[7 septembre] Une invitée [Terminé]

L'équipage du baron arrive au pied de son imposant domaine, d'une pierre épaisse et majestueuse héritée du Moyen Âge. Quelques fioritures ornent les façades mais l'architecture du château est celle de la défense et de la rectitude militaire. On ouvre les portes à l'arrivée du seigneur.

On aida Lucrezia à descendre de sa monture.

En jetant alentour son regard distrait, elle écoutait d'une oreille les directives données par le maître des lieux. Comment témoignerait-il de son hospitalité ? Voudrait-il discuter ? Il avait l'air remarquablement curieux. Que ferait-il faire au garçon ?

Lucrezia devait aussi se mettre en quête de l'ultime ingrédient. Elle avait cru le trouver là-bas, à la Garde-Prudence ; et finalement, à voir l'âge des sœurs, cela n'était pas possible. Dans le château d'un noble, ou même en ville, en revanche, elle avait toutes les chances de trouver cela ; c'était même, en quelque façon, la spécialité de la noblesse.

Une fois qu'on a aidé Sœur Lucie à descendre, les hommes s'en reviennent près du seigneur. On prend son fusil de chasse et on débarrasse Tristan du gibier qu'il a eu sur les genoux pendant le trajet. Dyonis fait signe à sa suite d'entrer dans la cour du château. On vient l'accueillit, on adresse des saluts déférents à la religieuse.

"Sœur Lucie sera notre hôte quelques jours. Qu'on lui prépare une chambre. Et de quoi prendre immédiatement un rafraîchissement dans le cabinet vert."

Il désigne ensuite Tristan à son contremaître qui vient d'arriver, après avoir, très curieux, des nouvelles personnes arriver avec le châtelain. Dyonis ordonne :

"Voici Tristan, domestique céans à compter de ce jour." (au garçon invalide) "Une fois que Guillaume t'aura entretenu de ton travail, tu viendras nous retrouver au cabinet vert et assureras le service."

Sa main métallique sort de sa poche et, d'un geste, propose à la nonne de le suivre. Dans leur suite, l'intendant s'approche de Tristan et avance à ses côtés. L'homme le regarde avec un fond de curiosité un peu voyeuriste et condescendante (qu'est-ce qui a pris le baron de s'enticher d'un éclopé qui était sûrement un mendiant, un parasite ?). Il engage :

"Sache que tu auras une chambrette au rez-de chaussée et des besognes qui elles aussi ne te réclameront pas d'avoir à être mené à l'étage. Le bâtiment le plus au fond du domaine est le dortoir des esclaves. Les employés ont leurs quartiers dans le château même. Puis de l'autre côté viennent les écuries, le cheptel mort, les entrepôts, la ferme. Tu te référeras à moi pour ton travail. Appelle-moi Monsieur. Je t'expliquerai plus tard le déroulé des journées ici, mais dis-moi : que sais-tu faire ?"

Sur le chemin, ils pourront croiser tantôt des employés affairés, tantôt des pièces plus paisibles. Les pas et les roues du fauteuil résonnent sur le sol de pierre. Des colonnes, écussons et tableaux défilent dans le corridor principal et des domestiques hissent des lustres au plafond après en avoir changé les chandelles. Un grand feu crépite dans une cheminée, apportant le confort à ce château plutôt froid.

Lucrezia avait entendu les directives du seigneur Howksley de Frenn. Elle esquissa un sourire et s'inclina pour remercier le maître des lieux. Elle le suivit à travers les couloirs le long desquels s'alignait tout le décorum militaire des trophées, des armures, des blasons, des tableaux de chasse et d'aventures. Sous de hautes colonnes froides, à-demi fondues dans les murs, s'ouvraient des portes sur lesquelles flottaient des tentures sombres, qui devaient maintenir à l'intérieur la chaleur d'un feu, lorsque le maître du logis s'y arrêtait.

La main sur la besace, Lucrezia se laissait guider jusqu'à destination.

L'imposant domaine noya Tristan dans son ombre. Des fenêtres étroites comme des plaies signaient un domaine anciennement consacré à la guerre. Les yeux dorés fouillèrent cette raideur pour s'accrocher aux rares touches de couleur. D'immenses tentures, des flambeaux qui se renvoyaient la lumière, des courbes et animaux sculptées dans la chair de ces nobles pierres. Le garçon admirait, impressionné, insignifiant au pied de l'édifice.
L'arrivée du personnel dans la cour le tira de ses contemplations. Il inclina la tête lorsque le seigneur le présenta, avant d'être remis à l'autorité de l'intendant. Tristan se glissa dans sa suite et écouta les renseignements qu'il lui fournissait.


