[15 Septembre 1597] Une petite visite clandestine [Terminé]

Les premières lueurs de l'aube pointaient à peine le bout de leur nez qu'Eldred s'activait déjà à la tâche. Pas de grasse matinée sous l'édredon en duvet pour les esclaves.
En ce matin de mi-septembre l'air était frais et humide. Une légère brume flottait, enveloppant tout le domaine de Frenn d'une atmosphère aussi mystique que lugubre. Eldred se frotta les mains et sortit dans la cour en direction de l'une des granges. Contrairement à beaucoup d'autres, cette fraîcheur avait le don de lui mettre le sourire aux lèvres.
Un bref rappel de sa patrie d'origine. Il appréciait également tout particulièrement le calme et le silence de la nature qui s'éveille. Au loin un hibou poussait ses derniers cris alors que les chants des oiseaux prenaient le dessus.

Il arriva dans la grange, chargea le bois dans sa hotte et repartit d'un bon pas en direction du château déposer son fardeau. Le château de Frenn comptait un nombre impressionnant de cheminée qui tournait à plein régime en début de matinée. Chasser l'humidité qui s'insinuer partout dans la pierre était un réel défi.

Eldred pressa le pas, envieux qu'il était d'en finir avec cette corvée. Il était presque arrivé lorsqu'il cru voir une silhouette se dessiner dans la brume. Il avait du rêver. Pousser par sa curiosité il interrogea:

- Il y a quelqu'un?

Ce n'était sans doute que le fruit de son imagination et de la météo facétieuse...

Cassandre avait observé avec attention la cour déserte avant de se remettre à circuler. Ses sens restaient vigilants, à l'écoute du moindre bruit suspect, à déceler la moindre silhouette. Si c'était un esclave, cela conviendrait. Les esclaves s'entraidaient. Ils ne se dénonçaient pas. Jamais. Par contre, un contremaître, une servante ou pire un noble, là, ce serait plus embêtant. Mais à cette heure, pour ces derniers, c'était bien peu probable. Ils paressaient encore au lit, à digérer le festin de la veille.

Brusquement, ses oreilles perçurent des pas. Immédiatement, l'intruse se figea et s'aplatit contre un mur. Elle tendit le cou, silencieuse, et observa. La fille remarqua un homme traverser aussi la cour et se diriger vers la grange. Cassandre respira. Lui aussi était un esclave. En plein travail. Il n'y avait personne qui l'accompagnait.

Sortant de sa cachette, la fillette s’approcha et lui tira doucement le bras.

"Chut."

Tout en attirant son attention, elle posa le doigt sur sa bouche afin de lui faire comprendre que leur discussion devait rester secrète.

"Excuse-moi, je cherche quelqu'un qui travaille ici."

Cassandre songea soudain que sa belle robe offerte par Dame Irène ne correspondait pas à une tenue typique pour une esclave. Elle releva ainsi sa manche droite et dévoila la marque maudite puis la rabattit sèchement. Elle détestait voir ce symbole. Un court instant, une lueur de colère brilla dans son regard.

"Eldred... Je cherche un homme qui se nomme Eldred. Il... C'est au sujet du calcul des angles des portances qui est inexact de quelques degrés."

Ce n'était sans doute pas son interlocuteur. Mais il l'aiderait à trouver Eldred. Au moins, il donnerait une direction. Et avec cette phrase sur les angles et les portances entendue de Jérémie, quand il avait parlé de sa rencontre avec ce Eldred, l'esclave comprendrait le lien.

Quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il découvrit une fillette sortir de sa cachette! Il remarqua immédiatement sa robe propre et de qualité. Mais qui était-elle? Il en était sûr, il n'y avait pas d'enfants au château de Frenn. Il l'aurait remarqué depuis le temps qu'il le arpentait chaque jour.

Il allait lui demander de se présenter mais la petite lui fit signe de se taire, ce qui était bien plus prudent à vrai dire. Il y avait certes peu de risques à cette heure-ci de se faire reprendre par quiconque alors même qu'il entamait sa sanction reçut la veille.

