[28 février 1598] Fête et fuite

Les rues défilent sous tes yeux, la foule te pose pas après pas des obstacles vivant qu'il te faut éviter en changeant constamment ta trajectoire. Ta main gauche entoure frénétiquement celle de Gisella. Si elle ne te retient pas, tu sens quand même une légère résistance de sa part, signe qu'elle n'est pas cent pourcent convaincue de ce que vous êtes en train de faire. Tu ne sais pas vraiment depuis combien de temps elle a le statut odieux d'esclave, mais tu as le pressentiment qu'elle a déjà pas mal été "dressée" comme le disait souvent l'intendant des Phietom. Elle a peur des conséquences de votre fuite, elle ne peut pas le cacher, mais tu ne peux pas tenter de la raisonner maintenant, car Anyssa pourrait encore tomber sur vous par hasard, au milieu du public réunit en ce jour de festival, et là, ce sera perdue. C'est encore même possible que par un cri, elle est déjà alerté la population qu'elle vous a perdu. Il n'y a donc plus une minute à perdre, il faut quitter Brakteen le plus vite possible.

La masse de personne qui vous entoure diminue au fil de votre course endiablée, et personne ne semble s'étonner de votre activité. Après tout, c'est une fête où tout est permis. Gisella a eu une extrêmement bonne idée de profiter de cette insouciance collective pour dissimuler votre évasion. Celle-ci te guide en se servant de ce qu'elle sait de ces rues qu'elle a traversé bien plus souvent que toi. Concentrée sur ce qu'elle te dit, tu t'efforces de ne pas ralentir et de tourner assez tôt quand il le faut. Bientôt les dernières maisons se présentent à vous, et vous sortez enfin de la ville. Cette fois-ci, Gisella te retient plus intensément.

Katarina... deux s...secondes...il... faut...que je... r...reprenne m... mon souffle... articule-t-elle essoufflée.

Tu t'arrêtes, et te rend compte de ta respiration haletante. T'appuyant contre un mur, tu te laisses reprendre tes forces, regardant ton amie. Une sorte d'adrénaline te parcourt.

On la fait... Putain on l'a fait...

Tu sais que tu n'es de loin pas encore tiré d'affaire, mais le simple fait d'avoir amorcer le mouvement te procure une joie que tu as de plus en plus de peine à dissimuler.

Les journées de fête des fous étaient toujours fructueuses. En informations à récolter, en personnes à espionner en se fondant dans la masse, en victuailles à chaparder... Jérémie et quelques acolytes tenaient leurs positions aux extérieurs des remparts de la ville. Depuis leurs différents postes, il voyaient aller et venir la gent dans un état d'ivresse plus ou moins avancé. Tellement de passage que les gardes aux portes avaient du pain sur la planche et n'étaient pas en mesure de tout repérer.
Profitant de ce que les agents aient été occupés à arrêter une bagarre entre soûlards, tandis que d'autres contrôlaient les papiers et les bagages, Jérémie était parvenu à se glisser auprès de quelques petits nobliaux pour les délester de leurs bourses. Il avait également glané quelques renseignements toujours intéressants quant à des dates d'arrivages d'esclaves - ou de provisions. De quoi organiser de nouvelles fuites avant les ventes.

Il s'occupait à faire un rapide compte de ses gains pour leur troupe de fugitifs, quand une vive exclamation de soulagement - "putain, on l'a fait" - s'éleva près de lui. En se retournant, le grand noiraud à la cape usée découvrit une silhouette qui se rappela aussitôt à son souvenir. La jeune fille de la prison et de la pomme. Cette conversations qu'ils avaient eue, la veille de sa vente. Jérémie s'était plus tard renseigné et avait appris que c'étaient les Phietom qui l'avaient acquise, après une vente... sportive. Il ne lui fallut qu'un instant pour deviner le sens de ses paroles, à voir sa joie éclater. Elles avaient pris la poudre d'escampette. Cette seule déduction amena un sourire sobre mais sincère à son visage usé. La fuite des deux esclaves se laissait comprendre aussi à leur air éreinté - sans doute après une longue course. La jeune fille blonde qui accompagnait Katarina était en nages et avait le souffle court. Jérémie se décida sans attendre à se glisser vers elles.

"Katarina ?" attira-t-il son attention. "Content de te revoir - libre ?" ajoute-t-il, la voix beaucoup plus basse, et avec un air entendu : libre, ou tout comme. Tout dans l'attitude du tandem laissait entendre une liberté volée.

Il se tourna vers la jeune femme blonde aux côtés de sa camarade et la salua d'un hochement de tête. Sûrement une autre esclave du même domaine.
Et toujours aussi peu bavard qu'à l'accoutumée, Jérémie commençait déjà à cogiter. Avaient-elles un point de chute ? Des complices qui les attendaient quelque part ? Ou s'agissait-il d'une fuite complètement improvisée - profitant du joyeux chaos des réjouissances carnavalesques du jour ? Et comment donc avaient-elles mené leur prouesse ? Il allait falloir qu'ils fassent plus ample connaissance et qu'elles lui racontent tout cela. Voilà une bonne nouvelle à célébrer.