Conversation au sommet de l'Empire

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Parmi les nombreuses merveilles qu'offrait le palais de Gérald Der Ragascorn à ses courtisans, l'une d'elle se voulait particulièrement à l'image de la posture des Grands de cet Empire : des jardins suspendus, sur plusieurs étages, dont le luxe et le foisonnement sans égal se déployaient pour recevoir en écrin quelques conversations aristocrates. L'on disait que quatre seigneurs et une demoiselle venaient cet après-midi là, entre autres nobles déjà installés çà et là dans le décor foisonnant. Sous des arbres exotiques qui se mêlaient à ceux d'ici, des tables accueillaient les aristocrates en visite et un ballet de domestiques n'attendait que de répondre à leurs désirs. La musique de flûtes et de violes de gambe agrémentaient le tout au Jardin des Délices.

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Le Premier Conseiller, ayant appris que ce jour-là les jardins suspendus de sa Majesté sont ouverts, juge l'occasion intéressante pour aller rencontrer ses pairs, profiter des luxes de la Cour et d'un peu de compagnie. Si la conversation de certains aristocrates le lassent, d'autres portant sur les armées, la politique ou les dernières affaires du royaume sont toujours bonnes à prendre.
C'est dans cet état d'esprit curieux et ouvert à la discussion qu'il se présente aux jardins. Les impressionnants arbres et la décoration, aussi baroque qu'exotique, capte son attention pendant quelques instants. Les yeux en l'air, il profite du décor, tout en avançant tranquillement dans les allées pas trop fréquentées. Une musique raffinée accompagne le tout.
Quand Dyonis repose son intérêt sur ce qui se déploie à terre (et sur l'identité des personnes présentes), il découvre quelques Dames qu'il salue courtoisement, puis un peu plus loin, le duc de Rottenberg en train de s'empiffrer. Le Premier Conseiller espère alors que l'homme se montrera moins maladroit en ce jour que ne le disent des rumeurs à son sujet.
Le seigneur approche et le salue avec toute la politesse de circonstances, lui tendant sa main métallique à serrer. Les yeux froids de Dyonis évaluent les alentours et croisent un malheureux domestique à terre : celui-ci a dû commettre quelque imprudence et devra maintenant se redresser sans tarder.

"Monsieur le duc."

Dans sa suite, Dyonis a décidé aujourd'hui d'amener son esclave Alexandre. Il est toujours de bon ton de venir avec un serviteur personnel, même si bien évidemment le palais royal offre déjà un grand cortège de domestiques prêts à satisfaire toutes les exigences des invités. Au moins, cela ne les surchargeait pas, si les convives amenaient eux aussi un ou deux gens de service. Certes, Alexandre avec ses béquilles pouvait faire un peu moins de choses, mais après tout pourquoi ne pas lui permettre de profiter un peu de l'univers de la Cour tout en servant ?
Le seigneur de Frenn, juste en arrivant au seuil des jardins, avait envoyé Alexandre se charger d'une desserte avec laquelle il pourrait participer au service des boissons et gourmandises. Le temps que Dyonis soit entré et ait salué Ulysse, le petit esclave ne devrait pas tarder à revenir.

Alexandre ne revenait pas de sa chance. Non seulement, le Seigneur de Frenn l'avait arraché à une condition périlleuse auprès du cardinal mais il l'autorisait à l'accompagner à la Cour. Dès son arrivée, le jeune homme avait ouvert en grand ses yeux et observé les décors qui s'avançaient au gré de sa progression. Il se rappelait encore de cette superbe fresque des Déesses grecques entourant Zeus et lui vouant fidélité. Une parfaite métaphore du royaume : leur Roi sous les trais du Roi des Dieux, et les nobles devaient y apprendre là un avertissement sur leur conduite à tenir. Il serait encore là-bas contempler le travail de l'artiste avec la lumière et les ombres, si son maître ne l'avait pas appelé en remarquant son retard.

Les bras posés sur la rambarde de la desserte, Alexandre entrait d'un pas sûr dans les jardins. Cela était plus facile à manier que ses béquilles fatigantes et peu pratiques. Son regard se promena dans l'espace et admira la végétation poussant de manière à la fois libre et maîtrisée. Une douce musique montait à ses oreilles. Quel cadre formidable ! Comme il aimerait s'installer dans un coin et réaliser quelques croquis du lieu. Il continua à progresser puis remarqua un domestique tombé au sol. Immédiatement, Alexandre n'écouta que son bon cœur et lâcha d'une main sa desserte pour aider l'homme à se relever.

"Le sol est un peu glissant, je crois. Vous devriez être prudent."

Une fois l'homme à nouveau sur ses jambes, Alexandre reprit son cheminement et s'arrêta devant son maître occupé à saluer un personnage d'importance. Il s'inclina respectueusement et répéta la même formule que son maître mais prononcée de façon bien plus humble :

"Monsieur le duc."

Il releva la tête timidement vers le baron, cherchant son assentiment.

"Ais-je bien salué, maître ?"

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Avant que Dyonis ne s'avance trop dans sa direction, les sens d'Ulysse perçurent des pas. Cela le gêna d'être ainsi exposé dans son péché de gourmandise. Il se recomposa un visage amical, essuyant sa bouche du revers de sa manche, oubliant là les bonnes manières seyant à un noble personnage, et se retourna. Il toisa le baron avec un sourire radieux comme s'il retrouvait un vieil ami.

Monsieur le baron ! Ou monsieur le Premier Conseiller ? Que doit-on vous dire ?

