Event 2 ¤ Un bal masqué (9 septembre) [Terminé]

Lénius se réjouissait de l'ambiance, se régalait de la vue des beaux costumes et de la gent qui s'amusait. En passant près de Blanche et la petite Cassandre, il se baissa vers cette dernière et complimenta :

-- Oh, bonsoir ! Que voici la plus jolie des bergères !

Il donna une tendre caresse au passage au mouton qu'elle promenait, puis adressa un salut à sa patronne. Mais il ne put davantage converser avec elle que déjà, il s'entendit être appelé et dut s'éloigner. Qui le hélait de la sorte ? Le visage de la gargouille se ferma en découvrant le prêtre qui l'avait insulté la semaine dernière. La confusion gagna l'homme devant la voix brisée et les excuses qu'il lui adressait. Lénius cependant demeurait distant, sceptique. D'une voix doucereuse répondant à sa méfiance autant qu'à sa rancune, il répondit au père d'Anjou :

-- Que se passe-t-il donc pour un tel revirement ? Le Pape aurait-il signifié dans une nouvelle encyclique que les infirmes comme moi ne sont plus des suppôts de Satan, ainsi que vous me l'aviez si gentiment exposé ?

Près de lui, il aperçut une autre très jolie petite fille à laquelle il espéra ne pas faire peur, ainsi que celle qui devait être sa maman, avec un bébé entre les bras. Le visage de cette femme semblait bien peu enclin à la fête. Que pouvait-il donc se passer ?

Les soldats circulaient au milieu de la foule et se tenaient aux aguets. Alors qu'un important cortège de gardes ne quittait pas le roi et sa suite, un autre détachement entreprenait de surveiller le bon déroulement des festivités. Il fallait éviter les vols, la présence de mendiants, ou encore la présence d'ivrognes fauteurs de trouble. Un des agents repéra une femme à demi-cachée derrière l'une des colonnes. Une servante, comme le laissait voir sa tenue. Pourtant, elle ne travaillait pas. Elle semblait plutôt observer. Le soldat s'approcha d'elle.

-- Eh bien ma fille, quelle est ta fonction céans ? Qui t'envoie ?

Naturellement, Lénius le recevait de manière sévère et insultante. Le langage s'avérait au moins fin. En d'autres temps, il aurait aimé répliqué. Aujourd'hui, trop d'accumulations avait gâté son goût pour le cynisme et le jeu des réparties. La quasi totalité de ses pensées restait tournée vers Alex, enfermé dans une cellule sinistre à attendre de connaitre son sort le lendemain. Ses entrailles se tordirent à l'idée des angoisses que cela devait lui causer. Il regrettait de ne pouvoir être là pour le prendre dans ses bras et le réconforter.

D'une voix brisée, il répondit, contrit :

"Faites-vous donc plaisir, seigneur ! Aujourd'hui est jour où le Ciel a choisi de solder l'ensemble de mes péchés contractés ces vingt dernières années. Allez-y donc, je suis déjà descendu depuis plusieurs heures dans les marasmes de la plus profonde fosse à purin qui soit !"

Il poussa un long soupir. Cette passe d'arme devait finir vite s'il voulait réussir une alliance entre eux. La vie d'Alex en dépendait !

"Écoutez, si je suis là...."

Le prêtre hésita. Comment présenter les choses ? L'histoire promettait d'être longue.

"Il y a eu aujourd'hui... Non. Avez-vous entendu parler du garçon Bellanger qui a été condamné quelques jours plus tôt au pilori ? Il... Cet imbécile, contre mes avis de prudence, a voulu se rendre chez un châtelain afin de s'assurer qu'un de ses amis allait bien. Pendant que je discutais avec l'homme, cet idiot s'est échappé, a fouillé... et s'est fait prendre. Ensuite... Ensuite... Le seigneur ayant appris cela, les raisons de son geste ont révélé des choses... Oh, il a démontré ainsi que les doutes d'Ales étaient justifiés quand il a fait venir l'ami qu'Alex était venu chercher dans la pièce où nous étions. Il... Le malheureux était... a été torturé."

