[Alternatif] L'apocalypse pour vos gueules

Monsieur le directeur quitta en urgence son bureau : un gardien venait de l'informer de l'arrivée d'un prêtre. L'ecclésiastique ne s'était pas fait annoncer. Sûrement un qui venait de passage faire quelque don à l'institution ou se montrer curieux des pauvres âmes dégénérées qu'elle hébergeait. Tout en avançant, Berlingtham lissa son col immaculé de dévot, passa la main dans ses rouleaux grisonnants avant de presser le pas. Les pans de son strict costume noir claquaient derrière lui au gré de sa marche énergique. Il retrouva une posture placide et grave avant de pousser enfin la porte du vestibule, pour se retrouver face à un curé. Bien mis de sa personne, chevelure poivrée-sel, austère soutane. Il semblait bien sous tous rapports et plutôt flatteur envers l'œuvre de l'Hôpital Général.

-- Mon Père, vos impressions me touchent sincèrement, en tant qu'homme soucieux du repentir de nos pensionnaires. Et en effet, ce n'est que lorsque la vanité et les artifices ne sont plus qu'une âge égarée peut se retourner vers Dieu. J'ose espérer que, comme vous le dite, le Très-Haut nous accorde chaque jour sa grâce dans notre mission.

Il aura incliné le haut du buste pour le saluer, avant de dissimuler derrière un sourire aussi suave que la voix du prêtre son étonnement pour la suite. Aider une âme ? Cela pouvait, au choix, dire que ce curé ne les estimait pas encore assez bien aidées en ces lieux - constat qui serait fort déplaisant et compromettant, surtout s'il ambitionnait de repartir avec un interné rentable... ou bien qu'il souhaitait simplement apporter sa pieuse et humble contribution au sein même de l'Hôpital Général qui faisait déjà de son mieux.

-- Je me réjouis de votre louable initiative, Père d'Anjou. Autant que du fait que notre institution soit parvenue à éveiller votre intérêt. Puis-je vous demander en quoi consiste plus précisément votre dessein et en quoi je pourrai m'y rendre utile ?

Berlingtham espérait surtout qu'il fasse un don. Et qu'il laisse à lui-même ainsi qu'à ses administrateurs le soin du rachat des péchés des parasites à leur charge. Le directeur invita son hôte à prendre place sur un des fauteuils à disposition dans le vestibule. Son regard passa avec son air le plus déférent sur le crucifix au-dessus d'un montant de porte.


La cloche. Du remous. Un visiteur. Édouard fit le moins de bruit possible dans le couloir attenant, où il astiquait le sol paraissait-il pour le salut de son âme. Il put suivre la scène uniquement aux bruits, sans que lui-même ne soit vu : Barlingtham arriva, et ça causa. Oh. Un prêtre, allons bon. Dans le désagréable ton doucereux de ce dernier, le pensionnaire ne sut pas encore dire s'il formulait un sincère compliment pour la crasse rédemptrice de l'institution, ou une moquerie déguisée. Tout en continuant son travail, l'homme attendit la suite pour se faire une idée plus aiguisée.
Une âme meurtrie. C'était quoi ? Une loterie ? Le plus grand des hasards qui allait désigner l'heureuse élue - tant cet illustre inconnu ne connaissait rien des internés mais était déjà persuadé de pouvoir apporter son gros lot de bienfaits à l'un, et un seul. Ou bien ce type avait ses critères. Alors qu'il frottait, le vétéran se prit à se demander desquels il pouvait s'agir : le plus délabré ? Il y aurait l'embarras du choix. Le plus proche de passer l'arme à gauche ? Le plus pécheur et dérangeant aux yeux de Ces Messieurs de la direction ? Il laissa-là ce sentiment de sinistre concours, quand il dut retenir un clapotis grinçant sous son masque en entendant la suite. Pour retrouver la lumière, en effet mon vieux ce n'est pas ici que ça se passe - ces locaux sont généralement plus sombres que ce que doit être le dernier trou de l'enfer.
Bon, ce n'était pas tout mais plus sérieusement, qu'est-ce que ce curé entendait exactement par "aider une âme" ? Edouard écoutera les détails tout autant que ce lèche pompes de Berlingtham. Le muet était déjà inquiet de ce qui pourrait bien encore se profiler de tordu pour un de ses camarades. Il continua son droit chemin le long des dalles, chiffon humide passant de l'une à l'autre.

Ils continuaient dans leurs congratulations réciproques. C'était passionnant tout ça, mais s'ils pouvaient en venir concrètement aux faits, ce ne serait pas de refus, songea le vétéran en planque alors qu'il se demandait ce qui allait bien pouvoir se profiler. Merveilleusement traités. Il manqua d'avaler de traviole un filet de salive, entre deux va-et-vient de sa pâte au sol qui serait bientôt propre comme un sou neuf. Son geste s'arrêta même net à la remarque qui suivit : quand on savait que oui, une fois ici certains pensionnaires n'espéraient plus que mourir au plus vite, il y avait de l'effroyablement vrai dans le possible double sens de ce "retourner à Dieu".

Jambes croisées, mains serrées, Berlingtham hocha lentement la tête aux nouvelles interventions du curé. Dans un de ces sourires comme inspirés par la grâce, le directeur confirma d'un ton qui se voulait plein d'humilité :

-- Qu'elles reviennent vite à Dieu, oui, c'est tout à fait ce à quoi nous mettons tout notre cœur. L'ascèse, le travail et la prière ramènent les égarés à une vie aussi pieuse qu'utile. (Il roula cependant des épaules en s'étonnant de la suite) Votre point de vue est assez singulier, mon Père. Nous croyons ici aux vertus de la collectivité, et je suppose que ce ne seront pas les nombreuses congrégations ecclésiastiques qui diraient le contraire ? Les vertus de la vie monacale, des dévotions en groupe, du travail déjà très applique dans notre établissement... Quel genre de travail envisagez-vous ?