Il tendit sa main à Dyonis dans le même temps pour un échange formel de cordialité. Il détesta cette sensation froide du métal. Très désagréable. Cet homme devrait s'abstenir de relations s'il ne voulait pas embarrasser ses interlocuteurs dès le premier contact. Ulysse préféra ne pas se plaindre. Pas tout de suite. Il porta plutôt son regard vers le petit esclave qui venait de les rejoindre, le saluait puis demandait au maître la bénédiction.

Vous avez amené votre animal de compagnie ? Il est, je l'espère, fort propre. Nous ne voudrions pas le voir s'oublier quelque part dans ce si beau jardin.

Ses yeux moqueurs restèrent posés sur le petit esclave. Il lui tardait de connaitre sa réaction. Et celle du maître.

Dyonis remarque la légère tension du duc au contact de sa prothèse, mais il n'y a pas bien le choix pour une poignée de main polie. Comme par compensation, il offre un sourire distingué particulièrement marqué et répond avec légèreté à sa question quant à l'appellation :

"Oh, le titre que vous préférerez."

En vérité, Dyonis n'est pas contre le second, bien plus prestigieux que "baron" et correspondant à sa fonction actuelle. Il ne se formaliserait cependant pas. Il a noté du reste le geste impoli de l'homme dans le revers de sa manche alors que napperons et serviettes sont à disposition. Quel drôle d'homme tout de même.
Alexandre arrive alors après avoir eu le bon cœur d'aider le domestique de tout à l'heure à se relever. Dyonis refrène un sourire. Il est bien heureux d'avoir obtenu cet esclave du Cardinal Cassin, même si (le baron n'est pas dupe) il s'agit pour le religieux d'une expérience : voir ce qu'il se passe en laissant deux invalides (selon lui objets démoniaques...) ensemble. Et le religieux n'attend que le premier faux pas pour confirmer sa théorie vaseuse. Mais pour l'instant, tout s'était bien passé avec Alexandre. Pourvu que cela continue et que le garçon ne donne pas de prétexte de mécontentement (qui serait relevé à la Cour et qu'on ne manquerait pas de rapporter au Cardinal).
Le petit infirme approche et salue Ulysse dans sa suite. En vérité, les esclaves n'ont qu'à se tenir silencieux, à faire une révérence... mais ils n'ont même pas à adresser la parole à un noble sans autorisation. Au moins, Alexandre salue correctement. C'est déjà cela. Et le duc semble satisfait. Tant mieux.
Dyonis se pince un peu la lèvre à la demande de confirmation de son esclave : pourvu qu'il ne fasse pas cela à chaque geste qu'il pratiquera ou parole qu'il dira... Pour le lui faire comprendre, le baron acquiesce très brièvement de la tête à son attention.
Il n'a pas le temps de s'intéresser davantage à Alexandre : Ulysse lance une plaisanterie de fort mauvais goût. Le niveau de conversation avec ce personnage va être prometteur... Dyonis ne veut rien montrer de son agacement, et il s'emploie à défendre son esclave autant que lui-même (question d'honneur : un esclave est le prolongement de son maître).

"Mon esclave se tient très bien, ayez beaucoup moins crainte d'être tâché par lui que par des miettes de ces gâteaux dont vous vous régalez tant."

Ulysse répondit par un souvenir doucereux quand Dyonis lui dit de le nommer par la manière dont il préférerait. Par instinct, il devinait que celui-ci aimerait entendre le titre le plus prestigieux. Aujourd'hui, il ne jouerait pas à la flatterie. Il s'amuserait plutôt à ennuyer son interlocuteur. Son sourire s'étira.

Comme vous voulez, monsieur le baron.

Il prononça lentement la phrase, savourant chaque syllabe, puis se délecta de la mine déconfite du petit esclave. Il ne savait plus où se mettre et ne pouvait se défendre. Quel plaisir ! Ulysse savourait cette domination sur ce vermisseau. Dyonis ouvrit cependant la bouche pour protéger son serviteur. Sa répartie lui fit perdre son sourire tandis que le garçon misérable retrouvait du panache. Sa main se serra autour du pommeau de sa canne. Il reprit d'une voix sèche :

Pour tout vous dire, l'esclavage est une chose qui me révulse. En tant que chrétien, je m'offusque de nous voir asservir d'autres êtres humains. Des semblables. Bien sûr, je comprends l'aspect économique inégalable. C'est pourquoi j'en utilise moi-même. Il serait idiot de ne pas faire comme les autres. Mais cela n'en reste pas moins dangereux. Qui sait ce qui se dissimule dans cette tête ?

Il leva sa canne et tapa le crâne du petit esclave.

Un chien ou un cheval, on le dresse en quelques semaines et il est aisé de les contrôler. Mais un esclave a de l'intelligence, des compétences et des intentions. Comment savoir s'il ne va pas nous nuire ? Je songe notamment à l'Ancienne Rome. Spartacus, Appius Herdonius, Eunus... Ces noms ont fait trembler le plus grand des empires ! J'ai véritablement la sensation qu'en important autant d'esclaves à Monbrina, nous creusons notre propre tombe.

Depuis ses cours au collège fréquenté quelques années plus tôt où il avait fait ses premières armes en tant que jeune noble, Ulysse était devenu fasciné par les récits de révolte d'esclaves. Cette pulsion sauvage de liberté. La volonté d'en découdre contre l’oppresseur. Comment Dyonis allait-il lui répondre ? Le sujet allait-il l'embarrasser ? Il lui tardait de l'entendre.

