[14 Janvier 1598] Les rapports de la semaine [Terminé]

Alexandre s’excusa de sa bévue. C’était somme toute prévisible et à vrai dire il ne lui en tenait pas rigueur. Il allait simplement avoir le droit de recommencer jusqu’à réussir. Léonilde apporta le Madère et le service fut effet.

Puis Léonilde s’éclipsa, son jeune esclave s’amusa à lui rappeler sa mésaventure au procès avec cette insolente espagnole qu’il avait désormais pris en chasse et certainement pas pour la mettre dans son lit. Ce n’était plus qu’une question de jour désormais avant qu’elle ne visite enfin la Prévôté. Oh si seulement elle pouvait avoir l’idiotie de se présenter à la cérémonie d’inhumation d’Édouard ! Ce serait tout bonnement fabuleux.

— Les Français aiment à en faire leur repas. Personnellement je ne m’y risquerai pas, cela me semble fort indigeste.

L’épreuve recommença pour le jeune qui fixait le verre avec défiance, il n’y avait pourtant rien d’autre qu’un bon vin là-dedans. Après avoir rassemblé son courage, il trempa enfin ses lèvres pour y laper un filet d’alcool. Ce n’était pas avec cela qu’il risquait de finir son verre. Il observa les muscles de ses mâchoires se tendre et son regard se concentrer puis finalement sa pomme d’Adam roula. Bien.

C'est très bon, effectivement.

Ah oui, réellement ? Ce n’était pas ce qu’avaient dit ses yeux pendant l’expérience gustative pourtant. Il aurait plutôt opté pour « franchement écœurant » et Coldris avait horreur qu’on lui mente. L’honnêteté lorsque l’on travaillait ensemble c’était important, et en toutes circonstances. Il prit donc son verre et le compléta.

— Laisse-moi donc te resservir puisque tu as tant apprécié. déclara-t-il avec engouement tandis qu’il le fixait de son regard aiglon.

Il s’enfonça dans son fauteuil, jambes nonchalamment croisées et dégusta à son tour une petite gorgée avant de s’exclamer :

— Très bon, très bon… Je te trouve quelque peu mesquin ! Il est tout bonnement délicieux !  après une courte pause, il reprit plus pour lui-même que pour Alexandre Ah si seulement ces maudits vins de messe pouvaient être si divins, on y reviendrait plus souvent...  

Il était curieux de voir jusqu’où Alexandre serait capable de mentir pour lui plaire. C’était le genre d’informations toujours bonnes à posséder dans une relation. Qui savait si la situation ne se reproduirait pas dans un contexte cette fois-ci bien différent ? La confiance n’excluait jamais le contrôle. Bien au contraire.

Alexandre fit une grimace à l'évocation ce mets alimentaires des plus singuliers.

"Les François ont beaucoup de culture mais même les esprits les plus remarquables ont leur leurs faiblesses."

Après l'essai de cette première gorgée de vin, qui se révéla désastreuse, et dont le goût acre lui colla encore au palais, Alexandre devina qu'il devrait continuer. Son maître ne le lâcherait avant de le voir s'écrouler ivre, la tête dans son vomi. Son regard observa un instant Léonilde en retrait. Au moins, il s'occuperait de le porter dans son lit. Coldris le fixa et le resservit. En le fixant, Alexandre sut que ce dernier avait compris, rien qu'à l'observer, avait compris. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale jusqu'à sa nuque. S'il savait, continuer à mentir ne serait pas une bonne idée. Comment se sortir de l'ornière ?

Il baissa la tête vers la vin et remarqua Coldris apprécier une gorgée, tout en se moquant de lui. Il savait. Il le testait.

"Je... Il est bon, mais si je veux être réellement honnêtement, il pique la bouche. Je ne voulais pas le dire. Je voulais attendre de le digérer et de ne pas le recracher encore. Néanmoins, si vous me permettez une remarque, tous les vins de messe ne sont pas mauvais. Dans une certaine église, un certain curé dissimule de bonnes bouteilles dans la sacristie et l'offre dans le calice aux fidèles. Je crois qu'on saura pourquoi il y a souvent des gens à ses messes."

Alexandre rassembla son courage et se décida à avaler ce nouveau verre. Cette fois, il le boirait jusqu'à la lie. Il prit une inspiration et commença à faire passer le liquide. Le goût le piquait toujours autant mais le jeune homme se forçait à le garder en bouche et à le sentir descendre. Ce n'était pas pire que certains médicaments qu'on lui faisait autrefois avaler. Il tiendrait. La température montait de plus en plus et le visage de l'esclave était devenu rouge.