C'était donc bien cela. Le prêtre voulait emmener un de leurs pensionnaires. Au mieux, il fallait l'en dissuader. Au pire, s'il s'accrochait à son idée... lui refourguer l'un des moins rentables. Un aliéné, ou un particulièrement éclopé de ses membres.
Édouard aura repris sa corvée, assuré maintenant que le curé voulait donc effectivement embarquer un camarade... Mais serait-ce pour vivre mieux qu'ici, ou pour subir encore pire ? Comment pouvait-il le savoir ? L'insertion par le travail restait encore bien nébuleuse.

-- Je vois. marmonna Berlintham, songeur : le prêtre semblait décidé à prendre un interné pour son service personnel en dépit des arguments avancés.

Après réflexion, peut-être qu'il serait stratégique d'accéder à sa demande - même si cela privait l'institution d'un pensionnaire utile : la réputation bénéfique de l'Hôpital Général pourrait être assurée, si les bonnes gens de Braktenn apprenaient qu'un des enfermés était revenu à la piété et à la vie active, se trouvant désormais au service d'un prêtre. Oui, bonne publicité. De quoi attirer des dons.

-- Je comprends mieux. Un rapport privilégié du maître à sa brebis égarée, afin de mieux concentrer ses efforts sur elle seule. Toutefois mon père, je ne peux que vous recommander une grande sévérité : beaucoup des individus que nous avons sont difficiles. (Il se retint de froncer les sourcils : un pensionnaire instruit. Voilà qui réduisait le champ des possibilités.) Vous feriez donc confiance à un... parasite... pour tenir vos registres et recevoir des fidèles dans le lieu saint qu'est votre église ? Nous faisons ici tout ce qui est en notre pouvoir, mais malgré tout, il est des cas pour lesquels le repentir est encore loin d'être effectif.

Édouard se fichait des laïus de Berlingtham qui défendait seulement son bout de gras et cherchait l'option la plus rentable. Il s'étonna plutôt de directives du curé : venir jusqu'aux bas-fonds de l'Hôpital Général chercher un gueux qui ait un minimum d'instruction, voilà qui n'était... pas courant. Il s'attendait plutôt à des travaux ingrats. Surtout que les malheureux capables de lire et écrire ne devaient se compter que sur les doigts de la main, ici. Serait-ce pour avoir à le payer trois fois rien ? Plutôt que de passer une annonce en ville et devoir rétribuer d'un salaire décent une personne jugée encore respectable. Et comme Berlingtham pour le coup, le muet trouva surprenant que ce père d'Anjou soit prêt à confier l'accueil de ses paroissiens à une prétendue âme déchue. Excès de confiance ? Plan franchement louche ? Manque de croyance de ce drôle de prêtre dans le caractère pécheur des enfermés de ce lieu ? Ce type l'intriguait de plus en plus.
Il se demanda un instant ce que ce serait, de partir avec lui. De quitter l'Hôpital Général après dix-sept longues années. Cette hypothèse lui paraissait encore si irréelle, dans son interminable enfermement. Et pourtant, des détenus sachant lire et écrire, ils n'étaient pas des masses dans ce cas. Ce pourrait-être lui. Édouard restait cependant sur ses gardes : ce prêtre racontait-il des salades pour faire bien devant le directeur, mais exploiter ensuite sa brebis ? Ou pouvait-on espérer en lui ? Et Théa... Et s'il devait brusquement la laisser là...

-- Je vous en prie, mon Père, donnez-vous la peine de me suivre, nous allons chercher votre futur travailleur, reprit Berlingtham en invitant son hôte à se lever à sa suite.

Travailleur. Bien sûr pas une femme, pour se mettre au service d'un ecclésiastique, songea l'administrateur. Ils n'eurent que quelque pas à faire dans le couloir adjacent pour tomber sur Édouard, accroupi à frotter le dallage. Berlingtham marqua un léger recul surpris : il ignorait que celui-là se trouvait ici. Il se retint de se racler la gorge : non. Pourvu que ce ne soit pas lui que le curé prenne. Sa paire de bras et ses jambes valides lui étaient très rentables, quand bien même cet enfermé était souvent aussi toqué qu'agaçant. Il invita donc le prêtre à continuer leur chemin comme si le défiguré ne comptait pas.
Mais Édouard n'avait pas l'intention de laisser passer cette jolie occasion de tâter le terrain avec ce curé. Sans s'arrêter dans sa corvée, il leva ostensiblement la tête vers lui, révélant ce masque qui lui couvrait tout le bas du visage depuis le dessous de son nez. A l'abri de ses sourcils arrondis dans une drôle d'expression d'accueil jovial - comme si de rien n'était - ses grands yeux allèrent sans crainte rencontrer ceux du père d'Anjou. Les iris du muet faisaient comme deux perles vertes au milieu de cet univers d'obscurité et de crasse. Le numéro 93 était cousu au côté de sa vieille blouse déchirée. Une ardoise se balançait devant sa poitrine au gré de ses mouvements alors qu'il astiquait en va-et-vient.

-- Voilà qui me rassure. N'hésitez pas à sévir aussi souvent que nécessaire, approuva le directeur avant de se lever.

Une main ferme et douce. Sortie du contexte, cette phrase pourrait être coquine, mon Père, se dit Édouard avec un fond de malice dans les yeux, toujours à quatre pattes derrière le mur. Son consciencieux nettoyage du parterre commençait à ralentir alors qu'il écoutait. Il arqua un sourcil : écrire, garder une église, recevoir des gens - un travail difficile ? Peut-être dans un autre registre oui - humain et intellectuel - mais le vétéran trouva ces affectations cent fois plus reposantes que récurer sols et murs, pelleter des cendres, frotter des chiottes, porter de lourdes charges à longueur de journée, amasser du bois, se détruire les mains à des dépiautages de cordes ou à des heures de lessive... Est-ce que ce prêtre fréquentait des gens de très basse condition et avait seulement conscience de la pénibilité de ce type de besognes ?
Il termina d'astiquer ses dernières dalles quand Berlingtham et son visiteur s'arrêtèrent vers lui. Le vétéran sentit que l'administrateur aurait préféré continuer sa route - c'est qu'il lui était trop rentable pour le laisser aller avec le père d'Anjou - mais pas de chance : il jugea intéressant d'arrêter d'un regard l'attention de leur hôte. Édouard se releva, découvrant au passage au curé sa taille de grande perche. L'homme recula - sans doute par réflexe à la vue du masque. Normal. Peut-être aussi parce qu'il ne sentait pas la rose.
Le prêtre se décida alors à accorder un regard au sol - à son ménage. Il acquiesça à sa question. La suite le fit ciller, amusé : il devait faire référence à la prestation de léchage à laquelle le directeur et lui venaient de se livrer. Directeur qui, quant à lui, croisa les bras et observa un peu ailleurs pour voiler son air pincé. Édouard eut presque de la peine pour lui : il manquait d'attention le pauvre. Quant à répondre au prêtre, une craie aussitôt sortie de sa poche rapiécée fusa sur son ardoise et il tendit :