Il marqua une longue, scrutant le regard de Lénius et s'attendant maintenant à une explosion de colère.

"Ce garçon en question.. Ce garçon, c'était... votre ami, Tristan. Je suis désolé."

Thierry laissa le temps à Lénius d'assimiler l'information avant de poursuivre :

"J'ai essayé.. J'ai essayé de sauver ces garçons, de présenter des arguments que le seigneur ne pouvait... Mais à un moment..."

A cet instant, le prêtre perçut le cri du soldat et s'interrompit. Sa tête se tourna et il distingua l'homme interpeller une jeune femme dissimulée. Son sang se glaça d'effroi. Elle ! Elle l'écoutait ! Elle l'espionnait ! Son attention se reporta sur Lénius, le visage apeuré.

"Je... Pouvons-nous aller dans un autre lieu ? Sûr ? Ou alors... Savez-vous lire et écrire ?"

En apercevant le généreux client du Lupanar, la petite Cassandre esquissa un large sourire à son intention.

"Bonsoir, seigneur ! Passez une bonne soirée !"

Son regard se leva vers son employeuse en conversation avec la dame masquée qui venait de l'aborder. Elle ne pouvait lui signaler la présence de Lénius. Autrement... Autrement.. Son corps entier tremblait à l'idée des conséquences, de la raclée que son pauvre dos prendrait encore. Elle baissa ainsi la tête et laissa repartir le troubadour vers un prêtre qu le hélait.

Malgré la foule et le bruit, Lucrezia avait senti l'attention dont elle faisait l'objet. Cela l'étonna beaucoup : d'ordinaire, elle traversait le quartier incognito, comme les nombreuses silhouettes sans destin ; l'habitude de porter la vieille cape de voyage empoussiérée l'avait dissimulée durant six ans.

Cette vigilance extraordinaire entraînait un détournement du ruisseau de sa pensée, lorsqu'un agent du guet royal (dont l'œil très exercé, lisant à travers la cape, avait déduit la présence en dessous de la tenue de servante) la questionna. S'approchait-il de chaque fille de la place ? Ou bien la cape et le fait d'écouter les conversations semblait-il si inédit ? Réprimant son impatience, Lucrezia fit un signe au garde et l'entraîna à l'écart. Pendant qu'il examinait le sceau authentique dont l'avait munie le baron, Lucrezia rédigea (avec le flacon d'encre et la plume froissée) les mots suivants : Sa Majesté recherche les difformes sur lesquels s'exercera sa royale piété. N'en soufflez mot ! De tels bienfaits s'exercent dans la discrétion. Très prudente, sa Majesté fait confiance à mon mutisme. Si les penchants du roi, comme l'avait dit le baron de Frenn, étaient connus de tout Monbrina, le garde en déduirait facilement le but du ramassage d'infirmes sur la grand'place et, soucieux de sa vie, il éviterait d'ébruiter la chose en allant en référer à qui que ce fût.

Elle écrivit très vite : Comme vous voilà dans le secret, je requiers votre aide. La libéralité de sa Majesté trouverait à s'exprimer sur l'infirme en chariot, là-bas. Lucrezia indiqua au garde l'infirme, que le père Thierry tentait d'entraîner à l'écart. Ce prêtre est dangereux. Intimez-lui de débarrasser les lieux de sa présence et conduisez l'infirme et moi jusqu'à l'hôtel où dormira sa Majesté cette nuit. Vous ferez très pieusement.

Puis (pour montrer le secret dont il fallait entourer les vices royaux) Lucrezia jeta au feu le parchemin bon marché sur lequel les mots avaient été lus par l'agent du guet.

