Un commerce aux esclaves

Irène ne voyait et n'entendait rien. Matthieu. Son frère. San grand frère. Était-ce un caprice du destin au pire moment de sa vie ? Comme elle aurait préféré voir Paul. Lui aurait su l'aider. Elle dégagea son bras en répliquant d'un ton dur mais suffisamment poli pour un cardinal.

- Allez-vous encore me dire qu'acheter des invalides frôle l'hérésie, Monseigneur ?

Matthieu semblait apprécier les courbettes en son honneur. Il ne jeta pas un regard important à sa petite sœur mais sourit à l'assemblée, inclinant la tête comme pour les bénir. Irène faillit lever les yeux au ciel. Comment diable avait-il pu obtenir cette place ? Son égo n'était-il pas assez grand ? Irène respectait tous les prêtres mais pas celui-là. Elle connaissait son frère. Toutes à ses pensées, elle n'eut pas le temps de dire au revoir à Blanche.

Matthieu sembla particulièrement s'intéresser à l'intendant. Il fit un pas vers lui et sa voix grave, presque envoûtante qui devait faire merveille lors d'un sermon s'éleva.

- Si vous me permettez, monsieur, pourquoi acheter cette mauvaise graine ? Ils ne vous seront pas d'une grande utilité dans cet état, encore moins quand leur tare est signe que le démon est présent au plus profond d'eux et peut surgir à tout instant, pour tout dévorer sur son passage.

Irène serra les poings. Elle aurait voulu hurler, serrer les poings, le gifler comme elle le faisait lorsqu'il s’insupportait. Seulement, avec tous ces gens... Elle serait traitée d'hérétique, voire de sorcière. Elle préféra se taire. Plus tard. D'autant qu'elle se sentait à présent trop épuisée.

Hilde voulut se laisser glisser au sol. Tout dérapait, ses maigres ressources ne servaient à rien, elle avait terni son nom pour rien. Oser vouloir changer quelque chose la laissait encore plus amère. Elle aurait dû suivre sa permière idée au port. Les bateaux...

Irène la ramèna brièvement dans la course, mais la joute devint vite cruelle. Dérision du système. Elle avait cru, ensemble, en coopération, pouvoir faire le poids contre les pouvoirs établis. La défaite lui resta en travers la gorge. Elle voulait seulement sauver Tristan. Mais la marque de l'esclavage, songea-t-elle, était déjà sur lui avant les enchères. L'achat était un voile. Le sort était jeté bien avant.

Guillaume ne pense qu'à moitié ce qu'il s'apprête à dire. Mais il faut bien se justifier sans causer des véritables raisons qui motivent la demande du seigneur.

"Je crois aussi, Monseigneur, qu'ils sont marqués pas quelque péché, infiniment plus que nous autres. Un péché sûrement grave. Cependant puisqu'ils sont là, mis en ce monde, je trouverais peu chrétien de les tuer. Or ces deux-là ont été dûment condamnés par la justice du roi, et nous croyons que leur vie d'esclavage, de service et de traitements exigeants permettra de sauver leur âme. Je l'espère."

Il n'aura même pas prêté attention au départ de Blanche et de Monthoux. Ni au visage complètement défait de la religieuse près de lui. Il se demande d'ailleurs commente celle-ci réagirait au discours du cardinal. L'intendant attend qu'on lui amène les deux captifs, que le marchand est en train de faire quitter l'estrade pour qu'ils viennent vers lui.

- L'esclavage peut les mater en effet. Malheureusement, certains sont tenaces.

Il renifla avec dégoût. Irène ne comprenait plus. A quoi jouait-il ?

- Bien entendu, on n'ôte pas une vie offerte par le Seigneur. Mais je pense qu'ils peuvent être remis entre de bonnes mains.

Il sortit une bourse de son manteau.

- Je ne voudrais pas qu'un malheur arrive à votre maison si ces deux-là se révèlent durs à éduquer. Puis-je vous en débarrasser ? Ou en tout cas les redresser puis vous les rendre lorsque j'estimerai que le Mal ne surgira pas en eux ?