Heureusement pour lui, la petite, anticipa sa réaction et découvrit la marque qui ne laissait nulle place au doute. Il s'agissait bel et bien d'une esclave. Eldred se détendit instantanément alors même qu'il perçut la pointe de colère dans son regard. Pauvre gamine... Si jeune... Le zakrotien s'accroupit afin de se mettre à sa hauteur.

- Que fais-tu ici petite? C'est dangereux... demanda-t-il avec douceur

Eldred... Je cherche un homme qui se nomme Eldred. Il... C'est au sujet du calcul des angles des portances qui est inexact de quelques degrés


Jérémie ?! Elle avait des nouvelles de lui?! Il lui attrapa les épaules de ses deux grandes mains de forgeron et planta son regard dans le sien

- Tu as des nouvelles de Jé... Lui? Se corrigea-t-il en se souvenant que les murs avaient des oreilles. Il poursuivit à voix bien plus basse
- Où est-il? Le gros Monthoux était fou de sa disparition. Il ne faut surtout pas qu'on le retrouve tu m'entends!

Oh non non non... Pourquoi était-il encore dans la capitale d'ailleurs ?! Il aurait dû fuir vite, n'importe où... Pourquoi prendre tant de risque pour rester dans la tanière du loup? L'estomac d'Eldred gargouilla. Il fallait dire qu'un grand gaillard de zakrotien, ce n'était pas vraiment taillé pour le jeûne...

Cassandre était tendue de se révéler à cet inconnu qui pouvait la dénoncer. Elle savait la solidarité entre esclaves. c'était une valeur sûre. Mais parfois certains êtres s'avéraient vils. Elle se détendit en apercevant son interlocuteur s'apaiser lui aussi. La fillette surprit la lueur de tristesse en découvrant la marque infamante sur son épaule. Il s'indignait et s’attristait de son enfance gâchée. Elle pouvait le sentir.

A sa surprise, son interlocuteur comprit sa mystérieuse phrases. Cassandre le fixa, stupéfaite, et signa aussitôt alors que l'homme la saisissait par les épales, devenu fébrile. Quel miracle !

"Par la Sainte-Mère ! Je ne pensais avoir une chance comme ça !"

Elle nota que Eldred avait failli citer le véritable nom de son prétendu "frère". Jé... Un prénom commençant par Jé ? Cela fusa aussitôt dans son esprit. Jérémie ! Jérémie, comme le prophète qui dans le désert avertissait les gens de calamités. Lui aussi avait été prisonnier. Cassandre espéra toutefois que le jeune homme connaîtrait un destin meilleur que le personnage de la Bible. Quoique... à la fin il gagnait la partie. Elle eut un discret sourire. C'était un bon signe.

Cassandre répondit dans un murmure à ses inquiétudes :

"Achille va bien, oui."

Eldred comprendrait que c'était le nouveau patronyme adopté par Jérémie dans sa fuite. Elle devrait dire un nom pour elle. Le vrai ? Elle hésita ? Non. trop dangereux.

"Moi, c'est... Charlotte. Achille a été forcé de fuir plus rapidement qu'il ne l'aurait voulu. Ce gros Monthoux, comme tu dis, l'a jeté à la prévôté et il a été acheté par un personnage horrible. le duc de Rottenberg. Il.. Tu ne peux pas imaginer comment celui-là... Il..."

Elle lui montra le dos de sa main droite qui portait les traces encore ouvertes des coups de cannes reçues l'autre jour au marché.

"Il y a quelques jours, j'assistais à une vente au marché où ton maître et le duc de Rottenberg se disputaient une esclave. Je ne faisais rien de particulier. Le duc a appuyé sur ma main avec sa canne. Il m'a même menacé à nouveau peu après. Ton maître m'a heureusement protégée. Un fou comme ça... S'il maltraite sans honte une petite esclave en public, qui sait ce qu'il fait aux siens dans son domaine ! Achille... Achille devait fuir."