Dyonis note le petit clin d’œil de son esclave. Il n'y réagit pas (en public, il n'a pas à lui prêter davantage d'attention que cela) mais intérieurement, apprécie. Il garde contenance également quand Ulysse préfère sciemment l'appeler par son titre le plus bas... pas surprenant, c'est de bonne guerre ! Aussi le seigneur acquiesce-t-il sans autre forme de procès, un léger sourire toujours au visage.
Il fronce cependant les sourcils devant le coup que le duc se permet de donner à Alexandre, mais surtout devant son discours qui lui semble quelque peu paradoxal. Avant, donc, de répondre à ses questions, Dyonis entend éclaircir le propre point de vue de son interlocuteur.

"Quelque chose m'échappe, mon cher. Êtes-vous rebuté par l'esclavage par seul principe sécuritaire qui vous fait craindre une révolte... ou bien par sentiment chrétien pour reprendre vos mots ? Dans ce dernier cas, pourquoi avoir sauté sur la première occasion venue pour humilier mon esclave ?"

Son regard insiste quelque peu sur Ulysse pour tenter à la fois de le déchiffrer, et de le déstabiliser. En même temps, il ordonne à Alexandre, tout en pointant du bout de son crochet une des boissons présentes sur la desserte :

"Sers-nous de cet hypocras."

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Ulysse a un sourire amusé à constater que Dyonis relève les incohérences entre son comportement et son discours. Le jeu allait être amusant ! Il répondit dans un faible haussement de épaules, avec une nonchalance calculée :

Mes sentiments chrétiens se révoltent de cette pratique. Mais les conditions actuelles, économiques, politiques... Tout ceci me force à aller contre mes opinions les plus chères. A renoncer aux beaux principes. Mais je reste très inquiet de l'aspect sécuritaire. C'est pourquoi je me montre avec les esclaves si... particulier. Je considère que nous devons être le plus sévères possibles et évaluer le potentiel de dangerosité de chacun de ces êtres. Et quoi de plus révélateur d'un caractère qu'une humiliation ? Observez donc !

A ce moment, alors qu'Alexandre lui tendait sa coupe d'hypocras, Ulysse le contempla d'un rictus sinistre. Il l'arrêta d'une tape sur l'épaule puis posa sa coupe sur le sommet du crâne de l'esclave.

Garde-moi donc ma coupe. Je n'ai pas envie de la porter.

Il effaça son rictus puis tourna la tête, faussement aimable, vers Dyonis.

Observez, baron, observez  Cette expérience va dévoiler son caractère !

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Une nouvelle réception n'était pas pour déplaire au comte, qui en ce jour n'avait rien d'autre de prévu. Se présenter un peu au palais du reste lui offrait l'occasion d'écouter les derniers potins, et de tenir le rang de l'illustre famille quand sa mondaine épouse ne le pouvait pas ou était déjà occupé ailleurs. Les Jardins suspendus, qu'il connaissait à présent très bien depuis le temps, le n'intéressèrent même pas : déjà l'homme avisait les invités présents en ce jour et très rapidement il repéra le duc de Rottenberg, en compagnie du Premier Conseiller ! Il fallait impérativement venir féliciter ce dernier pour sa promotion. Prosper approcha, son sourire de politesse étirant tout son visage, et tendit la main d'abord à Dyonis puis à Ulysse.

-- Messire le Premier Conseiller. Je n'avais pas encore eu le plaisir de vous féliciter ! (puis à Ulysse) Messire le duc. C'est une joie de vous rencontrer.

Son regard s'arrêta une seconde sur le domestique qui se relevait un peu plus loin et retournait à son travail après une chute bien maladroite, sans doute. Puis, avec beaucoup de mépris, sur l'esclave maigrichon écrasé au sol au milieu de débris d'un verre qu'il venait semblait-il de renverser. L'imbécile. Lequel de ces deux seigneurs se farcissait un empoté pareil ?


Le jeune de Monthoux n'avait même pas écouté les politesses d'usage de son père, toute imprégnée par le décor de ces lieux qu'elle connaissait... mais admirait avec toujours autant de plaisir contrairement à son paternel. Florentyna redoutait cette routine qui rouillait bien des aristocrates et espérait conserver de l'émerveillement pour les choses même quotidiennes. Le luxe... à force d'en être cerner, n'en pas omettre le prix.
Passant près de l'esclave maladroit qui avait renversé de l'hypocras, ses petits yeux gris-bleu se voilèrent de peine. Les conventions voulaient qu'elle ne s'abaisse pas à lui pour l'aider, cependant elle ne se retint pas de murmurer - davantage pour elle-même que pour lui :

-- Le malheureux...

Puis dans la suite de son père, elle salua le plus élégamment possible le Premier Conseiller et le duc de Rottenberg. Elle avait entendu parler de l'un et de l'autre mais sans jamais les voir. Le premier était droit, austère, presque inquiétant pourvu de ses prothèses de fer... mais Florentyna apprécia cette allure sobre sans aucune fanfreluche. Voilà qui la changeait un peu des minets de salons. Du second homme, elle ne sut pas bien encore se faire une idée. Elle remarqua seulement quelques taches à son manchon.


A l'instar de sa maîtresse, Jérémie se plut à observer les plantes exotiques de ce merveilleux jardin. Elles étaient comme un concentré - certes artificiel - des colonies monbriniennes, dans une énième démonstration de pouvoir offerte par la couronne. Espérait-elle dominer ces autres pays comme elle dominait ces arbres ? Bien souvent le beau cachait de la souffrance. Sur cette réflexion, l'esclave posa un regard botaniste et mathématique sur les arrangements de ces jardins et leurs proportions fondées sur les toutes dernières théories du Beau et de l'harmonie dans l'art.
Son pas mécanique suivait ses maîtres. Après le décor, il s'intéressa aux humains et vit un pauvre garçon au sol. Sans doute un esclave, comme lui, et qui allait bientôt être puni pour sa maladresse. Jérémie en fit par avance une sombre mine. Il eut un élan vers le garçon pour l'aider, mais se retint : c'était au maître du garçon de s'exprimer en premier et d'agir d'abord envers lui. Jérémie se contentera donc d'un regard amical envers Alexandre, puis s'inclina humblement en présence des deux autres seigneurs ainsi que le voulait la bienséance. Il rongeait son frein.
Au moins aurait-il peut être la chance d'entendre des conversations à peu près intelligentes ?