Il retourna le support et acheva :


Berlingtham serra les dents et commença à marquer son impatience, croisant les doigts et tapotant ses pouces. Non sans un discret regard un tantinet menaçant pour l'interné. Il poussa un soupir las et se tourna vers Thierry, navré, alors qu'au fond de lui la tournure des choses venait de le réjouir : au moins, si l'insolence du 93 pouvait empêcher le prêtre de repartir avec cette efficace paire de bras et jambes. Toutefois, la politesse voulait qu'il présente des excuses au père d'Anjou :

-- Oh, mon père, je suis navré. Il est toqué. (Édouard sourit des yeux comme s'il venait de recevoir un compliment.) Et indiscipliné. (Édouard plia légèrement les jambes et pencha la tête dans un mouvement honoré.) Et stupide. (Édouard fit un petit moulinet des doigts à côté du menton qu'il n'avait plus, dans une parodie de réaction flattée.)

Arriva une question plus sérieuse : la raison de son visage couvert. Édouard retrouva une attitude plus grave. Il porta les mains sur son masque. Il appuya dessus. Encore. Encore un peu. Le père d'Anjou verrait que le tissu s'enfonçait en arrière dans rien du tout : un énorme trou de dessous son nez jusqu'à la naissance de son cou. Non, il n'était pas malade. C'était dommage : peut-être que l'homme de Dieu aurait pu lui faire une miraculeuse imposition des mains - ferme et douce, puisque ça avait l'air de le connaître.

Le prêtre semblait bien prendre ses blagues. Bon, le personnage commençait à faire meilleure impression à l'interné. Il hocha la tête d'un air entendu et allait griffonner une réponse du bout de sa craie, quand Berlingtham les interrompit en... présentant des excuses pour l'attitude de son pensionnaire, avant de l'insulter. Édouard avait l'habitude : il préféra répondre par ses mimes farceurs, mais à son grand étonnement le père d'Anjou réagit au-delà de ses espérances. Le directeur au contraire ne s'attendit pas une voix aussi froide. Il entreprit d'expliquer :

-- C'est que, Mon Père, vous ne le connaissez pas. Je vous assure, nous nous demandons quelle mouche le pique parfois.

L'invalide haussa nonchalamment les épaules : boh, que l'on parle de lui comme s'il n'était pas là, de cela également il s'était accoutumé par la force des choses. Mais la suite du discours le surprit. Il en écarquilla les yeux, même pas amusés pour le coup, ni réjouis, juste interloqués. Lui demander pardon ? Il avait bien entendu ? A en croire les prunelles aussi rondes que des bols de Berlingtham, lui aussi se demandait si cela venait de se produire. Effaré, le supérieur secoua la tête comme quand on se réveille d'un drôle de rêve. Il resta deux secondes penaud, puis jugea utile à la sauvegarde de la réputation de son établissement de faire ce qu'ordonnait le curé. Quoi que tout de même, il commençait à se demander de quel côté il roulait, celui-là. Après un raclement de gorge, il dit en englobant du regard le 93 et le visiteur :

-- Je me suis laissé emporter. Je vous présente mes excuses. (Cela avait été fait aussi vite et avec la même pénibilité que lorsqu'on arrache un pansement. Puis, à Thierry) Je n'y manquerai pas, je me confesse déjà régulièrement, mon père.

Eh bien ça doit être du joli, j'espère que l'officiant réserve sa journée, déplora Édouard, qui tenta de chasser la mine facétieuse qui lui venait. Il redevint sérieux au moment de montrer à Thierry la raison de son masque. Le vétéran ne s'attendit pas à ce que, soudain, le prêtre avance lui-même la main pour la fourrer - comme ça, sans demander ou rien... - dans le creux de son tissu. Mais... non d'une pipe, ça ne lui avait pas suffi que lui-même lui montre juste avant ? Apparemment, ce gars ne se contentait pas de toucher avec les yeux mais avait la main vite promeneuse. Pour le coup, Édouard émit un ronron légèrement contrarié. Il en resta là toutefois, et retrouva aussitôt une attitude neutre : après tout, le père d'Anjou venait de sacrément prendre sa défense juste avant, il ne fallait pas être trop gourmand. Du reste il était déjà arrivé au muet de se faire palper le trou - voire carrément baisser le masque - par des individus tout à fait décomplexés... il n'en était pas à sa première fois. Il passa outre, d'autant que pour le reste il se sentait moins méfiant du religieux.
Aux dernières questions, Édouard fut assez impressionné que le père d'Anjou devine aussi aisément que cela l'explication de son visage émietté. Soldat. Ce rappel de son passé si lointain - celui qui avait à ce point bouleversé sa vie - lui faisait toujours quelque chose bien qu'il n'en montrât rien. Il se concentra de nouveau sur l'ardoise pendue à sa poitrine, la reprit en main et écrivit :