Elle marqua une pause puis ajouta à voix plus basse encore :

"Achille... Il a parlé à demi-mot. Mais il semble avoir des plans. Il aurait rencontré des esclaves dans la forêt."

Elle ne poursuivit pas, attendant la réaction de Eldred. Suivrait-il ? Cassandre entendit soudain le ventre de son interlocuteur gronder. Elle le dévisageait, mortifiée, puis s'empressait de chercher la nourriture dissimulée dans un pan de sa robe. Avant de partir, elle avait anticipé d'emporter une brioche dans un des placards. Elle avait eu une hésitation. Cela semblait du vol. Mais Irène disait qu'elle faisait partie de la famille alors... Et puis, dans la maison, on mangeait bien, on pouvait s'offrir du pain. Cela ne manquerait pas !

Dans un geste lent, Cassandre glissa la brioche et la tendit à Eldred.

"Tiens. T'inquiètes, moi, j'ai une maîtresse qui me considère maintenant comme sa fille. J'ai plus à m’inquiéter quand je mangerai ou non. Alors..."

Achille ? Au moins Jérémie avait eu le bon sens de prendre un faux-nom. Eldred espérait qu’il était bien caché là où il se trouvait et que le jeune homme se montrait prudent. Après une courte hésitation qui ne passa pas inaperçu aux yeux de l’esclave, la fillette se présenta.

- Enchanté Mademoiselle Charlotte répondit le zakrotien d’un clin d’œil.

Il devina non sans mal qu’elle avait, elle aussi, choisi un patronyme. La petite reprit aussitôt et l’informa de la fuite de Jérémie. Il ne connaissait pas le fameux duc de Rottenberg mais à en juger la tête qu’avait fait le baron, ce n’était pas quelqu’un qu’il portait dans son cœur. La pauvre petite semblait encore sous le choc alors qu’elle lui présenta le dos de sa main, violacée des hématomes qui la recouvraient. Il ne put retenir sa consternation en découvrant la blessure et ce ne fut rien par rapport aux explications qui suivirent. Des éclairs de rage brillaient dans les prunelles terreuses d’Eldred. Si l’on exceptait le seigneur de Frenn, chaque noble qu’il croisait semblait plus abjectes que son précédesseur. Et dire que ceux-ci osaient vanter leur soit disant humanisme ! Et dire qu’ils osaient appeler les zakrotiens des barbares ! Oh non pas qu’on ne rouait pas de coups les enfants sur sa terre natale. C’était même monnaie courante, mais gratuitement, comme ça, par pur superiorité et en public ?! Il comprit instantanément la réaction qu’avait eu le baron dans les écuries, la veille, en entendant ce nom. Quel ignoble personnage.

Bien vite, la petite reprit : « Achille » avait des plans. Des esclaves dans la forêt ? Il marqua un temps de réflexion. Ce pourrait être l’occasion de monter une révolte mais il avait appris de son cuisant dernier échec : les révoltes se préparaient minutieusement sous peine d’être vouées à un échec certain. Il était hors de question que celle-ci subisse le même sort. D’autant plus qu’il ne pourrait pas tomber plus bas qu’il ne l’était, excepté en étant mort. La mort ne l’effrayait pas, mais Eldred refusait de mourir bêtement. Il prit les mains de la fillette dans les siennes.

- Charlotte… Achille ne doit rien faire d’insensé, tu m’entends ? Il faut prendre le temps de monter un plan, trouver des appuies et seulement nous pourrons passer à l’action. Tu peux lui transmettre un message ? Dis-lui de se souvenir de comment et pourquoi je suis arrivé ici. Je ne veux pas que cela se reproduise… D’accord ?

Le ventre d’Eldred gronda. Il vit la petite esclave fouiller dans un pan de sa robe et lui offrir une brioche. Il fut touché de son geste et en même temps rassuré de la savoir en sécurité.

