[14 sept, fin de journée] Visite de courtoisie [Terminé]

Spoiler:

Le soleil commençait à décliner sur cette belle journée de septembre. Il ne faisait encore pas trop sombre et la promenade demeurait agréable, sous le ciel rougeoyant piqué de rares nuages. Le nez en l'air, Prosper de Monthoux humait les bonnes odeurs que dégageaient les hauts arbres du domaine de Frenn. Il déambulait d'un pas pour le moins tranquille, sur les chemins caillouteux qui le menaient enfin vers les écuries de son hôte. Le parc l'avait déjà régalé de son agencement droit et harmonieux, aux patrons géométriques ayant de quoi rappeler ceux de l'imposante forteresse. Un peu de verdure ne faisait pas de mal à ce château aux allures médiévales, grises, soldatesques... un peu vieux jeu il fallait le dire, par comparaison avec certaines autres demeures à la dernière mode baroque, chargés d'or, d'arabesques et de créatures fantaisistes !
Mais il n'y avait qu'à regarder le seigneur Dyonis lui-même pour comprendre que ces fioritures n'étaient pas à son goût. Oh, tant qu'il n'imposait pas cette rigidité trop dépouillée à l'ensemble de la Cour, maintenant qu'il répondait au titre de Premier Conseiller, cela allait bien à Prosper. Heureusement, le Roi se montrait plus original et attaché à l'apparat - et c'était son avis à lui qui primait encore sur les tendances à suivre.
Pourtant, le comte de Monthoux avait tenu à rencontrer le seigneur de Frenn. Il lui avait déjà assuré ses hommages sous forme d'un présent, porté quelques jours auparavant par un esclave. Cadeau auquel Dyonis, en homme poli et respectueux des normes, avait répondu par un billet de remerciements... et une invitation à venir dîner. Aussi Prosper honorait-il cette réception en ce soir. Ce serait l'occasion, se disait-il, de tâter le terrain quant aux mesures que Dyonis espérait prendre, comme nouveau Premier Conseiller. Parviendrait-il à lui tirer les vers du nez quant aux avis qu'il prévoyait de donner à Sa Majesté ? Quelles orientations souhaitait-il pour l'Empire ? Et surtout, comment favoriserait-il leur si noble caste ? Monthoux brûlait d'entendre de nouvelles éventuelles mesures susceptible de servir aux intérêts des Grands.

Tout cela néanmoins viendrait en son temps. Il serait discourtois d'amener trop vite le sujet. Aussi Prosper avait-il accepté une déambulation dans les extérieurs, puis avait demandé à voir les chevaux de Dyonis. Qui venait d'accepter. Le comte de Monthoux appréciait les destriers presque autant que les chiens - chiens de chasse, avec lesquels il partait souvent pour des parties dont il revenait chargé d'honneurs et de gibier. Décoratif, bien entendu. Des trophées comme lui et ses fils les aimaient tant.
Il attendit que le seigneur de Frenn lui indiquât la route. En attendant, la face rondouillarde de Prosper se tourna ici et là, observant les serviteurs au travail dans les parages. Sans doute des esclaves, chargés de foin ou de lourds seaux d'eau. D'autres évacuaient du purin. Prosper aurait préféré tomber à un moment où le petit personnel n'était pas à la tâche auprès des chevaux, mais tant pis.
Alors qu'il avançait, sa canne d'apparat marquait de coups réguliers la tranquille musique de sa marche. Le soleil déclinant découpait, d'un liserais jaunâtre, les habits de velours serrant son embonpoint. Un sourire étirait les bouts arrondis de son élégante moustache tandis qu'il poursuivait la conversation :

-- Au fait, cher baron, ne vous ais-je pas dit la dernière ? Cet esclave que je vous avais envoyé porter mon présent... Les archers de la Prévôté doivent être à ses trousses depuis hier. Quelle histoire !

Il poussa un long soupir de dépit, à la fin duquel sa voix de fausset dérailla quelque peu. Prosper s'accompagna d'un battement de la main. Une grimace plissa ses joues fardées, tordit ses lèvres rosées.

-- J'espère que ce galeux n'a causé nul tort dans votre domaine lors de sa venue. Plus rien ne m'étonnerait de sa part. Peut-être les gens d'armes ont-il déjà mis la main sur l'infâme et apprendrais-je d'ici très peu de temps qu'on donnera en public son juste châtiment ! (Un temps) Mais je ne vous ennuierai plus de ce sujet vulgaire, une fois que vous m'aurez assuré que rien n'a mal tourné chez vous par sa faute. (Achevant, dans un sourire mielleux) Fier et distingué comme vous l'êtes, vous ne vous en seriez pas plaint dans le cas contraire, lors de votre courrier, mais puisque je vous le demande, ne me cachez rien s'il y a sujet à récriminations.

Le soleil se couchait sur la propriété du baron de Frenn. Eldred effectuait la seule tâche digne d'intérêt de sa journée. Une corvée qui n'en était pas une et qui avait le don d'adoucir les sombres pensées qui venait parfois le parasiter comme une nuée de moustiques affamés.
Eldred s'occupait des destriers du seigneur. De belles bêtes, il devait l'admettre. Il caressa le chanfrein d'un étalon noir de jais tout en lui murmurant de douces paroles dans sa langue natale aux accents prononcés. C'était le seul moment de la journée où il pouvait le faire et cela lui réchauffait le cœur. Sa main s'était désormais posée sur le museau de velours de l'animal. Il pouvait sentir l'air chaud et vibrant être expulsé par ses naseaux. A contre-coeur, il ramassa son seau et quitta l'étalon.
Ses pas le menèrent jusqu'à la cour au sein de laquelle se trouvait un puit. Il y jeta son seau et le hissa doucement afin de ne pas renverser son contenu. C'était probablement la douzième fois qu'il effectuait cette tâche aujourd'hui. Peut-être plus. A vrai dire, il finissait souvent par perdre le compte tant la monotonie pouvait être assommante. Plus que tout, sa forge lui manquait. Son épée aussi. Il y avait passé tant de temps dessus. Un vrai chef d'oeuvre parfaitement équilibré, solide et au tranchant inimitable. Il se demandait ce qu'il était advenu d'elle. De ce qu'il avait vu, les monbriniens préféraient des épées bien différentes. Souvent à deux mains ou bien, bien plus étroites que les épées courtes zakrotiennes.

Ses pensées lui faisant oublier ses jambes qui le portait par automatisme, il remarqua qu'il se trouvait déjà aux écuries. Il entra dans le box d'une jument baie.
Derrière lui, il entendit des pas. Ce n'était ni des esclaves, ni des serviteurs. Le son de ces chaussures, le pas lourd et lent, les coups réguliers d'une canne. Non ce ne pouvait être qu'un noble. Il identifia à sa suite le Seigneur de Frenn et se remit aussitôt au travail. Il leva le seau et commença le verser dans l'abreuvoir aussi lentement que possible tandis qu'il laissait son oreille trainer.

Au fait, cher baron, ne vous ais-je pas dit la dernière ? Cet esclave que je vous avais envoyé porter mon présent... Les archers de la Prévôté doivent être à ses trousses depuis hier. Quelle histoire !


Eldred arrêta aussitôt de verser l'eau. Jérémie ?! Jérémie s'était enfui?! Mais... Pourquoi donc? Lui qui semblait si précautionneux, si discret... Pourquoi aurait-il fait une chose si... Stupide et irréfléchi ?!
Les yeux d'Eldred passait de droite à gauche, essayant de comprendre ce qui aurait pu le pousser à agir de la sorte. Le zakrotien était partagé : il espérait d'un côté que son ami réussirait à s'enfuir mais d'un autre côté, il savait l'entreprise des plus complexes. Ce n'était pas quelques choses que l'on improvisait et qui s'exécutait seul. Il craignait également pour la vie du jeune garçon qu'il avait apprécié lors de leur brève rencontre. Il paraissait si intelligent... Quel gâchis se serait alors...
Il secoua la tête. Il aurait voulu partir à sa poursuite mais il était coincé ici à se sentir parfaitement inutile. La jument lui mit un coup de museau sous le bras, Eldred leva les yeux et lui caressa le chanfrein

- Je sais ma jolie, tiens voilà le reste lui murmura-t-il tout en versant le restant d'eau dans l'abreuvoir.

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'Audace' :

La courtoisie aristocratique implique bien des choses. Pas toujours plaisantes. En l'occurrence, d'honorer la politesse de recevoir le comte de Monthoux, après son excellent crû envoyé en cadeau. Les boissons en question ont plus de subtilité que l'homme qui les a expédiées. Et Dyonis n'est pas dupe sur le fait que le sieur Prosper envisage de se faire bien voir du nouveau Premier Conseiller. Il ne se sont jamais particulièrement fréquentés. Pour cause, le Seigneur de Frenn connaît le comte de réputation : sa famille s'est illustrée sur les champs de bataille. Son titre est hérité d'une ancienne lignée, mais à présent que l'Empire a acquis suprématie et stabilité, Prosper ne se sent plus contraint d'honorer ses obligations féodales. C'est le moins qu'on puisse dire et il est loin d'être seul à préférer les jeux de salon, le maquillage, les parties de chasses, les promenades et les causeries de boudoir...
Dyonis n'envisage donc pas une relation rapprochée avec lui et en restera aux nécessités. Au moins, ce soir, les extérieurs du château sont agréables et le comte de Monthoux semble avoir un intérêt pour les destriers qui est à saluer. Cela fera au moins un sujet de conversation à table. Car même sur la littérature ou la philosophie, à part pour réciter ce qui est à la mode, il paraît qu'il ne fait pas trop compter non plus sur le seigneur de Monthoux. Davantage sur sa femme, que l'on dit bien plus brillance. Mais dommage il faut se contenter de lui.