"Je... Je..."

Son élocution devenait de plus en plus difficle. Il tourna la tête et aperçut Léonilde.

"Vous êtes une personne très gentille, Hips, et si dévouée on vous l'a déjà dit ? Hips ! Et intelligente ! J'apprécie, hips, beaucoup de discuter avec vous ! Au début, vous aviez, hips, l'air méfiant avec moi. Vous pensiez, hips, que j'étais comme mon père, hein, je comprends, hips !"

Il se releva et fit quelques pas en titubant mais ses jambes déjà faibles, s'effondrèrent. Sans comprendre Alexandre remua les bras, comme pour faire la brasse.

"Mais... mais pourquoi j'avance pas ? Mes béquilles... Elles sont où mes béquilles ? Un voleur a volé mes béquilles ! Oj, mécréant, tu vas en faire quoi ? Elles n'ont aucune valeur pour toi ! Mais moi elles sont les jambes ! Tu vas me les rendre ! Allez, rends-le ! Rendes-les et tu ne seras pas peznu ! Mais si tu ne les rends pas, les armées de Monbrna te trouverot et tu seras pendu, misérable ! Tremble ! Tremble ! Car les voleurs sont toujours punis ! "

Coldris remarqua le regarde d’appel à l’aide d’Alexandre à l’impassible valet. Peine perdue, Léonilde en avait vu d’autres et il ne contestait jamais quoi que ce soit, c’était bien pour cela qu’il était l’employé idéal. Que pensait-il de cette scène ? Peut-être était-il lassé de ses habituelles facéties, mais il était fort probable que le connaissant si bien, il est compris depuis le début où se trouvait le but de la manœuvre. Ah, ce cher Léonilde ! Et dire qu’il lui avait proposé de congé ! Heureusement qu’il avait refusé !

A sa remarque sur le vin cuit et à son service, le jeune homme réalisa qu’il n’était pas dupe et tenta de se rattraper comme il le pouvait à la corniche qui se dérobait sous ses ongles.

— Il pique car c’est un alcool, Alexandre. Les curés font ce qu’ils peuvent pour avoir du public, ça ne les empêche pas de vider les bouteilles, seuls dans leur cellule. répondit comme s’il n’avait rien remarqué de son petit manège.

Il laissa passer quelques secondes, déposa son verre sur la table calmement puis se pencha subitement en avant, mains sur les genoux

— Ne t’avise plus de me mentir, j’ai horreur de cela. Et d’une façon générale, évite de mentir, cela finit toujours mal. Arrange-toi pour ne dire que la stricte vérité. Ta vérité.

Plus son verre se vidait de sa liqueur bourgogne, plus ses joues se teintaient de carmin. À nouveau son regard se tourna vers Léonilde, sacré Saint Sauveur de son supplice éthylique. Coldris avait bien du mal à retenir le rire qui faisait trembler ses lèvres à la vision du spectacle. Léonilde se contentait d’agiter un sourcil circonspect.

— J’imagine qu’il s’agit là d’un compliment et je vous remercie Alexandre. Si je puis me permettre, vous devriez boire plus lentement la prochaine fois. déclara-t-il de son habituel ton professionnel

Oh ça oui, il était content de ne pas avoir le fils de son père. Mais force était de constater que si les chiens de ne faisaient pas des chats, les chiots étaient fort rarement la copie conforme de leur père, n’en déplaise à leur géniteur.
Coldris l’observa se lever comme sur un navire en pleine tempête, avant de s’écrouler quelques pas plus loin. Il soufflait silencieusement de rire. Et dire qu’il n’avait mis aucune substance étrange dedans… Son sourire remontait jusque dans ses pommettes.

— Fais-lui porter de quoi manger

Il fallait bien cela pour noyer quelque peu l’alcool qu’il venait d’ingurgiter, bien que ce ne soit qu’un tout petit verre de rien du tout. Dorénavant, il aurait obligation de prendre du vin au repas, afin de combler cette lacune. La leçon n’était cependant pas terminée :

— Quand tu auras terminé de chasser les scélérats de mon salon, tu pourras me parler de ton analyse des courants protestants, cela faisait partie de tes tâches pour cette semaine et nous n’avons pas eu le loisir de l’aborder.