Le Premier Conseiller, lorsque Alexandre lui tend son hypocras, s'arrange pour coincer comme à son habitude la tige du verre dans le très petit espace entre le pouce et la paume de sa prothèse. Puis, à l'aide de son crochet, il assure la stabilité du tout et fait levier jusqu'à sa bouche, buvant tranquillement tout en écoutant les réponses du duc.
Dyonis trouve toujours l'argumentaire de son confrère bien étrange : sa religion est bien faible devant des contingences économiques et la crainte d'être molesté par ses serviteurs. Peut-être, du reste, aurait-il moins peur de ses propres esclaves s'il les traitait décemment, au moins. Le baron s'apprête à répondre, mais est interrompu par une nouvelle idée pour le moins gênante qui traverse l'esprit d'Ulysse. Le voilà à poser son verre sur la tête d'Alexandre, avec bien évidemment la certitude que tôt ou tard il allait tomber. Mais qu'est-ce qui lui prend !
Le visage de Dyonis est froid et cache mal sa consternation. Il observe avec lassitude l'inévitable chute du verre (qui se brise) et de son esclave déjà tout confus et tremblant de la crainte d'être puni. Le baron répond à Ulysse :

"J'ai là encore du mal à saisir ce que prouve votre... expérience. Croyez-vous qu'un esclave sain d'esprit se rebifferait, là, tout de suite ? Dans un jardin rempli de nobles ? Ne croyez-vous pas plutôt qu'il va ronger son frein, être docile... mais attendre la bonne opportunité ?"

Derrière ses mots polis, il relève la bêtise de son interlocuteur. Dyonis plaint sincèrement les esclaves de cet homme. Il se retourne vers Alexandre et le rassure d'un regard sans méchanceté. En revanche, convenance oblige, il doit lui ordonner :

"Nettoie." (puis, à Ulysse, pour faire bonne mesure) "Vos esclaves sont à votre entière disposition mais je vous prierai de ne pas incommoder ceux des autres. Il en va même de la bonne tenue de cette réception pour tout un chacun."

Là dessus, un autre seigneur, un demoiselle qui est probablement sa fille, et leur esclave (un imposant jeune homme à la peau cuivrée, qui doit en impressionner plus d'un) arrivent et les saluent. Dyonis serre la main du sieur bedonnant, puis soulève légèrement son chapeau devant la demoiselle et fait une petite révérence ainsi qu'il convient devant les Dames.

"Messire. Mademoiselle. Nous n'avons en effet jamais eu le plaisir d'être présentés. A qui ais-je l'honneur ?"

Le regard amical de son maître rassura Alexandre, qui se décontracta. Il ne lui en vouait pas. Il lui pardonnait cette faute. De toute manière, comment en pourrait-il être autrement ? Cet imbécile d'Ulysse avait provoqué l'incident sous ses yeux. Or, le baron était peut-être sévère mais il était juste : il ne le châtierait jamais sans une excellente raison. Il lui adressa un sourire discret puis s'empressa de prendre un chiffon sous la desserte puis s'appliqua à nettoyer le sol.

Dans le même temps, d'autres nobles pénétrèrent dans les jardins. Alexandre reconnut sans entrain le gros Monthoux qui venait si souvent à la librairie Bellanger. Celui-là se montrait toujours aussi frustre. Le petit esclave se contenta d'une salutation décente mais réduite au strict minimum. Il eut cependant une attirance plus prononcée par sa fille qu'il rencontrait pour la première fois. La demoiselle de Monthoux. Florentyna. Il la connaissait de manière détournée grâce aux lectures que son père venait lui acheter. En passant près de lui, Alexandre eut la surprise de l'entendre le plaindre avec une réelle sincérité dans la voix et en fut touché. Avant que celle-ci ne s'éloigne vite, il s'empressa de lui murmurer un long vers, dite d'une intonation très douce, dont la paternité appartenait à un de ses auteurs favoris.

Après le passage de Florentyna, Alexandre termina son nettoyage puis remarqua la présence de Jérémie. Il se releva puis s'éloigna en poussant sa desserte pour le rejoindre. Le garçon murmura doucement :

"Méfie-toi du duc, celui avec sa perruque et ses fanfreluches. Un vicelard. Il m'a posé son verre sur la tête pour faire une sorte d'expérience. Même si je crois qu'il provoquait surtout mon maître. Fais gaffe si tu t'approches trop près de lui."

Ulysse se délectait de la mine déconfite du petit esclave, qui ne pouvait se défendre et redoutait la sanction. Cette toute puissance le rendait comme ivre. Son amusement s'amplifiait à la réaction de Dyonis, qui dissimulait mal pour une fois se sentiments. Il haussa les épaules à son questionnement.

Vous devriez savoir, baron, que toute expérience permet de tirer un enseignement. Il faut juste être attentif. Oui, bien sûr, l'esclave ne protestera pas, à part s'il est stupide. C'est à la lueur de ses yeux que je m’intéresse. Lors d'un incident, pendant quelques secondes, ils sont incapables de masquer leurs émotions. La surprise est trop forte. Et là, leur véritable nature peut apparaître si nous sommes capables de la décrypter. Mais tranquillisez-vous, baron, ce petit-là, il ne vous fera rien. Un esclave parfaitement docile. Mes félicitations !