Le bras dans le dos et la mine toujours observatrice de ce qui arrive autour, Dyonis avance tranquillement dans les allées avec son hôte. Ils arrivent vers les box où Prosper pourra admirer ses étalons, un pur-sang arabe ou encore la jument dont raffole sa nièce Elyana. Au passage, il inspecte de loin la façon dont se déroule le travail des esclaves qui sont dans les parages. Les contremaîtres sont là pour ça, cependant le seigneur ne doit jamais manquer de rappeler par quelques signes qu'il demeure attentif. La démission de certains aristocrates même dans ce genre d'affaires est à déplorer dans beaucoup de maisonnées. A être le grand patron trop détaché, on risque de céder involontairement la main aux petits caporaux.
La conversation de Prosper de Monthoux occupe les oreilles du seigneur. Il n'omet pas de hocher la tête, de sourire, de répondre ce qu'il faut. Voilà que l'homme commence à se plaindre, d'une histoire d'évasion apparemment. L'esclave missionné pour porter son cadeau ? Il ne l'a même pas aperçu. Il se trouvait à la Chambre des Lois.

"Rassurez-vous cher Prosper, rien d'inconvenant n'est arrivé céans par la faute de votre esclave." (Il se force à un demi-sourire à ce qu'il perçoit bien toutefois comme une flatterie, quand sa distinction est évoquée, et répond poliment) "Et quand bien même, étant maître en mon fief j'aurai agi en conséquence si j'avais appris un problème chez moi avec l'individu."

Il espère ne pas avoir droit à un long moment de plaintes sur les affaires d'intendance du château de Monthoux, mais Dyonis demande tout de même par précaution, si cette affaire venait à regarder la police :

"Qu'est-il donc arrivé avec votre esclave ? Une simple fuite ou d'autres torts ? Il est certain en tous les cas qu'il méritera correction."

Tout en parlant, ils sont entrés vers les box où s'affairent quelques esclaves près des chevaux. D'un geste de sa main métallique, Dyonis invite son hôte à se déplacer comme il l'entend. Ses yeux croisent rapidement ceux d'Eldred occupé auprès de la jument, à laquelle il offre quelques caresses tout en effectuant sa besogne.

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'Audace' :

Enfin parvenus vers la rangée de box, Prosper suivit les directions que son hôte indiquait du bout de sa prothèse. Il passa devant de superbes étalons, dont un à la robe d'un noir impressionnant, au poil luisant sous des rais de lumière. Ce destrier devant faire des envieux et drainer moult regards admiratifs vers son propriétaire lorsqu'il le montait. Plus loin, un cheval d'une race orientale intéressa le comte de Monthoux. Les yeux des animaux suivaient les visiteurs, certains s'agitaient ou soufflaient bruyamment par les naseaux. Un esclave s'occupait de leur donner à boire. Le noble observait les lapées goulues des montures, puis leurs petits trots au sein de leur enclos après qu'elles se furent rassasiées.

-- D'admirables destriers, mon cher ! Certains semblent venir de loin, à en croire la rareté de leur race ! Puis-je en connaître la provenance ? Et n'avez-vous jamais été attiré par la participation à des joutes montées, avec d'aussi superbes animaux qui porteraient élégamment vos couleurs ?

Prosper avança près de la jument et lui tapota le côté, avant de caresser la soyeuse crinière qui lui tombait le long du col. Elle piaffa et, curieuse, approcha les naseaux de cette paume potelée, étrangère. Monthoux y passa la main avant d'y recevoir soudain un souffle chaud. Il se désintéressa finalement de l'animal quand le seigneur de Frenn répondit à ses propos concernant l'esclave désobéissant. Devant la distance avec laquelle Dyonis niait des désordres dans son domaine, Monthoux hocha sobrement la tête. Voilà que le Premier Conseille lui demandait ce qu'il reprochait à son esclave.

-- Oh ! C'est une plaie, je regrette son achat. Il y a deux semaines déjà, il a cru bon de faire son intéressant dans une des librairies de la ville en tenant une conversation, et en citant paraît-il des livres... inconvenants. J'ignore où il aura entendu ces références... mais pas dans une maison de grande moralité comme la mienne, cher baron !

Il grimaça à cet incident, qui heureusement avait été sanctionné par ses soins aussitôt qu'il en avait été informé. De quoi ne pas entacher la réputation de sa lignée.

-- L'intervention scandaleuse de ce misérable serait restée habilement dissimulée... si le jeune employé de cette librairie, un garçon à béquilles, n'en avait pas fait état devant moi. En outre il y a quatre ans de cela, cet esclave s'était enfui de mon domaine. J'ignore encore comment. Heureusement il fut rattrapé et fort châtié. Puis tout récemment, une Dame qui semblait de qualité est venue se plaindre à moi, pour l'extrême insolence qu'elle aurait essuyé de mon esclave.

Une curieuse femme, se souvint Monthoux. D'ailleurs, il n'avait même pas trop compris ce qu'elle reprochait exactement à Jérémie. Son histoire avait été floue. Mais qu'importait, il ne pouvait pas risquer que des racontars circulent quant à son autorité et avait opté pour faire payer le prétendu rebelle.

-- C'en était trop ! J'ai livré l'esclave à la prévôté, le temps de décider si je le revendais, ou si je lui faisais administrer une nouvelle sanction avant de l'expédier aux mines ou aux galères. Mais dès le lendemain, je recevais 11 000 rilchs de la part du Sieur Ulysse de Rottenbarg qui, apparemment, l'avait vu dans les geôles de la prévôté et souhaita l'acheter. J'ai accepté ! Ce Sieur venait de me débarrasser d'une tique et sans même négocier ! Et là-dessus, j'apprends aujourd'hui même que l'esclave s'est à nouveau enfui ! Je plains son nouveau maître. Au moins ce n'est plus mon affaire !

Tout en déblatérant, accompagné de gestes maniérés, Monthoux avait continué d'observer ce qui se passait autour des chevaux. Les serviteurs menaient leurs besognes, avec indifférence et rapidité... Enfin, pas tous. La conversation sur Jérémie avait interrompu net les gestes d'un des esclaves, restés suspendus quelques instants. Prosper venait de noter aussi les mouvements décontenances de ses pupilles, puis une secousse de tête. Celui-là connaissait-il Jérémie ? Peut-être même qu'il savait des choses. Il fila vers lui et, du pommeau de sa canne, le bouscula par le côté.

-- Tu as l'air de porter un intérêt certain aux délits de mon esclave, toi.

Si l’individu savait où Jérémie avait prévu de se planquer ? Ou s'il prévoyait d'essayer de lui porter secours ? En tout cas, les deux esclaves devant s'être rencontrés. Qu s'étaient-ils racontés ? Les petits yeux fouineurs de Prosper dessinaient de rapides aller-retours entre le captif à sa tâche et le maître.

Eldred avait entrecoupé son écoute assidu d’un léger coup d’œil en direction des deux hommes. Il voulait savoir qui était le drôle d’invité du Seigneur de Frenn. Certainement pas à un ami, tant les deux hommes paraissaient si différents. Différence qui ne s’arrêtait pas à la façon d’être mais se prolongeait jusqu’au physique. L’un était plutôt fin et d’apparence austère quand l’autre était quasiment aussi large que haut et affichait clairement son opulence.

« C’est sûr qu’il vaut mieux qu’il visite les écuries que le château… Pour un peu il ne passerait pas certaines portes » songea amusé l’ancien guerrier. Le noble rondouillard et poudré comme une femme, décida de brosser son hôte dans le sens du poil en complimentant les magnifiques chevaux du baron. Il était vrai que le baron avait très bons goûts concernant les équidés. Tous étaient de bels bêtes bien que quelques peu nerveuse à son avis. Eldred fut de nouveau amusé en imaginant l’invité juché sur l’un des frêles étalons orientaux. Un crapaud sur une pâquerette. Voilà à quoi cela ressemblerait. La suite cependant lui enleva la moindre envie de plaisanter. Il venait d’apprendre la disparition de Jérémie qui s’était enfuit. Il était tellement choqué qu’il en avait oublié durant un court instant son travail. Ce qui n’était malheureusement pas passé inaperçu aux yeux de porcelet du noble.

Il afficha aussitôt une attitude soumise, en baissant la tête lorsqu’il s’adressa à lui et fit de son mieux pour en dire le moins possible

- Je l’ai simplement croisé lorsqu’il est venu déposer le présent de sa Seigneurerie, Sir.

Il ne releva pas la tête, espérant que sa réponse lui permettrait de sortir discrètement de ce mauvais pas dans lequel il s’était fourré. Jérémie avait donc été vendu à un nouveau Maitre ? Et il s’était enfuit ? Si seulement il avait pu lui faire entendre raison… Mais tout cela était bien trop tard.

Les flatteries ne dupent pas Dyonis mais il rend la politesse attendue : un sourire satisfait. Parler des voyages et de l'origine de ces chevaux plaît davantage au seigneur. Cela lui est une joie que d'aborder ces sujets, témoins de ses découvertes, des ses rencontres avec ceux qui lui ont fait côtoyer les montures, du contentement pris à les apprivoiser.