Le curé ne semblait pas convaincu. Il ne restait donc qu'à serrer la mâchoire et attendre qu'il termine son numéro avec le 93. Le directeur manqua de s'étouffer à la nouvelle suggestion. Laver les pieds des internés. Et puis quoi encore ? La différence était tout de même que les disciples de Jésus n'étaient pas des parasites condamnés - et que le Christ n'avait pas accompli ce geste pour expier quoi que ce soit ! Il était le Christ, individu sans péché. La comparaison ne tenait pas long feu, mais Berlingtham n'eut pas foi de rentrer en confrontation. Il acquiesça. Il ferait de toute manière ce qu'il voudrait - autant dire rien - une fois que celui-là aurait fichu le camp. Pour l'heure, l'administrateur déploya toute son énergie à demeurer placide, à retenir son envie de mettre ce curé dehors et d'étriper cette demi-tête d'Édouard.
Le pieux conseil du lavage de pieds manqua de faire pousser une série de tressautements amusés au vétéran. Il s'en garda toutefois : l'amusement brillera assez dans ses prunelles en rencontrant celles du père d'Anjou. Bon, même si ce n'était pas évangéliquement très conforme, la seule idée était rigolote - comme la vision de Berlingtham devant se livrer à un tel exercice. Le pauvre, il ne s'en remettrait jamais. Et en vérité, Édouard n'aurait même pas envie de se faire ne serait-ce que toucher par ce type, même pour un lavage de pieds. En tout cas, le directeur rongeait son frein - ce qui devait déjà lui être une punition d'une telle dureté, un tel moment d'humiliation. Le vétéran était dans un bon jour : il n'en rajoutera pas une couche. Il songea plutôt à répondre au curé, dont il choisit d'ailleurs d'oublier pour ce coup-ci son geste franchement malheureux envers son visage détruit.


Précisa-t-il quant à son nom complet. Sa craie aura été fébrile. Et ses grands yeux verts, très émus. Des années qu'on ne lui avait demandé cela. Qu'on l'appelait "le 93" dans le meilleur des cas, "la demi-tête" ou "le déglingué" dans le pire. Édouard Josse. Il était Édouard Josse... Un simple rappel qui pulsa une certaine mélancolie dans son regard, en même temps que le bonheur d'énoncer son identité. Il s'agissait peut-être même là de tout ce qui lui restait, même si "Édouard Josse" - le campagnard de quinze ans, l'apprenti potier - n'existait certainement plus ailleurs sur cette terre : sa famille, ses anciens amis, son village devaient le croire mort. Et c'était peut-être mieux. Au sortir de toutes ces pensées, il eut pour Thierry un regard presque comme un enfant reconnaissant de s'être vu restituer quelque chose d'infiniment précieux.
Le père d'Anjou ordonna de repartir avec lui. Son choix venait donc de s'arrêter. Une longue série de hoquets en saccade firent office de rire bon joueur de la part du vétéran, en s'entendant appeler "ce garçon". Quand même ! Il avait trente-cinq ans. Il secoua la tête dans une petite moue faussement vexée, puis signa son âge au prêtre avec ses doigts. Mais après tout, au fond il voulut bien l'admettre : oui, il devait avoir encore beaucoup d'un "garçon"... pour n'avoir plus rien connu du monde extérieur depuis ses dix-neuf ans. Soudain, le directeur brisa le moment sympathique d'un avis contraire à la demande de l'encombrant visiteur :

-- Êtes vous certain, mon père ? Vous voyez bien, il est muet et impertinent. (Voilà, cette fois-ci, il aura fait attention à ne pas l'insulter.) Ce n'est sans doute pas l'idéal pour assurer un accueil dans votre paroisse. Je peux sans doute vous présenter des pensionnaires plus conformes.

Bon. C'était clair, le directeur voulait le garder... Édouard écoutera les négociations, ne doutant pas une seconde que le prêtre aurait encore d'autres tours dans son sac. Un autre problème lui surgit en même temps à l'esprit. Ses camarades... Théa... Pourrait-il dire au-revoir ? Ou mieux encore ! S'il s'avérait à la longue que les choses se passaient bien auprès de ce curé, pourrait-il solliciter auprès de lui la sortie de l'Hôpital pour sa protégée ? Les hypothèses tournaient sous son crâne. Mais une chose après l'autre : il serait sous peu fixé sur son propre sort.

Le courant passait bien, c'était clair pour Édouard - peut-être même aux yeux de Berlingtham mais il n'avait plus grand chose à dire. Puisque le curé désirait tant que cela repartir avec cet éclopé, soit. Même si la perte matérielle ne serait pas négligeable pour l'institution, râla le directeur intérieurement, derrière un sourire de dévotion sur le retour. Le vétéran hocha la tête à la réponse du prêtre quant à son âge : en effet, ils n'étaient pas éloignés. Quant à servir d'exemple dans ses sermons, il fut tenté de répondre avec une mine rieuse qu'il ne demandait pas tant d'honneur, et n'était vraiment pas sûr d'être un si bon exemple de piété que ça, cependant il valait mieux rester encore un minimum prudent devant l'autre lèche pompe et ne pas trop faire montre de complicité.
Berlingtham dut céder. Bien à contrecœur, il acquiesça aux arguments du père d'Anjou qui prenait en quelque sorte son établissement à son propre jeu : œuvrer à la repentance des parasites - cet encombrant curé ne voulait faire que cela. Il lâcha un mielleux :

-- Très bien, Mon père. Veuillez me suivre.

Il le mena vers une table où se trouvait encre, plume, tampon et papier. Il rédigera rapidement l'acte par lequel "L'interné Édouard Josse est par la présente autorisé à quitter l'Hôpital Général de Braktenn, et placé sous les ordres du père Thierry d'Anjou pour une pieuse et bonne réinsertion dans la société par son labeur et ses efforts moraux. Tout droit est donné à son nouveau tuteur d'agir avec lui comme il en jugera bon. Obligation lui est faite de lui verser un salaire minimum par lui décidé." Les formules protocolaires. Il signa, donna un coup de tampon aux symboles de l'institution, puis tendit la plume au prêtre pour qu'il appose à son tour la marque.
Édouard regarda ailleurs, l'air désinvolte. Il s'efforça de ne pas penser au fait que même s'il n'avait pas de M à l'épaule - puisqu'il paraissait que c'était la marque des esclaves de l'Empire - et même s'il recevrait un pécule, l'Hôpital Général avait manifestement le droit de le céder comme un cheval. Au moins, tout venait de le conforter dans l'impression que les choses n'iraient pas mal avec cet étonnant curé. En tout cas, ce serait difficilement pire que la vie dans cette institution. Une fois encore, il pensa à Théa. Il se jura de ne pas l'abandonner. Le vétéran attendrait juste d'être sûr et certain de la qualité de vie auprès du père d'Anjou. Il ne l'avait vu qu'en démonstration devant Berlingtham : restait à connaître ce que valait profondément l'homme dans son quotidien. Alors, si la bonne impression se confirmait, il évoquerait sa protégée. Édouard était certain qu'avec son bagout, le curé de Saint Eustache trouverait un moyen de la tirer de cette prison, elle aussi.