Dans le même temps, d’illustres personnages venaient à eux. Toute en politesse, Ulysse présenta ses hommages au comte de Monthoux puis à Florentyna. Il ignora en revanche superbement l'esclave qui les accompagnait, comme il ne se souciait déjà plus de celui qui nettoyait le sol. Le duc demeura focalisé sur la jeune femme.

Je n'ai pas ce plaisir de vous connaitre, madame. Quel est votre nom, déjà ? Moi, c'est Ulysse, duc de Rottenberg. Oh, je suis certain que de moi vous devez déjà tout connaitre. J'étais célèbre avant même mon entrée dans le monde.

Malgré la légère inquiétude que dégageaient les prothèses du Premier Conseiller, le sieur de Monthoux lui serra la main avec vigueur en retour, sourire aux lèvres. Il nota le salut de l'esclave aux béquilles à son attention et entendit l'ordre de Dyonis. Ce vermisseau appartenait donc au seigneur au crochet... drôle de paire. Que pouvait bien avoir d'intéressant cet esclave ? Le compte n'avait même pas reconnu le fils du libraire chez qui il s'était rendu autrefois, si peu soucieux qu'il était des esclaves, si peu intéressé même par leurs visages. Il reprit plutôt pour les deux hôtes :

-- Je suis le comte Prosper de Monthoux. Comment se passent vos premiers temps à ce nouveau poste, messire le Conseiller ?


Elle fut arrêtée sur son chemin par le doux murmure d'un fragment poétique. Florentyna finit par suivre le chemin de ce chuchotis et découvrir que cela venait de l'esclave occupé à nettoyer le sol. Une vague d'émotion l'électrisa : immédiatement, elle pensa à tout son amour pour Jérémie, lui aussi esclave, lui aussi érudit dans le secret de sa misère. Son regard s'arrêta avec une lueur troublée sur Alexandre : qui était donc celui-là ? Comment était-il tombé dans la servitude ? La bienséance ne lui permit pas de le lui demander, aussi resta-t-elle frustrée avec toutes ses questions. La noble ne put que rendre au garçon un tendre et reconnaissant sourire pour sa littéraire attention.
Puis elle rejoignit les hommes autour de la table, à regret. Elle écouta les échanges de politesse, sourit aux révérences qu'on lui adressa. Surprenant au vol la conversation, elle comprit que ces Messieurs causaient du dressage de leurs esclaves avant leur arrivée. Florentyna trouva Ulysse pervers d'avoir à recourir à d'étranges expériences pour mettre ses captifs sur des charbons ardents et scruter leurs intentions. Son masque impassible n'en montrera rien mais elle resta sceptique.
Laissant là ce sujet, elle répondit plutôt à Ulysse :

-- En effet, je crois avoir entendu parler de vous, Monsieur. Ou plutôt, de votre famille. Et d'une bien tragique manière... Si vous êtes bien le rescapé de cette maisonnée ayant quasi intégralement péri par le feu, je vous en présente mes plus sincères condoléances. Puisse votre entrée dans le monde vous offrir le meilleur même si cela ne vous rendra pas votre famille.


Sans intérêt pour les politesses que se servaient les Grands, Jérémie s'arrêta discrètement auprès d'Alexandre quand il entendit ses recommandations. Il tenta un visage un peu plus ouvert et, tout bas :

-- Merci. Je serai vigilent.

Il comprit du même coup que c'était donc à cause du duc que le malheureux s'était retrouvé à terre, et non pas par sa propre maladresse. Jérémie apprécia la remarque juste du baron, soucieux de remettre l'autre idiot à sa place en lui demandant de s'occuper de ses oignons... et de ses seuls esclaves à lui. L'homme austère resta impassible mais eut un regard discrètement positif pour Dyonis. Là-dessus, il remarqua que le compagnon d'infortune venait d'adresser quelques mots à Florentyna. De quoi pouvait-il bien s'agir ? Cela semblait lui avoir plu. Jérémie trouverait tôt ou tard le moyen de le savoir.
Droit, neutre et attendant les ordres, il écouta d'une oreille les recommandations d'Ulysse quant à ses serviteurs et ce qui, d'après lui, laissait deviner les révoltes en germe chez les plus fourbus. Oh, un indice parmi tant d'autres ! De très dociles prisonniers pouvaient se trouver ébranlés du jour au lendemain. D'autres savaient simuler, quand d'autres encore étaient brisés... jusqu'à ce que la poudrière saute. Et tôt ou tard, Monbrina paierait la présence de tant de déportés asservis.
Là-dessus, Jérémie entendit les paroles très élégantes de sa maîtresse pour Ulysse. Il y sentait une part de convenance, et une part de sincérité envers cet orphelin. Cependant, pour Jérémie cela ne lui diminuait pas son caractère odieux. Lui qui avait tant souffert... sa réponse était si médiocre : se venger sur des esclaves !

Dyonis laisse son esclave adresser quelques mots au confrère d'infortune, surtout si c'est pour le prévenir de se méfier d'Ulysse. Il termine tranquillement son verre et écoute le duc le féliciter au sujet d'Alexandre.

"Il ne fera rien peut-être parce que je suis juste avec mes esclaves. Du moins j'ose l'espérer."

Il préfère ne pas aller plus en avant sur ce sujet, et que le sieur de Rottenberg se calmera. Dyonis partage l'empathie de Florentyna à la mention de l'accident qui a frappé la famille de cet homme. Aussi impoli et étrange que soit Ulysse, il faut reconnaître qu'il a vécu une situation des plus horribles. Avec une mine sombre, le baron hoche donc la tête en commisération partagée quand la jeune de Monthoux soulève la sinistre situation du seigneur.