-- Bien, Monsieur. (puis, à la question sur ses compétences) Euh... J'peux... (il se corrige, au souvenir de la remarque de Dyonis quant à son langage à surveiller) je peux assurer tout ce qui réclame que les bras. Et je... suis plutôt adroit et rapide.


Il n'osa gère rentrer davantage dans le détail des activités qui l'avaient fait vivre jusqu'à présent. Tours de passe-passe, vol, arnaques, un peu de danse et de confection de bijoux... La plupart n'étaient pas bien glorieuses. Il était prêt à recevoir la tâche qu'on lui donnerait, tout simplement.
Tristan suivit Guillaume et le petit groupe à travers les pièces que tapissaient les éclats de flammes. Sur les murs, il y avait des cheveux, de grands paysages, des saintes, des hommes en armure... Mille signe qu'il ne comprenait pas mais avec lesquels il s'inventa une autre histoire. Le garçon attendit d'entendre les travaux qui seraient les siens.

Dyonis aperçoit l'attention de Lucie pour le décorum de son domaine. Le prestige d'une famille ancré dans les murs. Il prend une brève inspiration satisfaite. Quant à l'accueil d'une religieuse, en ces temps cela ne peut que donner de bons appuis et consolider une réputation déjà pieuse et liée aux autorités morales.
Il s'intéresse de nouveau à Tristan et écoute, comme son contremaître près de lui, sa réponse clairement intimidée. Il donne assez peu de détails sur ses capacités. Le seigneur retient un sourire narquois : il comprend les raisons de la description lacunaire du garçon. D'un regard à interpréter comme un ordre, il commande à Guillaume décider du travail à confier à Tristan, lui-même n'ayant pas à s'occuper de ce genre de petits détails. Tant qu'il garde l'infirme sous la main.

L'intendant annonce au garçon :

"Tu travailleras en cuisines. Des esclaves se chargent de la vaisselle, mais parmi les postes des employés tu ne manqueras pas d'ouvrage à la préparation des aliments et au dressage de certains plats, puisque tu dis être habile." Puis il ajoute après un petit temps : "Pour l'heure, va quérir des rafraîchissements auprès du maître queux et assure le service au cabinet vert."

Quand Tristan et l'intendant se seront éloignés, Dyonis pénètre dans ladite pièce, plutôt chaleureuse, avec quelques fauteuils damassés et un écritoire. Il invite la religieuse à s'asseoir à son aise et va farfouiller dans la fond du cabinet. Il déniche une craie, une ardoise qu'il plaque de son mieux contre lui, de sa prothèse et de son crochet, pour l'amener jusqu'à la femme.

"Je ne peux écrire, vous ne pouvez parler, mais nous voilà quittes si nous voulons dialoguer."

Lucrezia prit l'ardoise en souriant.

Lorsqu'il s'assit dans son fauteuil, Lucrezia jeta au seigneur de Frenn le regard détraqué, trop pénétrant, dont elle couvait les choses spirituelles. Plongeant la main dans sa besace, elle en retira un pendentif de jaspe et, bondissant sur le noble, elle lui passa autour du cou. Sans se préoccuper de sa surprise, elle attrapa la craie et écrivit : La muraille était bâtie de pierre de jaspe ; mais la ville était d'un or pur, semblable à du verre très-clair. Puis, sous cela : Apocalypse, XXI, 18.

Le noble était instruit : il reconnaîtrait le matériau du trône du Christ, selon saint Jean ; il reconnaîtrait le douzième minéral de la cuirasse d'Aaron, dont les nobles se paraient dans Cipango la lointaine ; et, s'il lisait les traités d'hermétisme, il saurait le pouvoir régulateur du jaspe, qui facilitait l'absorption par le sang du fer, du souffre et du zinc comme de la plupart des métaux. Cela ne rendait pas l'usage d'une main ; mais c'était le jaspe qui lui convenait, comme l'ambre convenait à l'infirme.

Lucrezia appela à son esprit les pierres déjà distribuées : ses nouveaux mondes s'organisaient sur les ruines de l'ancien.