Ou de le saborder. Il n’attendait rien de bien construit de ce qui sortirait désormais de sa bouche. Tout au plus, cela serait divertissant. Toujours était-il qu’il aurait du être capable de tenir sa langue avec un simple verre de vin à son actif. Si Thierry se saoulait aussi vite que son fils il aurait été incontestablement effectué de belles économies.

Alexandre déglutit suite à la leçon sévère que Coldris, penché vers lui venait de lui donner et recula instinctivement.

"Pardon, maître."

Il balbutia la réponse, honteux, et se décida à vider le verre rapidement dans l'espoir de se faire pardonner. L'effet se révéla plus que désastreux. Il se sentait fiévreux, comme pendant une mauvaise grippe, et la tête lui tournait. Alexandre s'étonna de ses mots sortis à Léonilde, comme si sa langue fonctionnait seule. Alexandre sourit de l'intervention de l'intention.

"Oui, bien sûr. Et je suis désolé de tous ces tapis salis à cause de mon père. Je suis désolé du travail que ses visites doivent vous causer. J'essaie de le canaliser mais c'est difficile. je suis désolé. Je suis désolé."

Quand il se leva et chuta, Alexandre resta au sol, incapable de se lever, cherchant ses béquilles, incapable de comprendre que celles-ci restaient contre le fauteuil, là où il les avait osé. Il entendit en revanche l'ordre d'aller lui chercher à manger.

"Déjà le souper ? Alors, je prendrai une entrecôte de porc ce soir, avec la superbe sauve avec du miel, comme vous savez si bien la faire, Michel, le tout avec des légumes mijotés. Non, non, faites-moi al surprise. Je vous fais confiance. Oh, Pascal, fais un peu attention à ce couteau ! Comment le tiens-tu ? Tu veux perdre un doigt ?"

A la question, Alexandre s'était redressé et une scène vécue ans les cuisines avait jailli de sa mémoire, la faisant revivre, oubliant être au salon. Même le rire de Coldris lui échappait. Il entendit cependant, peu après le départ de Léonilde, le rappel à ses devoirs. Alexandre trembla. Il ne se sentait pas du tout en état de répondre. Sa tête lui tournait toujours et les os du crâne semblaient sur le point d'exploser. Il resta au sol. Près de la tâche basse. Se lever était au-dessus de ses forces. Et il aurait assez de mal pour rassembler ce qui restait de ses capacités intellectuelles.

"La réforme de Luther est des plus intéressantes. le fait même de dénoncer le principe des indulgences, supposées racheter les péchés, est une chose qui ne pouvait que susciter de l'intérêt et... Et ils mettaient des placards dans la chambre du Roi François I ! Des placards.. c'est normal pour une chambre après tout. on a toujours besoin de rangements. quoique.. maître, la chambre d'un Roi, ça a besoin de placards ? Notre souverain en a lui ? Je m'égare. Sur François I, il était en colère. Oui, en colère. Mais c'était peut-être aussi à cause de la syphilis. Un de ses courtisans la lui a refilé. Pas directement. Il était comme vous ! Mai le roi de France avait séduit son épouse et le cocu, jaloux, a visité les bordels pour attraper la maladie. Et il a contaminé comme ça la femme, puis le Roi. C'est douloureux et terrible la syphilis. J'ai lu des descriptions, ça ne donne pas envie. Vous n'avez pas peur, maître ? Vous avez quand même des.... et je ne veux pas vous voir attraper cette maladie. C'est bien trop horrible.  Et... Euh.. Je disais quoi déjà ? Je ne me rappelle plus. Nous parlions de quoi, maitre ?"

Coldris ne voulait pas d’excuses. C’était inutile. Cela ne rachetait jamais les actes. Non, ce qu’il fallait c’était tirer les leçons nécessaires de ses erreurs. Il savait désormais qu’il ne devait pas lui mentir. Il n’y aurait pas de seconde fois. L’affaire était clause.

Il l’observa avec circonspection avaler d’une traite le verre de vin. Il devait avoir comme une impression de lave dans son gosier… Mieux valait qu’il ait l’estomac plein. Ce dont il douta fortement aux premières paroles de son apprenti.

Et le voilà qui s’excusait pour son père face à Léonilde. Coldris secoua la tête.

— On se demanderait presque qui est le père, parfois. Une telle confusion avec tant de similitudes au fond !