"Certaines sont des présents. D'autres m'ont plu lorsque je les ai découvertes dans des centres équestres ou sur les plaines de leurs dresseurs, aussi en ais-je demandé l'achat. Quant aux pur-sang arables ou à l'andalou..."

Il désigne les animaux au fur et à mesure, leur donnant parfois une caresse ou une grattouille, aussi délicatement que possible avec le métal de ses prothèses. Des gestes qu'il voit faits aussi par les serviteurs chargés de soigner ses montures.
Le baron a remarqué d'ailleurs qu'Eldred, qui mène ses besognes en silence, est particulièrement soucieux des chevaux et qu'il semble s'y connaître. C'est un travail que le Zakrotien effectue au mieux et qu'il lui laissera, pour enlever des tâches plus ingrates et ainsi lui libérer le temps nécessaire à la formation de sa nièce. En observant distraitement l'homme à la tâche, Dyonis se dit au passage que pour le coup, de ce qu'il sait de l'éducation Zakrotienne, ils seraient sûrement d'accord sur quoi penser de l'accoutrement et des manières de l'encombrant comte de Monthoux. Et d'ailleurs, pour lui répondre :

"Quant à ces montures exotiques, disais-je, j'ai eu la chance de pouvoir aller au continent européen. Nos relations avec celui-ci étant bonnes et nos cultures assez voisines... excepté les légers différends avec le Vatican. J'en ai ramené des trésors - de précieux livres, le souvenir d'enrichissantes conversations politiques avec les Grands de là-bas, et ces chevaux." (Un léger rictus lui traverse le visage et il compatit avec un regard affectionné pour le cheval le plus à droite) "Le voyage en bateau n'avait pas été une mince affaire pour Tibère."

La mention de tournois interpelle Dyonis et lui met un pincement au cœur mais la nostalgie ne dure qu'un temps bref. Plus jeune, il a pratiqué ces jeux, en avait tiré une adrénaline certaine et un apprentissage édifiant.

"J'ai déjà participé à des joutes, cher ami. J'avais vingt ans. Mais je reconnais humblement que je n'y ai pas brillé, aussi ais-je décidé de laisser ce loisir à ceux qui y seraient plus indiqués." (Il ne le dit pas, mais c'est évidemment l'absence de ses mains qui l'aurait, même avec tous les entraînements du monde, empêché de dépasser un certain niveau au bout d'un moment. Dyonis n'avait alors pas voulu se rendre ridicule et s'était dit qu'il porterait haut ses couleurs par d'autres moyens moins démonstratifs.) "Toutefois je garde un souvenir fort de ces parties et des nombreux enseignements quant à la discipline, à l'observation de l'adversaire, à l'art d'anticiper."

Il est sur le point de retourner au comte une question quant à ses loisirs lorsqu'une scène déplaisante les interrompt. Le baron s'en désintéresse des chevaux. Il fronce les sourcils et se tend, retrouvant une mine rigide alors qu'il commençait à se montrer à l'aise (presque plaisant). Le baron se retient très fort de lever les yeux au Ciel alors que Prosper lui inflige tout le palmarès des incartades de son esclave. Drôle de personnage que semble être ce fugitif. Et peu recommandable. Il écoute à moitié et hoche courtoisement la tête, jusqu'à ce que deux informations retiennent son attention. Un petit libraire à béquilles ? Alexandre. Décidément, entendrait-il partout et sans arrêt parler des maladresses légendaires de celui-là ?!
Il y a toutefois bien plus sérieux qu'Alexandre, comme autre information... L'esclave de Prosper, racheté par... Dyonis serre les dents, croise à nouveau les "mains" dans le dos et, la voix aussi polaire que ses yeux, il lâche :

"Le Sieur Ulysse de Rottenberg dites-vous ?"

Il s'en veut aussitôt d'avoir répété cela bêtement, alors qu'il a bien entendu. Le comte de Monthoux risquerait d'avoir sa curiosité piquée et Dyonis n'a pas envie de détailler. Le nom fait un choc au baron même si son stoïcisme le pousse à essayer de dissimuler cela. Ce seigneur de Rottenberg ! Un danger public ! Le baron l'a vu à l'oeuvre, capable de tuer n'importe qui, n'importe quand, sans scrupule. Ironie savoureuse : Dyonis en vient même à comprendre qu'un esclave ait pu commettre la folie le s'évader, s'il a pour nouveau maître ce fou dangereux.
Double ironie : Dyonis sait maintenant que ce duc de Rottenberg... est un esclave ayant usurpé une identité ! Il en reste même immobile, troublé. Le voilà, lui, juriste et fin connaisseur des lois de Monbrina, devant un cas problématique : pourra-t-on vraiment condamner pour évasion l'ancien esclave de Psosper s'il a été vendu... à un faux noble lui-même esclave ?! Voilà une grosse affaire qui promet de faire jurisprudence, le baron se promet d'y réfléchir. D'ailleurs, à l'heure qu'il est, Dyonis espère bien que le roi est au courant et que ce grand malade de "Ulysse" sera vite arrêté ! Tout cela bien sûr, Monthoux n'a pas à le savoir et le seigneur de Frenn n'a pas envie de lui fournir les renseignements. Imbécile comme il est... De la pointe de son crochet, Dyonis s'oublie à se grattouiller quelques poils de barbe dans un geste contrarié. L'arrestation et l’exécution de l'usurpateur caché sous les traits d"Ulysse serait une grande satisfaction.

Comme si ça ne suffit pas, Dyonis voit le comte s'en prendre à Eldred et le bousculer en plein travail. Le Zakrotien fait l'objet de toute l'attention récriminatoire de son invité. Apparemment, le comte de Monthoux vient de remarquer l'attention d'Eldred focalisée sur leur échange au sujet de l'esclave enfui. Pour le coup, le gros noble est observateur... on ne peut pas lui ôter cela. En quelques instants, la tension a monté d'un cran. Le baron essaie de se maintenir courtois mais il est hors de question que Prosper fasse la loi dans son domaine et qu'il lui prenne l'envie de molester son esclave. Quand bien même le Zakrotien saurait des choses, ce serait au baron de s'en charger. Sous les yeux sévères de Dyonis, Eldred reste très calme et répond avoir rencontré l'esclave commissionnaire.
Le baron comprend qu'ils ont sans doute échangé quelques mots, et que forcement sa mention par le comte aura retenu l'attention du confrère d'infortune. Logique. Il s'agit maintenant de s'imposer face au Monthoux et de calmer ses ardeurs :

"Si ce que vous voulez savoir, c'est dans quelles mesures mon esclave aurait pu donner des conseils susceptibles de servir plus tard à votre fugitif, alors je puis vous assurer que la probabilité est quasi nulle." (Avec un léger regard vers Eldred) "Il n'a pas quitté une seule fois mon domaine depuis qu'il me sert. Il ne connaît rien de ces environs."

Eldred est cependant un bon combattant. Ses recommandations à un comparse pourraient être de cet ordre, mais pas en si peu de temps, ni ainsi, dans l'arrière cour d'un château, soyons sérieux ! Quelles craintes peut donc avoir le Monthoux ? Dyonis distille maintenant une pointe de compassion dans son autorité, toujours au comte :

"Et quand bien même je découvrirais des irrégularités, j'en saurai faire bon usage. Pour votre part, déchargez-vous l'esprit, mon cher ami, puisque ce fugitif n'est même plus votre esclave... mais désormais le fardeau du seigneur de Rottenberg."

Dyonis guettera les prochains mot et agissements du Monthoux sans se défaire. Or le baron n'a pas menti : il a du mal à voir ce qui aurait pu se comploter entre les deux esclaves en si peu de temps. C'est seulement pour la forme, pour faire bonne mesure et achever de convaincre Monthoux qu'il ne défend pas le Zakrotien, qu'il ajoute pour ce dernier :

"Simplement croisé ? J'espère ne pas venir à apprendre que cet esclave en visite, manifestement amateur de duplicité et peu docile, n'a pas laissé céans derrière lui quelque pernicieuse préconisation. Ou qu'il n'en a pas reçue."

-- Je vois, je vois, fort intéressant, couina Prosper en laissant ses doigts titiller les pointes arrondies de ses moustaches. Et vous avez raison, faute de ne vous illustrer dans les joutes, je ne doute pas que votre nom demeurera pour les grandes œuvres que vous mènerez au Gouvernement.

Il hochait le tête benoîtement, sans trop savoir quoi répondre aux souvenirs qu'évoquait le seigneur de Frenn. Le comte n'avait lui-même jamais voyagé hors les frontières de Monbrina. Il ne connaissait des autres continents - et des colonies de l'Empire - que ce qu'il en lisait, ou ce qu'il s'en faisait livrer comme denrées, étoffes, mobilier de luxe, esclaves... Prendre la mer ne comptait guère parmi ses souhaits. Tenir le rang de sa famille à la Cour lui suffisait amplement.
Prosper attendait surtout de pouvoir interroger le Premier Conseiller quant aux orientations politiques qu'il souhaiterait souffler à l'oreille du roi. D'ici là, le comte avait pris soin de revenir à la fâcheuse affaire que constituait son maudit esclave Jérémie. Curieusement, le nom du duc de Rottenberg avait eu sur Dyonis un effet inattendu : malgré toute la neutralité froide dont il savait le baron capable, celui-ci venait de trahir une légère contrariété dans les jeux de la pointe de son crochet dans sa barbe.

