[8 février 1598] - Des-unions [Terminé]

La semaine qui s’était écoulée avait permis à Coldris de prendre du recul sur les évènements de fin janvier. L’esprit plus limpide, il avait décidé quatre jours plus tôt en présence de ses enfants de hâter les épousailles d’Alexandre. Si ce projet était en gestion depuis le mois dernier avec dans l’idée d’en accoucher pour son affranchissement, toutes les cartes étaient désormais rebattues.

D’une part, il était désormais hors de question de songer à un quelconque affranchissement compte tenu de son comportement aussi déplorable que misérable et c’était un point qu’il allait devoir renégocier avec le baron de Frenn. Finalement, il avait bien fait de lâcher cette affaire sur le Zakrotien… Si ce n’était que pour le plaisir de se jouer de lui au départ, il se réjouissait finalement cette révélation ait également semé la zizanie chez lui. L’esclave avait sans doute dû être châtié, car à bien y songer, il ne l’avait pas vu aux fiançailles d’Alduis. Désormais,  le Seigneur de Frenn devait être tout aussi désireux que lui d’ajourner ces projets…

D’autre part, il devenait indispensable d’éloigner Alexandre de son fils. S’il avait récupéré initialement l’esclave, c’était uniquement pour tenir son fils par les couilles, pas pour le castrer. Or, à l’heure actuelle, il entrevoyait plus de mal que de bien et il n’avait plus la moindre once de confiance à son égard. Mieux valait couper court à la gangrène sans attendre et quoi de mieux qu’un mariage pour cela ? Cela permettrait du reste à son fils de se concentrer sur sa relation avec sa fiancée plutôt que de culbuter un esclave qui volait ses bourses en prenant le monde de haut.

Bérénice comme Alduis s’étaient rangés à son avis – avec toutefois plus ou moins d’enthousiasme, cela allait sans dire –. Malgré ses dossiers brûlants, il avait pris sur lui d’étudier les diverses propositions avec l’aide précieuse de sa fille. Tous deux s’étaient finalement mis d’accord après quelques heures sur le choix de Césarine Florange, la jeune couturière qui avait notamment réalisé les tenues de fiançailles de ses enfants. Et pour ce qui était de son statut d’esclave, Coldris s’arrangerait pour faire passer la pilule avec l’aide d’un beau petit pécule et de quelques arrangements financiers.

Enfin et le plus important : Alduis n’aurait pas à culpabiliser de cette séparation, ni à subir les supplications de son amant puisqu’il s’agissait de la décision ferme et irrévocable de son Maitre.

Il attendait Alexandre de pied ferme dans son bureau pour lui faire part de sa décision et de ce qui allait en découler pour lui.

Alexandre ne tarda pas à se présenter à sa convocation accompagné par les relents pestilentiels de merde qu’il s’efforçait de déplacer chaque jour. Il ferait ouvrir grand les fenêtres si tôt qu’il serait parti et raviver l’âtre afin d’évacuer aussi rapidement que possible tous ces miasmes qui empoisonnaient l’air.

Il l’examina d’un regard d’aigle après l'avoir salué d'un bref signe de la tête puis entama sans attendre :

— J’ai statué sur ton cas et estimes-toi heureux de ne pas aller faire un aller-retour dans une mine de sel. Tu voulais te marier n’est-ce pas ? Eh bien ce sera chose faite. Tu n’as plus qu’à t’arranger pour la séduire et je ferai ma part pour ce qui est de ta servilité.

Et le plus tôt serait le mieux. Plus vite il serait marié, plus vite il débarrasserait le plancher. Même s’il devait admettre que cette affaire lui coûterait fort cher quand il aurait pu se contenter de l’abandonner aux bons soins d’un négociant. La tête du baron de Frenn aurait sans doute  était exquise, mais ce n'était la sujet ... Enfin quoi qu'il en coûte désormais c’était  – sans doute – le prix à payer pour préserver l’apaisement qui avait su naître de manière inespérée entre le père et son fils.

Alexandre entra la tête baisse dans son bureau. Sans doute savait-il déjà ce qui l’amenait ici. Après tout, ils ne s’étaient pas reparlés depuis les derniers événements, Coldris ayant purement et simplement suspendu ses autres tâches en sa compagnie. Il entra sans attendre dans le vif du sujet conformément à son habitude.

— Eh bien quoi ? Tu voulais que je te trouve une femme, alors estime-toi heureux.

De toute évidence, il ne discernait pas la manœuvre derrière un tel cadeau empoisonné. Il avait définitivement encore beaucoup à apprendre s’il voulait espérer lui succéder un jour. Pour ce qui était de séduire une fille… Son étonnement lui arracha un rictus tandis qu’il se levait sans mot dire en direction de sa bibliothèque pour en retirer un livre.

— Tu as bien réussi à te faire baiser par mon fils, non ? En quoi est-ce différent si ce n’est qu’à la fin c’est toi qui lui écarte les cuisses ?