- C’est très gentille de ta part Mademoiselle Charlotte, mais je te la laisse. Tu dois bien manger si tu veux un jour devenir grande et forte ! Et je ne vais pas mourir de faim, ne t’en fais pas. Le baron m’a puni de quatre jours de jeûne pour avoir tenu tête au gros Monthoux, hier. Il a pris des risques en faisant cela. Tout comme il en a pris pour te défendre au marché. Alors tu vois, quatre jours de jeûne c’est fort peu payé et je me dois de les respecter.

Les zakrotiens ne manquaient généralement pas d’honneur, ni de loyauté. Et même, si le baron ne le verrait pas ainsi c’était un moyen comme un autre de lui signifier qu’il avait un certain respect pour l’homme qu’il était.

- Ce soir, le baron m’emmène au Palais Royal, pour le bal. C’était une occasion rêvée pour obtenir quelques informations utiles, tu ne penses pas ?

Se retrouver au milieu de tous ces riches fardés, poudrés et apprêtés de leurs velours et autres pierreries enchantait Eldred à peu près autant que de passer la journée à se rouler dans les fanges au milieu des porcs…

Mademoiselle Charlotte ? Cassandre eut un bref instant de gêne, troublée d'entendre une telle interpellation à son égard. Eldred écouta la suite de ces révélations puis remarqua une lueur dangereuse étinceler dans ses yeux quand elle eut mentionné les actes sadiques. La fillette eut un mouvement d'épaules fataliste, comme pour dire être habituée à de mauvais traitements, que cela ne lui faisait plus beaucoup d'effets. C'était, certes, toujours choquant, mais on s'y accoutumait. C'était comme ça la vie d'esclave.

Eldred se tendit d'un brusque coup en entendant sa phrase annonçant que Achille avait des plans. Son corps semblait trembler dans un mélange d'excitation et d'appréhension. Il lui saisit les mains et souhaitait connaitre les intentions de leur allié commun. Elle eut un léger rire en l'entendant dire que son "frère" devait ne rien faire d'insensé.

"C'est drôle. J'ai eu à peu près la même réaction que toi quand Achille m'a dit être instruit et ajouté que certaines personnes savaient ça. J'ai même dit qu'il était idiot de l'avoir laissé apparaître en public, qu'il devait mieux se surveiller... Mais il est prudent, oui. Il me l'a assuré. Et puis, il a conscience des risques. "

Son interlocuteur lui demandait de transmettre un message. Elle en dissimula un sourire de satisfaction. lui, il reconnaissait ses mérites ! Et il ne cherchait pas à la protéger inutilement ! Elle était assez grande pour comprendre les choses et décider de sa vie. Cassandre écouta les paroles à retransmettre à Achille et comprit que Eldred venait d'une colonie qui avait connu des révoltes. Zarkos. La connexion s'établit vite dans son esprit. Zarkos. Elle opina la tête.

"Oui, je comprends. Je n'ai pas très envie qu'on... Je veux que ce royaume comprenne qu'on ne peut pas se servir de nous comme ça mais j'ai pas envie de périr stupidement en croix parce qu'un de nous se serait conduit comme un con."

Malgré elle, elle laissa échapper un commentaire cynique :

"Je m'appelle pas Alexandre, moi."

La conduite stupide du béqulleux surprise l'autre jour à la taverne de l'Ours Noir lui restait encore à travers de la gorge. Puisse le Ciel faire n'avoir jamais à le retrouver sur son chemin !