Pendant les formalités administrative, le muet se sentit une étrange boule au ventre, puis pris d'une sensation de moiteur flottante - celle du demi-songe. Qu'il allait sortir, vraiment sortir de là... après dix-sept ans... cela ne rentrait pas encore en bonne et due forme sous son crâne. Une vague nausée s'installa en lui : celle du vide. Il allait rencontrer le dehors comme un véritable inconnu, suite à tant d'années d'un genre de mort. L'impression lui était encire si bizarre qu'il ne trouvait pas encore en lui la capacité de se réjouir.
...Et puis ! Une autre priorité sauta dans la foulée à son esprit pragmatique. Il ronronna, attirant l'attention du directeur et du prêtre. Il se plaqua une main au ventre, la fit tourner - miment la faim - et de l'autre main il agita le pouce devant son masque. Berlingtham comprit. Il alla glisser quelques mots à un gardien qui ne fut pas long à revenir avec un sac miteux tendu à Édouard. Ce dernier s'en saisit et l'ouvrit pour vérifier que tout y était : la moulinette pour réduire divers aliments en bouillie, ainsi que deux gourdes équipées chacune d'un tuyau.

La précision énoncée par le prêtre, le plus naturellement du monde, interrompit Berlingtham dans sa signature. Il écarquilla les yeux. Avait-il bien entendu ? Dix rilchs par jour pour ce... parasite ! Il se moquait de lui. Il rongea son frein. Bon, après tout ce curé faisait ce qu'il voulait d'Édouard à présent. Et libre à lui de jeter son argent par les fenêtres pour un déglingué. Il acheva de parapher ce qui donnait au père d'Anjou la propriété du N° 93. Le muet quant à lui aura hoqueté à s'entendre promettre une telle somme. Là encore, il attendait de voir : le prêtre disait ce qu'il voulait devant le directeur qu'il se faisait un plaisir d'humilier. Mais ensuite... Et puis où trouverait-il cet argent ? N'en priverait-il personne d'autre ?
Il garda ses questions et observa Thierry signer. Quant vint sa demande, il secoua la tête en lui montrant sa moulinette à nourriture et ses gourdes à tuyaux da son sac : il ne possédait que cela. Et ses guenilles, une ardoise et des craies. Rien à aller prendre. Quant à la seconde proposition, elle pulsa une lueur d'émotion dans ses pupilles. Oui... Il avait des camarades d'infortune. Il voulait les voir une dernière fois. Lentement, Édouard acquiesça. Ce "tu" par ailleurs sut lui plaire : ce n'était en rien une marque de supériorité de la part du visiteur, mais au contraire l'occasion d'une connivence qui s'installait. Il partit, d'un pas moins décidé que d'ordinaire tant l'émoi le chargeait.

Les adieux se firent. Oh, cela prit un petit temps : celui des embrassades dans le dos d'un gardien, celui des larmes, des explications fourniers sommairement à l'aide de son ardoise. Quelle horreur de savoir que, eux tous, ils n'allaient probablement jamais quitter cet endroit de malheur. Édouard dût lutter contre le sentiment d'une chance insolente qui lui souriait, contre la honte et l'impuissance pour le sort de ses compagnons de galère... Sortir... qui aurait cru que ce soir aussi simple ? Et aussi fou en même temps ? Qu'il suffisait du bon vouloir d'un individu extérieur - qui pour l'écrasante majorité des enfermés ne viendrait jamais. Avec Théa, il y eut des pleurs qui fendirent le cœur du vétéran. Voir partir son "grand chat ronronnant" la peinait tant. Le muet s'en demanda s'il n'aurait pas mieux fait de rien dire, mais se résoudre à partir sans une étreinte pour elle était au-dessus de ses forces. Et puis... il ferait tout sans délai pour convaincre le prêtre de revenir la chercher - s'il s'avérait digne de confiance. Mais ça, il ne pourrait le promettre à Théa tant que lui-même n'aurait acquis de certitude.
Édouard revint dans le hall, chargé de gravité. Pas le cœur à écrire ni à blaguer. D'un hochement de tête et d'un regard souriant, il signifia au père d'Anjou qu'ils pouvaient y aller. Pourvu... oh pourvu que cela aille comme il le souhaitait pour Théa. Avec ce qu'il venait de voir de ce curé, Édouard était au moins persuadé de son bagout : il saurait y faire, pour revenir la soustraire à cet enfer.

-- Au revoir, mon père, le salua le directeur dans un faux sourire qui lui coûtait tant. Bon débarras et ne revenez plus.

Le vétéran le lui accordera pas un regard. Pas de colère. Pas de rancune. Juste l'indifférence. Il ne lui restait désormais qu'à suivre le curé là où il voudrait l'emmener. Pour la première fois depuis dix-sept ans, il allait revoir le monde... Ses jambes en tremblèrent presque. La moiteur pendrait un petit temps à se dissiper, à mesure que sa nouvelle réalité s'encrerait en lui.

En sortant de l'hôpital général, Thierry emmena directement son nouvel employé à l'église. Il marchait la tête haute en veillant à garder un léger intervalle entre lui et l'infirme. Il y avait obligation de respecter les hiérarchies sociales, surtout en pleine rue. En arrivant, le prêtre aperçut quelques fidèles entassés ici et là dans la nef ou une chapelle. Attendaient-ils une messe ? Qu'ils prient donc ! Il paraitrait que le Ciel répondait aux espoirs si l'on mettait assez de coeur.  Son regard aperçut en passant une jeune femme des plus jolies installée sur un banc. Il s'arrêta pour la saluer, elle, et lui adressa quelques paroles.