Il ordonna à Léonilde de faire porter à manger, il acquiesça sans bouger et quelques secondes à peine plus tard, un domestique entrait avec un plateau. Depuis le temps, il aurait dû s’y habituer et pourtant… Il avait parfois l’impression que son valet savait mieux que lui-même ce qu’il voulait réellement. Sans doute avait-il dû donner l’ordre en allant chercher le Madère face au teint maladif de l’esclave. Pendant ce temps, Alexandre continuait de délirer allègrement, ce qui lui rappela les remontées de Léonilde au sujet des louanges promulguées aux cuisiniers. Il ne pouvait s’empêcher de ricaner discrètement tout en le laissant poursuivre son jeu d’acteur durant un temps. Car le moment arriva bientôt de tester ses capacités intellectuelles après un simple verre de vin. Autant dire que ce n’était pas fameux. Quoique fort divertissant. Finalement, il pouvait presque atteindre le niveau de Thierry avec la bénédiction de Dionysos.

Mais quel était donc le rapport entre les placards et François Ier ? Les placards c’était toujours utile pour y déposer les cadavres. C’est ce que l’on racontait du moins. La chaux était tout de même plus efficace. Expérience personnelle. Le sourire de Coldris s’étira.

— Oh oui bien sûr ! Mais le plus intéressant est incontestablement la dimension de sa cheminée. On peut y entrer les plus grands troncs coupés en deux uniquement.

Un rire s’échappa en repensant au jour où Solange lui avait confié l’anecdote en lui proposant d’aller vérifier par lui-même. Chose qu’il n’avait bien évidemment pas manqué de faire dès lors qu’il fut suffisamment proche de Gérald pour avoir accès sa chambre. Sa seconde discussion sur ce sujet avec sa mère de cœur avait été tout aussi délicieuse. Lui aussi s’égarait d’ailleurs. Il reprit la conversation à la syphilis du roi François. Des rois comme lui ? Il y en avait pléthore. Cela irait sans doute plus vite de compter ceux fidèles à leur épouse. Enfin…

Vous n'avez pas peur, maître ? Vous avez quand même des.... et je ne veux pas vous voir attraper cette maladie.

Ce fut cette fois-ci un violent éclat de rire qui s’échappa de son être.

— Peur ? Il faut croire que Notre Seigneur approuve ma conduite finalement !

Sur sa nuque, un léger courant d’air le fit frémir.

Quand au sujet de leur discussion, Coldris ne l’avait pas oublié, mais il avait eu ce qu’il voulait. Désormais, il souhaitait connaitre sa capacité à se taire. Il commença donc avec une question qu’il n’aurait jamais évoquée en temps normal.

— Nous parlions de nos relations amoureuses. Alors dis-moi Alexandre, comment est Alduis au lit ? C’est un bon amant j’espère ? Qu’il fasse honneur à notre famille tout de même !

Non, il ne rêvait pas d’entendre les détails de leurs répugnantes parties de jambes en l’air, mais il devait savoir jusqu’où il était prêt à parler après un seul ridicule et misérable petit verre de vin de rien du tout. C’était une question de sécurité professionnelle.

La tête tournait. Ou alors c'était la pièce peut-être ? Il n'était plus certain de ses sensations. Léonilde fit entrer un serviteur qui déposa un plateau sur la table. Cela semblait être pour lui. Coldris venait d'indiquer un ordre à cette intention. Que ce crâne lui faisait mal ! Des marteaux semblaient taper dessus en permanence ! Ou un étau le compressait. Alexandre rampa, difficilement, plein de maladresse, pour rejoindre la table basse. Son regard croisa celui de Léonilde.

"C'est pour moi ?"

Sa main souleva le plateau et il découvrit de délicieuses pâtisseries au miel. Alexandre se tourna vers Léonilde et attrapa sa main pour la serrer de reconnaissance.

"Oh, Léonilde, Léonilde, Vous êtes si bon ! Si parfait ! Vous savez tout ce qu'il y a besoin ! Mais faites attention quand même ! Les inquisiteurs pourraient croire que vous lisez dans les pensées et ils diraient que c'est de la sorcellerie ! Et ils vous brûleraient ! Et vous ne pouvez pas être brûlé ! Vous nous manquerez trop !"

Alexandre s'apprêtait à prendre une des si bonnes pâtisseries lorsque son maître lui demanda des explications sur les courants religieux protestants. Il s'arrêta, à regret, et en dépit de la migraine qui pressurisait on crâne, Alexandre se força à monopoliser les facultés intellectuelles qu'il lui restait. Cela se révélait laborieux et rapidement décousu.

