[Alternatif 1583] - Faire la volonté de son père ; oui mais lequel ?

Démétrius était préoccupé. Non, pire que cela : il n'avait jamais été aussi tourmenté. Il n'avait jamais connu de situation qui lui ait semblé aussi inextricable que celle-ci. Il n'en dormait plus.

Cela faisait déjà quelques années qu'il s'interrogeait sur la question. L'année précédente, lorsque la conquête de Lodmé avait débuté, il n'avait rien fait pour s'y joindre : les rêves de chevalerie de son enfance avaient déserté son cœur, consumés par un amour qu'il n'aurait jamais pu soupçonner vivre.

Il avait soigneusement décliné les invitations douteuses auxquelles son parrain avait l'air de trop tenir. Pas qu'un corps de femme ne lui fut jamais attirant, mais… c'était tellement peu de chose comparé à ce qui le faisait vivre. Pour s'être laissé convaincre une fois, il savait que si troublant que ce fut, ce genre d'activité faisait perdre plus qu'elle n'offrait de plaisir : dire qu'il avait dû prendre cette escapade sur son temps libre, et qu'il avait dû amputer les prières qui l'occupaient, ce qu'il qui avait de plus doux et agréable sur une journée - le sommeil, encore, il pouvait s'en passer.

Depuis longtemps, il soupçonnait cette orientation de son cœur, mais il en était désormais persuadé. Il ne pourrait vivre d'autre vie que celle-là, ce qu'il ressentait était trop puissant.

Il entra dans le bureau où son père l'attendait pour rendre compte du traitement de certains documents concernant le marquisat. Seigneur, pourquoi lui imposer une telle situation ? Une fois traité ce qui devait l'être, Démétrius demanda à son père s'il était disponible pour discuter de quelque chose d'important. Une part de lui aurait préféré qu'il ne le fut pas, mais c'était trop tard.

— Ce que j'ai à dire ne vous plaira pas, et croyez bien que rien ne m'afflige davantage dans cette situation que les ennuis qu'elle risque de vous causer. Il prit une profonde inspiration, pour trouver la dignité suffisante pour une telle déclaration : Notre Seigneur m'appelle à une vie qui lui soit entièrement dévouée.

Et comment s'y refuser ? Quelle sagesse de ce monde n'était pas folie si elle éloignait de Dieu ?

Comme toujours, son fils s'était montré particulièrement attentif à la gestion de leurs affaires. Il n'avait pas manqué de lui suggérer de judicieuses propositions sur certains cas épineux. Leur Seigneur ne l'avait peut-être gratifié que d'un seul fils, mais il n'avait rien à lui reprocher, bien au contraire. Démétrius était en tout point ce qu'un père et son marquisat pouvait attendre d'un héritier.

Ne manquait plus qu'à le marier et asseoir une bonne fois pour toute leur lignée et il pourrait enfin cesser de se tourmenter sur ce sujet. A peine le registre refermé, son fils reprit la parole et lui demanda s'il était possible de discuter. Bien entendu, Virgil ne se voyait pas lui refuser ce droit et, de fait, plus rien ne le retenait si ce n'était une oisiveté bien mérité. Il lui indiqua d'un geste qu'il pouvait poursuivre et se leva pour se servir à boire.

De retour avec son verre, Démétrius prit une profonde inspiration ; la sienne se bloqua soudainement.

Notre Seigneur m'appelle à une vie qui lui soit entièrement dévouée.

Virgil se figea. Il n'avait pas dû bien entendre. Il n'avait pas pu bien entendre.

— C'est ce que tu fais chaque jour, mon fils, retourna-t-il finalement après un temps.

Démétrius n’avait pas pour habitude de tourmenter son père. En vérité, il s’était appliqué par toute sa vie à être pour lui le meilleur fils qu’il était capable d’être. Chaque jour, il demandait au Seigneur la grâce d’accomplir ses devoirs, et de faire toujours plus d’efforts en ce sens. La grâce d’agir toujours mieux.