"Quelle belle candeur dans votre foi ! Je suis touché !"

Elle le remercia du bout des lèvres, timide, et il toucha un instant son épaule avant de repartir. quelques mètres plus loin, son pied buta sur une bouteille et il faillit perdre dessus l'équilibre. Il se tourna alors vers Edouard d'un air calme, ayant perdu tout de la suffisance adoptée à l'hôpital.

"Pourrais-tu ramasser touts ces bouteilles ?. C'est un capharnaüm ici. On se demande qui les sème !"

Deux hommes en discussion non loin de là pouffèrent. Le prêtre laissa là l'infirme et s'éloigna vers la cellule pour dégager du fond de la pièce un baquet. Il avait eu largement le temps de sentir l'odeur répugnante de l'ancien soldat et elle méritait un bon bain. La perspective d'aller chercher l'eau à la pompe ou à la fontaine sur le parvis l'ennuyait. C'était une tâche bien trop difficile et indigne de ses capacités. Par ailleurs, pourquoi se fatiguer ? De l'eau, on en avait ici sous la main à profusion ! Le prêtre alla ouvrir l'armoire et remplit peu à peu la baignoire par de l'eau  bénite. Edouard le remarquerait-il ? Il secoua les épaules. Et alors ? L'important était d'être propre. Par ailleurs, se laver dans une telle eau cela assurerait la purification de l'âme et corps.

Quand le bain fut prêt, Thoerry alla appeler à la porte de la cellule son employé :

"Edouard ! Tu reprendras plus tard. Viens te laver. Tout de suite."[/color]

Sortir de cette prison jeta pêle-mêle à Édouard tant de sensations ! Se promener dans les rues, retrouver le soleil, voir autour de lui des gens autres que les gardiens et les malheureux en haillons marqués d'un numéro. Des gens vivants... Vivants ! Heureux, ou du moins animés par un voire plusieurs buts dans leur existence. Et les bruits de la ville, et les odeurs et les couleurs ! Le vétéran ne reconnaissait plus rien de Braktenn. Dix-sept ans... Il les sentit passer, et se trouve âgé l'espace d'un instant. Pourtant, au contraire il allait renaître. Certes en tant que serviteur d'un prêtre dont il ignorait encore tout, mais rien ne serait sûrement pire que l'Hôpital Général. Il marcha donc avec rythme et détermination derrière lui. Bras en balancier, regards portés de tous côtés, et en l'air, tantôt ému, tantôt s'écarquillant.
Le père d'Anjou marquait la distance hiérarchique le long de ce chemin. Boh. Si ça lui faisait plaisir. Et Édouard avait autres choses auxquelles s'intéresser. Redécouvrir la capitale. Même si malheureusement, il dut essuyer des regards déplacés, pour ses guenilles, l'ardoise à sa poitrine et son masque... Il les avait oubliés, ces lorgnades: dans l'Hôpital Général, tout le monde était habitué à sa présence comme à un meuble - et à son infirmité. Tant pis ! Il rendait un regard souriant et léger à qui le dévisageait. Passer pour un toqué, au point où il en était.

Ils entrèrent à l'église. Par réflexe, le vétéran se signa : aujourd'hui, il avait l'optimisme d'avoir envie de croire en le Très-Haut. Ce qui n'était pas le cas tous les jours mais aujourd'hui, s'il y avait un Bon Dieu il voulait lui rendre ses respects. D'un signe de croix rapide et naturel toutefois, sans pompe. Il vit alors le curé s'intéresser à une très jolie paroissienne. Est-ce qu'il la connaissait plus particulièrement pour lui adresser ces mots ? La petite semblait bien timide en tout cas. De nouveau, des gens lorgnèrent sur son masque et ses guenilles. Il rendit d'un hochement de tête les rares saluts qu'on lui adressait.
Un peu plus loin, Édouard s'étonna soudain de voir le prêtre buter sur une bouteille. Il haussa les sourcils, puis plongea les yeux au sol pour observer lesdites bouteilles. Eh bien, eh bien ! Il y en avait un certain nombre. Édouard écrivit :


Il se pencha, en saisit une et observa l'étiquette avec une parodie d'attitude empruntée d'œnologue. Du pif de très moyenne qualité à en croire les inscriptions et le degré d'alcool. Édouard dodelina de la tête et agita la main dans un faux geste de mépris de fin connaisseur, jugeant "moui, passable". Plus sérieusement, c'était du joli. Qui laissait tout ça là ?! Il eut un début de réponse... et même l'idée d'une réponse assez précise quand des hommes pouffèrent en regardant vers le prêtre. Ah. D'accord. Il croisa les bras, quand le prêtre lui demanda de ramasser, et arqua un sourcil mutin à son "on se demande qui les sème". Saisissant son ardoise, il rétorqua :


Sur cette pointe accompagnée de son regard fait félin, il s'accroupit tout de même et entama le ramassage. Puisqu'il serait de service ici dorénavant. Bon... Pour Théa, on allait encore attendre un peu. Où était-il tombé ? Tout de même, pas très chrétien tout ça. Le vétéran oscillait entre se scandaliser et être amusé. Il y avait un peu des deux dans cette situation... singulière ?
Alors qu'il ramassait, que les bouteilles vides s'alignaient dans un coin discret du bâtiment saint en attendant la prochaine allée aux ordures, le père d'Anjou l'appela. Pour se laver. C'était gentil, ça. Il nota bien le "Tout de suite" - façon polie de signaler qu'il schelinguait, que l'air de l'endroit ne souffrirait aucune attente pour purification. Et qui amusa Édouard, dont les épaules tressautèrent en petit rire. C'était bien vrai qu'il fouettait autant que ses haillons. Il abandonna les bouteilles, entra dans la petite pièce et découvrit la vasque... déjà remplie ? Ses yeux s'arrondirent. D'où sortait toute cette flotte ? Pas un seau à l'horizon. Il plaisanta :


Et quand même, plus sérieusement - et sincèrement reconnaissant en désignant la baignoire :