Lorsque Coldris répondit à sa question sur la cheminée de la chambre du Roi, Alexandre l'observa, sidéré.

"Autant de poids pour une seule pièce ? Notre souverain est-il donc frileux ? Ou la pièce serait-elle immense ? Si bien qu'il faut beaucoup d'énergie pour la chauffer. Ce n'est pas des plus économique, vous en conviendrez."

Puis, Alexandre commença ses paroles sans grands fil conducteur et en vint à évoquer la syphilis. Son regard se porta vers Coldris, inquiet de le savoir peut-être atteint de cette maladie terrible. Ce dernier répondit après un grand éclat de rire, sans honte. I ajouta d'une petite voix :

"Alors, Dieu approuve la débauche, c'est ça ? Nous devrions peut-être utiliser cela dans nos arguments pour la Réforme. Qu'en pensez-vous ? Il faudrait le dire au seigneur de Frenn, par exemple, lui montrer qu'il n'y a pas plus de danger de s'exposer que de ne pas le faire. Qu'en pensez-vous ?"

Il cessa finalement de s'amuser et lui posa une nouvelle question.

Alexandre se figea.

Il lui demandait de... parler de sa vie sexuelle. Avec Alduis. De leur intimité. Cela, non, il n'avait pas le droit. Cela appartenait au domaine de ce qui passait dans leur chambre. Il avait d'ailleurs ordonné de ne rien savoir.

Alexandre répliqua froidement.

"J'aimerais, maitre, ne pas aborder de tels sujets, et si vous souhaitez réellement le faire, il y a un prêtre qui moisit en prison, à la langue pendue qui n'aurait, lui, aucun scrupule à parler de ces choses-là. Pour peux que vous ameniez une excellente bouteille..."

Sur cette déclaration, il se pencha enfin vers la plateau et mordit dans la pâtisserie au miel. Quelle merveille ! Et elle chassait l'affreux gout qui lui piquait le palais.

Evidemment que c’était pour lui, c’était bien ce qu’il avait demandé à Léonilde non ? Et le voilà qui louait littéralement ce cher Léonilde dont les épaules tentaient vainement de faire échapper l’étreinte de sa main.

— Je… Hmmm… Je vous remercie Alexandre, mais il n’y a nulle sorcellerie, uniquement de l’observation et de la mémoire. Je ne fais que mon travail, rien de plus

Il jeta un regard plein de détresse à Coldris qui ricanait toujours lorsqu’il prit la parole

— Mais bien évidemment que Léonilde est formidable et parfaitement indispensable ! Et dire que j’ai failli me passer de tes services ! Grand Dieu tout puissant ! Prends-en de la graine, Alexandre. Tu as devant toi le seul homme capable de servir à la perfection tout en désobéissant. Un atout d’une rareté inégalée !

Léonilde roula des yeux et poussa un long soupir avant de contempler les chevrons du parquet. Voilà qui était terriblement embarrassant. Le moindre compliment l’avait toujours mis mal à l’aise. Contrairement à d’autres, un discret sourire ou la simple constatation de son travail bien effectué suffisait à le combler. Il était un homme de l’ombre, l’ombre du Ministre et c’était très bien ainsi, ravi qu’il était de participer à son échelle au fonctionnement de l’empire. Alexandre suivit les conseils avisés du meilleur domestique du continent et jeta son dévolu sur un beignet dont il retarda l’ingestion pour se lancer dans une explication douteuse des courants protestants. Pour ses capacités intellectuelles après un simple verre, on reviendrait.

— Oh mais non tu n’y es pas du tout ! L’histoire raconte que cette cheminée remonte au temps de la jeunesse de Clément II qui avait l’habitude de courir le palais la nuit dans sa jeunesse. Sa mère a fini par croire qu’il faisait trop froid dans ses appartements et a ordonné la construction de cette ridicule cheminée si grande que l’on pourrait y servir le diner.

Quant à l’argument économique, c’était bien le cadet des soucis d’un monarque, excepté si celui-ci s’appelait Dyonis Ier, mais il était sans doute vain de tenter de développer sa pensée dans l’état où se trouvait le jeune homme. Il n’y avait qu’à voir sa remarque sur la débauche…

—  Excellente suggestion, je lui glisserai dans l’oreille en même temps que je lui ferai tomber une courtisane entre les bras.