Guillaume réfléchit rapidement. Que répondre sans être impoli ? Ce serait plutôt gênant d'apprendre à ce cardinal que le noble pour qui il travaille est lui-même handicapé. Puis de dire à Dyonis qu'il vient de céder les deux esclaves à un cardinal... pour qu'il les dresse en rapport à leur handicap ! La différence étant que Dyonis est invalide par accident, et non de naissance.
Le mieux serait de décliner poliment. Et d'un autre côté, Guillaume vient de débourser une somme folle et redoute toujours que le seigneur n'en soit pas enchanté. Alors si ce cardinal prenait les esclaves exactement au même prix, ni vu ni connu, il rentrerait en disant simplement que quelqu'un d'autre avait acheté les garçons, et que vu le personnage, ils ne risquaient pas de lui faire d'ennui par la suite ! Il fallait s'assurer de ce que ce religieux serait prêt à mettre.

"Monseigneur, la... proposition est intéressante... Je viens de payer cette paire 34 000 rilchs. Me feriez-vous l'honneur de passer le marché-retour de cette somme avec vous ? L'on pourrait arranger les affaires de paperasse et de droits de propriété avec le sieur Greeglocks encore non loin. Pourrais-je savoir en outre ce que vous avez prévu pour eux ? Je suis curieux."

Selon la réaction et les réponses, il déciderait.

Avec horreur, Alexandre découvrait qu'un autre personnage souhaitait les acquérir et ce dernier l'effrayait considérablement. Ce cardinal obtus méprisait les infirmes. Que Diable réserverait-il à Tristan et lui ? Rien de bon, cela était certain. Le jeune homme devenait livide. Il ne voulait suivre cet homme. Ce serait assurément pire que chez le gros Monthoux. Mais que faire ? Il pouvait juste attendre et prier pour que le choix le moins pire se fasse.

Observant la situation, analysant au mieux malgré as panique intérieure, Alexandre jugea être tout proche de Guillaume. Celui-ci pourrait l'entendre ? Il devait essayer. Absolument ! Sa vie en dépendait.  

Nerveux, il chuchota doucement à l'intention de l'intendant :

"Je pourrais dire certaines choses à ce cardinal si vous me laissez partir, des choses sur votre maître, sur les pratiques de sa complices... Vous prendriez le risque ?"

Ce que Lénius entendait de la bouche de ce cardinal l'horrifiait. Il s'était contrôlé toute la vente durant mais désormais des larmes de rage lui montaient aux yeux. Ses yeux traversés par un voile sombre allaient de Tristan et Alexandre à Hilde, qu'il imaginait aussi scandalisée que lui. Que faire ? Lénius mourait d'envie de cracher au visage de cet ecclésiastique tout le bien qu'il pensait de ses théories mais devant un aussi éminent personnage, le moindre écart pourrait lui attirer de grands malheurs. Si les choses continuaient, il éclaterait en sanglots comme un enfant -- et cela faisait des années qu'il n'était pas aussi tenté par une telle régression. Sa respiration douloureuse égratignait sa gorge. Il décida de partir. Loin. Avant de commettre un geste malheureux ou d'avoir une parole irréparable. Il compterait sur la sœur Hilde pour le tenir informé du sort des garçons. Ou bien lui-même s'arrangerait pour les retrouver. Ou bien ils seraient chez Dyonis, ou bien Irène saurait le renseigner.
Dans un arrachement, Lénius s'éloigna après un regard malheureux en direction de la nonne et de Tristan. Discrètement, il aura aussi salué Irène.

Les bronches tapissées d'une nausée, les mains tendues dont les os étaient comme prêts à éclater, Tristan écoutait. Les abominations proférées par ce religieux le ramenaient à des souvenirs trop douloureux et qu'il espérait enterrés à jamais. L'on continuait à croire cela. Ces théories le suivraient toute sa vie comme des spectres ou des furies. Les pupilles dorées plongèrent vers ses doigts serrés en prière. Un fond de colère s'y logeait malgré tous les efforts mis à paraître docile. Sa position d'apparence soumise, statufiée, l'aurait fait oublier. Le temps en temps, Tristan levait les yeux vers Alexandre qui manœuvrait une tentative cavalière auprès de Guillaume. L'esclave guettait et espérait aussi des réactions d'Irène en leur faveur. Il s'y accrocha de toutes ses forces pour ne pas pleurer, surtout après le départ désespéré de Lénius.
De son côté, Greeglocks avait empoché la coquette somme payée par l'intendant du baron. Il remonta sur son estrade après un salut très poli au petit groupe -- et surtout à son client. Le négociant reprit ses ventes : déjà, des nobles et bourgeois se présentaient pour les prisonniers suivants.

