit. Il fallait bien cela pour s'assurer que le conflit ne s'envenime pas. Et puis… elle n'aimait pas le voir de cette drôle d'humeur - qui n'avait fichtrement rien d'amusant. 

Elle lui sourit tendrement. Oui… il allait régler cela, et après il irait mieux… mais combien de temps cela mettrait-il ? Quant au reste, elle savait bien qu'elles ne la concernaient pas, et elle ne voulait surtout pas le braquer en ayant l'air de se mêler de ses affaires. Cependant… il était également essentiel de pouvoir être présent l'un pour l'autre, alors…

— Vous savez que si finalement vous aviez besoin de parler... pour vous cela ne coûterait qu'un baiser, mon magnifique phénix. Mais attention, de ceux qui font rêver. Payable dans les deux jours. Et au delà de ce délai… Ah, je crains qu'il ne vous faille donner un peu plus de votre personne. Je veux dire : je suis toujours là.

Chose suffisamment peu commune pour être notée, Coldris s’en voulait quelque peu de son humeur maussade. Le fait était cependant qu’il n’était pas encore suffisamment motivé pour espérer prendre le dessus volontairement. S’il appréciait la compagnie de son adorable luciole, il devait reconnaitre qu’il n’était pas encore très familier de cette présence permanente. Peut-être aurait-il été préférable d’annuler le repas, mais elle aurait alors suspecté quelque chose – et son esprit était certainement des plus fertiles pour cela –. En réalité, cela ne se percevait pas le moins du monde, mais il était malgré tout heureux de voir ce visage bien aimé  pour ce repas. Il souffla même de rire à sa proposition – et cela était déjà énorme compte tenu du vide qui avait envahi son esprit –.

— Je crains d’être étourdi dans ce cas, si je venais à requérir vos services. Il eut un infime sourire. Je sais que vous êtes là et je vous en remercie, seulement vous devez apprendre à passer outre mes humeurs si vous comptez vivre avec moi. Ce n’est là qu’un aperçu de mon quotidien et je ne voudrais pas vous blesser à chacun de mes mouvements d’humeur. C’est ainsi que je suis réellement.

Il leva ses bras dans une évidence pleine d’ironie puis retourna à son verre.

Il avait conscience qu’il aurait dû dire quelque chose, mais… rien à faire, il n’y parvenait pas.

Ah… ah… cela fonctionnait ! Elle parvint même à obtenir un petit rire. Ah, cela, elle comptait bien l'étourdir ! Elle voulait qu'il sache qu'il pouvait compter sur elle quoi qu'il arrive… Quant à ses humeurs… Elle se leva pour enlacer ses épaules et déposer un baiser sur sa joue.

— Cela ne me blesse pas. Mais n'est-ce pas tout naturel de vouloir chercher à vous apaiser lorsque quelque chose vous tourmente ? Je dois trop aimer vous voir sourire et voir de la joie dans votre regard… Vous savez, vos yeux sont encore plus beaux quand vous êtes heureux. Et moi encore plus folle de vous. Ah, quel malheur ! Je ne dirais pas que j'aime que vous soyez en colère, triste ou… étrange comme vous l'êtes aujourd'hui. Comment pourrais-je me réjouir d'un état dont vous êtes la première victime, dites-moi ? Comment pourrais-je ne pas avoir envie de le changer en une émotion heureuse ? Je sais bien que vous êtes coléreux, borné et maladroit. Ne vous inquiétez pas pour moi. Ce n'est qu'un petit désagrément de rien du tout qui disparaît au moindre de vos sourires. Si je peux vous être utile, je préfère mille fois cela que de vous avoir laissé ruminer tout seul. Enfin… si vous avez besoin d'être seul, je le respecte, mais dans le cas où vous avez envie de me voir, je n'aimerais pas que vous vous en priviez. Si cela ne va pas, je suis disponible de jour comme de nuit. Et je vous aime. Et vous n'imaginez pas combien vous me rendez heureuse rien qu'à être avec moi. Et… Vous ai-je déjà dit que je vous aimais ? 