Il en arriva finalement à tester sa résistance à la divulgation de secret. Il avait frappé fort et fort heureusement, il décida de garder pour lui ce sujet dont il préférait éviter la connaissance de ces détails.

—  Même sans bouteille, Alexandre!

Il attrapa son verre vide, le remplit à nouveau et lui rendit.

—  Buvons celui-ci à la santé de ton père puisqu’il ne peut participer lui-même !

Ils trinquèrent et Coldris reprit une nouvelle gorgée de Madère qui le ramena de fait à son fils.

—  Bon alors dis-moi, comment trouves-tu Sarkeris toi ? Il est plutôt pas mal pour un marin, n’est-ce pas ? Tu devrais le voir sur son navire, un vrai Poséidon… Et son équipage est digne d’un vrai bataillon.

Sur ce, il porta à nouveau le verre à ses lèvres. Il essayait plus ou moins au hasard des sujets de conversation pour le pousser dans ses retranchements et voir quelles failles il laisserait apparaitre au grand jour.

Alexandre croqua rapidement dans la pâtisserie entre ses mains et sentit le bon miel lui couler agréablement dans la bouche. Il entendit en même temps Léonilde s'embarrasser de ses compliments, puis Coldris lui en adresser aussi. Il sourit à l'intendant.

"Je comprends parfaitement, maître. Il est si bon, si utile, si extraordinaire, oui c'st assurément le meilleur des serviteurs."

Il terminait de manger sa pâtisserie tout en discourant et écoutant les explications du ministre sur les origines de cette grande cheminée. Alexandre prêta attention au moindre détail pour mieux les enregistrer. Cela fut cocasse d'imaginer un jeune souverain errer dans ses couloirs à la recherche de ses maîtresses.

"Le roi feu Clément II... Je me souviens avoir beaucoup lu sur son œuvre et surtout cet attentat effroyable. Néanmoins, de mes lectures je me remémore avoir été surtout impressionné par la virtuosité de notre souverain à reprendre le pouvoir pour l'assurer d'une main incroyable. Maître.. Avez joué de grands rôles dans cette aventure incroyable dès son commencement ? Ou est-ce venu au fil de vos rencontres de travail ?"

Il fit ensuite cette proposition sur les économies et Coldris la trouva excellente. Au point de proposer de la communiquer au seigneur de Frenn. Alexandre hocha de al tête, ravi, son esprit occultant la dernière partie de la phrase.

Les paroles suivantes, en revanche, le réveillèrent. Il n'évoquerait pas son intimité. Et encore moins avec Alduis. Alexandre fixa son maître, sévère, et mangea rapidement une seconde pâtisserie, soucieux de nettoyer son estomac. Coldris répondit calmement et ironisa sur son père avant de lui proposer un nouveau verre. Le jeune homme retint un soupir et croqua dans un troisième beignet avant de boire une première gorgée. Les conseils de Léonilde s'étaient enregistrés en lui. Ne pas consommer trop vite le breuvage. Alexandre prit avec prudence chaque nouvelle gorgée en mangeant un autre bout de beignet.

Puis vint cette nouvelle question.

Sarkeris... Un marin... Un homme comme PoséiDon afce à un équipage. Un équipage de marins. Des marins. Alexandre trembla et se rappela avec un profond embarras de cette scène humiliante au port. Il croisa le regard de Coldris et devina que celui-ci savait. Il cherchait seulement à entendre la vérité.

"Je... Il ne s'est rien passé ce jour-là, maitre. Je vous jure. Je ne voulais que discuter avec Eldred mais ça s'est mal passé et il  a fini par me faire croire que... il serait l'amant d'Alduis. J'ai été en colère, oui. Puis, Alduis est arrivé et il s'est passé.. ils étaient... bruyants. Et cet imbécile d'Alduis a même décidé de se déshabiller au beau milieu du port ! puis... Je me suis un peu éloigné. Mais ils m'ont suivi. J'ai continué à faire une scène de jalousie. et en même temps à m'insurger car ils manquaient de prudence. Puis, j'ai boudé. Et alors..."

Alexandre se sentait au supplice de raconter un épisode aussi humiliant et gardait le regard baissé vers la table basse.

"Et alors... Alors, je tournais la tête pour observer des marins qui déchargeaient un navire lorsque l'un d'eux a enlevé sa chemise. J'ai eu... j'ai eu... Un désagrément. Et les deux imbéciles en ont profité pour bien en rire."