Un sourire cassant restait aux lèvres de Lénius devant la déconfiture du prêtre, qui se plaignait de subir apparemment en une seule journée les répercussions de toutes ses avanies. La nature pouvait donc avoir une forme de justice ou bien, à défaut, d'humour. La suite de ce que lui confia le père Thierry cependant fit perdre toute envie de rire à l'infirme. Il blêmit au nom de son ami Tristan. Ainsi, ce noble qui l'avait engagé désirait en réalité le torturer ! L'homme difforme demeura de marbre, comme incrédule et sidéré l'espace d'un instant. Son corps tétanisé n'était pas capable de la moindre réaction. Son souffle accéléra et, soudain, des larmes coulèrent de ses yeux à la seule image de son cher Tristan maltraité. Au mépris des oreilles chastes de la petite Cassandre et de la fille d'Irène dans les environs, Lénius hurla, fort aidé par l'alcool :

-- Foutre de Dieu !!! Sacre p*** de... ! (Il comprima les poings et, pleurant, il enchaîna sur un murmure douloureux : ) Tristan... Tristan... Qui est cette ordure qui a... ? Que peut-on faire ?

Face à la réaction de Lénius, Thierry sentit son cœur se serrer, sincèrement touché par sa détresse. Son visage, d'ordinaire si neutre, empreint d'une austérité marquée, ne pouvait dissimuler sa peine. Il songea à sa propre douleur et surtout à Alex. Alex... Que faisait-il en ce moment ? Parvenait-il à prendre du repos ? Connaissant la nature anxieuse de son fils, il l'imagina avec horreur se ronger les sangs toute la nuit dans la geôle où on l'avait brutalement jeté. Alex... Alex... Alex...

D'un geste d'apaisement, il posa la main sur l'épaule de Lénius :

"Je comprends votre douleur mais l'heure n'est plus aux apitoiements. le procès a lieu demain et... Nous devons..."

Sa voix restait encore troublée, secouée par les émotions. Les mots butaient dans sa gorge, la douleur de l'infirme informe résonnant avec la sienne.

Les soldats s'arrêtèrent d'abord avec suspicion, puis attention, sur les documents présentés par la fille de service. D'abord, le document officiel de l'ordre public rendant compte de sa bonne moralité et de son appartenance au service royal pour la soirée. Puis, le détail de sa mission : rechercher des invalides et des monstres pour le bon plaisir de Sa Majesté. Les gardes s'entre-regardèrent non sans un fond de gauloiserie. Ils étaient informés des goûts du souverain en la matière. La plèbe savait aussi plus ou moins l'attachement de Der Ragascorn aux disgraciés, mais ignorait l'étendue de ses faveurs en la matière.
Et justement, la fille leur désignait un invalide aussi pénible à regarder qu'à écouter hurler. Les soldats n'entendirent pas bien ses mots mais parurent satisfaits de la trouvaille. Ils firent signe à la muette de les accompagner jusqu'à la créature, à laquelle ils ordonneront :

-- Toi, ordre t'est fait de nous suivre sur le champ.

Les gens d'armes ne purent garantir ensuite de ce qui arriverait dans l'hôtel privé du roi pour la nuit et ils ne répondirent donc pas à la servante sur ce point. Cela dépendra de ce que décideraient Sa Majesté et sa garde rapprochée. Pour ce qui était de l'accusation sérieuse contre le prêtre, ils gardaient l'information en tête pour une très prochaine enquête mais pour ce soir, se contenteraient de le garder très à l’œil. Peut-être y aurait-il surprise de flagrant délit, ainsi. C'est ce que les gardes tentèrent de faire comprendre à la servante muette d'un regard appuyé et complice, en passant près du prêtre.

L'infirme, qui n'avait pas l'air d'humeur à bien s'amuser à en croire la tête qu'il tirait après quelque fâcheuse nouvelle, suivra cependant le petit groupe sans bien avoir le choix.

Avec horreur, Thierry observa les soldats interpeller Lénius et lui ordonner de le suivre. Pourquoi ? Pour quelle raison ? Dieu décidait-Il donc de le châtier au point de lui retirer un à un ses espoirs ? Pourquoi utiliser son pauvre fils, un être parfaitement innocent, comment instrument de Sa vengeance ? Serait-ce lui d'expier ses péchés à sa place ? Non ! Non ! Il refusait cela ! Peu importaient les desseins du Créateur, il les contrariait ! Alex ne mourrait pas ! Alex aurait une vie longue et heureuse !