Peu après, alors que Cassandre tendait la brioche à Eldred, ce dernier la repoussait doucement et insistait pour que sa bienfaitrice la conserve. Il développait ses raisons et la fillette sentit au travers de ce discours s'exprimer sa fierté. Elle hocha rapidement la tête, comprenant parfaitement ce sentiment, et rangea la nourriture. La fierté, c'était la seule chose qui leur restait à eux esclaves. Pour elle, sa fierté, c'était de souffrir sans jamais se plaindre. Elle répondit d'une voix tranquille :

"On mange bien maintenant où je suis. J'offrirai sûrement cette brioche à des mendiants alors. Je ne connais que trop cette sensation de ne pas avoir eu de pain pendant de longues journées. Avant... Quand mon père a été ruiné, jeté en prison, je me suis retrouvée seule. J'ai survécu seule dans les rues. Difficilement. J'ai cru mourir plus d'une fois. Puis, un jour, des soldats m'ont ramassé. C'est comme ça ici. Quand on attrape les mendiants et surtout les voleurs, même enfants, des pires d'entre eux on en fait des esclaves.  Les chapardeurs, c'est sale, ça abîme la vue des nobles confortablement installés dans leurs beaux palais, alors que les esclaves, ça se cache, c'est plus propre. "

Ce constat l'habitait depuis un long moment mais restait jusque là tapi dans un recoin de son esprit. Pour la première fois, la frustration et la colère se libéreraient et la fillette verbalisait cette rage contre ce maudit royaume qui consumait son cœur meurtri.

Elle entendit Eldred reconnaître des qualités à son maître. Cassandre se souvenait de sa rencontre avec le Premier Conseiller, de son air austère. Il se montrait étonnamment gentil, oui, mais elle gardait contre lui une méfiance naturelle.

"Il t'a quand même puni ton maître, même s'il t'a défendu... Comme il a voulu acheter une esclave l'autre jour au marché, juste pour embêter le duc de Rottenberg qui voulait aussi l'acheter. Il t'a défendu juste parce qu'il avait un compte à régler avec ce Monthoux, rien de plus, comme il m'a défendu du duc au marché car il se trouvait en public, car il se donnait le beau rôle. Les nobles, ils ne savent pas penser autrement que par intérêt. "

Cassandre fixa Eldred d'un air buté. Son cœur tambourinait à ses tempes. Ses émotions l'agitaient. Elle tenta de se calmer et se raccrocha pour cela aux informations que fournissaient son allié.

"Oh ! Quelle bonne idée ! C'est vrai que ton maitre a un poste important. tu peux facilement nous servir d'espion. D'ailleurs... Achille et moi, on va se rencontre le dimanche à l'église Saint-Eustache dans la chapelle de Sainte-Zita. Profite d'une course pour venir nous retrouver. on pourrait faire comme ça des points réguliers de la situation. Ou alors tu préfères que je fasse les allers-retours entre vous deux ? "

Jérémie avait conscience des risques et était prudent. Bien. Cela rassura quelque peu Eldred même s’il avait du mal à se détacher de ce murmure de danger et d’insécurité qui l’habitait. Il opina de la tête et lui demanda de transmettre tout de même un message à son ami. Mieux valait s’assurer qu’il ne tente rien de stupide comme cet « Alexandre » qu’il ne parvenait pas à identifier. Le zakrotien remarqua immédiatement la fierté qui illuminait le regard de la fillette face à la tâche à accomplir et aux responsabilités qui lui étaient fournies. Il n’avait aucun doute qu’elle mènerait à bien cette tâche. La petite Charlotte brillait par son intelligence et son esprit vif peu banal pour une enfant de cet âge. Mais cela n’avait rien d’étonnant lorsque l’on comprenait d’où elle venait et ce qu’elle avait pu vivre malgré sa petite décennie au compteur.
« Les esclaves, ça se cache, c’est plus propre » c’était tellement vrai. Eldred nota cette phrase pleine de sagesse dans un coin de son esprit. Il était subjugué de voir tant de maturité dans un si petit corps. Elle avait entièrement raison : les esclaves n’étaient qu’une hypocrisie de plus dans cette société Monbrinienne pleines de vices. A Zakros aussi, il y avait des esclaves mais il n’y avait pas de « marché », les esclaves étaient des prisonniers de guerres sans droit. Pas réellement une marchandise et encore moins un moyen détourné de polir l’image des cités pour éviter de choquer les prunelles divines des nobles. Tout cela le dégoutait. Il avait beau avoir conscience que tout n’était pas exemplaire à Zakros, il avait l’impression d’être ici dans une sorte d’enfer. Le Roi avait-il lui aussi la moitié de son visage en décomposition ? Il n’aurait pas été surpris en tout cas de découvrir que sous les soieries et autres velours ne subsistaient rien d’autres qu’une vile pourriture. Il aurait bien assez le temps de le découvrir ce soir puisqu’il n’avait d’autre choix que d’accompagner le baron.

