[15 Mars 1598] Une leçon de suffisance
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[15 Mars 1598] Une leçon de suffisance
Après plusieurs semaines de négociations, Kalisha avait réussi à la faire admettre dans certaines classes des petits-enfants de son époux. Ce dernier n'aurait pas été difficile à persuader. Il jugeait l'instruction importante. Cassandre n'en avait naturellement rien dit, mais avait épié quelques conversations quand celles-ci se tenaient dans un salon ouvert. Cela ne pouvait lui reprocher : elle passait innocemment avec de quoi broder pour revenir à la chambre de sa maîtresse. Si elle percevait un bruit, elle reprenait doucement sa marche, sans fuir. Cela n'avait rien d'une transgression. Non, une simple interprétation. De toute manière, la fillette entendait bien de connaître ce qu'on lui disait à son sujet. Et puis, au passage, cela pouvait éventuellement servir si elle captait une information suffisamment intéressante pour être rapportée à Coldris. De ce échanges surpris, elle avait pu comprendre que le précepteur n'aimait pas du tout l'idée qu'un esclave puisse être éduquée. Ce renseignement-là l'inquiétait. Elle redoutait que ce soit encore un homme qui se plaise à humilier les plus faibles que lui. Cela ne servait à rien d'exprimer sa crainte : on lui répondrait qu'il saurait bien se comporter et que ces choses-là n'arrivaient pas à Frenn. Comme si ceux aimant humilier les gens s'adonnaient à leur art en public ! C'était certain, oui, il ne se passait jamais rien dans les endroits où une victime se retrouvait seule. Bien sûr. Cassandre enfouissait tout cela, sauf quand elle visitait Eldred à l'écurie. il n'y avait que lui ici pour comprendre la nature humaine et ses bassesses.
Dans la matinée, Cassandre se rendit avec calme à ce premier cours et s'étonna d'apercevoir le précepteur l'accueillir avec une joie qui tranchait avec ses informations. Simulait-il ? Elle resta sur ses gardes, attentive au premier coup fourré qui pourrait se présenter. La salle d'étude était déserte. Sans aucun autre enfant. Selon Kalisha, il souhaitait tester son niveau avant de l'introduire à ses élèves. Cela sonnait comme une idée positive. Cela pouvait l'être. Mais ce pouvait être un piège. Elle était une fille. Une fille de treize ans. Seule avec un homme. Elle ne considérait pas tous comme des agresseurs potentiels, mais ces monstres existaient. En avoir conscience et anticiper, c'était un premier pas pour éviter bon nombre de choses désagréables.
"Ma chère petite, te voilà dans le temple du savoir dont je suis un puissant représentant. Je me nomme Valentin Bergaud, l'enfant chéri de Dieu. Sais-tu pourquoi ? Car Dieu m'a pourvu des plus grandes qualités. Grâce à Lui, tout ce que j'apprends, je le retiens. mon savoir est infini."
Cassandre ne put se retenir de le regarder de surprise. L'absence totale de modestie la stupéfiait. Même Alexandre, qui débordait d'arrogance, lui semblait être un modèle d'humilité. Il lui tapota l'épaule.
"Je sais, cela fait toujours beaucoup d'effet de "me rencontrer. J'aimerais te dire que cela passe, mais il est toujours difficile de s'accoutumer aux prodiges."
Mais quel crétin !
"Je suis enchantée de vous rencontrer, monsieur."
La nausée l'envahit en devant s'obliger à être aussi poli avec un un personnage aussi grotesque. On aurait dit le personnage d'une farce.
"Il paraitrait que tu sais lire et écrire ?"
Il paraitrait que vous êtes un prétentieux.
"Oui, monsieur."[/right]
[b]"De courts textes, j'imagine."
Cassandre réprima le rire qui la gagnait en devinant la surprise qui serait la sienne et s'accorda un temps pour savourer sa revanche avant de répondre d'une voix hésitante.
"Euh... En ce moment, je lis Gargantua, monsieur, c'est un texte court ?"
Et toc !
Bergaud la fixa en écarquillant les yeux et finit par balbutier que c'était une excellente lecture. Cassandre conserva son visage anxieux, comme si elle doutait sincèrement de ses capacités, en s'amusant intérieurement de sa réaction. Il finit par l'inviter à s'asseoir. elle s'approcha de la table et tira une des chaises. Il lui sourit un texte en lui demandant de lire à voix haute. La fillette plissa les yeux pour déchiffrer lentement les phrases. elle lut lentement en décomposant une à une les syllabes.
"Tu appelles ceci lire ?"
"Je n'ai appris que depuis trois mois, monsieur."
Il la contempla, légèrement grimaçant, comme incertain sir sa décision. Il finit par secouer les épaules.
"Il est certain que tout le monde ne peut pas lire parfaitement en une semaine."
"Vous avez su lire en une semaine ?"
"Je suis l'enfant chéri de Dieu. Je peux tout accomplir grâce à Lui. sans aucun effort."
Cassandre se mordit violemment les lèvres pour ne pas soupirer d'agacement.
Quel abruti !
"Comme c'est impressionnant, monsieur."
Il lui tendit une plume qu'elle prit aussitôt en main.
"C'est pour écrire. Penses-tu savoir t'en servir ?"
"Bien sûr, monsieur."
Si seulement je pouvais te la foutre dans le cul...
Le précepteur lui dicta quelques phrases que la fillette retranscrivit lentement. Elle nota que celui-ci prenait le temps entre chaque mot et répétait plusieurs fois sa phrase avant de passer à la suivante. Elles étaient heureusement simples et elle connaissait chaque mot employé. Il corrigea ensuite sa dictée en notant des soucis au niveau des accords et des conjugaisons.