-- Ci-fait, mon cher. Le duc de Rottenberg, c'est bien lui que j'ai nommé. Le connaissez-vous ? Votre posture doit vous permettre de connaître la plupart des Grands de Monbrina. Le jeune Ulysse de Rottenberg s'est-il illustré à vos yeux ? Son nom a l'heur de ne pas vous plaire ?

Allons bon ! Si le noble maître du domaine de Frenn entreprenait de lui cacher des choses autant que son esclave, Prosper se sentirait mal reçu ! Et d'ailleurs, l'esclave s'inclinait avant d'évoquer sa très brève rencontre avec Jérémie. Un rictus mauvais fendit les lèvres épaisses du Monthoux, les yeux toujours fixés sur le serviteur et sa canne au poing.
Il allait rétorquer, mais Dyonis prit les devants et rassura son hôte sur un point : cet esclave ne connaissait apparemment rien hors les murs de ce château. Si cela était vrai, alors il n'aura pas été d'une grande utilité au fuyard. Toutefois, le comte ne put s'empêcher de se demander si l'austère baron ne voulait pas simplement faire une démonstration d'autorité... D'autant qu'il prenait un malin plaisir à lui rappeler, derrière un enrobage poli, que la fuite de Jérémie ne le regardait plus. Entre ceci et ce que Dyonis semblait savoir du Rottenberg, il y avait anguille sous roche.
Or après tout, il était estropié : d'après les sages paroles du cardinal Cassin et d'autres Inquisiteurs, ces gens-là étaient naturellement portés à la duplicité et à la semence de désordres. Le baron de Frenn - si brusquement propulsé au poste de Premier Conseiller que c'en était suspect - profitera-il de sa place pour aligner de sales coups contre l'ordre salvateur ? Ceux qui se montraient les plus rigoristes semblaient les plus suspects aux yeux du Monthoux. Le baron était-il d'ailleurs sérieusement en train de prendre la défense d'esclaves ? Sa dernière intervention à l'adresse du serviteur l'en fit un instant douter. Prosper crut bon d'en rajouter une couche, pour être sûr :

-- Il est vrai que pour quelqu'un qui n'a été que croisé, celui-là prend beaucoup d'inquiétude à son sort. Méfiez-vous, cher Premier Conseiller. Je connais la propension de mon ancien esclave à déblatérer des balivernes et à répandre du venin. Même en peu de temps. Je regrette que mon intendante l'ait envoyé, lui, en mission. (Il observa Eldred avec plus d'attention : l'individu ne venait clairement pas de la même colonie que Jérémie. Le comte s'adressa à l'esclave, juste pour observer les attitudes du maître) De quel trou sors-tu ? Quels événements t'ont amené céans ?

Eldred se força à écouter la discussion entre les deux hommes même si inlassablement l'envie d'égorger ce gros porc pour l'envoyer tenir compagnie à Hel -ou comme disait les chrétiens l'envoyer en enfer- ne cessait de le harceler. Et dire que c'était ce genre d'hommes qui gouvernait le royaume qui avait réduit le sien à l'état de colonies !
Ses mâchoires se serrèrent et il réussit de justesse à adopter l'attitude servile qu'on attendait de lui pour répondre au crapaud.

Il fut ravi de constater que non seulement sa réponse n'entrainait pas d'autres questions mais qu'en plus le baron ne manqua pas de remettre son invité à sa place. Il en aurait presque sourit d'amusement si cela n'avait pas était si dangereux...

Lorsque le baron s'adressa ensuite à lui, il baissa à nouveau la tête tout en la secouant légèrement afin d'indiquer qu'il ne s'était rien passé de tel. Si seulement le seigneur de Frenn connaissait son talent et son intelligence ! A défaut d'être libre, il pourrait au moins obtenir des tâches qui lui conviendrait mieux. Pourtant à en voir la réaction de l'homme droit qui était son Maître, son ami n'avait pas gagné au change loin de là. Comment pouvait-il faire pour l'aider? Si seulement il avait pu parler au baron...

Mais à la place, ce fut de nouveau l'imposant visiteur qui le questionna sur ses origines. Il en aurait crachait au sol de voir tant de mépris sur sa patrie ! Comment ce gros lard pouvait-il être à ce point ignard quand n'importe quel quidam le savait zakrotien ? Cette fois-ci, il ne s'inclina pas, bien au contraire, il se releva et le toisa de tout sa stature.

- Je suis Zakrotien messire et mon seul délit est d'avoir combattu pour la liberté des miens sans mourir épée à la main
Son regard brillait de la même détermination qui l'animait chaque fois qu'il évoquait sa terre natale. On pourrait l'enchainer, le torturer, le violenter... La flamme qui brûlait au fond de son âme ne s'éteindrait jamais.

Peu de conversation, décidément, cet homme-là. Et ce n'est pas faute à Dyonis d'avoir lancé des perches : voyages en Europe, chevaux orientaux, grande pleines où se déployaient la majesté de ces montures, philosophie des autres continents, le Vatican. Il n'y a plus qu'à espérer que la soirée s'expédie vite. Comment Grand-Dieu Prosper s'occupe-t-il (et occupe-t-il ses partenaires de salons) à la Cour ? Beaucoup de ses congénères aristocrates sont des pots de fleur, qui ont perdu toute la bravoure d'antan, mais avec ce comte on semble atteindre un niveau record.
Le seigneur de Frenn se contente donc de marcher tranquillement à côté de lui. Il en reste aussi au principal sujet qui a l'air de préoccuper son hôte : le fuyard. Et il se contente de répondre de façon parcimonieuse à ses questions sur le duc :

"Le seigneur de Rottenberg a... disons des carences éducatives assez surprenantes pour un aristocrate. Il y a peu, lors de mon investiture comme Premier Conseiller au palais de Sa Majesté, il a aligné moult manquements à l’Étiquette. Et même au-delà : des actes d'une vulgarité et d'une dangerosité singulières." Il n'entrera pas dans le détail, d'autant que les coups d'éclats d'Ulysse relevaient même des affaires royales, dans lesquelles il a fait de grossières ingérences, que le monarque n'a pas manqué de lui faire violemment remarquer aussitôt. "Je sais qu'il a subi récemment le choc de la perte de toute sa famille, mais cela n'anéantit pas pour autant des années d'éducation."
La voix du baron a descendu sur les derniers mots, distante, n'encourageant pas de relance. Lui, il sait maintenant la cause des carences éducatives du Sieur de Rottenberg. Et celle de la disparition de sa famille. Il n'en revient toujours pas. Et quel gâchis, qu'un esclave ait réussi une usurpation pareille... pour se conduire derrière de façon aussi maladroite qu'il est évident qu'il ne tiendrait pas bien son rôle longtemps. Cet individu est un excellent argument à lui seul pour une autorité qui ne doit jamais se relâcher (ni être abusive) et pour un solide ordre social.

...Mais apparemment il y a, d'un autre côté, des nobles guère à la hauteur de leurs devoirs. Prosper en fait la démonstration dans l'odieuse façon qu'il a de provoquer Eldred. C'est stupide et gratuit. Qu'a-t-il besoin d'insulter sa nation en la qualifiant de "trou" ? Zakros a certes perdu la guerre et les lois martiales s'appliquent, mais les guerriers de cette terre sont loin d'avoir démérité et pas tous les nobles de Monbrina sauraient en faire autant. Cette fois, il ne cache pas son exaspération et roule des yeux bien haut. Dyonis n'aime pas cela du tout : les choses peuvent dégénérer d'une seconde à l'autre.
Ce qui arrive aussitôt. Eldred se tient droit, soutenant le regard du Monthoux avec une audace qu'il ne lui a encore jamais vue. L'attitude est insolente pour un esclave, mais le baron doit lui accorder un point : Prosper est insupportable. Dyonis en vient à se demander si ce n'est pas lui qu'il teste, en faisant péter les nerfs de son esclave. D'ailleurs la répartie d'Eldred aux questions stupides de l'invité confirme qu'un point sensible a été touché et toute la fierté de l'ancien guerrier est drainée dans une réponse dangereuse. La respiration du baron se bloque. L’Étiquette, la hiérarchie et le risque de racontars à la Cour l'obligent sérieusement à prendre le parti de l'imbécile ?! Et lui qui réfléchissait plus tôt aux bienfaits de la hiérarchie.

Premier réflexe : Dyonis fait un pas entre Eldred et le Monthoux, décourageant les coups que le comte aurait sans doute infligés à l'esclave. Puisque ce seigneur n'a pas l'air de saisir le principe d'être maître en son fief ! Et à Eldred, glacial :

"N'y ajoute pas le délit d'un comportement pour lequel je devrais te faire donner le fouet. Pour cette fois-ci ce sera deux jours de suspension de nourriture. Reprend ton travail, Monsieur a eu sa réponse." Il oublie subtilement d'ordonner que des excuses soient présentées au comte. A ce dernier, il propose avec un sourire (le plus forcé du monde sûrement) : "Que diriez-vous d'aller découvrir la bibliothèque ?" Si seulement ! "En attendant que sonnent les huit heures et avec elles le moment de dîner."

Pourvu que Monthoux en reste là ! Lui qui était venu flatter le Premier Conseiller... Après quelques revirements, il plutôt l'air maintenant de vouloir le déstabiliser, pour peut-être se faire bien voir en bavant sur lui si faille il y a ! Rester stoïque. Surtout, rester stoïque.