Il s'est à peine rassis dans son fauteuil que la religieuse fond sur lui et passe quelque chose à son cou. Sous le coup de l'étonnement, Dyonis a un mouvement de recul et ferme son visage dans une grimace sévère. Il a aussi par réflexe rentré ses bras pour éviter toute blessure de son crochet.
Quand la nonne s'écarte, l'homme regarde avec surprise le beau bijou qu'elle a passé à sa gorge. De la jaspe. Le message sur l'ardoise le confirme. Le noble a un regard quelque peu sidéré à l'endroit de Sœur Lucie : il y a quand même quelque chose d'inhabituel et de pour le moins mystique dans son comportement fougueux dont le sens lui échappe. Une fois passé le sursaut, il sourit devant le présent, qui apporte une touche de clarté supplémentaire à la pièce. Il apprécie cette pièce. Elle dit le mystère, mais aussi l'ordre transcendant et la puissance métallique.

Dyonis se rassoit et fixe son hôte.

"Pardonnez-moi, ma Sœur, mais je ne peux m'empêcher de me demander d'où une religieuse tient un tel bijou. Et ce qui me vaut de recevoir ce qui est certainement un des rarissimes biens que vous conserviez de la vie antérieur à la prononciation de vos vœux."

Il hausse un sourcil et a un sourire en coin, curieux et avenant. Entre temps, quand Tristan rentre dans la pièce il lui fait signe de servir le rafraîchissement. Un sirop très simple. Pas d'alcool, en rapport aux règles pieuses sûrement respectées par la nonne. Il y a aussi de petits gâteaux sur le plateau amené par le domestique.

L'intendant avait emmené Tristan aux cuisines. Un plateau luisant, garni de coupes ciselées, d'un bol de gâteaux et d'une carafe pleine d'un luxueux sirop, avait été posé sur ses genoux. L'invalide admira la teinte pourpre que renfermait le verre sculpté et sur laquelle dansotaient les flammèches des bougies. Jeux d'ombres et de miroitements... Il eut comme la vision d'un sabbat et aux oreilles la musique prémonitoire d'un rythme fauve, haletant, vibrant de passions à assouvir. Feuilles de menthe et coupes de citron flottaient à la surface rouge.

Son fauteuil roulant rejoignit la pièce où il découvrit Lucrezia assise, et son maître qui portait un nouveau bijou. Un don de son hôte, assurément. Rêveur et contemplatif, Tristan ralentit pour admirer la pierre. Il ignorait comment elle s'appelait, mais il en ressentit les forces étonnantes dessinant un subtil équilibre et de fermeté que le garçon devina très bien convenir au seigneur. Pourquoi donc ce cadeau ? Tristan s'oublia à sourire devant sa beauté et le jeu des lueurs qu'il projetait.
Enfin, avec une légère secousse de sa tête, il se ramena à sa besogne. Il approcha, s'inclina légèrement et servit le duo. L'invitée d'abord, puis Dyonis. Tristan entendit la question qu'il adressa à la prétendue religieuse et se montrera très curieux de sa réponse. S'il se retint de sourire, son amusement et sa complicité pétillèrent au fond de ses pupilles ambrées lorsqu'il regarda brièvement la bien étrange comédienne.

Lucrezia happa un biscuit. Elle le regarda un moment, comme s'il contenait le secret de l'univers, puis se mit à le manger du bout des dents. Il lui plut. Comme si la constatation lui suffisait, elle le reposa, radieuse, et reprit l'ardoise. Elle jeta, à cette occasion, un regard du côté de l'infirme ; mais il baissait les yeux.

Elle écrivit : Les pierres sont un don de famille. La faculté de les lire est un don du Ciel. Lorsqu'elle eut montré l'ardoise au noble, elle effaça, puis nota : Aimeriez-vous savoir ce qu'elles disent de votre avenir ?

Dyonis acquiesce à ce qu'il lit sur l'ardoise. Un cadeau de famille. Très curieux, tout de même, que cette Sœur se sépare si aisément et pour lui d'un bijou de ses aïeux. D'autant qu'il doit être déjà rare qu'on laisse des nonnes garder des pendentifs... elle a vraiment dû insister. La Garde-Prudence aurait-elle des normes atypiques ? Dyonis est curieux d'aller se renseigner sur l'étiquette de cette communauté.