Elle embrassa son front. Pour ce qui était du quotidien… ah, cela était ce qu'impliquait ce mariage qu'il voulait. Et ce n'était pas elle qui le demandait… et elle ne savait pas, mais en tout cas, elle ne l'aurait pas abandonné.

Elle se leva pour enlacer ses épaules et embrasser sa joue. Il attrapa sa main pour y déposer un baiser et laissa retomber sa tête contre elle. Si c’était naturel ? Il n’en avait pas la moindre idée. Ah ça… le voir sourire de joie… Elle n’avait pas idée à quel point c’était pourtant une exception. Et pourtant le voilà qui ne pouvait empêcher ses commissures de s’étirer contre son gré ! Par tous les diables… Le fait était qu’il n’avait pas pour habitude de partager quoi que ce soit. Enfin… Il y avait bien eu Virgil, mais depuis plus rien n’était pareil. Ce n’était pas faute pourtant de lui faire confiance. Il ne savait pas. Sans doute fallait-il laisser le temps au temps. Tout était allé si vite. Certaines choses nécessitaient de se laisser mûrir. Certaines choses demandaient un temps incompréhensible. Pour l’heure, il n’y arrivait pas. C’était tout ce dont il pouvait constater.

— Oh sans doute une bonne cinquantaine de fois, n’est-ce pas ? Je vous remercie pour votre présence Eléonore. Je ne manquerai d’y recourir si je le désire un jour, soyez-en certain. Et même si cela n’en a pas l’air, je vous invite à en faire de même.  Je suis terriblement mauvais pour consoler qui que ce soit, mais je vous écouterai avec plaisir qu’importe le sujet. Ou l’heure. De toute façon, Morphée ne veut pas de moi dans son royaume je le crains.

Il embrasse une nouvelle fois cette main qu’il adorait. Lui aussi l’aimait. Bien sûr qu’il l’aimait. Cela dépassait toujours autant l’entendement, mais il aimait de nouveau. Follement.

Qu'il lui parle ou non avait en réalité assez peu d'importance. Et si ce dont il avait besoin était juste de se changer les idées, elle pouvait être là également. N'y avait-il pas déjà, pour lui aussi, quelque chose de rassurant à être ensemble ? Pour le reste, cela viendrait bien quand cela devrait. Ils s'étaient déjà tant confiés.

Elle eut un léger rire. Ah oui, l'avait-elle vraiment autant dit ? Ah, ce ne serait jamais assez pour exprimer tout son amour. C'était bien normal, les mots ne pouvaient pas porter de tels sentiments que les siens. Celle de ses mains qui n'était pas prisonnière remonta dans ses cheveux.

— Pas plus que de moi, je le crains… Mais quoi que vous vous trouviez mauvais consolateur, je crains que vous ne soyez le seul qui puisse m'apaiser, mon soleil. Ah, je me perds dans ces ironies cosmiques, mais qu'importe, je suis bien avec vous. 

Elle se détacha de lui pour pouvoir le regarder, un irrépressible sourire je les lèvres. Sa main libre trouva sa joue tandis que l'autre se retournait dans la sienne pour qu'elles puissent s'entrelacer. Il était déjà mieux comme cela, non ? En tout cas, elle aimait mieux cela. Ce n'était pas le moment de lui dire que malgré tout, sa conversation du matin lui avait permis de distinguer ce dont il avait parlé… Elle trouverait un autre moment.

— Cruel destin… Il va falloir que je m'en retourne à ma place avant que l'on ne puisse encore accuser votre mobilier, n'est-ce pas ? 

Elle déposa sur ses lèvres un tendre baiser. Ah, s'il avait souri, n'était-ce pas déjà une victoire ?