Alors que Lénius s'éloignait pour rejoindre les soldats, les poings rageurs du prêtre tremblaient le long de son corps. Son regard surprit à nouveau la femme responsable de tous ces maux auprès d'eux. Il tressaillit. Comment n'y avait-il pas pensé ? Il... A la prévôté, il avait déposé contre elle, révélé par mensonge un faisceau de preuves qui la faisait paraitre pour l'incendiaire, et surtout annoncé l'avoir à nouveau vu au château de Dyonis. L'espoir revint dans son coeur. Finalement, il s'agissait peut-être là d'un signe divin.

D'une démarche rapide, il rejoignit les hommes.

'Holà ! Savez-vous, messieurs, qui est cette femme ?"

Son regard sévère, dans lequel il ne pouvait cacher sa haine, se posa sur elle.

"Il s'agit de l’incendiaire du presbytère ! J'ai déposé tout à l'heure à la prévôté l'avoir aperçu rôder plusieurs fois dans la semaine à observer discrètement les lieux, comme pour un repérage. Je l'avais fait suivre à la troisième fois par un gamin qui l'a  cependant perdu. J'ai aussi déclaré l'avoir vu pas plus tard que cet après-midi au château du Seigneur de Frenn !"

L'intonation de sa voix était grondante, menaçante aussi. Thierry continua d'appuyer son regard vers celle ayant compliqué la vie de son fils. Elle payerait !

Irène resta en retrait mais très attentive à l'échange entre Thierry et Lénius. Elle comprit à demi-mot que le père Thierry n'avait pas été tendre avec lui. Un moment, elle laissa son esprit divaguer. Est-ce que... est-ce que Matthieu aurait un jour ce déclic ? Est-ce que son grand frère pourrait comprendre que les infirmes n'avaient rien de diabolique. Elle l'espérait. Elle l'espérait de tout son coeur. L'infirme les regarda alors. Grâce prit peur et s'agrippa avec sa mère. Irène s'agenouilla alors. Elle parla à voix basse, afin de ne pas offenser Lénius :

- Tu n'as pas à avoir peur Grâce. Tu te souviens encore de Thomas n'est-ce pas ? Etait-ce vraiment un monstre ?

La petite releva la tête puis la secoua avec assurance.

- Non ! Parce que les monstres, se sont ceux qui sont méchants. Et c'est pas parce que quelqu'un a un problème sur le corps qu'il est méchant !

Irène lui caressa la joue. Comme elle était heureuse que sa fille ait fait ses premiers pas dans l'église du père Jacques. Il lui avait appris tellement de bonnes choses, loin des préjugés et des superstitions ridicules. A ce moment, Lénius s'emporta. Irène boucha rapidement les oreilles de sa fille qui n'avait de toute façon pas vraiment compris la situation. Sa mère chercha à saisir ce qu'il se passait, surtout avec ces gardes qui avançaient vers l'infirme. Tout s'enchaîna très vite. Thierry les suivit rapidement et commença à héler une femme. Irène fronça les sourcils. Elle ? Ce serait la responsable de tout cela. Par égard pour l'enfant qu'elle portait et Grâce, elle resta à l'écart. Elle se tenait néanmoins prête à soutenir Thierry. D'ailleurs, elle glissa un regard désolé à Lénius qui paraissait aussi en mauvaise posture.

Les agents du guet royal reconnurent, non seulement le sceau, mais aussi les caprices saugrenus du souverain. Ils firent diligence en abordant l'infirme et, plus loin, les surprenantes siamoises.

Voyant qu'ils négligeaient le père Thierry, lequel n'abandonnait pas la partie, Lucrezia avait griffonné le mot suivant tout en les rejoignant : Les servantes du roi n'incendient pas son royaume. Le 3 septembre, maints témoins, à l'auberge de l'Ours noir, pourront rendre compte des comportements de ce prêtre. J'y nourrissais un jeune enfant recueilli dans la rue. S'abritant derrière un garde, elle mimait le dégoût : s'ils ne l'enfermaient pas le temps de recueillir les témoignages, comme il aurait été d'usage, ils l'éloigneraient du moins d'elle. Après tout, s'il fallait satisfaire l'appétit notoire du roi, sa mission ne l'emportait-elle pas sur les affabulations d'un prêtre ?