D’ailleurs, Charlotte ne partageait pas son avis à son sujet et elle avait sans doute raison de se méfier. Servir Dyonis Howksley de Frenn était un peu comme marcher sur la glace de printemps… On ne savait jamais très bien à quel moment aller rompre ou tenir.

- C’est noté, je ferai tout pour y être. Mais Achille doit éviter de s’exposer… Tous les gardes sont à sa recherche et ces chiens ne lâcheront rien ! Nous changerons à chaque fois de lieu et d’horaires mais aussi de personnes présentes.

Il s’arrêta un instant pour réfléchir. Ils n’étaient pas assez nombreux. Il fallait un juste milieu…

- Il nous faut un ou deux alliés de confiance supplémentaires poursuivit-il à haute voix

- Trop peu nombreux nous nous ferons repérer et suspecter. Trop nombreux nous risquons des trahisons

Un kraken. Eldred devait mettre en place un kraken, avec de si longs tentacules qu’on en oublierait de chercher la tête dans les abysses.

- En attendant, je ferai tout pour que le baron ne puisse se passer de mes services et m’emmène aussi souvent que possible dans ses déplacements

Petit à petit, une ébauche de plan se formait dans son esprit…

- Maintenant, file avant que l’on te trouve ici !
Eldred se revela et ramassa sa hotte de bûche.

Cassandre écouta la réponse que Eldred lui adressa et opina la tête. Cela prendra sûrement quelques temps avant d'aboutir à un bon plan. Ils ne devaient pas être pressés. Les meilleures choses venaient par chance, par hasard, comme elle s'était vue soudainement libérer du Lupanar, par un surprenant concours de circonstances, pour échoir dans une bonne famille commerçante respectable. Le temps serait leur meilleur arme pour peaufiner leurs futures actions.

"Je lui répéterai mes conseils au sujet de la prudence."

Eldred exposa un plan pour leurs prochains rendez-vous. Des lieux et des horaires irréguliers. Elle opina la tête. Cet allié était parfait. réfléchi, stratège... Son frère avait eu une bonne chance en devant se confier à lui. Il suggéra ensuite d’augmenter légèrement leur effectif.

"Un groupe de quatre ou cinq.. Oui, c'est une bonne idée. Il faudra cependant s'étendre très prudemment. les esclaves ne se trahissent mais on est jamais à l'abri d'une étourderie. Et puis, si les autorités ont un doute, ils n'hésitent pas à torturer. Quelqu'un peu motivé par nos projets craquera. c'est inévitable."

Elle arbora soudain un sourire narquois.

"Sauf si c'est moi qu'ils prenaient par malchance ! La loi interdit de torturer une personne de moins de quinze ans ! Ah ah !"

Une amertume aigrie résonna dans ce rire faussement joyeusement.

"Mais la loi autorise qu'un enfant de moins dix ans devienne un esclave..."

Eldred s'engagea à se rendre indispensable auprès du baron afin de mieux connaitre ses plans. Elle hocha la tête puis l'entendit lui conseiller de partir. C'était en effet plus prudent. Mieux de temps elle trainerait ici, moins c'était de risques.

"Bonne chance à toi !"

Sur ces dernières paroles, Cassandre enlaça spontanément Eldred puis se retira sitôt pour disparaitre dans les ombres des recoins de la cour.