Son sourire était bien trop communicatif. Comment aurait-il pu ne pas lui répondre ? Il était vain de résister. Tout comme il était vain de résister à la douce chaleur qui l’envahissait au contact de ses mains. Elle aurait pu dissiper la brume d’un matin de novembre rien que par sa présence, il en était certain, puisque déjà la sienne se levait peu à peu. Il se sentait terriblement faible de succomber si facilement à son emprise. Lorsqu’elle était là, les choses semblaient lui échapper jusqu’à sa propre personne et il détestait cela autant qu’il l’adorait : car qu’il était doux d’accepter de dériver en sa compagnie et de s’égarer, il ne savait où.

— En effet mon mobilier en serait vexé de vos calomnies répétées, parvint-il à plaisanter.

Au soir, il la retrouva dans son petit salon personnel pour lire en sa compagnie ou lui faire la lecture ou les deux. Pourquoi choisir après tout ? Désormais qu’il avait statué sur le cas d’Alexandre, son esprit avait retrouvé son entrain habituel et le discret piaillement des étourneaux avait repris son éternelle ritournelle.

Il s’était installé sur l’unique sofa de la pièce et l’avait invitée à prendre place entre ses bras pour lui chuchoter un peu de poésie italienne polissonne dans le creux de son oreille. Il reposa finalement l’ouvrage – il ne fallait pas abuser des bonnes choses – et songea à passer à la seconde partie de son cours de langue – et il pensait bien à la traduction et non à une quelconque idée luxurieuse de son cru –.

Ainsi Éléonore s'en était-elle retournée s'asseoir, soucieuse de ne pas contrarier outre mesure le mobilier de sa nouvelle résidence. Elle n'en avait pas pour autant oublié son objectif : maintenir ce sourire si agréable sur les lèvres de son bel amant. Après tout, il n'y avait pas que son oreille attentive qu'il pouvait requérir. Ah, ce qu'elle l'aimait ! 

Finalement, elle-même avait retrouvé sa légèreté au moment de le quitter, forte et fière d'avoir pu lui offrir au moins une trêve. Elle avait déjà hâte de le retrouver. Il fallait dire qu'elle commençait un peu à s'ennuyer avec Roméo et Juliette, qu'elle jouait à traduire à défaut de trouver plus malin à faire. Son esprit avait beau exceller dans le développement de raisonnements pernicieux, mieux valait dépoussiérer un peu ses anciennes compétences, puisque de toute façon, il ne cessait de s'activer.

Quant à la poésie italienne… Ah, cela, elle adorait sa voix. Sa voix était faite pour raconter et lire, et il avait ce don d'y mettre les plus délicieuses intonations. De celles qui confirmaient aisément le contenu même si elle n'en comprenait que la moitié. Et il engourdissait et distrayait son esprit tout en même temps qu'il y stimulait une intense réflexion théorique de tentative de rappeler de sa mémoire tout ce qui pouvait préciser. Elle eut une petite moue boudeuse lorsqu'il reposa le livre. 

Il y avait une chose qu'elle aurait aimé lui dire, et… elle ne voulait pas ternir ce moment, mais peut-être que si elle en parlait maintenant, elle pourrait de nouveau l'en débarrasser ensuite. Il semblait moins étrange qu'à midi, alors, sans doute avait-il réglé ce qui le tracassait. Toujours lovée dans se bras, elle attrapa sa main entre les siennes lorsqu'il la ramena. 

— Coldris… Tout à l'heure, je n'ai pas trouvé l'occasion de vous le dire, mais ce matin… enfin, je crois avoir vu ce sur quoi vos craintes de l'autre matin étaient fondées.

Bien sûr, s'il s'était inquiété, elle avait toujours voulu reconnaître qu'il avait ses raisons… Mais là, c'était différent. Et même si elle ne voulait pas attirer d'ennuis supplémentaires à Alexandre qui ne lui avait rien fait de mal… il n'était pas le seul à se poser des questions.