Elle accompagna la soldatesque, entourant l'infirme en chariot, tandis qu'un homme, en conversation avec les siamoises, s'attachait à les intégrer au groupe ; on marcha vers l'hôtel dans lequel Gérald Der Ragascorn passerait la nuit.

Devant les accusations du père Thierry, les soldats froncèrent les sourcils et se firent menaçants. L'un d'eux brandit le document de reconnaissance de service royal dont bénéficie la muette. Le texte que leur écrivit la jeune femme allait dans ce sens. L'un des gardes se retourna vers le prêtre et asséna :

-- Mon père, les filles assignées au service de Sa Majesté sont de bonne moralité et choisies avec le plus grand soin. Vous faites erreur et nous vous conseillons de ne pas insister davantage sous peine d'avoir à votre tour de gros ennuis avec le pouvoir. Du reste cette femme sera sous haute garde ce soir, ainsi que les infirmes qu'elle va accompagner.

Son collègue prit en compte la seconde partie de ce que leur avait écrit la muette et poursuivit, toujours rivé à la silhouette fébrile de Thierry :

-- En revanche il semblerait que ce soit vous, pourtant religieux, qui ayez à répondre d'accusations très graves. Vous êtes sommé de ne pas faire ce soir davantage d'histoires et de vous rendre demain à la prévôté. Disposez.

Et ironiquement, le soldat ignorait que le prêtre avait déjà prévu de se rendre bel et bien le lendemain à la prévôté pour le procès. On lui fit signe de déguerpir, non sans lui rappeler qu'il restait pour ce soir sous haute surveillance, puis la troupe s'en alla avec l'invalide en fauteuil et les siamoises désignés au bon plaisir du roi.

Thierry écouta, les traits tirés le garde lui faire la leçon sur la soi-disant parfaite moralité du service du Roi. Quel imbécile ! Naturellement, il n'existait personne pour avoir de mauvaise pensée. Aucune personne ne s'amuserait aux jeux de pouvoir. Un écœurement malsain remontait de son estomac. il en aurait vomi sur les bottes de l'homme.  Il fallait encore feindre, faire des courbettes, paraître, toujours et encore paraître... Cette comédie l'exaspérait. Si la vie d'Alex ne dépendait pas de sa seule personne, ce soir-là, le prêtre aurait craqué et mis enfin un point final à cette pitoyable existence stérile.

D'une voix qu'il s'efforçait tranquille et bon courtisan, il réussit à dire :

"Vraiment ? Eh bien, il y a peut-être erreur sur la personne. Peut-être une ressemblance. Après tout, il fait sombre, je suis fatigué. Nous pourrons étudier ultérieurement la question."

A sa mine de déterrée, l'épuisement était visible et cette excuse ne déclencherait aucun soupçon. Ses poings se serrèrent dans son dos. Encore un mensonge. Une comédie de plus. Alors qu'il remettait de ses émotions, le second garde vint l'assommer d'un ultime coup de massue : on le suspectait d'agissements mauvais ? Une confusion totale se lut instantanément sur le visage. De quoi le chargeait-on ? Comment ? Son regard croisa alors la silhouette de la femme manipulatrice. La taverne. Elle... Son corps connut alors un entier relâchement, réagissant au sentiment d'une défaite totale.

"Je ne vois pas de quoi vous parlez, monsieur, mais... Mais oui je viendrai. Ceci... C'est...."

Les mots s'embrouillaient dans sa bouche, sortaient péniblement... Son visage était devenue livide.

Sur ce, Thierry s'éloigna, le pas lourd, l'âme en détresse. Il se traina avec le fardeau de sa détresse jusqu'à un banc et se laissa tomber dessus. Sa tête tomba entre ses mains. Tout était perdu. Alex.... Tous ses témoignages, toutes ces défenses possibles seraient remises en cause. Elle... Elle avait gagné. Demain, Alexandre serait condamné. Demain, Alexandre allait mourir.

Désespéré, n'ayant plus le moindre intérêt pour sa position, le jugement d'autrui et toutes ces absurdités, le prêtre se recroquevilla sur lui-même et s'effondra en larmes.