Alors que le comte de Monthoux se présente et vient aux nouvelles du poste occupé depuis peu par le seigneur de Frenn, ce dernier répond :

"C'est une charge de taille, Monsieur, mais j'en suis satisfait et j'espère être à la hauteur de la tâche. Il me tenait à cœur d'approcher au plus près du monarque pour glisser quelques idées que j'estime importantes pour faire progresser nos lois. Peut-être trouveront-elles une oreille attentive, puis que l'on dit que notre souverain est un habile politicien, consciencieux, et qu'il réfléchit beaucoup au meilleur possible pour Monbrina et ses colonies."

Il s'assied enfin sur les chaises à disposition, et espère être suivi du petit groupe. Il est curieux d'entendre notamment les points de vue de la jeune femme, qui semble de très bonne moralité et tout aussi raffinée. Dyonis guette au passage l'avancement de la corvée d'Alexandre, occupé à essuyer la boisson et à ramasser les morceaux de verre. Quad il aura terminé, le seigneur lui demandera :

"Sers un nouveau verre au duc de Rottenberg. Posé sur la table cette fois." (il adresse à cette réplique un coup d’œil entendu à Ulysse, puis revenant à Alexandre) "Je reprendrai moi aussi un verre. Et prépare de ces pâtisseries pour chacun d'entre nous." (dit-il en englobant Ulysse, Prosper et sa fille, après avoir regardé les assiettes, couverts et différents gâteaux à disposition sur la desserte.)

Lorsque son maitre évoqua la possibilité de révolte ou non pour rebondir aux propos d'Ulysse, Alexandre redressa doucement la tête et lui adressa un sourire timide pour lui signifier être en accord avec ses paroles. Il venait de terminer de nettoyer les dégâts causés par la maudite chute de ce verre et se releva pour prendre connaissance des prochains ordres. Il s'accouda à nouveau à sa desserte puis roula jusqu'à la table pour y déposer verre rempli d'hypocras en veillant à ne plus s'approcher du vil duc. Il remplit ensuite celui de son maître, puis remarqua que sa coupe allait tomber de son crochet et menacer de tacher son beau costume.

"Pardon, maître."

Le garçon poussa délicatement son maître mais pour rétablir l'équilibre de la coupe qui s'apprêtait à se renverser.  Il s'inclina ensuite poliment puis se retira pour aller chercher les pâtisseries. Alexandre voulut passer près de Florentyna, désireux de lui faire remarquer encore sa culture et son éducation. Elle était avec Ulysse, ce qui l’inquiéta un peu. Il décida de la prévenir finement de la vilenie du personnage. Discrètement, au plus près d'elle, il lui murmura un beau vers de sa composition conseillant la méfiance face aux coqs qui dissimulaient un sournois renard. Il s'éloigna ensuite sans rien laisser paraître puis revint vers la table installer les pâtisseries comme son maître le lui avait demandé.

Ulysse se désintéressa totalement de Dyonis et ne se préoccupait plus que de la belle Florentyna. Une jolie fille, un nom respectable, une dot correcte. Elle méritait quelques efforts. Dans le pire des cas, si aucune union officielle ne se faisait, il pourrait certainement réussir à l'abuser et récolter un fruit passager de ses efforts. Il n'avait cependant aucun intérêt pour l'autre esclave présent. Un homme raide semblable à un piquet. Sans émotions. Il l'ignorait, comme il ignorait la conversation des hommes. Les lois et les réformes l'ennuyaient, sauf quand il s'agissait de les enfreindre.

Restant aux côtés de la demoiselle de Monthoux, Ulysse l'écouta deviser et le plaindre au sujet de sa malheureuse famille ayant péri par le feu. Au souvenir de cet illustre exploit, l'usurpateur sentit une satisfaction monter en lui. Son triomphe. Il se rappelait de cette nuit-là. Cette merveilleuse nuit. La nuit du miracle. Après plusieurs années à retenir le moindre détail, à gagner la confiance du véritable Ulysse - ce qui n'avait pas été le plus difficile - à organiser l'incendie puis à s'échapper de ce qui allait devenir un terrible brasier... Derrière le masque impassible se retenait une joie sauvage.

Oui... C'était un moment... J'ai encore du mal à en parler. Cela s'est passé le jour de me quinze ans. Ma famille entière réunie pour l'événement. Mais moi, en égoïste, comme j'ai souvent ou l'être, je me suis échappé. Dans un bête caprice. Je me souviens des flammes. Je n'y croyais pas.

Il s'exprimait d'un ton monocorde, laissant ainsi croire à un chagrin terrible. Cette Florentyna allait en être touchée et souhaiterait le consoler. Il pourrait alors approfondir leurs liens peu à peu.

Horrible... Oui, horrible. Devenir orphelin du jour au lendemain. Sans famille. Sans repères. Vous ne pouvez imaginer pire épreuve.

Au milieu de sa comédie, Ulysse remarqua Alexandre qui murmura des mots étranges en passant non loin de Florentyna. Que disait-il ? Un léger rictus se dessina un bref instant. Voilà une excellente raison de torturer à nouveau cet esclave. Ses larmes et son visage dépité de la dernière fois. Ils lui avaient beaucoup plu et il avait fort envie de les revoir.

Baron ! Votre esclave importune mademoiselle !