Elle n'affichait plus rien dans son regard lorsque ce Cardinal vociféra ses âneries. Elle fuyait le regard de Lénius qui avait tant besoin de soutien, celui de Tristan qui la ferait pleurer. Hilde était blême. Lèvres serrées, mâchoire bloquée. Aujourd'hui, elle était incapable de tolérer l'air de ce pays, sa lumière fausse. Même sa langue était ternie par la bouche sale de l'élite. Hilde attendait un mouvement d'Irène, quelque chose qui lui dirait qu'il fallait encore rester ici.

Guillaume jette un regard noir au béquilleux qui s'approche de lui et entreprend de lui faire peur. Pour qui se prend-il ? Cet esclave entend lui soumettre un chantage ? Il lui est au fond reconnaissant de son intervention tout à l'heure contre Blanche avec sa béquille, mais il n'en reste pas moins culotté et insolent. Il sera à surveiller. Ceci dit, il n'a pas tort : ce ne serait pas prudent de le laisser aller tout raconter à un homme aussi puissant que ce cardinal. Même si officiellement la parole des esclaves n'est pas écoutée, Tristan et Alexandre pourraient semer leur graine. Guillaume reste de marbre, ne le regarde ni ne lui répond pas. Il attend que le cardinal réponde à ses questions pour décider.

Alexandre sentit le regard de Guillaume peser sur lui et le juger. Il baissa la tête. Ce chantage... Le jeune homme en éprouvait une forte honte. il détestait les manipulations, les manigances... Ce n'était pas lui. Cela ne lui ressemblait pas. Il aurait préféré  toucher l'intendant avec la compassion mais il savait malheureusement, mieux que jamais, que les bons sentiments ne gouvernaient ni le monde ni les gens. Il se sentait étranglé par une ombre qui allait l'étouffer, qui pouvait le transformer... Il ne voulait pas changer, perdre son cœur.  

Du bout des lèvres, d'un ton plus que humble, il chuchota :

"Pardon.. Je ne veux pas vous menacer, je voudrais faire de mal à personne... Mais.. Mais je ne veux pas aller avec lui. Alors..."

Sa voix basse indiquait une réelle sincérité, brisée par les épreuves récentes.

"Tu ne veux pas ?"

Il a décoché ces mots pour signifier que ce qu'il voulait ne compte pas vraiment en l'occurrence. Et il l'agace, à alterner sans arrêt entre insolence et excuses. Il ajoute donc un simple :

"Tais-toi."

Au ton méprisant de l'intendant, qui lui rappela instantanément sa nouvelle condition servile, qui n'était de toute façon guère plus éloignée de tout ce qu'il avait pu vivre avec son père adoptif, Alexandre se recroquevilla, misérable. Il voulut lutter contre le chagrin qui le saisissait, repousser les larmes mais celles-ci coulaient seules. Il garda le silence, brisé, observant le sol boueux à ses pieds.

L'échange entre l'intendant et Alexandre fendit le cœur du garçon. Il profita de ce que le cardinal était occupé à discuter avec Guillaume pour s'approcher de son ami dont il voyait couler les larmes. Tristan se plaça devant lui, dos aux autres, pour lui prendre doucement les mains en toute discrétion, et lui permettre de s'appuyer au moins un petit moment sur lui pour un repos même bien maigre. Il leva les yeux vers lui et lui tendit un sourire encourageant. Une expression douce en pansement sur ses propres craintes.

Le cardinal parut ravi que Guillaume remette l'insolent à sa place. Il sortit une pièce de de sa bourse afin de bien montrer sa bonne foi.

- J'ai ici 35 000 rilchs monsieur, considérez les 1000 restant comme témoin de ma bonne foi, ainsi que pour vous dédommager du dérangement.

Lorsque Guillaume lui posa la question mode opératoire :

- Nous avons toutes sortes de moyen. Pour ma part, je n'en vois pas de meilleur que le cachet d'eau bénite. Il s'agit de faire en sorte qu'à son application, le sujet ne tremble plus, signe qu'il serait investi du démon.

Il renifla avec dédain en direction d'Alexandre.