Il n’avait pas attendu, lui non plus, que cette prière le conduise à une telle impasse. Il ne perdait pourtant pas confiance. Il ne lui serait pas imposée d’épreuve qu’il ne puisse endurer. Le trouble qui passa dans les traits de son père n’était pourtant pas pour le prouver. Cela s’annonçait aussi délicat que le jeune homme l’avait craint.

“en effet, aurait-il aimé pouvoir dire, je mène la vie qui lui convient le plus exactement, c’est grâce à vous.” Il ferma les yeux quelques instants, pour implorer la force de mener cette conversation à son terme.

— J’aimerais que ce soit le cas, cependant je perçois avec une acuité croissante la distance qui me sépare de l’accomplissement de cette vie. Croyez-moi : je n’évoquerais même pas ce sujet si je n’étais pas entièrement persuadé que cela ne suffisait pas. Rien des préoccupations de ce monde ne m’afflige davantage que de vous décevoir, mais ma vocation n’est pas en accord avec les projets que vous fondez sur moi. Je suis appelé au célibat pour le Royaume. A me consacrer entièrement au Christ, pas à prendre votre suite. Je suis désolé.

Il n’avait jamais été aussi sérieux de sa vie. Il ne se serait jamais permis de prendre ça à la légère. Il aimait sincèrement sa petite sœur, mais là, il aurait mille fois préféré qu’on lui ait accordé un grand frère. Et ce qu'il appelait de toutes ses prières, c'était une solution à ce problème qui ne le brouille pas définitivement avec son père.

Virgil prit le temps de se rassoir. Quelque chose lui disait que cela serait préférable. Il déposa son verre sans y toucher. A vrai dire, la mine soucieuse de son fils n'aidait nullement à dénouer ce sac de nœuds que formait ces entrailles. Bien au contraire, sa poitrine se comprimait en même temps que ses mains crispées se placèrent sur son bureau.

Démétrius ferma les yeux ; son pouce emprisonné dans son poing joua discrètement avec sa chevalière.
Sans surprise, il avait fort bien compris ce qu'il avait tenté d'exprimé une première fois. Ses mâchoires se serrèrent.

— C'est impossible, mon fils et tu le sais. Notre Seigneur le sait également. Il ne te demanderait jamais de tourner le dos à ta famille pour le servir. Ta vocation se trouve, ici au marquisat, déclara-t-il d'un ton sans appel en tapotant le registre de doléances.

— Tu te consacras à tes terres et donnera la descendance requise à la transmission de ton nom et de ton héritage, Démétrius.

Et il n'en serait nullement autrement. Rompre le pacte avec Coldris était exclu de même que transmettre le marquisat aux d'Ovant par le biais de sa sœur. Virgil attrapa son regard et ne le quitta plus. Entrer dans les ordres... S'il avait su, il l'aurait laissé un peu plus aux bons soins de son parrain. Peut-être avait-il eu tort de le baigner à ce point de piété. Il ne désirait pas se fâcher, cependant aucune concession ne serait envisagé sur ce point. Aucune.

Ces mots. Ce regard. Ah, s'il avait pu n'y être jamais confronté ! Il tenta un instant de le soutenir, mais ne le put. Il ne voulait pas avoir à le défier - mais que faire, quand il savait pertinemment que son père ne l'accepterait jamais ? Aujourd'hui, il perdait tout : même s'il renonçait maintenant, son père ne porterait plus jamais sur lui le même regard. Celui qu'il portait à ce fils idéal qu'il tendait à être. Sa gorge se noua douloureusement tandis qu'il relevait les yeux. Son seul soutien était en Dieu. Lui seul lui permettait de conserver un minimum de dignité dans l'épreuve.

— J'aimerais pouvoir faire cela, mais j'en serais incapable. C'est précisément parce que j'ai encore quelque souci de votre marquisat que je ne puis en être responsable. Il ne tiendrait pas.

Nom de... Que ne fallait-il pas entendre. Il lui paraissait soudain incroyable de préférer ses rêves d'armée à ceux qu'il nourrissait en cet instant. Enfiler la robe clericale... Au moins Coldris n'est pas présent pour s'en gausser, quoique son soutien n'aurait certainement pas été de trop dans cette affaire.