Prosper trouva Dyonis quelque peu naïf de croire qu'un esclave teigneux ne pourrait pas avoir envie de causer du tort à son maître, même si ledit maître est le meilleur du monde. Il n'ornera cette intervention du seigneur de Frenn que d'un indéchiffrable petit souffle par le nez avant de réagir à ses paroles :

-- Vraiment ? Et lesquelles de nos lois estimez-vous devoir être améliorées, Monsieur le Premier Conseiller ?

Il s'assit, se défit de sa fourrure et de sa canne qu'il remit à son esclave encore immobile à côté de lui, et qui tiendrait ses affaires ainsi que celles de Florentyna. Sans un regard pour le gamin à la desserte, le comte prit son assiette et commença à manger par petites bouchées. Mais lorsque le duc se plaignit d'Alexandre importunant sa fille, il fusilla l'esclave du regard, mais attendit la version de Florentyna avant de sévir pour la soutenir.


-- Votre histoire, Monsieur, est absolument terrible, compatit une fois encore la jeune de Monthoux, regardant avec douceur le duc de Rottenberg. J'espère que le futur sera plus clément avec vous et vous offrira de vous réparer autant que faire se peut.

Elle se pencha l'air de rien vers Alexandre en l'entendant improviser de nouveaux vers et lui sourit. Soudain, le sieur de Rottenberg, croyant que le petit esclave la gênait, s'en prit à lui et le dénonça. Florentyna retint une légère grimace de déception puis, recomposant son masque lisse et des plus courtois, elle assura :

-- Non, Monsieur le duc, n'ayez crainte. Cet esclave ne m'incommode nullement. (puis, se tournant vers Dyonis) D'ailleurs, Messire, je serais bien curieuse de connaître l'origine de ce garçon. Un esclave instruit, voilà qui est rare ! Racontez-moi donc.

Elle eut bien aimé interroger directement Alexandre, mais la convenance rendait cela impossible. Pourvu que le maître donne un peu la parole à son esclave... Florentyna regarda Dyonis avec grand intérêt.


Pour le coup, Jérémie accordait secrètement le point à Ulysse dans son débat avec le Premier Conseiller : le meilleur maître qui soit restait toujours un maître pour d'injustes raisons. Et un esclave bien décidé à le lui faire payer ne s'en priverait pas, quelle que soit la nature du maître. Oh certes, il pourrait hésiter, avoir davantage de cas de conscience, mais les plus hargneux chercheraient la faille.
Il fronça un sourcil en voyant les échanges entre Alexandre et Florentyna, tout en recevant entre ses bras les manteaux de ses maîtres qui prenaient place. Que cherchait à faire le jeune esclave ? Il prenait beaucoup de risques... Et qu'espérait-il donc de Florentyna ?

A Prosper de Monthoux, qui l'interroge sur la nature des mesures qu'il souhaite mettre en place au gouvernement, Dyonis fera une réponse relativement vague :

"Vous comprendrez que je ne peux développer céans le détail de mes propositions avant de les soumettre à Sa Majesté le Roi. Mais en un mot, je souhaiterais vivement mettre un frein à bien des abus fiscaux ou encore dans la gouvernance des colonies. Tout nobles que nous sommes, nous en avons d'autant plus un devoir d'exemplarité. Et je crois que plus que jamais, il faut remplir notre part dans le contrat féodal : être servis certes, mais protéger et être équitable en échange. Il s'agirait de ne pas se contenter que de la première partie."

Dyonis est conscient qu'il ne se fera pas que des amis dans la noblesse, avec cette ligne politique, et qu'il allait se frotter à bien des Grands qui précisément abusent. Alors autant ne pas rentrer dans le détail de l'action maintenant, mais attendre l'aval et les protections du roi.

Il laisse Alexandre réajuster délicatement son verre dans le creux de sa prothèse. Il le remercie d'un très discret coup d’œil avant de le regarder servir les pâtisseries aux invités qui s'asseyent maintenant tous. Le baron fronce légèrement un sourcil en voyant son esclave s'approcher à nouveau de la dame de Monthoux pour lui chuchoter de nouvelles choses. Il se doute bien qu'Alexandre n'a pas de mauvaises intentions... mais il ne faudrait pas qu'il se mette en danger, à la limite de l'impertinence et toujours sur le fil du rasoir. S'il dépasse les bornes, Dyonis serait contraint de le punir.
Et voilà justement qu'Ulysse ne manque pas de lui signaler le comportement de son esclave. Heureusement, la jeune Florentyna promet qu'Alexandre ne l'embêtait pas. Dyonis acquiesce avec un léger sourire soulagé. Comme la dame évoque l'instruction d'Alexandre, le baron comprend que son esclave devait simplement partager quelques vers à la demoiselle de Monthoux ou quelque chose de ce genre. Il répondra volontiers à ses questions au sujet du béquilleux :

"Il était apprenti libraire, avant de tomber sous le coup d'une condamnation. Pour quelques erreurs de jeunesse mais qui auraient pu causer beaucoup de dégâts."

Le seigneur de Frenn préfère ne pas développer ce sujet, restant très laconique dans son explication. Il se tourne vers Alexandre et lui demande (plus strict pour lui faire comprendre qu'il serait dangereux qu'il continue à faire des messes basses, même si pour cette fois il a eu de la chance et c'est passé) :

"Que disais-tu donc à mademoiselle ?"

Ses yeux tombent en passant sur la mine peu commode du solide esclave qui appartient aux Monthoux et porte leurs affaires pendant que les maîtres profitent de ce goûter.