Le comte retint dans un coin de son esprit les informations quant au jeune duc de Rottenberg - au comportement bien mystérieux. Il serait intéressant de mener sa petite enquête à la Cour et si quelque chose était à découvrir, à n'en point douter cela ferait un sujet de conversation croustillant pendant plusieurs jours !
Il n'eut toutefois guère le loisir de se pencher plus avant sur la question et Ulysse se trouva loin de ses préoccupations lorsque, à sa grande surprise, l'esclave se permit de lui faire front avec une attitude fort inappropriée. Prosper demeura immobile, lui rendant un regard noire et écoutant - mépris au coin de la lèvre - sa réponse non moins effrontée.

La liberté des siens ? Eh bien voyons ! Ils avaient été défaits voilà plusieurs années. Ils n'avaient pas à mener cette rébellion - suicidaire de surcroît, compte tenu des effectifs et de la puissance monbrinienne. Du reste, ne disait-on pas que des tribus zakrotiennes se pillaient et s'asservissaient entre elles parfois ? Le comte poussa un petit souffle sec par le nez. Devant l'audace de l'esclave et son regard flambant de hargne, sa main potelée serra sa canne. Un frottement au sol : il s'apprêtait à l'envoyer valser pour asséner au Zakrotien les coups qu'il méritait. Mais à sa grande surprise, Dyonis s'interposa.
Mouvement de recul. Yeux écarquillés. Le seigneur de Frenn défendait-il encore cet esclave ?! D'autant qu'il ne cachait même plus son courroux face ses questions. Qu'avait-il dit de mal ? Zakros n'était-elle pas une terre de mal dégrossis où il ne régnait même pas un ordre centralisé pour réguler les tribus ? Prosper lâcha entre ses dents, sans réfléchir et à demi-voix, n'écoutant que son premier réflexe :

-- De quel côté êtes-vous, Sieur Premier Conseiller ?

Son bras se détendit et sa paume, rougie par la prise violente du pommeau, se défroissa en même temps qu'il ravalait sa frustration. Il reposa sa canne. Il écouta avec satisfaction le baron adresser une réprimande et une sanction - quoique légère... mais c'était la moindre des choses. Nulle excuse ne fut formulé cependant, ni demandée. Le seigneur de Frenn tentait même de l'éloigner vers la bibliothèque. Le comte se plut à reprendre un air d'apparence des plus affables, sans répondre immédiatement à cette proposition. Il joua la voix compatissante et demanda :

-- Je vous trouve bien magnanime, mon ami. (Un temps) Avez-vous beaucoup d'esclaves d'origine Zakrotienne ? On les dit... farouches. Je comprends que vous puissiez avoir quelques difficultés avec eux, mais je suis certain que vous obtiendrez de meilleurs résultats et aurez une autorité moins contrariée avec la plèbe monbrinienne dont vous avez tant recherché le commandement législatif, cher Premier Conseiller.

Si c'était à refaire, il l'aurait refait. Il n'aurait changé pour rien au monde les paroles qu'il avait eu. Voir ce gros porc se teintait d'un carmin de colère avait été pour le moins délectable. Il s'était même apprêté à recevoir des coups de l'un ou de l'autre mais en bon guerrier, il était près à les encaisser. Et puis honnêtement... Ce rondouillard noble ne risquait pas de le fuir bien mal contrairement au Seigneur de Frenn et à ses mains d'aciers.

A son grand étonnement ce fut son Maître qui s'interposa sans manquer de le réprimander et Eldred le remercia intérieurement tant de sa sanction que du fait qu'il l'ait sanctionné. Le baron est un homme dur mais droit et quelque part bon dans son sens Implacable de la justice. Malgré sa servitude, le zakrotien respectait cet homme pour ce qu'il était et il ne voulait pas lui attirer d'ennuis. Il s'inclina donc profondément devant le baron

- Je vous prie de m'excuser, Maître. Je ne mérite pas votre magnanimité.

Bien évidemment il était hors de question qu'il s'excuse auprès du grassouillet pour avoir énumérer de simple fait.
Pourtant cela ne suffit pas au crapaud qui s'empressa d'émettre des jugements on ne peut plus déplacer à l'encontre du baron.
Eldred ouvrit malgré lui ses yeux en entendant le venin se répandre. Il n'osait plus détourner le regard du cheval qu'il était retourné panser. A Zakros, prononcer un tel affront suffisait à déclencher un meurtre et une guerre. Comment osait-il insulter le baron dans son propre château ?! Il n'avait pourtant pas l'air plus important que son maître lui-même. Si seulement Loki pouvait se résoudre à lui faire l'un des tours dont il avait le secret... Quelque chose de fort... Ridiculisant...

Dyonis n'en croit pas ses oreilles. Il est dans son fief, et dans son bon droit à empêcher que son esclave soit roué de coups par son invité. Inutile donc de répondre même à la question que le Monthoux a l'outrecuidance de lui poser. De quel côté est-il ? De celui de la justice, si possible. Et d'une image digne que se doit d'afficher le pouvoir Monbrinien, s'il veut se prétendre porteur d'hégémonie. Cet imbécile de comte a l'air d'avoir oublié ses fondamentaux, ou de ne jamais les avoir appris, et la seule répartie du seigneur de Frenn sera un regard insistant et un silence éloquent.

Puis le lard se change en serpent en proférant des insultes à peine déguisées, derrière une politesse mielleuse et des tours de langage pernicieux. Dyonis en a la mâchoire décrochée ainsi que les prunelles d'une fixité statuaire, sidéré. Prosper ose remettre en cause l'autorité du Premier Conseiller. L'individu prétend même qu'il ne saurait pas se faire respecter de ses esclaves, et peut-être pas davantage du peuple Monbrinien. Pour qui se prend-il ? A-t-il des appuis si importants que cela à la Cour, pour se permettre de telles bravades dans le domaine du puissant seigneur qui le reçoit ?
C'est pour cette raison seule (les vertus de la prudence et de la grave dignité) que le baron ne fait pas immédiatement chasser Prosper. On ne sait jamais de quelles relations jouit le Monthoux, dans ce panier de crabes. Lui, il est bête comme ses pieds, mais qui dit qu'il n'y a pas parmi ses amis ou dans sa famille des gens plus sournois et surtout plus influents... Par ailleurs ce n'est pas comme si Dyonis n'avait rien à cacher... Il n'a pas oublié les méthodes illégales et hérétiques par lesquelles il a obtenu son poste, même si maintenant il souhaite utiliser sa position pour faire de grandes améliorations dans la moralité du pays. Ce n'est pas le moment de se mettre à dos quelqu'un susceptible de chercher la petite bête ! Au grand regret de Dyonis. Car l'épée le démange, ou bien une voix grondante pour ordonner au comte de ficher le camp.

Au lieu de cela, il se tient droit, à distance, et il affiche un visage d'une froideur qui ne laisse plus aucun doute quant à ce qu'il pense de la situation. Même s'il s'en tient à la politesse, Prosper comprendra que le baron n'en songe pas moins. Il répondra quand même à la dernière intervention du malotru, la voix monocorde :

"Je n'ai nullement à me plaindre de mes esclaves et les sujets de l'Empire n'auront pas davantage à se plaindre de mes propositions, si elles s'efforcent de n'être ni cruelles ni injustes. Si vous fûtes un élève attentif de vos précepteurs, vous n'êtes pas sans savoir que l'autorité se mérite chaque jour. Mais je vous remercie de votre sollicitude, cher Monsieur de Comte."

Dyonis avait-il mérité la sienne, d'autorité ? Après les récents événements, son ventre se serre alors que la question et le remord lui reviennent. Il ne devra en être que plus irréprochable désormais.
C'est Eldred qui le tire alors de ses doutes en s'inclinant, avant de lui présenter des excuses pleines de déférence. Il le sent sincère. Surtout connaissant la fierté de l'homme, qu'il commence à cerner. Lui aussi, Dyonis devine qu'il ne doit pas en penser moins mais se contient. Et pas seulement en raison de sa condition servile, mais peut-être même pour son maître et pour le bien du domaine. Il semble décidément avoir davantage de valeurs communes avec cet esclave qu'avec ce noble Monbrinien. Le baron se tourne vers Eldred et lui adresse un bref hochement de tête. Il a alors pour lui du respect dans son regard et même un fond de reconnaissance. Prosper l'a, sa preuve que les Zakrotiens ne sont pas des sauvages mal dégrossis et en ne réagissant pas plus à ses provocations, Eldred lui coupait l'herbe sous le pied pour de nouvelles bravades.
Sur ce, l'esclave se remet à sa besogne auprès des chevaux. L'attention de Dyonis revient à son invité. Il se permet d'insister, et cette fois-ci avec un ton qui ne laissera pas le choix au Monthoux :

"Allons à la bibliothèque en attendant le souper. Il s'y trouve certains ouvrages de philosophie que je tiens à vous faire connaître."

Il enclenchera aussitôt le mouvement en se mettant en marche vers la sortie des écuries, en encourageant au passage (par un sec signe de tête) son invité à lui emboîter le pas. Le duo rejoindra ainsi la bibliothèque du domaine après un moment de marche en silence : il faut retraverser la cour arrière, gagner le bâtiment principal du château et monter au premier étage, pour pénétrer enfin dans une immense salle circulaire, cernée de briques épaisses, décorée de tentures et flambeaux.
Prosper pourra aussi découvrir aux murs des boucliers aux armes de la famille et des lames croisées. Quelques confortables fauteuils jalonnent la pièce, ainsi qu'une longue table de travail d'un bois massif. Enfin, sur une quinzaine de rayonnages, des volumes plus ou moins anciens, plus ou moins fragiles, mais tous de luxe. Seul fait étonnant : le comte découvrira que chacun de ces livres a été équipé d'une sangle sur la tranche, permettant au crochet de Dyonis de les saisir, de les tirer hors de l'étagère, puis de les manipuler, sans les abîmer ni qu'ils lui glissent ensuite des "mains".