Il éluda la pointe d'insolence pour se concentrer sur la suite.

— Lorsque l'on veut, on peut Démétrius. Et lorsque l'on doit, on veut. Tu prendras la suite de ce marquisat et tu en assureras la pérennité. Ce choix ne t'appartient pas. Une fois tes devoirs accomplis envers ta famille tu feras ce que bon te semblera.

Alors il lui conseillait d'oublier sur le champ ses sottises. Leur Seigneur se passerait fort bien de ses services, pas leur marquisat.

Même dans ses pires cauchemars, Démétrius n'avait pas réussi à se trouver en opposition si ferme avec son père. Il savait d'avance qu'il ne pourrait le convaincre, mais il se refusait à être malhonnête envers lui. Tout comme lui-même se refusait à renoncer à ce que son Créateur attendait de lui.

— « Celui qui aimeras son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi.» Et vous ne pouvez exiger du Seigneur qu'il conforme sa volonté à vos ambitions. Le choix ne m'appartient pas ? c'est lui qu'il me faut suivre, non les idoles desquelles vous êtes prisonnier.

Il n'aurait jamais cru un tel jour possible. Où diable était donc passé son fils ? Il ne lui semblait plus avoir que l'un de ces zélotes prêchant la bonne parole. Allons bon, bientôt il lui dirait certainement qu'il était élu par Leur Seigneur. Sans doute serait-il préférable de s'assurer de ses fréquentations religieuses. Si la foi faisait indéniablement partie de sa propre vie, elle ne l'avait jamais pour autant commandé, seulement guidé et c'était là toute la nuance qui avait disparu chez son fils.

— Ainsi donc préfères-tu la division de l'homme à son Père... Est-ce là tout ce que tu as trouvé ? Notre Seigneur ne prône point la discorde familiale mon fils, est entendu qu'il serait mal venu de me qualifier d'hérétique. Sache que tu es libre d'aimer qui bon te semblera, mais ton devoir s'appliquera à ta famille. En effet, ce serait oublié ce qui est stipulé dans les Colossiens au chapitre trois, verset vingt, n'est-il point ?

Démétrius avait toujours vécu appuyé par une foi sereine et ferme. Mais surtout, par la foi vivante en un Dieu vivant, un Dieu d'Amour. Un Dieu dont il était sûr, et dont la force le soutenait quotidiennement. Et il L'aimait. Du plus profond de son âme, il L'aimait. Cet amour, il se sentait appelé à le vivre bien au-delà de ce que son chemin tout tracé lui permettait. Ce chemin, il devait se le dégager par la paix, non par le glaive. Il fallait que cela soit réalisable.

Il conservait un ton calme et une voix égale. Certains l'auraient trouvé idiot : il demeurait parfaitement incapable d'élever la voix contre son père. Ou de s'obstiner par orgueil sur des inepties échappées.

— Pardonnez-moi, mes mots ont dépassé ma pensée, et il est entendu que toute accusation était hors de propos, se reprit-il le regard bas. Quant à ce rappel, il m'est inutile. Ce sont de telles paroles qui m'ont portées toute ma vie, Père. Lorsque j'ai discerné ma voie, c'est avec de telles paroles que j'ai tenté d'en justifier le rejet. La vérité : je ne pouvais souffrir le regard que vous portez aujourd'hui sur moi. Puis ces mots, ceux que je vous ai répétés, m'ont frappé au cœur comme Sa Parole le fait parfois. Je ne puis, ni ne veux, et ne dois certainement pas Le rejeter pour des considérations aussi… vaines - en comparaison - que le refus de voir ces terres en d'autres mains. Si vous pouviez seulement essayer de comprendre le dilemme qui me déchire. Je ne peux renoncer à ma vocation - car la voici, aussi sûr que je vis - je ne le pourrai jamais.

Dans ces moments-là, il aurait aimé pouvoir s'emporter comme le faisait si facilement Coldris. Tout ceci aurait été bien plus simple. A la place, il se trouvait dans cet espèce d'était de sidération, incapable de prononcer une réponse digne de ce nom. Il porta la coupe à ses lèvres dans le vain espoir de faire passer l'aigre discussion.