C’était toujours un plaisir de lui faire la lecture et de la sentir frémir sous le souffle de ses mots qui caressait sa nuque autant que son oreille. Il aurait pu continuer des heures durant, mais il fallait ménager les douces récréations et conserver une légère frustration pour mieux en apprécier leur retour. La voir ainsi bouder suffisait à son bon plaisir autant qu’à le conforter dans son idée. Il lui adressa un sourire malicieux, pas franchement repenti du supplice qu’il lui imposait. Pour se faire pardonner, il déposa néanmoins pudiquement un baiser sur le dos de sa main avant de passer ses bras autour de sa taille. Il se laissa capturer de bon gré la sienne.

Sans doute était-il trop occupé à humer les effluves de romarin dans son cou, car il ne vit pas immédiatement de quoi elle pouvait bien parler. Il embrassa sa chevelure pensivement. Ou peut-être était-ce ses pensées trop engourdies par le vin d’opium qui l'empêchaient de faire le tri? Il avait craint tant de choses ces derniers jours à vrai dire que l’état de flottement dans lequel il se trouvait actuellement ne lui permettait pas de sélectionner la bonne option sans d'interminables réflexions dont il souhaitait se passer.

— Mes craintes? répéta-t-il en sentant fondre sa peau sous ses doigts.

De quelle espèce de sale gamin était-elle tombée amoureuse ? Aaah, elle l'adorait même lorsqu'il était agaçant, quelle malédiction ! Elle devait avoir un problème avec les hommes qui ne cessaient de la charrier. Oh, mais il verrait qu'elle pouvait rivaliser. 

Ce n'était pourtant certainement pas pour l'ennuyer qu'elle fit un détour par le sujet suivant. Comment aurait-elle pu trouver Le moindre attrait à appuyer sur ce genre de tourments. Mais elle trouvait important de lui faire part de ses propres observations. Coldris ne sembla pas comprendre immédiatement à quoi elle faisait allusion. Elle frotta sa tête contre son épaule, et caressa sa main prisonnière en sentant ses lèvres se poser dans ses cheveux. Elle la porta aux siennes. L'une de ses mains glissa vers son cœur, dont elle perçut l'un où l'autre battement.  

Elle acquiesça, pressant une nouvelle fois ses lèvres, sincèrement désolée pour sa part, contre sa main captive avant de répondre. Oh, ce qu'elle s'en voulait de lui ramener des inquiétudes dans leur bulle de tendresse.

— À propos d'Alduis et Alexandre, avoua-t-elle. Je ne voudrais pas vous tracasser davantage à son propos, ni vous fâcher davantage contre lui, car je sais qu'il n'a pas fait exprès… mais… à un moment donné, il m'a parlé d'une manière qui m'a b... déplu, et… je le lui ai signalé et cet incident est clos. Mais je ne sais pas… Cela ne m'a vraiment pas rassurée de voir confirmer les tendances dont vous m'aviez parlé dès notre première rencontre. Enfin... Ce n'est pas grand chose, mais voilà. Comme je vous disais l'autre jour que je vous croyais mais que personnellement, rien ne m'avait fait tiquer... j'ai pensé que je devais vous le dire.

Que pouvait-il y avoir de mieux que de lire de la poésie licencieuse à la femme de son cœur situé entre ses bras ? A vrai dire pas grand-chose quoi que certaines idées lui vinssent à l’esprit. Pourtant, toutes les bonnes choses avaient une fin. Et avec elles revenaient les questions que son esprit ne semblait pas en mesure de traiter pour l’heure. Des craintes, il y en avait tant dans son existence qu’il aurait pu se perdre durant d’interminables minutes avant de s’arrêter sur l’hypothèse la plus probable. Encore plus lorsque son esprit était engourdi par le vin d’opium.