Alexandre continuait à disposer les pâtisseries sur la table comme son maitre le lui avait ordonné. Il veillait à rester assez loin du duc de Rottenberg par peur de sa canne ou de ses possibles sournoiseries. Ses oreilles écoutaient en revanche les explications de son maitre qui répondait avec intelligence au comte de Monthoux. Son exposé le séduisait et le ravissait. Il avait de la chance de servir un noble si bon et si juste ! Tout en circulant avec sa desserte, le petit esclave passa près de Jérémie et le bouscula discrètement pour attirer son attention.

"T'as entendu ça ? Il est vraiment important, mon maître, plein de justice et d'idéalisme. Moi, je suis fier de servir quelqu'un comme lui."

Son regard se porta avec tristesse vers le comte de Monthoux.

"Dommage que tu sois tombé, toi, sur ce con."

Désireux de ne pas trop attirer l'attention sur eux, Alexandre retourna au service puis se décida en passant près de Florentyna à composer un autre vers. A cet instant, il sursauta et rougit violemment en entendant ce maudit duc de Rottenberg l'accuser de sa voix claironnante. Par instinct de conversation, le garçon baissa la tête et prit son air le plus timide et le plus servile. Il chercha en même temps le regard de son maître et lui adressa une mine suppliante et désolée. Durant le même laps de temps, le Monthoux semblait déjà prêt à e corriger mais la douce et gentille Florentyna prenait, elle, sa défense. Soucieux de converser une bonne image avec celle-ci, il releva un instant la tête et lui adressa un sourire.

Le Seigneur de Frenn prenait la parole pour exposer sa déchéance. Alexandre s'obligea à une petite mine contrite, comme pour montrer se soumettre au sort qui était le sien. Son maître lui adressa ensuite un regard sévère et l'esclave comprit que sa prochaine incartade ne serait pas pardonnable. Pourvu que la demoiselle de Monthoux ait été assez séduite et veuille l'entendre ou profiter de lui. Ce serait une tâche bien plus honorable que de servir les gâteaux. Cela, ce serait assez bien pour cet idiot de Jérémie qui se refusait à paraître en bon rapports avec ses supérieurs. Peut-être finirait-il à apprendre le réel sens de la hiérarchie ! D'ailleurs, le baron lui accordait un droit de réponse. Alexandre réprima un rictus qui lui venait et composa une réponse susceptible de plaire à tous.

"Je vous prie de m'excuser, maître, je ne souhaitais nullement paraître inconvenant. C'est juste... Monsieur de Monthoux ne doit pas se rappeler et mademoiselle de Monthoux ne le sait pas mais ils étaient clients à ma librairie où je travaillais autrefois. Mademoiselle était, est toujours j'imagine, une grande lectrice. Tout à l'heure, j'ai eu un égarement en murmurant un vers qui m'est passé par la tête mais qui a semblé retenir son attention. Mais je n'en étais pas sûr. Cela m'a rendu curieux. Alors, je lui ait juste dit un autre vers pour être certain si c'était réellement de moi qu'elle commentait l'improvisation. Je suis désolé."

En terminant son explication, Alexandre s'obligea à baisser le regard et à ne surtout regarder aucun noble, même si la tentation de supplier Florentyna le brûlait. Un peu d'humiliation n'était pas insupportable s'il pouvait obtenir une compensation.

Ulysse se délectait à l'avance d'assister au châtiment du petit esclave. Sa mine déconfite fut un premier plaisir lorsqu'à sa stupeur la demoiselle de Monthoux prit sa défense et refusa de reconnaitre tout embarras. Il ne cacha pas sa contrariété. Pourquoi le protégeait-elle ? Aurait-elle des désirs pour les esclaves ? Il avait entendu que certaines nobles abusaient de leur position pour coucher avec ceux à leur goût. Or, le garçon en question, il ne pouvait le nier, était mignon. Un sourire amusé lui vint à l'idée d'imaginer Florentyna allongé sur le corps d'Alexandre. Ce serait agréable à surprendre une scène pareille. Et après, il pourrait tout obtenir d'elle et de son père. Pour préserver leur précieuse réputation, ils lui mangeraient dans la main.

Dyonis s'intéressait désormais aux actes de son esclave et souhaitait connaitre ses faits. Florentyna l'interrogea à cet instant pour connaitre les origines de l'esclave qui serait instruit. Instruit, réellement ? Il posa les yeux sur la silhouette chétive et ressentit la jalousie à son égard. Pourquoi ce misérable et pas lui ? Il en aurait bien plus besoin ! Dyonis répondit poliment à la question : un ancien apprenti condamné à l'asservissement pour des crimes. Y avait-il matière d'utiliser cela ? Peut-être.

Ulysse s'avança, la mine dégoûtée, et poussa Alexandre du bout de sa canne.

Vous achetez de esclaves instruits ? Quelle utilité ?  L'esclave est un instrument de travail. A t-on besoin d'une charrue qui sache lire le latin ou réciter du grec ? Qui plus est, cette chose est infirme. Infirme. Connaissez-vous mon opinion sur l'infirmité ? J'estime que ces êtres ne sont que des parasites, des demi-humains, qui ne seront jamais en mesure de valloir toutes les qualités d'un valide. A mon sens, les spartiates disposaient de bien plus d'intelligence que nous : se débarrasser de ces nuisibles dès leur naissance, nobles ou pas, voilà la bonne politique ! Ce garçon est la preuve vivante de leur perversion. Comme le baron a mentionné, il fut condamné pour un crime qui aurait pu coûter de grands dégâts. Tout est dit ! Ce n'est pas un valide qui aurait agi ainsi, soyez en certains !

Ulysse étudia avec l'assemblée et attendit les réactions à venir, notamment celle d'un certain noble infirme qui prendrait assurément son discours pour une insulte personnelle. Il se réjouissait à l'avance du tumulte à venir.