Il grogna incapable de supporter plus longtemps son argumentation.

— Je te demande pas de Le rejeter. Je te demander d'assurer ton devoir. Cela n'a rien à voir. Cesse donc d'être si égoïste, Démétrius, enfin. Ce n'est pas ainsi que nous t'avons élevé.

Il vida le fond de sa coupe.

— Tu te marieras et donneras un héritier au marquisat. Que le Ciel m'emporte si j'avais tort d'agir ainsi. La discussion est close, asséna-t-il sèchement.

Non, qu’il soit pardonné. Que celui d’entre eux qui se trompait soit pardonné. Il tenait beaucoup à cela. Définitivement, son père ne comprenait pas. Démétrius n’avait pas réellement espéré qu’il accepte, seulement qu’il comprenne. Mais le marquis n’avait que les mots devoirs, terres et héritiers à la bouche. Il ne comprendrait jamais que ce que son fils était appelé à servir n’était pas une fantasie personnel, mais un dessein plus grand. Il ne serait sans doute qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais une goutte d’eau qui manquerait si elle n’était pas à sa place.

La discussion était close. Il ne protesterait pas davantage. Il ne tenait pas à fâcher son père inutilement : il n’était pas disposé à l’écouter. Il lui faudrait prendre son mal en patience : un jour, peut-être, il le laisserait s’en aller.

— Bien, père, céda-t-il. J’essaierai d’oublier. Vous, priez avec moi pour qu’Il me montre que j’avais tort.

Alors, il demanda son congé, et passa la nuit dans la chapelle, pour appliquer cette résolution. Dans les semaines suivantes, il fit brûler un nombre idiot de cierges pour que tous les saints - qu’il sollicitait bien rarement -, réclament avec lui la réponse espérée. Pour que L’Esprit lui indique son erreur.

En vain.

A chaque lumière qu’il allumait, à chaque prière qu’il prononçait, il y croyait moins. Au bout d’un mois - au cours duquel il avait repris ses tâches comme si rien ne s’était passé, avec la même application et le même sérieux qu’auparavant -, il ne put s’empêcher de demander à son père s’il n’avait pas changé d’avis, car lui se sentait toujours aussi attiré par la vie religieuse.

Il eut dix-huit ans : il réitéra sa question. Et l’hiver passa, entre prières et dossiers à traiter. Chaque jour, sa voie lui semblait plus évidente. Il se taisait, et le Seigneur habitait son silence d’un appel incessant. Il l’aurait trahi en acceptant devant lui un mariage. Non, il ne pouvait se marier : il ne jurer devant Dieu d’aimer une femme, si lui-même n’y croyait aucunement. Il ne le pouvait, car il aurait passé leurs années de mariages à attendre que la mort l’emporte et qu’enfin, libre, il puisse entrer en religion. Et aurait-il pu laisser ses enfants pour cela ? Non, c’était impossible, il ne pouvait laisser une telle chose se produire.

Sept mois avaient passé, le beau temps était là. Démétrius aimait cette saison : les beaux jours étaient encore plus beaux à Aussevielle, mais il n’y retournerait pas. Cela faisait plusieurs jours déjà que Démétrius avait arrêté sa décision. Un matin, après la messe, il griffona quelques lettres. A sa mère, d’abord, à son petit trésor, et enfin à son père. Il aurait aimé pouvoir s’étendre en long et en large sur ses motivations, sur ses excuses, sur combien il les aimait. Il ne trouvait rien à ajouter.

Mon très cher père,

Je vous aime. Pardonnez-moi.

Que notre Seigneur vous comble de sa grâce et vous offre l'héritier que vous souhaitez tant.

Adieu,
Démétrius.

Mère,

Pardonnez-moi, ma douce mère, pour les tourments que je vous cause. Pardonnez-moi : je n'aurais pu vivre cette vie. J'y aurais trahi mon âme. Je n’étais pas fait pour cette voie.

Ne regrettez rien, je vous en prie. Sachez que vous avez été la meilleure mère que j’aurais pu avoir. Vous n’êtes pas responsable de ma conduite : seul, je le suis.