Et il l'avait bien baisé aussi, d'ailleurs.
L'Ars Amatoria du célèbre Ovide glissa soudainement dans un bruit feutré sur le plateau du bureau.

—De toute évidence, tu as dû manquer certaines lectures.

Non pas que ce livre lui ait jamais enseigné quoi que ce soit mais ils ne jouaient pas dans la même cour. Alors puisqu’il lui manquait visiblement les bases… Pour le reste, il lui aurait bien conseiller d’éprouver quelques brouillons avant de se lancer, enfin. Il savait mieux que tout le monde de toute façon, non ?

Pire ? Oh oui, il avait une furieuse envie de le lacérer ou de nouer sa langue jusqu’à l’en étouffer. Mieux valait pour lui qu’il ne le tente pas trop, car la tentation était toujours là, perchée sur son épaule comme un faucon prêt à fondre sur sa proie.

— Cela peut toujours s’arranger crois-moi. Ce n’est que par respect pour mon fils à l’heure actuelle que je te laisse cette opportunité de te racheter. Au prochain faux pas, je tranche la fine corde qui te relie à nous, et je n’aurais pas la moindre pitié.

De toute évidence, il n’entendait rien à l’art de la séduction quand c’était pour lui une manière de vivre à part entière. Comme en politique, il fallait bien choisir ses mots, les peser, déplacer ses pions les uns après les autres sans tomber. Il aimait ce défi permanent, cette traque, ces stratégies à lever, ces obstacles à pulvériser…

— Si tu es incapable de séduire une seule femme, ne va pas t’imaginer pouvoir séduire tout un peuple. Il poussa le livre, vers lui avec autorité. Alors relis-le, car ce n’est pas en sachant qu’on ne course pas les nymphes que tu iras bien loin.

Son père… Il lui fallut plusieurs secondes avant de replacer le contexte… Le libraire Bellanger par l’autre parasite.

— Ah oui? Il a mis une soutane ? Visiblement c’est efficace. Tu pourrais sans doute envisager la chose, fit-il narquois.

Et oui, cela marchait plutôt bien, il fallait l’avouer. Surtout pour franchir les lignes ennemies. Sans doute le goût de l’interdit également. En cela, il ne pouvait en vouloir au curé dépravé…

— Césarine Florange, une couturière d’une grande maison de textile de Braktenn. Timide, mais charmante. Elle est venue la semaine dernière à Fromart.

Qu’il le lise ou non lui importait finalement assez peu du moment qu’il parvenait à la séduire suffisamment pour lui faire accepter l’idée d’un mariage avec lui… Sans cela, rien ne se ferait, alors mieux valait qu’il mette les bouchées doubles. Coldris se permit ensuite une petite pique au sujet des soutanes, ce qui ne manqua pas d’attirer une réaction.

— Bien sûr qu’ils séduisent. Que crois-tu donc qu’ils font à longueur de temps si ce n’est séduire leurs fidèles pour qu’ils remettent plus souvent les pieds dans leur paroisse et ne manquent pas d’effectuer des dons ?

Il chassa sa remarque d’un geste agacé de la main puis Alexandre changea de sujet pour aborder l’identité de sa promise. Un point longuement étudié, mais Bérénice et lui s’était finalement mis d’accord sur la jeune femme qui semblait être somme toute docile. Elle ne s’offusquerait sans doute pas tant que cela de sa condescendance une fois mariés.

— Oui en effet, c’est une belle jeune femme.

Mais bien trop effacée pour susciter quoi que ce soit en lui.

— C’est une idée oui… tant que tu ne lui demandes pas de se dénuder… Quoique si tu y parviens, tu pourras assurément l’épouser.

Alexandre se sentit mal à l'aise de ces paroles sur les hommes d'église. Il savait que beaucoup n'étaient pas parfaits mais un certain nombre essayaient de bien faire et de promettre sincèrement le salut à leurs fidèles. La vision cynique de son maitre le perturbait. Il répondit avec  inquiétude en prenant soin à la formulation de ses mots.

"Je... Les curés ne sont pas parfaits, certains peuvent abuser de leurs fidèles, mais il en existe pour être sincèrement persuadés de leur démarche et qui ne pensent qu'à leur prochain et à aider leurs fidèles. On va à l'église pour soi, pour ressentir l'apaisement, pas pour rencontrer spécifiquement le prêtre. Lui, ce n'est qu'un intercesseur entre soi et Dieu."

Il marqua une légère pause et reprit avec hésitation.

"Pardon..."