Tout au long de l'agitation, Blanche suivit avec une attention particulière la silhouette fébrile de son frère. Il se tendait devant Lénius qui venait de mettre en colère. Pourquoi ? Que lui avait appris Thierry ? Une terrible nouvelle ? Quels enjeux se jouaient-ils donc ? Thierry accusait ensuite une femme puis les soldats semblaient le remettre à sa place, ne pas le croire... Blanche en eut mal au ventre, ressentant dans ses propres entrailles sa douleur et sa déception. Elle le vit ensuite s'éloigner, détruit. Quelque chose d'effroyable lui avait été dit ! Apparemment pire que tout ce que leur mère avait pu lui faire dans leur enfance. Elle en blêmit d'effroi.

"THIERRY !!!! "

Son cœur hurlait plus fort que sa raison et son sens du devoir. Sans un mot, ni pour Allison ni pour Cassandre, elle se précipita dans sa direction. Sur son chemin, elle bouscula ceux et celles lui barrant le passage sans le moins ménagement. Tous ces gens ne comptaient pas. Ce n'étaient que des gens modestes, des roturiers sans nom et histoire. Ils ne comptaient pas.

En arrivant devant le banc sur lequel s'était écroulé son frèreBlanche s'assit près de lui et s'empara de ses mains.

"Thierry...  Thierry, je suis là ! Avec toi ! On se moque du monde tant que nous sommes ensemble, souviens-toi ! Tu te souviens, mon frère ?"

Le visage de Blanche pâlit davantage sous maquillage en constatant que son aîné ne réagissait pas. Ses pleurs redoublaient au contraire. C'était véritablement le pire chagrin qu'elle ait eu à traiter de sa part. Elle se redressa alors et l'enlaça tendrement entre ses bras pour se mettre à le bercer en chantonnant cette petite chansonnette de leurs jours d'insouciance.

Confuse, Cassandre contempla Blanche s'éloignait comme une démente sans la moindre explication. Que lui arrivait-elle ? Ce n'était pas son genre, ni de planter un interlocuteur ni de manquer aux bonnes manières ni de la laisser elle en plan. Intimidée, elle releva la tête vers Allison et tenta un sourire gênée.


"Je... Elle va revenir. il ne faut pas vous inquiéter. Elle..."

La fillette rougissait de son ignorance et baissa vite le regard. Elle observa alors Blanche qui consolait le prêtre en pleurs. Cassandre se sentit encore plus perdue. Pourquoi celui-là sanglotait comme un enfant ? C'étaient les bébés qui pleuraient ! Sa mère le lui disait toujours avant de mourir ? En plus, un prêtre, c'était un personnage important, digne, devait assurer une bonne image.. Cela la fit relever la tête vers Allison.

"C'est bizarre, non ? Un prêtre, ça devrait pas pleurer, non ? Mais.. Ah oui ! Lénius le l'autre jour ! Le père Thierry, c'est le frère disparu que maitresse Blanche cherche depuis années  Oh mon dieu ! Comme je suis heureuse pour elle ! Vous vous rendez compte ? Dieu a exaucé ses prières ! Blanche m'a souvent dit qu'elle priait chaque soir pour que Dieu lui ramène son frère perdu et qu'il la sortirait de sa vie ! Dieu a exaucé sa prière ! C'est merveilleux !"

Face à cette révélation, Cassandre en versa une larme d'émotion. Elle continua à observer sa maîtresse avec son frère retrouvée et commença à prier. Si seulement avait fonctionné pour eux, peut-être que si elle aussi accomplissait le même rituel, avec la même ferveur, Dieu exaucerait aussi son souhait et lui accorderait une meilleure vie.

C'est avec les soeurs de la communauté que Hilde alla au bal. Elles avaient gardé leur habit de nonne, mais portaient chacune un panier d'osier sous le bras. Humbles, les soeurs de Garde-Prudence se faufilèrent vers les nobles et leur rappelaient, sous le regard de la foule modeste, de bien aider les plus démunis en ce jour festif. Le besoin de bien paraitre suffisait souvent à faire ouvrir les bourses.