Le noble se penche légèrement. Il fait glisser de son crochet le pied de son verre sur le plat de sa prothèse et le porte à sa bouche. Avec un mouvement de levier devenu habituel pour lui, il sirote la boisson. Une fois le verre reposé, il lit ce que Lucie lui présente désormais : lui dire l'avenir ? L'homme sourit. Surtout par amusement. Il n'a jamais cru aux boniments des diseuses de bonne aventure et des autres hères ou charlatans. Mais cette femme est particulièrement mystique et, comme elle est son invitée, il choisit par pur divertissement de se prêter au jeu.

"Traduisez donc, ma Sœur, les signes du bijou à mon cou." (Puis il plaisante) "A moins qu'il soit peu coopératif, pour que vous donniez ainsi sans hésitation une pierre que vous dites pourtant de famille."

Il regarde la pierre une nouvelle fois. Puis il se tourne vers Tristan et lui ordonne de lui servir un nouveau verre.

Tout sourire, elle fit non de la main.

Soulignant le pluriel sur l'ardoise, elle écrivit sous sa phrase : Il faut les douze. Et, trouvant le pochon habituel dans sa besace, elle y plongea la main, remua le contenu, puis sélectionna la première pierre. C'était l'agate. Elle effaça l'ardoise en utilisant sa manche, à sa façon de folle, et rédigea : Passé de connaissance et de réflexion. Vous avez réussi dans les études savantes. L'enfant tôt n'a plus ses mains, mais son esprit travaille. Esprit dur : la défaite est interdite.

Elle examina la réaction du seigneur de Frenn. Le deuxième tirage en dirait long sur l'instant. Le troisième en dirait long sur le futur.

Il hausse un sourcil quand elle souligne le pluriel et sort plusieurs autres pierres de sa besace. Dyonis n'avait pas saisi qu'elle en possédait plusieurs et mentionnait celles-ci.

"Ah. Au temps pour moi, je pensais que cela valait à titre général."

Il regarde son manège tout en dégustant un deuxième verre. Refus de la défaite et érudition, voilà qui ne lui semble pas bien difficile à deviner au sujet d'une personne noble. Un discours un peu général et des compliments facilement adaptables. Il est cependant plus étonné lorsqu'elle évoque la perte de ses mains, excluant ainsi l'infirmité de naissance. Voilà qui est juste. Le rictus amusé de Dyonis fond quelque peu.
Il donne un rapide coup d’œil vers Tristan puis revient sur la nonne. La posture immobile du seigneur indique qu'il attend de lire la suite.

Elle effaça l'ardoise.

Elle eut un temps d'arrêt, comme si sa pensée avait rencontré, dans ses méandres, un objet difficile à circonscrire. Son sourire disparut.

L'air obnubilé, Lucrezia plongea la main, à nouveau, dans le pochon. Elle en retira l'un des onze cristaux semi-précieux restants. Sa main le posa sur le guéridon, tout près de l'agate. Il était manifeste, en les voyant côte à côte, qu'aucun défaut, qu'aucune aspérité ne les différenciait au toucher. Mais Lucrezia l'avait prévu : le jaspe habitait la chambre de l'instant.

Elle écrivit : Le jaspe indique la concentration sur un objectif, la réussite et la conversation. Vous êtes le jaspe et le jaspe est votre présent. Vous venez de trouver l'objet de votre quête. Le dernier cristal dira la façon dont ce succès s'inscrira dans votre avenir.

Tout en produisant l'ardoise, Lucrezia avait l'air de fixer un point lointain. Son immobilité la transformait en image.

Dyonis se laisse inconsciemment hypnotiser par l'attitude totalement transcendée de Sœur Lucie. Les yeux du nobles sont fixes, sa posture est droite et comme évaporée un court instant. Son regard se baisse de nouveau vers l'ardoise quand la nonne sort de son étrange transe et note la suite de ses prédictions.

Une conversation et un objectif à atteindre via le moment présent... Certes. Ainsi donc, l'accueil d'une religieuse quelque peu trouble et l'embauche d'un mendiant pas très net seraient des vecteurs d'une réussite à venir ? Il fronce les sourcils. Véritable inspiration ou charlatanisme... il laisse cette question de côté et, d'un petit haussement de menton, il incite Lucie à lui révéler le dernier pan du triptyque.

Elle essuya à nouveau la craie en utilisant sa manche.

Elle pensait au jaspe. Le tirage était formel : le seigneur de Frenn venait de trouver l'objet de sa recherche, en discutant avec elle. À moins qu'il n'eût obtenu un service du jeune infirme ? Elle regarda le sirop. Il miroitait très étrangement.

