[3 septembre] Auberge de l'Ours Noir ~ réouverture [Terminé]

Tristan sourit à la réponse d'Alexandre.


-- Faudra qu'vous m'appreniez des choses et beaucoup d'histoires ! J'raffole des histoires. Et d'comprendre tout c'qui rapproche ou sépare les humains.


Il vit Lucrezia passer un nouveau papier au jeune homme et répondit à la question de ce dernier, d'une voix extrêmement basse et discrète :


-- Euh... M'inviter ? Oui pourquoi pas. Avec plaisir, même. C'est... c'est entendu pour demain, et je viendrai avec la gemme.


Tristan venait de répondre amicalement, mais quelque chose le troublait. Toute l'attitude de Lucrezia dégageait un tel mystère, elle semblait tellement bousculée de plans et d'idées à chaque seconde... Et surtout, il notait cette frénésie -- même discrète -- avec laquelle elle l'observait, lui arrachant presque les yeux de son propre regard. Intérieurement, l'espace d'un instant le jeune invalide resta gêné : pourvu qu'une sincère volonté d'amitié animât cette invitation... Pourvu que Lucrezia ne souhaitât pas l'utiliser pour Dieu savait quoi, pour l'une de ces idées dont elle semblait garder le profond mystère. Tristan se fit songeur. Allons, il choisir pour l'heure d'accorder sa confiance au duo.

Lucrezia avait revu le lit à baldaquin, la pièce et le saphir noir. Mais les rideaux du baldaquin ne s'entrouvriraient que pour les yeux. Alors l'autre entrerait. Il aurait les yeux, lui aussi, les mêmes : les deux gouffres solaires de miel bizarre et, dessous leur lumière, les puits sans fond dans lesquels se plongeait la fascination ; la chute en eux se terminait dans un tas de cendre et de monstruosités. Et là, il y aurait enfin la vérité. Lorsqu'il faudrait tuer, le rituel lui donnerait l'avantage, et Lucrezia avait déjà prévu le lieu : il y aurait de la roche et de l'esprit.

Lorsqu'elle entendit la réponse de l'androgyne, elle exulta intérieurement, mais se contenta de sourire en façade. Il avait dit s'appeler Tristan : Lucrezia retint son nom.

Il fallait tout mettre en place. Elle écrivit un nouveau mot : Tu m'as beaucoup aidée. Ta librairie va rouvrir. Nous irons plus tard trouver le livre. Elle effleura le bras du fils Bellanger pour lui signifier sa gratitude et se leva. Tout était payé. S'enveloppant dans sa cape de voyage, elle eut un dernier sourire et s'en alla.

Tristan la vit se lever et sortir, après un dernier papier écrit à Alexandre. Il la salua d'un petit hochement de tête et d'un timide sourire, gardant en main la gemme, et en tête son rendez-vous du lendemain.
Un sentiment trouble lui serrait les entrailles. Tristan était encore loin d'être sûr de la sincérité de cette femme. Mais, de nature optimiste, il voulait garder en mémoire la bonne face de la pièce que le hasard venait de lancer -- rester méfiant tout en espérant ne pas être déçu. Il irait. Armé, mais il irait.


Lucrezia sortie, son attention se reporta sur Alexandre. Encore confus, Tristan ne disait rien. Ses mains restaient serrées autour de son étole. Sa vision gênante concernant le visage du jeune homme aux béquilles -- et son lien avec le prêtre - revint le hanter mais il n'en dit rien. Il n'en révéla pas davantage quant à sa peur constante de la suite des événements : assurément, le curé n'en resterait pas là. Pourvu qu'il ne leur fasse pas trop d'ennui.

Tristan eut à peine le temps de saluer Alexandre que celui-ci se remettait debout sur ses cannes et partait.... non sans avoir lâché des paroles qui aussitôt alertèrent le danseur. La solution ne fut pas longue à se présenter à son esprit et il héla après le Bellanger :


-- Eh ! Attendez !


Trop tard. L'autre était sorti. Tristan resta là, penaud, avec son intuition des noirs desseins de Lucrezia, sa prescience d'une étrange proximité entre le prêtre et le libraire... et la fausse identité que ce dernier lui avait servie. Ainsi, il n'était pas professeur, mais tenancier de la librairie. Tristan se murmura pour lui-même :


-- Oh madre mia, le menteur...


Au fond de lui cependant, il ne sut pas dire s'il était réellement fâché. Alexandre avait sûrement menti sous le coup de la panique, ou du manque de confiance en lui. A moins que lui et Lucrezia ne cachent des projets véritablement douteux. Comme il restait seul, il finit à son tour son repas, salua Emeline d'un grand sourire et sortit.