- Quant à cet impertinent, il saura apprendre à tenir sa langue croyez-moi.

Irène n'y tint plus. Elle le savait désagréable mais cette robe écarlate semblait tout avoir multiplié par dix.

- Je vous en prie Éminence, ils restent des êtres humains...

Elle se tourna en particulier vers Hilde et Lénius les priant de l'excuser mais surtout, de ne pas faire attention.

Guillaume écarquille les yeux devant la somme offerte sans aucun problème par le cardinal. Il pourrait rentrer sans problème et ne pas inquiéter Dyonis de la somme dépensée. Refuser paraîtrait vraiment ou stupide ou suspect. Pourtant, il garde un fond d'hésitation : et si la volonté si appuyée du cardinal de prendre ces esclaves cache quelque chose ? Et si les esclaves parlaient des derniers agissements de Dyonis ? Quoi que... cette dernière option serait peut-être facilement déjouée : au procès, devant tout le monde, Alexandre lui-même a lavé Dyonis de toute accusation. Guillaume achève ses réflexions à la vue des expiations de l'homme d'église, auxquelles il acquiesce poliment.

[Dé : est-ce que Guillaume laisse les garçons au cardinal ? (oui : réussite) ]

Guillaume ressort la feuille de route et de propriété des deux esclaves. Il acquiesce à la proposition, lui tend le document après qu'il y a reconnu la cession des prisonniers. L'intendant empoche la somme.

"Très bien, Votre Éminence. Affaire conclue. Soyez vigilent tout de même, ils ont tendance à être impolis et menteurs. Mais je sens que votre éducation leur sera profitable et que vous sauverez leurs âmes autant que faire ce peut."

Cette dernière indication devrait prémunir le domaine de Frenn. Après tout, il rentrera chez Dyonis avec tout l'argent et ne risquera pas d'ennuis là dessus. Et le baron s'était déjà préparé à l'idée de pouvoir pas obligatoirement récupérer les garçons, et se contenter de leur "mort civile".

Matthieu sourit avec un air tout, sauf rassurant.

- Dieu vous bénisse mon fils, vous avez pris la bonne décision. Ne vous en faites pas, je sais y faire, j'ai suivi de nombreux séminaires très instructifs.

Il fit un signe de croix symbolique. Irène se mordit la lèvre. Elle connaissait les mises en scène de son frère mais cela la dégoûtait plus que d'habitude. Lorsqu'Alex s'effondra ce fut le coup de grâce. Elle se précipita vers lui, ne se privant pas d'un regard assassin à son frère. Elle l'aurait étranglé s'ils avaient été dans leur chambre comme autrefois. Au mépris de la boue, elle prit le garçon entre ses bras. Matthieu ne darda sur la scène qu'un regard méprisant.

- Madame, puisque vous vous sentez si concerné, m'aideriez-vous à la porter jusqu'à la maison où je suis descendu ?

Irène fronça les sourcils. Pourquoi une telle demande ? Matthieu avait encore son air de conspirateur. Elle se contenta de jouer la petite fille docile mais son ton fut glacial.

- Bien Eminence.

Elle fit un signe gentil à Tristan puis regarda Hilde et Lénius en leur affirmant d'un regard qu'elle aurait le fin mot de cette histoire. Elle se redressa, Passant le bras d'Alex par dessus son épaule.

Tristan ne put retenir un regard farouche et ulcéré vers Gullaume. Celui-ci les avait vendus. Sans aucun état d'âme. Il sursauta quand Alexandre s'écroula et s'apprêtait à l'aider -- étant même prêt à le prendre assis sur ses genoux -- mais Irène se chargea tendrement de lui. Il la remercia d'un sourire fragile au milieu de son visage en sanglot. Le garçon inspira. Il haussa le menton dans un geste de dignité désespéré pour ne pas s'écrouler complètement. L'attention qu'il porta sur Hilde et Lénius fut celle d'un arrachement. L'infirme tremblait : il fallait suivre leur nouveau maître.
Inquiet, Tristan se tourna une seconde vers Irène, qui portait Alexandre. Au moins, elle serait avec eux un temps pour ce sinistre trajet. Mais que préparait le cardinal ? Il semblait y avoir quelque chose de pas net entre cet homme et la dame qui venait de tant les aider.