[15 septembre, soir] "Je chante les armes et le héros..." [Terminé]

Le petit esclave approuva d'un hochement de tête les espoirs de Bélyl : oh sans doute oui, ils allaient danser, et Tristan se réjouissait de pouvoir assister à un tel moment ! Ce serait bien différent des chorégraphies de rue, plus majestueux, plus lent - un peu guindé peut-être mais certainement plein d'art et de technique. Avec ces pensées, le jeune infirme tentait de faire passer tant bien que mal l'horreur réveillée en lui à la vue du seigneur de Frenn. Son cœur battait toujours à vive allure... et déjà Bélyl et son père s'inquiétaient pour lui. Pour eux, il fit bonne figure. Cela irait... Le mal passerait... Le garçon s'efforça de jeter un voile sur les souvenirs douloureux drainés par la présence de Dyonis.
Les prunelles égarées de Tristan finirent par être à nouveau accrochées par les gestes entre les deux camarades de servitude. Des mouvements que l'on pouvait lire presque aussi bien que des mots. Un petit morceau de nourriture tendu par la demoiselle... et un refus de son imposant comparse, où Tristan devinant autant de fierté que de prudence. Le petit infirme en eut cependant une moue quelque peu attristée, devinant la déception de la jeune fille blonde et surtout, que son confrère d'infortune avait dû manquer récemment de nourriture.
En s'approchant finalement du duo servile, Tristan entendit des mots dans une langue étrangère et gutturale, qu'ils s'échangeaient comme un réconfort ou une incantation. Ces mots étaient beaux. Il sourit. Comme il se trouvait maintenant tout près d'eux, arrivé en silence - glissant presque sur ses roues légères - il leur murmura :

-- B'soir... (Il s'interrompit, timide, le rose aux joues et ses mains s'entortillant sur ses genoux, avant d'oser) Vos... vos deux mots, y chantent comme un long voyage. Y viennent d'où ? Et vous, vous v'nez du même endroit qu'eux ?

Habile avec les signes de son corps, maladroit en revanche avec ses paroles... il espéra n'avoir pas formulé trop bêtement les choses. Tristan suivait le regard de la jeune fille, qui semblait discrètement occupée à comprendre ce qui se jouait autour, à tenter de lire derrière cet univers de masques... avec néanmoins la pudeur réclamée par sa condition.


Accompagné de son épouse au visage duquel s'étirait un sourire de circonstances - mais quelque peu timide - Prosper ambitionna de se mêler à quelque prestigieuse compagnie. Ses oreilles traînaient ici et là en quête de potins et à l'affût des gracieuses notes de musiques habillant ces festivités. Il remarqua non sans satisfaction que le couple qu'il formait avec sa jeune épouse avait le mérite d'attirer les regards : il fallait dire que la somptueuse robe de soie noire choisie par Kalisha faisait contraste au milieu des épais velours et des vertugadins. Prosper avait bien conscience du tandem atypique qu'il composait mais cela n'était pas pour lui déplaire.
Ce fut finalement vers Dame Adalheidis Nal’Harraq que Prosper choisit de se déplacer. Elle aussi portait une toilette d'une élégance orientale qui dénotait d'avec celles des dames locales. Une robe toute en longueur, toute ouverte et dont la légèreté aurait même peut-être outragé les plus zélés hommes d'Eglise. Le Monthoux se demanda si son épouse et Dame Adalheidis s'étaient déjà connues par le passé, compatriotes qu'elles étaient. Aussi avança-t-il vers cette dernière pour lui rendre ses hommages dans une profonde révérence. Il ôta son chapeau, dessina avec les mouvements de salut qui, se recoiffa et engagea :

-- Dame Nal'Harraq, quel honneur que de rencontrer une si noble représentante du royaume de Djerdan. Je suis le comte Prosper de Monthoux. (Désignant sa femme, avec un sourire courtois et une petite révérence) Connaissez-vous Dame Kalisha, princesse de Djerdan ? (Un temps) Il se dit que les annonces de ce soir vont concerner votre royaume.


Là-dessus finit par retenir le claquement cérémonieux de la canne maniée par l'huissier de céréminie, toujours postée à la porte. Le brouhaha des conversations se tassera et il annoncera de sa puissante voix :

-- Sa Majesté Gérald Der Ragascorn !

Une démarche décidée résonna, de tout son poids de métal, au fond du couloir. Les courtisans se rangèrent sur une allée imaginaire, selon un ordre précis. Chevaliers et barons venaient après les vicomtes, comtes et marquis, eux même précédés par les ducs, ministres, princes. Les hommes devant, les femmes à leur côté et les domestiques dans les coins les plus sombres de la pièce, personne - ou presque - ne transgressait. Seul le petit fauteuil roulant de Tristan ne sut pas bien comment se positionner et, tout impressionné qu'était le jeune esclave, il se resserra encore plus contre ses deux camarades presque comme un enfant. Toute la salle effectua une profonde révérence.
Gérald Der Ragascorn entra. Têtes ployées, les courtisans le contemplaient d'un regard prude à moitié baissé. Les larges yeux bleu foncé du monarque analysèrent l'assistance, avec leur sévère et impériale fixité. Pour un homme de déjà cinquante ans, il affichait une hauteur et une carrure impressionnantes - rehaussée par son costume mi-d'apparat mi-soldatesque - témoins les cuissardes d'acier à ces jambes. D'épais favoris châtains encadraient un visage carré taillé à la serpe et qui ne semblait fait pour autre chose que diriger.