Le baron aura seulement opéré, sur le chemin, un très rapide détour auprès d'un de ses gardes pour transmettre (bien qu'à contre-cœur) l'ordre punitif qu'il a décidé concernant Eldred. Il sait d'ailleurs que pendant qu'il est occupé avec les livres en compagnie de son importunant invité, l'esclave ira prêter main forte aux cuisines dès qu'il en aura terminé avec le soin aux destriers.
C'est un repas de réception qui est prévu et il faut du monde à la tâche. Notamment les bras solides de plusieurs esclaves, évidemment sous la surveillance appuyée des cuisiniers et d'un contremaître, pour prendre en charge les venaisons, les lourds plateaux et les larges troncs dans le feu sous les gibiers.

Faute de mieux, Prosper considéra au moins avec un fond de satisfaction les excuses de l'esclave à son maître. Telle était la plus élémentaire des choses. Il n'en demeurait pas moins que le seigneur de Monthoux trouvait l'attitude du baron beaucoup trop clémente - pour ne pas dire ambiguë - avec les captifs de son fief. Pour cette fois, l'incident semblait se régler, cependant une intuition étrange venait se distiller dans l'esprit du comte : lui qui était venu pour tenter de se faire un ami du Premier Conseiller... pourrait éventuellement trouver en bout de course mieux que cela - des étrangetés à signaler, des mœurs susceptibles d'être scrutées à la recherche d'une faille. Faille qui, si elle existait, vaudrait à Prosper d'aller signaler au roi et à la cour quelque risque dont on lui serait redevable.

Se noyant dans ses fantasmes, il se désintéressa tout à fait de l'esclave - lequel n'avait été, du reste, qu'un simple prétexte à disséquer les attitudes du Premier Conseiller. D'ailleurs, il apparaissait à Prosper que la colère du seigneur de Frenn était désormais évidente. Comme s'il trouvait quelque valeur à ces colonisés pour se piquer ainsi de s'outrer en leur nom, et presque de défendre leur honneur. Drôle d'attitude pour un seigneur monbrinien de son importance. Plus que jamais, une fois que la tension serait retombée, Prosper jugea intéressant de profiter du repas qui allait venir pour sonder Dyonis quant à ses projets de lois. La cour aurait bientôt l'occasion de voir pour quel camp roulait le nouveau Premier Conseiller. Et dire qu'il serpentait déjà des rumeurs de diablerie à son sujet...
Pour l'heure, Prosper ne répondit rien à la répartie de son hôte : l'on verra bien si Monbrina aurait à se plaindre de lui. Et si la noblesse lui conserverait longtemps cette autorité dont il se targuait. Tout à cette pensée, le comte emboîta le pas à Dyonis jusqu'à sa bibliothèque. Sa voix mielleuse ne manqua pas de noter au passage, à la pique quant aux ouvrages de philosophie qu'il faudrait lui faire découvrir :

-- Grand merci. Je ne manquerai pas de vous rendre la pareille en mon propre fief, et de vous faire découvrir des commentaires pour le moins édifiants quant à la hiérarchie naturelle au sein du Cosmos.

Une salle impressionnante s'ouvrit à lui et il dut se reconnaître impressionné par la quantité et la qualité des ouvrages dont elle était gorgée. Son attention scrutatrice ne manqua pas de noter l'aménagement singulier de tous les livres, avec des sangles, plus pratiques pour les prothèses dénuées d'habileté dont devait se contenter son hôte. Il parcourut les rayonnages, frappé par la quantité d'ouvrages militaires, d'essai philosophiques où les Anciens avaient une grande place, de textes législatifs - droit romain, droit Canon, et bien sûr droit monbrinien. Aucun roman ni aucune poésies, en revanche. Cela devait sembler trop futile à un individu qui aimait vivre dans un château austère et pierreux, parcouru de courants d'airs, dont des armes et des écus formaient les rares décorations. Avarice ou rudesse assumée ?

"Les travaux de Ptolémée, d'Aristote, d'Averroès et de Pline ont été étudiés par mes soins." rétorque Dyonis quand le comte vient lui chercher des poux au sujet de la hiérarchie impliquée par le Cosmos. Il se pose la question de la place de Prosper, sûrement très haute, dans la hiérarchie de la bêtise. Peut-être une étude scientifique à réaliser. "La science n'est toutefois pas le domaine auquel je me consacre le plus."

Il invite l'homme à parcourir certains rayonnages, avec une attention particulière dirigée vers les écrits de politique et de diplomatie des Antiques. Les discours de Cicéron, les codex des plus illustres hommes, un peu de philosophie du droit avec des penseurs des dernières décennies qui ont fait autorité à Monbrina. Sans oublier quelques commentaires de la Bible.
Dyonis aimerait bien se choisir un livre et s'asseoir pour en parcourir les lignes seul, comme si son invité encombrant n'était pas là. Mais il conserve sa bienséance et suivra les pas du Monthoux, répondant à ses éventuelles questions, et ne s’asseyant avec un ouvrage que si son invité le fait en premier.

Une petite demi-heure passera ainsi. Au moins, Prosper a été éloigné des arrières du domaine et des esclaves (surtout d'Eldred). Enfin, un contremaître toque à la porte, fait une très légère révérence et annonce au maître des lieux :

"Le dîner de Messieurs va être servi."

Dyonis ne perd pas une seconde pour lancer le mouvement et convier Prosper à le suivre de nouveau à travers les couloirs pierreux du domaine. Le sol froid résonne avec force sous leurs pas. Ils descendent le grand escalier d'apparat au centre du bâtiment cœur, repassant du premier au rez-de chaussée. Un corridor encore, puis de hautes portes de bois sombre, habilement sculpté de motifs végétaux mais sans dorure, s'ouvre sur la vaste salle à manger. Un immense lustre d'acier que des domestiques viennent de faire remonter, après en avoir changé les chandelles, éclaire une très longue table d'ébène elle aussi munie de bougeoirs. Une fine étoffe rouge la traverse et le couvert à a été mis.

Là encore, le comte de Monthoux verra de bien curieux ustensiles devant le grand fauteuil à bras du maître des lieux : tout est aménagé pour faciliter la prise avec ses prothèses. La coupe à boire a une anse longue mais étroite où passer la main d'acier sans qu'elle glisse ; il y a le même système au bout de la cuillère, dont la tige est aussi légèrement tordue pour aller à la bouche étant donné le peu de variété de mouvement de la prothèse... Et pour le reste, c'est avec son crochet que Dyonis va piquer ses aliments. Par contre, il faut tout lui couper. Le baron se souvient que, enfant, il ressentait une honte violente à ne pas pouvoir faire ce geste élémentaire (et les plus imbéciles de ses camarades de Collège raillaient un bébé à qui il fallait sectionner ses aliments...) mais il avait bien fallu l'admettre, et très vite. Aujourd'hui, il n'y fait même plus attention mais remarque encore fréquemment de l'étonnement sur le visage de ses partenaires de banquet.

Une chaise à bras elle aussi de bois sculpté et damassée attend Monthoux, en face du seigneur de Frenn. Deux échansons sont là, avec les aiguières de vin, prêt à servir. On entend crépiter un immense feu au bout de la salle. Plusieurs viandes grillées sont prévues, dont des plus luxueuses arrosées d'épices ou de sauces au vin. Ainsi que de la tourte, de petits pâtés de légumes en entremets, et enfin de la crème accompagnée de pâtes de fruits ou au miel. A la perspective de ce repas au moins, Dyonis essaie de se changer les idées et de tenter de passer quand même une bonne soirée (ce qu'il peut en rester en tout cas).

Eldred avait rejoint les cuisines sans détour.  Ce n'était pas un poste auquel il était familier mais il aida du mieux qu'il pu à la préparation du repas. Malgré l'austérité apparente du baron, il n'était nullement prévu de servir une écuelle de gruau au dîner. Ce qui n'aurait sans doute pas fait de mal à l'imposant noble. C'était d'ailleurs une terrible ironie du sort pour Eldred de se trouver privé de nourriture pendant quatre jours à cause du joufflu seigneur.

Lorsque le repas fut achevé, il contempla les plats prêt a être emportés : tourtes, petits pâtés de chou fleur, venaison, porc à la broche et au miel, cygne aux abricots... Il y avait la de quoi nourrir le château entier ou presque et tout cela n'était que pour deux personnes ! Toute cette débauche de nourriture lui faisait tourner la tête.

Au moment d'emporter les plats, Eldred s'empara du cochon encore entier, avec l'aide d'un acolyte. C'est dans une petite et silencieuse procession qu'ils traversèrent les glaciaux corridors du palais. Le zakrotien s'amusait de vision du porc luisant avec sa pomme dans la bouche. Il ne pouvait s'empêcher d'y voir le détestable Monthoux et il avait du mal à retenir ce petit sourire qui se dessinait par moment sur ses lèvres. Ils passèrent les massives portes de bois de la salle à manger où les deux convives étaient installés.
Les esclaves et autres serviteurs déposèrent le cerf au centre de la table et à proximité de leur seigneur puis éparpillèrent les autres plats. Ce fut autour du Zakrotien de déposer le sien. Il posa le cochon face au seigneur de Monthoux, tout en se disant que ces deux-là ne manquaient pas de ressemblance quoi que l'un était nettement plus appréciable que l'autre. Il s'inclina et alla se poster le long du mur aussi immobile que les antiques armures. Il ne comptait pas perdre une miette de ce repas -sans mauvais jeu de mots-.