Il perçut la chaleur de ses lèvres contre le dos de sa main avant que la réponse ne lui parvienne. Alduis et Alexandre donc. Cette fois-ci, sa mention n’éveilla rien en lui : il avait statué sur la conduite à tenir et s’évertuerait à en informer ses enfants dès que possible. Il savait tout cela, c’est ce qu’il s’était évertué à dire ce matin… Enfin qu’importe. Inutile de relancer le débat. Il acquiesça. Si elle aussi confirmait ses soupçons, alors il avait encore moins de regret à s’interposer.

— Je sais ce qu’il s’est passé. J’en ai eu vent. Certes pas dans les détails, mais cela me suffit amplement. Je vous remercie néanmoins de m’en informer. Je vous prierai de ne rien dire à Alduis ou Bérénice à ce sujet, mais ma décision est désormais prise concernant Alexandre. J’ai décidé de lui trouver une femme afin qu’il puisse quitter Fromart sans dommage pour mon fils. Quitte à lui payer une dot. Ce sera le mieux pour tout le monde.

Sans parler du fait que les esclaves et les nobles n’avaient rien à faire ensemble si ce n’était pour passer du bon temps ensemble. Quoique l’idée ne lui plaise pas des masses non plus. Toujours était-il que leur rang était bien trop différent et qu’il était préférable d’éloigner l’amant avec le mariage qui s’annonçait.

Éléonore ne parvenait pas à déterminer s'il était rassurant que cette mention le laisse si calme ou non. Elle espéra que oui, ou du moins qu'elle n'aurait pas dû s'en alarmer. 

Oui… Évidemment, il savait… Et en effet, il n'était probablement pas nécessaire de préciser quoi que ce soit. Elle songeait à préciser qu'en réalité, Bérénice le savait déjà - ce qu'il devait également savoir, pourtant -, mais ce n'était pas à ce qui s'était passé qu'il faisait référence, mais bien à une information nouvelle. Elle acquiesça. Ni Alduis, ni Bérénice, ni qui que ce soit d'autre, d'ailleurs. 

Un mariage, alors ? Pourquoi fallait-il que tout le monde doive se marier… Oui, se marier avec quelqu'un d'autre les éloignerait, c'était une conséquence logique, d'autant plus s'il déménageait. Et ce n'était sans doute pas le seul pour lequel ce raisonnement risquait de s'appliquer, seulement elle avait besoin de temps. 

Elle ne put toutefois empêcher le déploiement de toutes sortes d'éventualités dans sa réflexion sur ce qu'il venait de dire. Ce n'était qu'un moins pire, sans doute, parce que même choisie, une séparation n'était pas quelque chose de facile lorsque l'on s'était attaché. Même Ariste et Gabriel avaient été troublés, et pourtant, elle n'aurait pas pu imaginer une rupture plus simple. Quant au fait de trouver une femme à Alexandre, et bien qu'elle fut tout à fait consciente que cela n'était pas ce qu'on lui demandait, elle lista les questions pratiques que cela posait, par pur réflexe. À vrai dire, elle aurait aimé comprendre ce qu'il visait plus précisément. À quoi l'occuperait-il ? Ou l'installerait-il ? Quel genre de femme ? Serait-il libre ? En réalité… En réalité, s'il se montait si facilement la tête avec sa puissance que Coldris l'avait avancé, elle craignait que lui lâcher ainsi la bride ne le rende encore plus dangereux. Elle chassa les idées d'un glacial pragmatisme auxquelles elle ne put s'empêcher de penser. De toutes façons, son phénix devait déjà avoir pris en compte tous les risques. Et pour ce qui était de sa curiosité pratique, elle la garda pour elle afin de ne pas le fâcher. 
 
— Bien sûr, je ne leur dirai rien, confirma-t-elle tout de même au bout d'un temps. J'espère que cela suffira et… je... N'allait certainement commencer comme ça. Oui, ce sera sans doute mieux.

Elle se redressa pour rattraper le livre qu'elle lui présenta avec un regard suppliant. Encore rien qu'un petit peu.