Au jour où il sera prêt à l’entendre, dites à mon père combien je l’aimerai et l’admirerai toujours. Combien je regrette d’avoir à le quitter de cette manière. Dites-lui combien j’aurais préféré lui ressembler, et combien je m’en veux de ruiner ses espoirs. Je l’aurais trahi de toute façon, ou en partant aujourd’hui, ou, malgré moi, en étant incapable de satisfaire ses attentes. Je préférais que cela se passe de cette manière, pour l’avenir du marquisat.

Vous, prenez soin de vous. Ne vous en faites surtout pas pour moi, je vais bien. Vous me manquez déjà.

Votre fils, qui vous aime bien tendrement.

Ma Lyly,

Il faut que je m'en aille, mais ne m'en veux pas, ma petite princesse adorée. Là où je vais, je penserai fort à toi. Prends soin de Mère pour moi, et n'oublie pas : tu es vraiment de la famille. Ne laisse personne te dire que tu vaux moins que nous, ne laisse personne te convaincre que tu n'as pas ta place ici. Père n'est pas doué pour dire ce genre de choses, mais je peux t'assurer que dans son cœur, tu es vraiment sa fille. Tu le mérites, petite sœur.

Je t'aime bien sincèrement,
Au revoir, Ly chérie,

Ton grand frère qui ne t'oubliera jamais.

Il les fourra dans sa veste et sortit tout naturellement. Il rendait visite à des amis, comme il avait continué de le faire régulièrement lorsque ses travaux étaient en ordre.

Il arriva au manoir des Céliante, où Isaure l’attendait, inquiète. Isaure de Céliante était une jeune femme éblouissante, avec laquelle il était ami depuis plusieurs années. Toute la fratrie l’avait largement adopté, particulièrement son frère aîné, et la petite Joséphine, qui lui réclamait sans cesses des histoires. Elle était sa troisième petite princesse, après Layla et Bérénice, la fille de son parrain, qui était presque comme une petite soeur supplémentaire - tout au moins une cousine.

Isaure songeait comme lui à la vie religieuse. Très sérieusement. Une véritable soeur dans la foi, la seule personne qui puisse comprendre son désarroi et l’importance de ce qu’il vivait. La différence étant que le père d’Isaure ne comptait pas tant sur elle, et que quoi qu’elle soit l’ainée de ses soeurs, ils étaient assez nombreux pour que nul ne trouve d’objection à en avoir ainsi casé une.

— Tu as ce que je t’ai demandé ? l’interrogea-t-il.

Elle lui sauta au cou un peu vivement.

— Oui, oui, j’ai tout. Démétrius, es-tu sûr de ce que tu fais ?

— Je le suis… Si tu ne tiens pas à être impliquée, je peux…

— Je suis déjà impliquée, mon beau chevalier. Allons, hâtons dans ce cas : la route est longue, et ton absence ne demeurera pas indéfiniment insoupçonnable.

Elle le tira par le bras vers l’écurie où l’attendait la bête qu’elle avait chargée pour lui de quelques affaires. Démétrius lui remit les lettres et ce qu’il lui devait pour les achats qu’elle avait faits. Il ne voulait rien voler à son père, et n’emportait qu’une part des économies faites sur les dépenses idiotes qu’il ne faisait jamais.

— Tu as de quoi manger pour trois jours, si tu te modères un peu, l’informa-t-elle.

Elle l’étreignit encore.

— Tu me manqueras tellement.

— Et toi donc…

Ils avaient déjà longuement discuté du fait qu’il ne pouvait pas lui dire où il allait - comme il ne pouvait le dire à sa mère -, son père aurait trop tôt fait de la faire avouer.

— En union de prière, alors ? Pour toujours ?

— En union de prière, ma soeur. Tu embrasseras Marie et Joséphine pour moi.

— Compte sur moi, file ! Adieu, mon beau chevalier.

Elle se résolut difficilement à le lâcher, mais il fallait le laisser partir.

— Adieu, ma belle dame, répondit-il en enfourchant sa monture. Je ne te remercierai jamais assez. Et… ne prends pas de risques, surtout.