Lucrezia plongea la main dans le pochon pour la dernière fois. Se pouvait-il qu'il convoitât les yeux, lui aussi ? C'était un homme ambitieux.

Ses pensées s'enchaînaient, dans leur désordre habituel, lorsqu'elle retira l'amétrine du pochon. Cette fois-ci, Lucrezia mit plus de temps à saisir l'ardoise. Elle essayait de comprendre elle-même. Elle rédigea finalement : Ce dont vous êtes désormais le maître est utile à vos ambitions. La réussite et la prospérité sont dans l'amétrine. Une occasion imminente est à saisir : les plus hautes sphères s'ouvriront pour vous, si vous utilisez comme il convient l'objet de votre quête.

Lucrezia montra l'ardoise. Elle regardait très fixement le baron.

"Ce dont vous êtes désormais le maître." La phrase arrête aussitôt Dyonis. Il a un léger recul et son crochet pointe Tristan, qu'il vient justement d'engager à son service... sans lui laisser vraiment le choix, tant il le suspecte de savoir diverses choses possiblement compromettantes. Il demande en parlant du garçon :

"Celui-là ?"

Mais la phrase peut aussi désigner la pierre qu'il a au cou, s'il suit la logique de la nonne. Il retient un sourire à la lecture de la suite. Sûr qu'il avait bien l'intention d'utiliser correctement Tristan ! Quant à son invitée, il pouvait être intéressant de la garder comme alliée. Elle aussi pouvait éventuellement lui apporter des choses. Un lien avec le clergé pour commencer, ce qui est toujours bien vu. Et de quoi comprendre peut-être d'autres choses si elle ne se révèle pas être une de ces inconséquentes diseuses de bonne aventure, mais bien une personne inspirée.

Il se recule et s'installe confortablement dans son siège. D'une voix assurée, distante, un peu joueuse aussi, il demande :

"Et que me recommanderiez-vous ?"

Un soupçon lui reste cependant. Et si elle attendait quelque chose de lui ? Cherchait à l'utiliser ? La prudence et la position ludique restent de mise. Elle confirme cependant son intuition d'avoir des choses à tirer du mystérieux garçon infirme. Et de son invitée.

Tristan obéit et servit un nouveau verre à Dyonis. Le grincement de ses roues le porte ensuite à nouveau en arrière, se faisant oublier dans l'échange entre Lucrezia et le seigneur. Leur échange lui échappa complètement. Plus que jamais, il était terrorisé de ne pouvoir lire ce que la femme écrivait. Les rares prises auxquelles se raccrocher restaient les gestes et mots de Dyonis... mais il parlait si peu.
Tristan se figea lorsque son crocher le désigna et qu'il posa une question à son sujet. De quoi était-il question ? Que voulait-il faire de lui ? Quel tour lui jouait son hôte ?

L'interprétation n'était pas facile.

Certes le jaspe indiquait au baron qu'il venait de mettre la main sur ce qu'il cherchait. Lucrezia avait eu l'intuition qu'il s'agissait d'elle ; et, sous l'effet d'une inspiration prémonitoire, elle avait cédé le pendentif de jaspe au noble. Il fallait qu'il soit marqué, comme l'avait été le fils Bellanger par la jade et l'infirme par l'ambre. Il était important. Mais Lucrezia ignorait pourquoi.

Cependant le baron n'avait pas cherché Lucrezia. La rencontre était tout à fait fortuite et, si le garçon n'était pas dans le sillage du seigneur de Frenn, Lucrezia n'aurait pas si rapidement quitté la Garde-Prudence. Elle voyait maintenant qu'il était mieux d'être revenue en ville : il faudrait retourner, malgré le risque, à la rue Sourde, il fallait l'ultime ingrédient, il fallait les yeux... Elle se demandait si le baron lui réservait un autre avantage.

Pourquoi l'aurait-il cherchée ? Mais si l'objet n'était pas Lucrezia, mais l'infirme ? Il l'aurait ramassé dans la journée. Qu'imaginait-il faire de lui ? Lucrezia ne pouvait le laisser lui abîmer les yeux ! Peut-être entretenait-il encore un autre dessein.

Effaçant l'ardoise encore, elle écrivit : Vous seul connaissez les desseins dont vos jours sont agités. Vous marcherez bientôt sur les sommets : sachez qu'il faut mener là-bas l'objet de votre quête du jour. Alors vos desseins se réaliseront.