Un sourire. Bon, le prêtre avait l'air d'apprécier ses blagues - le courant pourrait passer entre eux. Et puis il ne l'avait pas volée, celle-là. Il ouvrit les bras dans un pastiche de "A-men" quand le curé lui retourna en guise de bonne excuse ce que chacun savait quant aux voies du Ciel. Une petite moue d'Édouard accueillit cependant cette justification de l'homme occupé - oh, c'était un peu de mauvaise foi, ça : qu'est-ce que ça coûtait, d'aller poser sa bouteille dans un lieu prévu à cet effet ? Autrement dit, pas le sol d'un lieu saint. Et pas davantage de temps que ça n'en prenait à des subalternes qui devaient, eux aussi, être occupés. Du reste, que devaient en penser ses paroissiens ? Plus cela allait, plus le vétéran se disait que le prêtre n'en avait rien à faire, de l'avis de ses brebis. D'un côté, ça plut au muet et l'amusa, de l'autre... les pauvres gens qui devaient s'en remettre à un type comme ça. Est-ce qu'ils étaient nombreux de son style dans les ordres ?
Mais pour l'heure il suivit le père d'Anjou à l'abri, vers un grand baquet d'eau apparemment préparé pour son baptême - son bain, au choix. Surtout quand Édouard apprit ce qu'il avait mis dedans ! Et maintenant, Dieu faisait de la magie, allons bon. Joueur, il retourna :


Les miracles, n'étaient-ils pas une forme de magie quand on y réfléchissait ? Le muet était prêt à admettre ce de surnaturel de la part du Seigneur, après tout il n'en savait rien... mais alors pourquoi enquiquiner d'autres avec des histoires de magie proscrite ou nécessairement démoniaque ? Il haussa les épaules et laissa-là ces questions quand le geste de Thierry lui confirma que c'était de l'eau bénite qui emplissait ses divines ablutions à venir. Une série de "roh roh roh roh" qu'on ne saurait dire effarés ou amusés quitta la gorge d'Édouard, lui gonflant le masque comme un ballon. Ce curé n'avait donc vraiment aucun respect pour tout ce qu'incarnait sa fonction ?! Il plaqua une main à son front, rosit à l'idée de ce que plus d'un qualifierait de blasphème : lui, il n'était pas certain de croire tous les jours, mais avait ce respect des classes populaires pour les symboles de Dieu, si le bonhomme existait. Édouard secoua la tête et se permit de demander :


Bon après tout, c'était fait. Il n'allait pas cracher sur ce bain. Plus rieur, il acquiesça aux derniers mots du père d'Anjou et ajouta :


Quand il sera laissé seul, Édouard retirera son ardoise, dénouera son masque, tombera ses haillons sans regret. Par réflexe, il plaqua les mains devant l'énorme trou entre son nez et son cou... et s'assura de coups d'yeux ici et là que personne ne le verrait, pas même par la petite fenêtre dont il alla tirer le volet. Il s'assit dans l'eau, récupéra la brosse et le savon. Dix-sept ans sans avoir le temps d'une toilette au-delà de quelques secondes précipitées à devoir se frotter urgemment, sans la moindre intimité avec les autres camarades, avant de devoir passer à toute allure le savon à un codétenu. Édouard ferma les yeux, inspira dans un bruit rauque.
L'eau noircissait à une telle allure que cela lui fit un choc. Ce n'était pas que la crasse de son corps qui partait, mais aussi toute cette saleté de vie de chien... Combien de temps prendrait-elle vraiment à se décoller de lui ? Et combien de temps - le plus bref possible ! - avant de pouvoir en sortir aussi Théa ? Le muet commença à se détendre, à se frotter. Il faisait extrêmement attention à ce que jamais de l'eau n'aille au-dessus de ses épaules ! Ce n'était pas comme s'il pouvait fermer la bouche. Pour son visage, il y alla comme de coutume très délicatement, du bout de ses doigts. De même pour ses cheveux, pour le lavage desquels il lui fallait pencher la tête très en arrière. Prendre de l'eau dans sa béance serait impensable.

Thierry n'était pas peu fier des réactions d'effarement que son comportement provoquait sur son tout nouveau serviteur.  C'était si bon d'avoir un public pour se divertir de ses plaisanteries. Un public intelligent, cela s'entendait, bien sûr. Pour les brebis qui bêlaient dans son église, il était largement servi. Son sourire s'étira lorsque l'infirme traça son message sur l'ardoise. Une pensée hérétique ? De sa part ? Quelle idée ! Il répondit de son ton doucereux :

"Pourquoi une telle surprise ? Chaque jour, lors de la messe, je change le vin en sang, alors pourquoi ne pourrais-je pas faire apparaître de l'eau?"

Il tourna la tête, brièvement, et poussa un soupir.

"Quel dommage de ne pas avoir conservé les sacrifices es païens, non  ? Sacrifier un animal changer son sang en vin, cela, ce serait bien plus intéressant !"

Le prêtre contempla l'ancien soldat émettre de particuliers sons et supposa à une sorte de rire. D'amusement ou de nervosité ? Lui sourit, plus que fier de son succès. Que la farce était drôle ! Meilleure encore que celle que les comédiens jouée sur les tréteaux. Edouard se ressaisit et traça un nouveau message. Il désirait connaître son histoire ? Quelle excellente idée ! Il la lui conterait au soir, au souper ou coucher.

"Nous verrons cela ce soir, mon garçon, si tu as été sage."

Edouard semblait se détendre et transcrivit une remarque sur l'établissement qui l'avait retenu pendant de si longues années loin du monde extérieur. Le prêtre ne pouvait comprendre il avait pu survivre aussi longtemps. A sa place, il serait devenu fou ou aurait fini par tuer quelqu'un. Tout aurait été bon pour avoir un prétexte de sortir. Même si c'était pour se retrouver sur l'échafaud. Malgré sa peur de la peur de la mort, il préférait pourtant la corde à la réclusion. Son visage était redevenu étonnement grave, dépourvu de toute moquerie.

"Je doute que ce imbécile de directeur ait eu un jour le moindre souci pour vos âmes. Il préférait sûrement réfléchir à commenter entasser le plus de malades dans une seule pièce de ce cloaque."