Il garda les yeux sur le plateau, honteux, mais songea qu'au moins son maître ne pourrait pas l'accuser de mensonge.

Léonilde était incontestablement le valet idéal et le voir si mal à l’aise face à l’avalanche de compliments amusait sympathiquement le vicomte, lui qui était si avare en flatteries. Il est vrai que Léonilde s’en passant bien volontiers, les deux hommes se complétaient à merveille de ce point de vue.
Au détour d’une conversation, Coldris lui parla de la fameuse cheminée de la chambre du Roi au propriétaire si frileux qu’il en cherchait la compagnie dans d’autres lit. La question d’Alexandre lui étira un sourire énigmatique. Il connaissait Gérald der Ragascorn de longue date et son apprenti n’avait pas la moindre idée de ce qui avait pu se dérouler dans les coulisses de cette succession hors norme. Cette aventure comme il disait, avait débuté bien avant qu’il n’accède au trône.

— Uniquement dans la fondation de l’Empire, Alexandre. Je ne suis que le ministre des Affaires étrangères, le glaive de Sa Majesté se contenta-t-il de répondre.

Eludant ainsi complots, assassinats, discussions passionnées -à plus d’un titre-, stratégie militaire et politique et surtout… Toute l’excitation générée par un tel changement et un tel projet. De leurs esprits fous étaient nés l’empire que l’on connaissait aujourd’hui.

De fil en aiguille, il continuait de tester et d’éprouver sa résistance face aux questions. S’il avait esquiver la plus pénible d’entre elles -fort heureusement- . La seconde pris une tournure inespérée. A le voir trembler ainsi, il aurait pu croire au choix que Sarkeris le terrifiait ou l’excitait. Il lui enjoignit donc d’un regard et d’un signe de la tête de développer sa réponse, qui… étrangement… N’avait rien à voir avec la question initiale. Il n’était pas au courant des évènements survenus ce jour-là. Pour tout dire, entre deux gorgées de Madère, il se délectait du récit croustillant que Solange aurait sans doute adoré, elle aussi. Il étouffait péniblement le rire qui tentait de s’échapper. Ah oui c’était tout à fait Alduis, aucun doute sur la question. Lorsqu’Alexandre avoua avoir boudé, il souffla en réprimant quelques spasmes. En revanche l’aveu suivant acheva ses dernières défense et il se laissa aller à un rire franc. Alors comme ça il avait le vent en poupe de voir des marins ! C’était toujours bon à savoir. Son rire finalement ravalé, il déclara :

— Je te remercie Alexandre. Je note donc les marins sur la liste des points faibles. Tu vois c’est pour cela qu’il faut apprendre à tenir sa langue en ayant bu. Il ne fait pas offrir de failles à l’adversaire. Cela pourrait s’avérer fatal dans d’autres circonstances. Bien. Et Sarkeris alors, tu ne m’as pas répondu.

Ses lèvres s’ourlèrent d’un petit sourire taquin et il vida le reste de son verre.

— Dorénavant, tu boiras du vin aux repas et rien d’autre.

Alexandre se suspendit aux lèvres de Coldris quand celui-ci se mot à sourire étrange après sa question sur son ascension et en oublia de manger. Quels secrets fascinants se cachaient-ils dans cet esprit puissant et sournois ? Sur quelles origines reposaient leur bel empire ? Il devinait n'avoir jamais cette réponse mais imaginer toutes ces informations que le ministre détenait l'excitait et le faisait rêver. Un jour, ce serait peut-être lui à sa place. Ou dans une position analogue. Il avait évoqué dans son offre que dans quelques années il pourrait lui aussi siéger au Conseil et défendre ses idées.

Un tel rêve était fou.

Mais les rêves se réalisaient parfois quand on prenait le temps de travailler et de s'appliquer. Au départ, le bébé ne marchait pas et ne produisait que de faibles sons. Puis, il grandissait, et, après plusieurs chutes, finissait même par courir. Lui, plus que n'importe quel enfant, savait combien cet apprentissage était lent et difficile. Pourtant, il avait triomphé de cette infirmité qui essayait de le clouer dans un fauteuil. Il ne courait pas mais savait se tenir debout.

Les rêves n'étaient pas une folie.
Les rêves permettaient au contraire de vivre.