— Fais-moi confiance, file ! Ton père ne me fait pas peur.

----Isaure de Céliante, 17 ans---

A la sortie des vêpres - c’est à dire à peine au delà de l’heure où Démétrius avait l’habitude de la quitter -, Isaure demanda la permission de sortir, et son frère ainé la déposa devant l’hôtel Saint-Eloi une grosse demi-heure plus tard. Elle y demanda de parler au marquis, et attendit d’en avoir l’occasion : elle s’était préparée à attendre, car c’était un homme fort occupé, et se réjouissait de chaque seconde qui passait, car c’était une seconde au cours de laquelle Démétrius prenait de l’avance.

Si elle n’avait pas tant voulu épouser Dieu, c’est Démétrius qu’elle aurait voulu se voir attribuer comme époux. Le Christ demeurait à jamais son premier prince charmant, bien évidemment, et le premier dans son coeur. Dem avait gagné une honorable seconde place. Il était l’ami le plus cher qu’elle ait jamais eu. Voilà pourquoi elle n’avait pas hésité un seul instant à lui accorder son aide alors même qu’il refusait de la lui demander.

Lorsqu’elle obtint enfin son audience, elle dut bien reconnaître qu’elle n’avait pas été tout à fait honnête : en vérité, le procureur lui flanquait une peur bleue. Pas autant que le Ministre des Affaires étrangères, bien évidemment, mais tout de même. Elle regretta de ne pas avoir déposé les lettres sous le porche et filé.

— Messire, bonsoir. Je suis Isaure de Céliante, une bonne amie de Démétrius. Il m’a demandé de vous déposer ceci - elle lui tendit sa lettre - J’ai bien tenté de lui faire comprendre que je ne pouvais être complice de sa fréquentation de certains lieux qu’il serait indécent de nommer, mais… il a insisté pour que je vous la remette, et ne pouvant le retenir loin de ses débauches, je préférais au moins vous rassurer s’il découchait. Dites-lui aussi, s’il vous plait, de ne plus venir à la maison s’il fréquentes de tels endroits. C’est indécent.

Ces dernières semaines s'étaient déroulées dans le calme absolue. Comme si tout cela n'avait été qu'un mauvais rêve. Démétrius avait retrouvé son sérieux et s'appliquait à gérer leurs affaires comme il se devait. Pourtant, il ne pouvait empêcher ce mauvais pressentiment de pincer son échine. Etait-ce quelque chose dans son regard ou dans son attitude ? Il ne parvenait jamais à mettre le doigt dessus, mais il voyait bien que quelque chose avait changé. Peut-être cette distance qui s'instaurait peu à peu entre eux. Mais n'était-ce pas le lot d'un père que de voir son fils s'éloigner à son âge ? Et puis il y avait ces questions qui revenaient par intermittence sur le tapis. La surprise passée, il tâchait de se montre plus compréhensible quoique tout aussi inflexible. Les ainés n'avaient guère à choisir leur vocation, ils suivaient celle imposée par leur père répondant tout autant à Leur Seigneur. Aussi n'y avait-il nullement à départ sur le sujet.
D'autre part, Virgil se considérait plus apte à Le servir en rendant justice et en administrant ses terres, qu'en priant à longueur de temps. Un autre le ferait tout aussi bien que son fils, personne ne pourrait devenir marquis à sa place en revanche.

*
On l'avertit que la demoiselle de Céliante se trouvait chez lui et demandé audience. Les urgentes affaires judiciaires sur lesquelles il travaillait ne pouvant souffrir d'aucun délai, il suggéra qu'elle patiente en compagnie de sa pupille. Il voyait mal d'autre part ce qu'elle pouvait lui vouloir. Démétrius était sorti et il était certainement celui qu'elle aurait désiré rencontrer... Son estomac se noua, jusqu'à ce qu'une violente douleur ne heurte son abdomen. Il inspira profondément. Ecouter son médecin devenait urgent, la perspective d'un ulcère l'angoissait.