Sur ces paroles, Thierry se résolut à laisser Edouard profiter de l'intimité du bain et quitta la cellule. Pendant le temps que durera les ablutions, le prêtre se retira au confessionnal écouter les confessions de ses fidèles. Si dans les premiers, il essaya d'être sérieux, peu à peu, il ne put s'empêcher de revenir à son naturel qui lui faisait donner des pénitences absurdes. De cette manière, quand Edouard quittera la cellule, il découvrira un homme devant la croix, une jambe en équilibre, occupé à prier, une femme accroupi devant une statue de la Vierge, les mains sur la tête et un autre homme qui essayait désespérément de marcher sur les mains. Depuis la grille du confessionnal, tout en écoutant un récit inintéressant Thierry s'amusait de ces paroissiens qui écoutait bêtement ses recommandations.

Répondit-il en haussant les épaules. C'était... étrange. Et sinistre. Les miracles, le partage d'un repas, la communion des croyants autour de mêmes buts, ça lui parlait. Mais le martyr, le sang, la rédemption, le corps en nourriture, ce genre de choses lui inspiraient une répulsion redoublée par cet enfermement où on ne leur présentait que ces aspects les plus sombres du Seigneur. Il grimaça aux sacrifices païens. Il n'y connaissait rien, mais pourquoi critiquer un rituel sanglant d'un côté si c'était pour être nostalgique d'un rituel proche dans d'autres cultes ?


Il souffla de rire à ce nouveau "mon garçon". Quant à être sage, fallait voir. Il hocha la tête : d'accord pour une soirée confidences, alors, et le muet était désormais curieux de ce qui avait bien pu faire de ce prêtre ce qu'il était. Édouard s'apprêta au bain quand le père d'Anjou souligna - après sa répartie - ce qu'il pensait de ces directeur d'Hôpitaux Généraux. Il ne put qu'approuve ce que le prêtre avait bien saisi :


Il s'en était bien vite rendu compte dès ses premiers jours d'entrée dans l'institution il y avait... si longtemps. Mais déjà, Thierry el laissait et il lui fallait se laver. Édouard prit son temps - pas trop non plus, et sortit du baquet avec une certaine légèreté à l'âme. Se sentir propre et voir définitivement derrière lui ses années d'enfermement, sous la forme de cette eau noire qu'il aurait probablement à aller vider dans les heures à venir. Faute de nouveaux habits pour le moment, il repassa sa vieille blouse. Il prit soin de remettre son masque, son ardoise sur sa poitrine, et décida de retourner faire un petit tour discret hors de la cellule.
Le vétéran prendra bien soin de ne surtout pas se faire remarquer. Il se déplaçait pieds nus, silencieux, derrière la série de colonne. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant un pauvre diable qui peinait à cloche-pied devant la croix, une femme main sur la tête devant la Vierge, et encore un autre qui faisait des acrobaties. Cela n'avait pas franchement l'air de les amuser. Édouard secoua la tête, sonné. Un coup du père d'Anjou. Il était sérieux ?! Après un dernier regard navré sur le trio funambule, il fit demi-tour, attendit la fin des confessions pour se retrouver seul devant Thierry. Édouard ne fut pas franchement d'humeur joueuse pour le coup quand il demanda :


D'un petit haussement du nez sur le côté, il désigna l'autre versant de l'église, puis signa des positions acrobatiques avec ses doigts. Le curé comprendrait.

Du sang animal ? Des sacrifices de vierges et d'enfants ? Édouard grimaça. Il ne put qu'approuver la conclusion du curé : aussi déconnant que soit le christianisme sur beaucoup de points - comme toute croyance apparemment - s'il avait mis fin à ce genre de choses, ce n'était pas rien et on ne pouvait pas lui retirer ça. En tout cas c'était ce que disait Thierry - le gars du peuple sans instruction que, lui, il était, ne pouvait que se fier aux connaissances du prêtre. Quant à la foi intimement liée à la violence, c'était là aussi quelque chose de troublant qui le laissait songeur. Comme s'il fallait que les dieux et les saints en passent par la souffrance. Sûrement parce que les gens projetaient sur eux leurs propres souffrances. Besoin de donner sens à la violence, de l'apprivoiser, tant celle-ci faisait partie intégrante du monde.
Sur ces questions ardues, il prit son bain et se laissa détendre par la douceur de l'eau et du savon. La bonne humeur lui revint et ce fut dans d'agréables dispositions qu'il se rendit dans l'église, observer discrètement ce qui s'y déroulait. Sa joie ne dura pas, devant le grinçant spectacle de ces pénitents. Édouard ne se priva pas de rejoindre le prêtre une fois terminées ses confessions, et de lui écrire tout le bien qu'il pensait de ce qu'il venait de découvrir. Il fit comme si de rien n'était, léger et souriant à la moquerie du père d'Anjou.


Fort occupé, et comment ! A donner ses pénitences improbables. Thierry comprit d'ailleurs tout de suite où il voulait en venir et argua les péchés des uns et des autres. Bon d'accord. La masturbation il s'en ficha, mais les deux autres ce n'était pas du joli - surtout battre son fils, ces simples mots firent grogner l'ancien enfermé aussitôt rattrapé par trop de souvenirs de maltraitances à l'Hôpital Général. Pour le reste...


Quelques mots accompagnés d'un plissement de sourcils pour exprimer toute l'étendue de son doute. Il retourna l'ardoise et compléta :


Oh sûr avec Berlingtham aussi il avait joué de sa fonction. Mais le directeur était un type instruit et avec du pouvoir. Beaucoup de pouvoir de nuisance. Leur match était plus équitable. Là, ces lascars avaient tout l'air de gars du bas peuple, très aisément manipulables. Et ce que le père d'Anjou leur faisait sembla à Édouard juste gratuit. Il doutait que ce soit par ces traitements humiliants que ces gens réfléchissent vraiment à s'améliorer. Et auraient une bonne image de Dieu. Il y avait là-dedans un arrière goût qui ne plaisait pas du tout à l'ancien enfermé : leurs gardiens, et Berlingtham, eux aussi ils abusaient de leurs détenus en arguant le péché et le repentir.