La phrase citée un peu plus tôt à Coldris refaisait surface dans son esprit. Il avait descendu au plus bas de l'échelle sociale mais n'y resterait pas. Grâce à ses talents et l'appui de son maître, il s'élèverait à nouveau et plus encore que l'endroit où il se situait initialement.

Il entendit finalement la réponse de Coldris et arbora un léger sourire à la mention de glaive. Son maître ne lui avait-il pas recommandé de ne pas oublier le divertissement. Dans ce cas, il s'agissait de lui montrer qu'il écoutait ses conseils et les suivait.

"Si vous êtes le glaive de notre bon Roi, maître, le seigneur de Frenn en serait-il lui la balance ?"

Le jeune homme se contenta d'arborer un simple sourire, légèrement moqueur, puis ajouta :

"Je n'oublie pas le divertissement, comme vous l'entendez."

Il se pencha et reprit finalement une autre pâtisserie, redoutant un prochain verre. Son intuition lui soufflait que Coldris ne renoncerait pas avant de le découvrir complètement ivre.

Ce nouveau verre et cette nouvelle question l'entrainèrent vers le réveil d'un souvenir qu'Alexandre aurait désiré ensevelir en lui. A chaque mot, il se sentait au supplice et apercevait Coldris, même si celui-ci se retenait, de rire de lui. Vers la fin, ce dernier ne sut plus se canaliser et éclata violemment de rire. Le jeune homme rougit, ne sachant plus où se mettre, et dans l'idée folle de perdre connaissance, se décida spontanément à se servir un autre verre. Quand son père buvait trop, il s'évanouissait. Lui qui n'avait encore jamais bu avant aujourd'hui, cela allait sûrement finir par lui arriver aussi. Lentement, Alexandre déglutit en avalant péniblement le vin de Madère, hanté par ce moment horriblement gênant et le rire de Coldris qui continuait à résonner.

Il ne perdait pas connaissance.
Il avait certes chaud, quelques vertiges, mais tenait encore debout.
Il soupira.
Le supplice semblait voué à se prolonger longtemps.

Coldris reprenait à sa contenance et Alexandre se réfugia dans l'ingestion d'une autre pâtisserie, le regard baissé, pour éviter de le regarder. A ces paroles, il comprit que Coldris ne savait rien de cette anecdote et s'en sentit encore plus honteux de l'avoir raconté. Instinctivement, il se signa. Cherchant là une ultime protection pour abréger ce supplice. Il soupira.

"Je suppose que cela va rejoindre le chapitre sur la fornication."

Alexandre murmura ces paroles du bout des lèvres, misérables.

Oui, il avait parfaitement compris la leçon et le danger de trop parler. Comme celui de ne pas tenir l'alcool. SEs joues étaient rouges mais cette fois ce n'était pas le vin qui en était le responsable.

"Oui, maitre."

Il ne laisserait pas une pareille se reproduire.
Il ne se laisserait pas continuellement humilier.

Il n’avait qu’une réponse énigmatique à offrir à Alexandre. Il était des choses qui demeureraient inconnues à jamais des historiens. Et c’était très bien ainsi. Nul n’avait besoin de savoir comment la succession s’était faite ou comment l’empire s’était établi entre deux soirées de débauches bien arrosées. La répartie d’Alexandre le fit bien rire. Dyonis, une balance ? Cela lui allait si bien, lui qui s’était établi en allégorie de la justice. Pour sa part, Coldris préférait celle en toge. Question de goût. Alexandre l’aurait préféré en marin visiblement. Il en avait toujours les pupilles brillantes de son rire alors qu’il se signait.

— Sans doute… répondit-il mystérieusement.

« Evidemment » était la réponse qu’il fallait lire entre ses propos. Son apprenti le connaissait suffisamment bien pour savoir qu’il ne manquerait pas l’occasion de lui rappeler son erreur. Cette fois-ci ce n’était que lui, et excepté le taquiner continuellement sur le sujet, il n’y avait rien de dramatique, dans d’autres oreilles en revanche.

— Tu n’as pas de honte à avoir. Les erreurs servent à apprendre. Si tu as une faiblesse, Alexandre, fais-en une force. Si tu ne tiens pas l’alcool, ne bois pas de jus de fruits en public. Ne laisse jamais croire qu’il existe une faille. Connais-les tiennes et dissimule-les. Notre vie n’est qu’une vaste représentation. Tu peux disposer si tu le souhaites.

Il se resservit un verre qu’il dégusta tout en parcourant un peu plus attentivement les rapports déposés précédemment sur la table.