Lorsqu'il le put enfin, il accueillit la jeune fille. Il savait pertinemment qui elle était. Il hocha la distraitement, l'invitant à en venir au fait, car tout cela ne lui disait rien qui vaille. Il observa la lettre qu'elle déposa sur le bureau et arqua un sourcil suspicieux. La suite de son discours semblait de moins en moins tenir la route. Son regard sévère la jaugea.

— Si vous êtes une bonne amie de mon fils, vous savez pertinemment qu'il ne fréquente nullement ce type d'établissement.

A l'exception de ces fois où Coldris le trainait. Enfin, pour sa défense, il commençait lui même à admettre que le dérider quelque peu ne lui ferait pas de mal.

— Vous conviendrez donc, qu'il y a un mensonge dans l'une de vos allégations, jeune fille. Or, il est fort mal élevée pour une demoiselle de votre rang de s'abaisser à la perfidie du mensonge. Croyez bien que j'en réfèrerai à votre père.

Il tendit le bras et attrapa la lettre.

Isaure n'avait pu s'empêcher d'être déroutée par la présence de la pupille du marquis. C'était qu'elle n'avait pas l'habitude de fréquenter… ce genre de personnes. Mais cette petite était la petite sœur chérie de Démétrius, et sachant combien il tenait à elle, elle avait depuis longtemps pris sur elle d'oublier toutes les rumeurs qui circulaient à propos de la petite métisse, et elle s'efforçait maintenant de la traiter comme Dem l'aurait voulu. Bon, d'accord, il devait avoir raison : son père n'avait probablement pas été ensorcelé par une sorcière Mornoïte, même si c'était ce que prétendait Jeanne de Fanier.

Cette jeune demoiselle était même assez amicale, et elle s'en voulut d'avoir prêté l'oreille aux histoires qui en faisaient une créature sans âme. Elle lui raconta combien Démétrius parlait souvent d'elle en l'appelant "sa petite soeur" - et il ne souffrait pas d'être corrigé sur ce terme -, et quel chevalier servant il était lors de ses visites.

Avant de la quitter, elle lui remit deux de ses lettres : la sienne, et celle de Madame, qu'elle devait lui porter. Elle ne pouvait s'empêcher d'avoir mal au cœur à l'idée de jouer les oiseaux de malheur.

Face au marquis, ce fut beaucoup plus difficile. Démétrius lui avait recommandé de faire les choses discrètement, quitte à ne pas remettre en mains propres ses lettres. Oui, mais si elles se perdaient en route ? Et si sa mère ignorait pour toujours ce qui lui était arrivé et pourquoi il n'était pas rentré à la maison ? Elle tenta d'inventer une explication, mais elle n'avait pas l'habitude de baratiner. Cela devait se voir.

Bien sûr qu'elle savait que son prince charmant numéro deux n'aimait généralement pas ce genre d'endroits. Elle ouvrit la bouche pour tenter de se rattraper, expliquer que ces derniers mois l'avaient changé... Elle trembla comme une feuille quand il l'accusa de mensonge et menaça de prévenir son père.

— Non, ne faites pas cela, je vous prie. C'est la première fois que cela m'arrive, je ne le ferai plus. C'est seulement que… je… j'ai… je… eh bien…

C'était vrai, en plus. Elle ne mentait jamais. Sauf quand elle disait à ses proches que tout allait bien quand elle était triste pour ne pas les déranger, mais le Père Henri lui avait dit que ce n'était pas vraiment mal, tant que ça lui évitait d'encombrer l'esprit de son père avec ses inepties de gamine.

Ah, si seulement elle avait pu lui reprendre ce fichu papier et s'enfuir avec.

[quote="Coldris de Fromart"]

Layla aurait bien voulu parler à la fameuse demoiselle encore un peu, mais un serviteur eut tôt fait de l'emmener auprès du maitre des lieux. Tout de même. Elle se demandait bien de quel sujet elle voulait l'entretenir. Ce n'était pas tous les jours que le marquis recevait de si jeunes personnes. Peut-être qu'elle voulait se marier avec Dem ? Avant son départ, la demoiselle de Céliante lui donna une lettre. Elle les observa toutes deux un peu perplexe et ouvrit le billet.