Alors qu’Adalheidis profitait des festivités, de la musique, des amusements et de la bonne compagnie – rien de mieux qu’une fête pour commencer à tisser son réseau – elle remarqua cet homme qui s’approchait de lui. Mais plus encore, c’était la femme qui l’accompagnait qui attirait son attention : un visage familier, pour changer. Adalheidis n’avait pas ignoré les épousailles de la princesse de son royaume, mais ça devait être la première fois qu’elle voyait Kalisha et son mari ensemble.

Alors avec un sourire sur le visage, elle vint répondre à cette référence avec un signe de tête prolongé.

« C’est un honneur, Monsieur le comte. »

Elle lui tendit la main, comme il était d’usage ici, pour le baise-main qu’on faisait à une noble dame. Puis, son regard fut effectivement attiré par sa compatriote.

« Il est vrai que nous nous connaissons. Mais seulement occasionnellement, j’en ai peur, lors de réceptions comme celle-ci. C’est un plaisir de vous revoir, Ma Dame, cela faisait longtemps. »

On disait que les mariages royaux et princiers n’étaient jamais faits pour les princesses, Adalheidis en avait la preuve devant elle. Le comte était bien trop vieux pour elle, et bien qu’il semblait connaître ses bonnes manières, bien des maris n’étaient plus les mêmes dans le cadre du privé. Enfin, Adalheidis ne connaissait cet homme que trop peu pour se faire une idée, mais elle ne pouvait qu’espérer que la princesse soit bien traitée.

Que je sois avalée par Apep si cela devait m’arriver…

« C’est une belle réception, dans tous cas. »

Leur conversation ne put continuer en entendant soudainement l’annonce de l’huissier. Sa Majesté était là. C’était la première fois qu’Adalheidis posait les yeux sur lui. Il avait réellement une aura qui changeait des courtisans autour de lui. Voilà un dirigeant. Avec toute la dangerosité qui l’accompagnait. Un homme avec le pouvoir d’une nation. S’alignant avec d’autres courtisans, la jeune femme s’inclina humblement à son tour, dans une longue et solennelle révérence.

Elle avait rencontré Jérémie. Il en était sûr ! La description lui correspondait en tout points.

- Il est venu à Frenn, il y a quelques jours c'est là que j'ai fait sa connaissance.

Il parcourut des yeux l'assemblée, hésitant à dire la suite puis voyant que tout le monde semblait occupé à converser poursuivit d'une voix plus basse.

- Hier le Comte de Monthoux a dit qu'il s'était échappé de chez son nouveau Maître.

Il n'avait pas envie de lui mentir mais il ne pouvait pas se résigner à lui faire confiance pour le moment. Elle ne les traitait sans doute pas mais pourrait sans le vouloir laisser échapper une information aussi dangereuse pour elle que pour eux.
- Je m'inquiète voilà tout. C'est un gentil gar... s'interrompt-il en voyant le jeune homme en fauteuil s'avancer vers eux.

Il se tourna lentement pour lui faire face. Un sourire répondit à sa posture défensive et c'est avec timidité qu'il entama la conversation. Eldred prit les devants. Il ne pouvait pas s'en empêcher. Il ne s'en rendait même pas compte tant cette attitude faisait partie de lui.

- Je suis Zakrotien. Elle aussi même si elle n'y connait rien ajouta-t-il taquin.

La voix du héraut retentit annonçant l'arrivée de Sa Majesté Gérald der Ragascorn l'annonce sonna comme un couperet et tous les invités courtisans comme esclave se rangèrent immédiatement en rang d'oignons. Eldred recula d'avantage contre le mur et s'inclina lui aussi.

Par la barbe de Thor, on dirait qu'Odin lui même vient de descendre d'Asgard...

Une étiquette au cordeau, à l'image des lieux dédiés à la grandeur de la nation et surtout de l'homme à sa tête.
Eldred leva un oeil discret pour apercevoir ce fameux Envoyé de Dieu ou peu importe comme on le surnommait. Mais il ne vit rien d'autres que des jupes de velours multicolores.

La jeune Bélyl, toujours radieuse au bras de son père, a son sourire qui s'efface brièvement alors qu'elle regarde en direction de l'esclave infirme. Elle a l'air de s'inquiéter un instant pour lui. Dyonis se garde de s'intéresser davantage aux états d'âme de la demoiselle Cassin et surtout de Tristan, tout désireux qu'il est de tenir ce dernier aussi éloigné que possible de ses pensées. Il se retourne vers le général Joseph.

"Je comprends. Je comprends. Les décisions royales parfois nous échappent mais je ne doute pas que nous recevrons bientôt des explications, au sujet de ces ordres d'invasion." (Un temps) "J'admire votre abnégation à avoir vaillamment exécuté la tâche. Nous verrons ensuite dans les prochains mois ce qu'il adviendra des campagnes en Djerdan et des conséquences géopolitiques qu'elles auront."

Risqué, dit Joseph. En effet, rompre un pacte de non-agression ne va pas être sans conséquence. Dyonis espère sincèrement, pour la dignité de l'Empire, que le roi aura une explication cohérente à fournir. Et dire que deux dames de Djerdan sont présentes ce soir ! Dont une qui a accepté d'épouser un noble monbrinien pour sceller symboliquement le pacte.

"En attendant, j'ai grand hâte d'entendre le glorieux récit de vos batailles en Mornoy, que bientôt nous célébrerons."

Là-dessus, on annonce l'arrivée du souverain. Dyonis suit le protocole et s'incline profondément en même temps que les autres courtisans. Il a déjà plusieurs fois vu le roi de près : son imposante personne ne l'impressionne plus depuis longtemps mais il admire toujours autant sa prestance. L'impatience se fait sentir. Le Premier Conseiller attend à la fois avec hâte et avec anxiété ses annonces.