Hilde leva la tête vers la foule seulement lorsque les soldats entreprirent de capturer Lénius. Elle se figea. Troublée, elle décida de baisser le regard et ignorer la justice telle que le roi l'appliquait. Elle pensa à Lénius et à l'ouverture d'esprit dont ils s'étaient montrer l'un l'autre. Hilde regretta. Et à la fois, elle tremblait de peur. Que pourrait-il dire sur elle? Elle jeta un oeil de travers sur lui. Où était son jeune ami? C'est alors qu'elle vit Thierry. Les accusations fusaient. Elle reconnu quelques visages, comme cette étrange jeune femme, Lucrezia. Hilde inspira, se borna à quémander aumône et ignorer le tumulte.

Son petit coeur allait éclater.

Irène vit non seulement Lénius partir, mais aussi les jumelles. Au vu de la résistance des gardes, elle préféra ne pas s'interposer, d'autant que Grâce s'accrochait toujours à elle et que Ludovic commençait à s'agiter. Elle eut un instant de frayeur. Où les emmenaient-ils exactement ? Pour quoi faire ?

Grâce avança un peu en voyant les jumelles partir. Elle leur adressa un petit signe et espérait les revoir. Irène quant à elle observa Thierry se faire violemment éconduire. Elle se mord la lèvre. La partie s'engage mal. Si la coupable arrive sans cesse à se protéger, comment faire innocenter Alex et Tristan ? Irène vit Thierry déambuler et tenta de le rejoindre. Mais c'est alors qu'une femme la pousse légèrement. Elle se précipite vers le prêtre. Irène croit saisir le mot... "frère" ? Cette demoiselle... malgré sa tenue de bergère elle crut lui trouver quelque chose de familier. Les pièces du puzzle s'assemblèrent lorsqu'elle vit sa chevalière. Bien sûr ! Alexandre portait ces armes que son père, Thierry, lui avait transmis. Et cette femme, celle qui était venue plus tôt à sa boutique, devait donc être la soeur de Thierry, et donc la tante d'Alexandre.

Irène resta en retrait, consciente qu'elle ne devait pas être d'un grande utilité dans l'immédiat. Elle vit alors une nonne passer. Elle aussi paraissait un peu perturbée. Sans doute n'avait-elle pas l'habitude. Irène sortit une pièce d'une doublure de sa robe.

- Bonsoir, ma soeur. J'espère que ma modeste contribution pourra vous être profitable.

Aucun de ses efforts ne touchait Thierry. Il restait éploré, continuant à sangloter faiblement entre ses mains, recroquevillé sur lui-même. Blanche se redressa, étouffant sous le fardeau de son impuissance. Elle croisa alors le regard d'une femme, accompagnée d'une enfant, qui s'approchait. Au passage, elle fit une aumône à une religieuse qui errait là. Elle la reconnut : la commerçante qu'elle avait justement visité quelques heures plus tôt !

"Madame ! "

Sa voix vibrait de pitié et de détresse.

'"Par charité chrétienne, aidez-moi ! Vous voyez comme mon frère ne se sent pas bien ! Aidez-moi à le reprendre !"

Les siamoises disparurent aussitôt. Hilde voulut garder ses oeillères. Elle répondit donc à une mère accompagnée d'enfants.
-- Merci, dit-elle à Irène, c'est souvent les moins nantis qui comprennent mieux les plus démunis. Votre sensibilité est grandement appréciée.
La confusion grandissait. Hilde tenta de comprendre la situation, retourna quelques sourires de politesse à ceux qui le lui donnait. Des sous tombaient dans son panier et la voix de Blanche la fit s'immobiliser pour de bon.
-- Aider... comm... que se passe-t-il donc, pour l'amour? Votre frère?

Hilde dévisagea Thierry. L'homme était difficile à déchiffrer. Parfois haineux, parfois empathique envers autrui. Elle ne savait plus comment le juger. Aussi se décida-t-elle à penser qu'il portait lui aussi une façade publique. Celle-ci devint trop lourde tant que même en compagnie de la ville entière, il cédait. Hilde s'approcha en murmurant.
-- Vous semblez si mal, mon père, comment est-ce que je pourrais vous aider? Si vous voulez bien partager avec moi votre souci.