Virgil la toisait d'un air sévère. Entendre de telles choses sur Démétrius. Pourquoi diable était-elle venue jusqu'ici pour proférer de telles sottises sous nez ? Et à la voir si mal à l'aise, il y avait nécessairement une raison qui lui échappait encore. Il déplia la lettre.

— Eh bien je vous écoute, parlez. Qu'avez-vous donc à dire pour votre défense.

Une poignée de seconde plus tard, la porte s'ouvrit à la volée, il se redressa, surpris d'une telle impudence. Layla brandissait un petit billet similaire au sien, le regard effaré.

— Il est parti ! Il est parti ! Dem... Demetrius... il est parti !

Parti ? Son fils ? La poitrine plombée, il se tourna vers la demoiselle dans l'attente d'explication qu'elle ne pouvait que posséder.

Il fallait croire qu'elle n'avait vraiment pas été honnête avec Démétrius non plus : se tenir devant son père était véritablement terrifiant. Elle retint son souffle en le voyant déplier le message. Pour sa défense ? Elle-même n'aurait su expliquer rationnellement ce qu'il lui en avait pris. Seigneur, qu'avait-elle fait ? Que devait-elle faire maintenant ?

— D… commença-t-elle.

Mais la porte s'ouvrit dans son dos sur la révélation fracassante. Pauvre petite… Elle serra les dents. Dem était parti - même elle qui le savait pertinemment, cela lui faisait un coup au cœur de l'entendre résonner dans la pièce. Dire qu'ils ne pourraient même pas s'écrire. Elle baissa les yeux sur la lettre du marquis, ne pouvant soutenir son regard.

— Je ne pouvais pas le retenir, se défendit-elle. Il fallait que quelqu'un vous prévienne que tout allait bien, qu'il ne lui était rien arrivé. On ne pouvait pas vous laisser sans nouvelles. Mais je n'aurais pas pu le retenir, Messire, je n'aurais pas pu.

Démétrius était parti. Il retomba dans le fond de son fauteuil, abasourdi. Les mots suivants s'enchainèrent sans prendre sens dans son esprit. Son fils ne pouvait pas être parti. Il n'aurait jamais fait une chose pareille. La veille encore... Non, tout ceci n'était qu'un malentendu. Il ne pouvait y avoir d'autres explications. Mais les joues cuivrés détrempées de sa pupille lui serraient le cœur.

— Allons, il reviendra bien vite, Layla.

Mais la petite renifla de plus belle dans une cascade de larmes. Il lui fit signe de venir et sécha doucement ses pommettes.

— Tout ira bien.
— Non ! Non ! Vous ne comprenez pas.

Elle agita de plus belle le billet froissé qu'elle tenait.

— Il... Il... est vraiment parti. S'il vous plaît dites-lui de revenir, supplia-t-elle

Intrigué malgré tout, et l'échine pincée par un frisson de mauvais augure, il se releva la jeune fille qui n'était autre que sa complice.
Ah... Que n'avait-il pas eu le plaisir de le voir courir les demoiselles plutôt que de fuir ses obligations. Son visage se referma aussitôt.

— Et où est-il donc parti ?

Isaure de Céliante, 17 ans [/center]

La peine de cette jeune fille était déchirante. Si Démétrius avait vu cela, il n'aurait jamais su partir, Isaure en était persuadée. Elle se mordit la lèvre, très ennuyée. L'inconfort de sa situation renforcé par l'impression d'assister à une scène beaucoup trop privée. Revenir, revenir… Personne ne pourrait lui demander de revenir, parce que personne n'était en mesure de le contacter.

Lorsque le marquis l'interrogea, elle secoua la tête.

— Je… Je l'ignore, Messire.

Elle déglutit difficilement. Évidemment, c'est aussi ce que n'importe qui aurait répondu en le sachant.

— Je l'ignore, je... Il... il ne m'en a rien dit, vous devez me croire. Quelque part où sa vocation sera entendue, je n'en sais pas plus, Messire.

Et qui savait où cela pourrait bien le conduire ?! Dans le village voisin ? En Europe ? Au nouveau monde ?