Dans la bibliothèque, seuls résonnèrent le vent entre les cloisons et le craquement du vieux papier manipulé. Le seigneur de Frenn ne fut vraiment pas bavard et préféra laisser son hôte vaquer auprès des ouvrages comme il le souhaitait. Prosper n'insista pas et jugea bon d'attendre le passage à table pour relancer une conversation.
Son mal lent et précieux déambula entre les rayons. Il en tira quelques textes portant sur des commentaires bibliques ainsi qu'un autre consacré à l'art de la navigation. Les livres de lois lui semblaient d'un ennui mortel. Rejoignant les fauteuil, Prosper s'y installa non sans faire crisser son son poids les coussinets du siège sur lequel il venait d'élire domicile. Il se plongea dans une exégèse de l'Ancien Testament, profita d'un commentaire du "Cantique des Cantiques", puis lut en diagonale un autre passage quant à la Genèse. Sa course désarticulée au milieu des chapitres prit fin vers les considérations maritimes proposées par le dernier livre à attendre sur ses genoux. Il fallait reconnaître la qualité de ces publications et le bon goût de Dyonis. Prosper fut presque absorbé par ses lectures, oubliant un temps es velléités.

Il remonta à la surface du flot de mots lorsque le contremaître annonça le repas. Le comte se releva péniblement, alla ranger les livres en bonne place avant de s'emparer de sa canne. Elle frappa le sol dans sa suite tandis qu'il rejoignait la salle à manger. Une nouvelle fois : décoration minimaliste. Rangée d'armures, feu en bout de pièce. Au moins, de luxueux sièges à bras les attendaient autour d'une longue table munie de chandeliers aux fines ciselures.
La curiosité passagère de Prosper s'arrêta sur les bien étranges couverts du baron de Frenn. Ingénieux. Là encore, il reconnut le raffinement de la chose et salua dans son esprit l'ingéniosité qu'il fallait déployer au quotidien, quand le Ciel vous avait affublé de telle infirmité.

Arrivèrent les premiers plats. Des quantités calculées avec justesse dans la mesure où le comte était connu pour manger comme quatre. Il huma les parfums des viandes, le vin qui arrosait les unes, le miel qui se dégageait des autres tout en étant savamment mêlé à l'odeur du grillé. Un cerf disposé devant le seigneur de Frenn donnait de lui un tableau honorable, comme une signature de son autorité céans. Ce fut un porc et sa pomme entre les dents qu'on disposa devant Prosper. Il apprécia le parfum de cumin qui s'en dégageait.
En relevant légèrement les yeux, il repéra alors seulement que c'était l'esclave de tout à l'heure qui venait de servir ce plat. Prosper arqua un sourcil et se rappela alors, au souvenir de l'incident avec le Zakrotien, des sujets qu'il brûlait d'aborder. Toutefois la courtoisie exigeait un compliment avant n'importe quel autre sujet :

-- Quelle luxueuse table, qui promet d'être aussi goûtue qu'elle est plaisante à voir ! Je vous remercie une fois encore, cher Premier Conseiller, de votre invitation. (Un temps) Nous ne pouvons qu'accompagner ces riches mets d'une conversation non moins riche. Puis-je vous demander à quelles activités ont été consacrés vos premiers jours en tant que Premier Conseiller ? Et si déjà vous entrevoyez des projets de lois prompts à renforcer la grandeur de Monbrina ?

Il acheva sa phrase sur un geste de la main, commandant à un des échansons présents de lui servir une première coupe de vin.

L'assortiment de plats prévus pour ce copieux repas (il faut ce qu'il faut quand on reçoit Prosper de Monthoux) est apporté par un groupe d'esclaves et disposé sur la table. Dyonis observe que tout se passe bien et apprécie au passage le raffinement des mets. Son maître-queux fait toujours des merveilles et rien qu'à l'odeur tout cela promet d'être succulent. De quoi honorer l'hôte, quoiqu'il ait pu dire avant. Les comptes se régleraient plus tard.
Le baron observe (un peu songeur) le majestueux cerf, puis son regard est attiré par le plat qu'Eldred dépose pile devant Monthoux. C'est le gros porc, tout grillé, avec sa pomme en bouche. Dyonis marque une seconde d'arrêt dans ses gestes : l'association entre son hôte et la bête grasse est parfaite. Il se demande un instant si le Zakrotien l'a fait exprès. Possible. Très discrètement, le seigneur de Frenn esquisse pour lui-même un petit sourire derrière sa serviette qu'il est en train de se déplier. Il retrouve aussitôt son sérieux et son austérité avant d'être repéré.
Il n'aura pas vu qu'Eldred est allé se glisser tout près d'une statue après avoir servi le plat. D'un petit signe, Dyonis ordonne aux échansons de procéder. Un petit groupe vient s'occuper de la découpe des viandes, disposer des sauces, verser à boire et mettre aussi sur la table (en plus des alcools) des boissons plus légères, des sirops exotiques ou des laits très doux. De quoi agrémenter avec variété l'ensemble de ce qui est proposé. Le Premier Conseiller se doute que même avec le grand appétit de Prosper, il y aura des restes. Comme d'habitude, ceux-ci seront portés après le festin à ses luxueux lévriers de chasse qui s'en régalent.

De nouveau amusé par l'image de Prosper face au cochon, c'est avec un sourire que Dyonis lui dit : "Je vous souhaite bon appétit, Messire." Pour le coup, le sourire n'alertera pas. Il passera pour la politesse. Le seigneur de Frenn passe sa main métallique dans la anse de sa coupe, remplie de vin, et la lève pour porter l'habituel toast à la soirée (même s'il n'en a pas une grande envie cette fois-ci, aussi ne dira-t-il rien, ne fera-t-il pas de vœu avec le toast, se contentant du geste).

Il hoche la tête quand Prosper le complimente pour le repas. Puis son invité entreprend de le faire parler politique. Est-ce qu'il s'imagine qu'après la scène de tout à l'heure, il va lui ouvrir son cœur sur l'intégralité de ses idées d'actions ?! Le Premier Conseiller choisit des réponses assez neutres, mais franches :

"Mon nouvel office comprend deux volets : le premier consiste à observer, et donc à accompagner des affaires de police ou de contrôle à travers le pays, pour faire un état des lieux d'un certain nombre de situations. Car voyez-vous, l'on ne peut pas faire des propositions judicieuses en étant déconnecté des réalités, en allant jamais voir les choses sur le terrain, au delà des colonnes de chiffres et des rapports. C'est ainsi que j'ai été amené par exemple à inspecter les ventes d'esclaves, et à y rendre dorénavant obligatoires des mesures de contrôle quant à l'acheminement des captifs, ainsi que la présence d'un médecin à leur arrivée sur le sol monbrinien. Une bande criminelle a aussi été arrêtée il y a peu au Lupanar et j'ai eu l'occasion de me rendre compte de l'encadrement beaucoup plus strict dont auraient besoin ces établissement qui, faute d'éradiquer le vice, au moins sont sensés le réguler. Et pas plus tard que demain, je suivrai une opération d'envergure contre les débordements d'un seigneur local. Un qui a oublié qu'il y a des devoirs en échange du pouvoir et des richesses." (Un temps) "Le deuxième volet de la fonction découle du premier : il s'agira d'adresser des propositions de lois à la Chambre et au Roi, d'après les observations et les témoignages de gens qui pourraient venir me trouver. Quant à mes projets législatifs, en effet ils entendent toujours viser la grandeur de l'Empire, mais davantage sur le plan de la morale et d'un certain redressement, pour qu'il y ait logique entre principes et réalité. Nous serons d'accord sur le fait que Monbrina est déjà grand par son étendue, ses ressources, ses capacités financières, et aussi par sa culture via les différents arts. Aussi pouvons-nous nous atteler à ce que ces grandeurs-là servent bien. Et que ses représentants soient des modèles légitimes par les actes."

Pendant qu'il parlait, un serviteur a coupé sa viande et ses tourtes dans son assiette, puis a disposé un peu des diverses sauces autour. Du bout de son crochet, Dyonis commence à piquer, à déguster, non sans avaler régulièrement quelques gorgées de vin. Son long exposé l'a un peu lassé mais si Prosper pouvait y entendre un petit message, ce serait bien.

Une fois les plats déposés, Eldred se recula pour venir se placer à côté d'une statues. De là où il était, il avait une vue sur parfaite sur la tablée. Il n'avait pas manqué de croiser le regard du Seigneur de Frenn. Était-ce un sourire qu'il avait entre-aperçu fugacement? Il semblait se régaler d'avantage de la disposition des plats que du repas lui-même, ce qui n'était de tout évidence pas le cas du gros Monthoux.