Sa têtes e baissa à nouveau. Avait-il fait preuve encore d'insistance ou de condescendance ? Il n'arrivait pas à le déterminer. Dans le doute, Alexandre préféra changer de sujet et demanda à connaître le nom de sa promise. Il se souvint alors de la timide couturière rencontrée sur le perron et jugea que celle-ci serait certainement une bonne épouse. Il prit le temps d'y réfléchir et eut l'idée de proposer un portrait. Ce serait assurément une belle manière d'entrée en matière auprès de la jeune femme. Pendant la pose, ils auraient l'occasion de discuter et d'apprendre sa connaître. Coldris fit alors une plaisanterie à laquelle il rit sincèrement.

"Je doute d"avoir votre niveau d'expertise la matière, maitre."

Il ne possédait aucun expérience. Se lancer directement à la conquête de Césarine serait difficile et délicat. S'il pouvait apprendre quelques techniques avant de réellement se lancer. Il hésita, puis reprit :

"Maître... Est-ce qu'avant d'aller la séduire, elle, je pourrais expérimenter avec une autre fille afin d'apprendre les bons éléments et surtout les erreurs à éviter ?"

Sans surprise Alexandre s’opposa à ces dires sur la religion, pourtant ce n’était que cela : une vaste fumisterie destinée à endormir la population. Enfin sérieusement, s’entendait-il parler ?

— Et en quoi as-tu donc besoin d’un interprète pour parler à Dieu ? D’ailleurs je devrais sans doute dire d’un « mésinterprète » tant ces individus sont passés maitre dans l’art d'arranger les propos comme bon leur semble.

Et il s’en tint là sur ce sujet. Il pouvait comprendre que l’on croit en Dieu – même si lui pensait que c’était plus un Diable sadique en toge romaine du nom de Fortuna –, il ne comprendrait jamais que l’on ait besoin d’un quelconque intermédiaire pour lui parler s’il entendait prétendument tout. Et il ne parlait pas non plus de cette ridicule bible en latin réservé aux élites.

Il préféra de loin reporter la discussion vers la séduction de sa promise à laquelle Alexandre allait devoir travailler. Sa remarque le fit rire et Coldris lui-même se prit à esquisser un léger rictus.

— Indubitablement.

Il écouta en suivant sa proposition, avant d’ouvrir les paumes de ses mains.

— Fais ce que bon te semble. Tu disposeras d’un jour de repos désormais, utilise-le à bon escient, mais ne va pas t’imaginer qu’il suffit d’avoir forgé une fois pour devenir forgeron. Ce qui pourrait marcher avec l’une, pourrait tout aussi bien ne pas fonctionner avec l’autre, ainsi va la vie.

Et c’était ce qui était si excitant dans l’idée de séduire les femmes.

Non cela n’avait rien de rationnel et c’était bien ce l’empêchait de lui accorder aveuglement le moindre crédit, sans même parler du fait que sa position lui laissait entrevoir tous les rouages de cette mécanique bien huilée qu’était le catholicisme. Mieux valait cesser immédiatement les digressions qui n’avaient déjà que trop débordé.

Coldris observait imperturbable la tension de son esclave au sujet de la séduction et de cet apprentissage sans cesse renouvelé. Un rictus déçu traversa ses lèvres sur son visage marmoréen.

— Non, c’est ce qui est merveilleux.

Où serait l’intérêt de recommencer pour refaire la même chose ? Il n’y en avait aucun. Et le défi était d’autant plus grand pour lui qu’il avait désormais conscience de ses difficultés à décrypter précisément les émotions les plus complexes. Tout ne reposait que sur la finesse de son analyse. Comme un funambule qui ne pourrait se fier qu’à la plante de ses pieds et rien d’autre.

Pour ce qui était des congés, il souffle brièvement de ses naseaux.

— Le jeudi. Et il est bien évidemment hors de question que je laisse l’un de mes esclaves sans surveillance.

Et pour avoir ne serait-ce qu’envisagé cette idée, il lui collerait une matrone dans les basques.

Qu’il soit d’accord ou non avec les contraintes liées à sa servilité lui importait peu. C’était ainsi et il n’en serait pas autrement. Quant à entendre le récit de ses exploits, ce n’était pas dans ses intentions premières, mais…

— Puisque tu le proposes si aimablement.

Il n’allait pas s’en priver désormais et il apprendrait à avaler sa langue plutôt que de la laisser parler à tort et à travers. Et de toute évidence ce n’était pas vain puisque le voilà qui prenait l’initiative de la fin de l’entrevue. Allons bon. Il se redressa d’un bon et lui asséna une gifle avant de se rasseoir comme si de rien n’était.

— C’est moi qui te fais mander, c’est moi qui te congédie et détermine si j’en ai oui ou non terminé avec toi et non l’inverse, siffla-t-il glacialement entre ses dents. Tu conserveras le silence absolu jusqu’à ta permission et te tiendras à disposition de Léonilde et du Père Rodrigue pour remettre en état la chapelle. Je me marie dans deux jours et je ne veux pas voir la moindre trace de poussière ou de toile d’araignée. Est-ce clair ? Maintenant dehors !