"Tu vas avoir du mal avec les déclinaisons latines si tu ne maîtrises pas des concepts si élémentaires."
"La grâce divine me pénétrera peut-être moi aussi."
Tant que ce n'est pas par une semence. Amen !"
"Ce serait fort étonnant. Le savoir est pour les élites et n'a que peu d'utilité à un banal esclave."
"Quel dommage !"
Tu confonds savon et savoir, toi, vu comment tu glisses sur les préjugés.
Il décida de passer à l'arithmétique et lui passa une feuille garnie de calculs. de simples additions et soustractions. Cassandre n'avait aucun besoin de réfléchir pour cet exercice. Son cerveau trouvait chaque réponse en quelques secondes. Le précepteur soupira en al voyant terminer aussi vite et déclara que ce n'était pas bien de bâcler un devoir. Son visage se fissura en contemplant la copie. Cassandre réprima un sourire, fière de briser ses illusions. Il contint sa surprise et lui donna trois nouvelles feuillets. il s'agissait à présent de problèmes sur des partages de terrains, de récoltes, d'achats de biens et d'évaluation de temps sur une distance. La lecture des énoncés lui prenait un peu de temps, mais la résolution n'avait rien de difficile. Tous ces cas, elle les avait déjà rencontré à maintes reprises en travaillant à sa ferme ou au lupanar ou en faisant simplement les courses. La fillette rédigea lentement chacun de ses calculs et les vérifia à plusieurs reprises avant d'entourer la solution comme Bergaud l'exigeait.
Après une heure de travail, Cassandre rendit son travail et patienta, un brin nerveuse, de connaître sa réaction. Il lut chaque feuille avec attention, puis les relut et la dévisagea avec stupeur.
"Où... Où as.. Où avez-vous appris cela, mademoiselle Cassandre ?"
Cassandre dut se mordre à nouveau violemment les lèvres pour ne pas éclater bruyamment de rire. Kalisha lui avait enseigné en plus que ce n'était pas poli. Mais c'était si drôle de voir Bergaud changer d'attitude pour quelques problèmes qui n'avait rien de si difficile. Elle répondit en continuant à feindre l'humilité.
"Nulle part, monsieur. ou plutôt de mes expériences. En travaillant la ferme, e cuisinant, en cousant, ou faisant des courses..."
"Non ! Il faut au moins trois années pour maîtriser de tels raisonnements !"
S morsure se prolongea devant son déni. Comment faisait-il pour être si instruit et pourtant si bête ? Elle songea ensuite à l'oncle Matthieu, lui aussi savant, mais qui ne savait pas raisonner autrement que par le risque avec lequel il avait été éduqué. C'était si pitoyable. Ils préféraient tous fermer les yeux plutôt que de constater les faits de corriger leurs erreurs de raisonnement. Elle répondit en feignant l'étonnement.
"Ah oui ?"
"Bien sûr ! Personne ne peut apprendre sans recevoir un enseignement d'un professeur émérite."
"Alors, je ne pourrais pas être moi aussi l'enfant chéri de Dieu ?"
'Non !"
"Pourquoi ? "
"C'est ainsi. Tu... Je veux dire : D'où venez-vous ? Vos parents, ils étaient nobles à Lodmé ou Iswiz au moment de l'annexion, je présume."
Elle, une noble, issue d'un pays étranger ? Cassandre lutta difficilement pour ne pas éclater de rire tant c'était à se pisser dessus. Celle-là, elle la raconterait à Kalisha. Elle en rirait aussi en roulant sûrement des yeux aussi. La fillette laissa bien passer une longue minute avant de répondre de sa voix ingénue.
"Je ne suis née à Sainte-Marie la chapelle, monsieur."
"Est-ce proche de notre frontière ?"
"Hum... difficilement."
"Dans quel pays est-ce alors ? Dites-moi !"
"Hum... Je dirais que c'est à une douzaine de kilomètres de Braktenn. Navrée, je ne puis être plus précise, car je flâne beaucoup en m'y rendant et je ne prends jamais le chemin le plus court."
"Pa... Pardon ?"
"Oui, je suis monbrinienne, monsieur."
"Mais... Vous... tu... tu es esclave !"
"Oui, monsieur."
"Mais... "
"Si vous souhaitez en avoir confirmation, demandez au baron de consulter mon acte de propriété. J'ai été asservie pour vol le 17 Septembre 1594, vendue le 19 au lupanar, puis cédée le 14 Septembre 1797 à Irène d'Aubeville et enfin reprise par le baron de Frenn le 24 Février 1798"
Cassandre avait laissé tomber le masque de l'ingénue pour le fixer avec froideur en énonçant la série de dates qui rythmaient sa courte vie. Elle verrouillait son coeur pour contenir les émotions que celles-ci faisaient remonter. le précepteur demeura interdit, secouant lentement la tête. Elle reprit ensuite une expression plus aimable.
"Pardonnez-moi, monsieur, vous continuerez bien à l'instruire, n'est-ce pas ?"
Il la fixa quelques secondes, puis se leva.
"Bien sûr. Reviens demain matin pour la leçon de onze heures. Tu peux sortir."
Cassandre le remercia poliment en savourant intérieurement la mine déconfite de ce prétentieux qui se croyait le nombril du monde. Elle se leva et fit une référence avant de sortir. une fois dans le couloir, quelques pas plus loin, la fillette éclata d'un rire incontrôlable. Les prochaines leçons seraient sans doute amusantes en plus de lui apprendre de nouvelles choses. Elle courut vers l'escalier. Pour l'heure, fini les études ! C'était le moment de jouer à cache-cache avec monsieur Wagner pour aller retrouver Eldred. Quand il allait entendre ça, il allait sûrement se pisser dessus !
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