Eldred écouta aussi attentivement que possible la discussion. C'était une occasion de choix pour apprendre un peu plus à connaitre l'homme politique qui se cachait derrière les traits du baron. Une occasion également de découvrir vers quoi se diriger l'Empire et éventuellement d'y découvrir une quelconque faille. Il appréciait de voir que Dyonis Howksley de Frenn ne comptait pas décider depuis l'arrière de son bureau d'ébène uniquement. Un homme de terrain. Une qualité fort rare parmi les dirigeants, malheureusement. Plus il découvrait le baron, plus son obsession pour la justice et la droiture lui sautait aux yeux. Était-ce réellement ainsi qu'il était ou essayait-il de se rendre si exemplaire que personne n'aurait l'idée de chercher au delà ?
Il ne put que faire le parallèle avec sa propre situation qui le poussait à être aussi docile que sa fierté lui permettait afin d'être insoupçonnable.

Le comte suivit son hôte dans l'élévation de leurs verres pour porter un toast. Il nota néanmoins que nul mot ne sortit de sa bouche - de vœu, encore moins. Ils allaient se regarder en chien de faillance, se méfier, rester en froid plutôt que de tenter une amitié. Tant pis ! Le Monthoux ne regretta rien de ce qui était arrivé. Prosper ne fait cependant aucun lien métaphorique entre lui-même et le cochon devant lui, ni ne remarquera le petit sourire amusé du seigneur de Frenn.

-- Merci, répondit-il simplement à Dyonis qui lui souhaitait un bon appétit.

Suivirent des explications détaillées du Premier Conseiller quant à sa fonction. Le comte hochait de temps en temps la tête tout en donnant une série de coups de fourchette goulus. Il savourait la farandole de viandes et de sauces, complimentant dans son esprit les maîtres queux du baron de Frenn.

-- Une bien lourde fonction que d'avoir à contrôler des cloaques tels que les maisons-closes de la Cité, grimaça Prosper. Il ne doit pas être plaisant que de voir s'ébattre des gueux dans leurs penchants les plus répréhensibles. Aussi agréable je suppose que de regarder des cochons dans leur porcherie ! Mais puisque tel est votre sacerdoce...

Il dégusta une gorgée d'hypocras.

-- Vraiment ? Avez-vous des choses à reprocher à la tenue de nos marchés aux esclaves ? N'est-ce pas beaucoup d'énergie perdue et beaucoup de normes administratives qui incommoderont nos sujets ? Je pense que nos médecins auront mieux à faire... Il en manque à la campagne et dans bien d'autres lieux.

Ce que Dyonis annonça ensuite déplut davantage encore à son invité. Il fronça les sourcils et demanda :

-- Pourrais-je connaître l'identité du seigneur qui va subir bientôt vos foudres ? Quel crime a-t-il donc commis ? Et pour ce qui est de vos lois... oui... bien sûr, bien sûr... elles doivent rester dans la droite ligne morale de notre Empire. Quels manquements à la morale verriez-vous cependant à redresser ?

Il avait gardé un petit sourire en prononçant ces questions. Cependant l'homme redoutait un orgueil du Premier Conseiller à profiter de sa place pour chercher des noises à d'autres seigneurs. Imposer son autorité. Incommoder des rivaux. Arranger les lois comme bon lui semblerait pour poser ses pions à la Cour et auprès du Roi.
Ses coups de fourchette reprisent, décarcassant le cochon et en appréciant la saveur. Prosper demeurait fixé tantôt sur le visage sévère de son hôte, tantôt sur son assiette. Les allées et venues d'esclaves autour de la table n'attiraient son attention en aucune façon, habitué qu'il était à ce service et au silence des êtres quasi invisibles. Certains captifs ne ralentissaient que le temps de s'échanger de très brèves paroles à voix bien basse, avant que de reprendre la course de leurs corvées.

"Il faut bien en effet des inspecteurs pour faire ce type de besognes. Mais plutôt que de considérer comme l'observation d'une porcherie le fait de porter attention à la vie des modestes... et, je vous l'accorde, parfois des endroits de mœurs douteuses... il me semble plus sage d'envisager cela comme l'observation de toutes les parties d'un système. Pour comprendre le système, et bien agir dessus, il faut en décortiquer tous les échelons. Y compris les petits. Voilà pourquoi, aussi prestigieuse que soit la fonction de Premier Conseiller, elle comporte cette part inspectrice. Je ne me vois pas mépriser ce versant de l'office ni le déléguer : je tiens à voir moi-même pour avoir une vision globale, la plus juste possible."

Il déguste une part de tourte aux légumes, regardant au passage d'un œil amusé Prosper se délecter le gros cochon, puis écoute ses autres questions. Il tique sur les réflexions du Monthoux quant au marché aux esclaves.

"Soyez vigilant à l'argument fallacieux du faux dilemme : oui, les médecins manquent. Malheureusement. Mais cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas s'occuper en même temps de ce problème là et de celui des marchés. Je me demande si l'instruction ne devrait pas être dispensée à un peu plus de monde, ce qui accroîtrait le nombre de gens à s'engager dans des études de soignants. Peut-être que d'enseigner en langue vulgaire et pas exclusivement en latin aiderait aussi. Cela, c'est pour les médecins. Pour les commerces d'esclaves..." (Il se dit que les arguments économiques vont être les plus parlants pour Monthoux, même si Dyonis ne les place qu'en bas de son échelle) "Un captif soigné est productif au long de sa vie et remboursera ce qu'il aura coûté en soins." (Un temps, il cherche ses mots pour essayer quand même d'élever la discussion) "Par ailleurs... considérez quelle image aurait notre Empire s'il gère ainsi ses vaincus. Vaincus certes ils sont, mais cela n'autorise pas n'importe quoi. Cela ne générerait même que fiel, velléités de révoltes, abus des maîtres. La paix romaine s'est faite en assimilant et avec un certain code d'honneur. Et là-dessus, la Bible enseigne d'être obéi de ses serviteurs mais de les bien traiter de notre côté. Qu'ici bas l'ordre social est à respecter, mais qu'au regard du Seigneur et dans la vie Éternelle, alors il n'y aura plus cette hiérarchie mais nous aurons les fruits de ce que nous avons fait sur terre."

Il fronce les sourcils quand Prosper essaie de connaître l'identité du seigneur qu'il va inspecter le lendemain. Le Rottenberg. Celui-là qui lui a causé un duel ce matin, qui a fait du grabuge à la Cour, insulté ouvertement Feu son épouse et l'ensemble de la maisonnée de Frenn, martyrisé des esclaves... avant qu'il s'avère que lui aussi en est un ! Le fourbe a pris la fuite et tous les archers de la capitale sont à ses trousses autant qu'à celles de Jérémie. Reste à aller inspecter son domaine laissé à l'abandon, perquisitionner ses biens, recenser et revendre ses esclaves... autant de tâches qui ne réjouissent pas le baron.

"Vous serez informé de son nom et des détails de l'affaire en temps et en heure, quand la police aura fait son travail et que les Tribunaux jugeront le moment venu de publier les résultats complets de l'investigation."

On a amené les desserts pendant ce temps. Dyonis n'est pas contre une ou deux cuillerées de crème avant de renseigner le comte sur sa dernière inquiétude : les moralités à redresser dans les lois de l'Empire.

"Ses représentants doivent être exemplaires." (A bon entendeur ! Prosper évidemment, mais lui aussi n'est pas en reste et tente de dissimuler son trouble, ses regrets de ses récents dérapages revenant le saisir) "Puisque nous sommes en haut, nos devoirs en sont plus grands encore. Et malheureusement nous ne sommes pas exempts de manquements. Certains Grands s'adonnent à des affaires fiscales frauduleuses. Font dormir leur fortune alors qu'elle devrait tourner dans l'économie réelle et travailler pour l'Empire. J'estime aussi que nous..." (pas lui en vérité, vue l'austérité de son domaine, mais c'est pour la politesse) "nous vivons quelquefois de façon outrancière. Qu'il y a un bon milieu à trouver entre les débauches de luxe et le dépouillement."

Autour, quelques esclaves vont, viennent. Certains s'adressent, à voix très basse, trois quatre mots rapides en remportant les assiettes et plats sales en cuisines pour leur lavage.

Eldred remplit les verres de chaques convives et se plaça non loin du baron, dans son dos. Si le gros Monthoux ne perdait pas une miette de son juteux repas, Eldred, lui ne perdait pas une miette de la conversation. Plus que la politique et l'avenir de cet empire dont il n'avait rien à faire, c'était l'occasion pour lui de percer au jour les intentions de chacun. Derrière les mots, ils découvraient les individus sans même se donner le luxe de leur parler.

Et ce soir, il avait eu la confirmation qu'il n'y aurait sans doute rien de plus à tirer de ce rondouillard noble que des restes de la carcasses du cochon rôti. Ou presque. A vrai dire, le porc restait un peu plus exploitable que l'individu en question. Il s'approcha donc discrètement de l'oreille du Seigneur de Frenn:

- Maître, puis-je balancer ce porc aux chiens et vous faire porter la suite des réjouissances ?

Eldred n'appelait que rarement le Seigneur de Frenn, Maître, sa fierté ne pouvait s'y résoudre. Cela ne l'empechait pas de montrer un réel respect envers celui qui était désormais son propriétaire. Mais ce soir, il devait faire profil bas. Il avait déjà été sanctionné et il valait mieux que le baron en fasse de même s'il ne voulait pas éveiller les soupçons.

Il était évident qu'il aurait bien voulu balancer les deux porcs d'un coup. Et le baron semblait partager son avis sur son imposant invité. Il ne s'était d'ailleurs même pas donné la peine de porter un toast. Cela voulait tout dire. Sans parler de son visage qui paraissait plus fermé que jamais...