Elle finit par reposer l'ardoise. Alors, s'étirant dans son fauteuil, à la façon d'un félin, ou bien d'une enfant, Lucrezia renversa sa besace au sol. Très inquiète, elle se précipita aussitôt à genoux, pour récupérer le sac contenant la brassée de plantes toxiques ; la robe en tissu précieux, mais terreuse et froissée ; les pages secrètes, qu'elle avait arrachées sur Alfrédic le Trismégiste et dont elle avait percé le code ; le cadavre d'un oiseau rare ; et la bourse en toile, pleine d'argent, de cailloux, de dents de phacochère et d'autres obscurités. Elle y remit le pochon des douze cristaux divinatoires, si semblables dans leur forme et si divergents dans leurs indications, et prit la besace en bandoulière.

Elle avait toujours les cheveux fous, le regard fixe et l'air d'avoir traversé la mort ; mais la lassitude l'emportait. Elle avait vagabondé tout l'après-midi, chevauché jusqu'en ville et transgressé la limite de sa faible endurance. Elle reprit la craie et rédigea : Sœur Lucie est fourbue. Permettrez-vous qu'elle se baigne en attendant l'heure du dîner ?

En terminant son verre, le châtelain garde à l’œil la femme toute plongée dans ses méditations. Elle semble traversée d'intenses réflexions qu'il aimerait beaucoup découvrir. Dyonis ignore si sa marche vers les sommets était une vision de sa part ou une promesse en l'air comme en faisaient des bonimenteurs, mais ç'avait toujours été un de ses objectifs, avec ou sans prédiction. Et si Dieu le voulait bien. Cette femme traduit-elle des desseins célestes ou n'est-elle qu'une brillante narratrice ?
Il acquiesce sobrement à ce qu'elle lui a écrit et ses yeux font de brefs va-et-vient entre la nonne et le domestique, un court instant. Sa quête du jour... La recherche d'un incendiaire et des potentiels membres d'un réseau dangereux à Braktenn. Il ignore encore en quoi son invitée et Tristan l'aideront dans ce domaine.

Soudain, Lucie renverse sa besace et c'est avec une curieuse frénésie qu'elle s'empresse de ramasser ses affaires. Deux petites rides interloquées apparaissent au front du seigneur. Quand la religieuse écrit sa dernière demande, il répond :


"Bien sûr. Une servante va vous accompagner et vous préparer un bain. Quant au dîner : je suis de sortie, ce soir, mais l'on vous fera servir de quoi vous sustenter avant de vous accompagner à l'une des chambres d'hôtes." (à Tristan, dont il fallait occuper la soirée) "Va rejoindre mon intendant. Qu'il te fasse visiter le rez de chaussée et les extérieurs. Tu iras ensuite en cuisine te familiariser avec les ustensiles et aider à la préparation des mets pour demain."


Il s'occuperait le lendemain de tirer les vers du nez à Tristan sur ses fréquentations et tout ce qu'il sait des derniers jours. Dyonis décide par ailleurs qu'un œil serait gardé en son absence aussi bien sur le garçon que sur Lucie. Une fois qu'il a parlé, l'homme se lève, indique une direction à la nonne (avant qu'une domestique prenne le relais) et fait signe à Tristan de le suivre, avant de se séparer de lui une fois à l'entrée de l'aile de service.

Elle esquissa une révérence. Il y avait, chez les di Subiaco, du temps de leur puissance, une étiquette de haute bourgeoisie dont Lucrezia avait incorporé les devoirs, lorsqu'elle avait l'esprit sain.

Le baron lui indiqua la servante : au seuil du cabinet vert, celle-ci tournait déjà les talons. Son maître était de dos, s'occupant de donner une consigne au garçon, dont Lucrezia croisa le regard ; d'un signe, en agitant la main de façon urgente, elle invita l'infirme à la rejoindre au plus tôt.

En quittant la pièce, elle emmena l'ardoise et la craie.

Tristan ploya la tête en recevant l'ordre du seigneur de Frenn. Il suivit les domestiques pour faire le tour du domaine, avant de rejoindre les cuisines. Il s'arrêta rapidement quand Lucrezia lui fit signe de la retrouver et lui murmura tout bas :

-- J'vais avoir du travail, mais v'nez vers les cuisines après vot' bain.

L'invalide prit soin de poser sur ses genoux le plateau et les verres à présent vidés. Il le remporterait pour le nettoyer. Il adressa un dernier petit sourire, un peu confus et incertain de ce qui allait arriver ensuite, à la muette avant de disparaître.