le 14 juin 1579 | Un homme se distingue par sa capacité à mordre [rp flashback][Terminé]

Douze jours à se sentir seul au monde, étranger à sa propre chambre et à son propre père. Étranger à sa vie.

Quatre jours à s’être promis que plus jamais, plus jamais, il ne pleurerait. C’était terminé. Mais ce n’était pas facile. Pas alors qu’à chaque fois qu’il croisait son père, il sentait à quel point il l’avait déçu. Et même blessé. Pourtant, ses yeux étaient secs. Ils brûlaient, matin, midi et soir, mais il n’y avait plus de larmes à écouler. Tout était parti.

La statue de sel avait définitivement fondu. Il ne restait que de la pierre dure et froide. Il avait la sensation que quelque chose avait enserré son coeur dans quelque chose de piquant et de froid. Ces piques s’étaient enfoncés profondément et une sourde douleur en résultait. Qu’est-ce que c’était au juste ?

Il avait un goût aigre dans la bouche.

Son père l’appelait Brutus. Même quand il ne parlait pas, car il ne lui adressait que peu la parole, toute son attitude le hurlait. Brutus. Il était devenu un chien. Est-ce que tout le château allait finir par l’appeler ainsi ? Peut-être. Cela ne lui faisait plus rien. Il avait toujours mal au fond de son ventre, une boule dure, très dure, mais il ne le montrerait plus.

Alduis regardait par une fenêtre le monde extérieur. Il avait la sensation qu’il avait continué sans lui, ces derniers temps. Qu’il l’avait laissé sur le bas-côté. Il serrait les dents et ses mains s’étaient serrées en poings sur ses jambes. Il s’était refermé sur lui-même. Il ne souriait plus. Il ne pleurait plus. Il ne parlait plus. Il ne faisait plus rien.

Il avait compris maintenant. Dieu, ce n’était qu’un conte pour enfants. Des conneries tout juste bonnes à les endormir. Ou si Dieu existait alors il n’en avait rien à foutre de lui. Le résultat était le même, de toute manière : il était seul. On lui avait menti. Tout était faux.

Si pour vivre dans ce monde, il fallait être un chien, alors il allait l’être. Mais pas un gentil chien, non. Il serait un chien qui mordait la main de son maître.

Depuis le baptême d’Alduis, il essayait autant que possible de passer du temps avec lui. Cela se traduisait généralement par quelques heures toutes les deux ou trois semaines. Et Virgil tenait particulièrement à ce moment, avec Alduis loin de son père. C’était l’occasion pour eux de parler librement et tout ce qui pouvait lui être confié à cette occasion ne sortait jamais du coffre dans lequel il déposait ses confidences.

Tout ceci était d’autant plus vrai depuis la mort d’Asoana. Si son filleul n’avait jamais été particulièrement ouvert contrairement à sa sœur, cela se confirmait avec la disparition de sa mère qui le fragilisa un peu plus encore. Il savait pertinemment que la relation entre le père et le fils était loin d’être simple. Et ce depuis le tout début. Il n’était pas le fils dont il avait rêvé, et ce à plus d’un titre. Parce que quoi qu’il dise, il était toujours hanté par l’absence de celui qu’il avait eu avec Sophie et parce qu’il ne parvenait pas à tisser un quelconque lien avec celui qu’il avait. Ils ne se comprenaient pas. C’était comme verser de l’huile dans de l’eau. Et les attentes démesurées de Coldris n’aidaient en rien à combler le fossé qui se creusait un peu plus chaque jour qui passait. Il le connaissait depuis suffisamment longtemps maintenant pour savoir qu’il était ainsi : d’une exigence absurde envers lui-même comme envers les autres. On ne pouvait pas nier pourtant que s’il était aujourd’hui devenu Ministre des Affaires étrangères, c’est en grande partie grâce à cet acharnement et cette volonté sans limites qui semblait bruler perpétuellement au fond de son âme.

Il était dur, bien trop dur pour le sensible Alduis. Il avait beau lui avoir expliqué une bonne centaine de fois, il s’entêtait encore et toujours dans son idée, avançant avec ses œillères, sans parvenir à aborder la question sous un angle différent. Virgil faisait donc ce qu’il pouvait pour apporter son soutien et arrondir les angles auprès de son filleul qui s’emmurait bien souvent dans son silence et sa solitude.

A son arrivée, Léonilde lui indiqua le salon dans lequel il se trouvait. Pour le reste, il n’avait guère besoin de guide, il les arpentait depuis suffisamment de temps, de jour comme de nuit pour s’y orienter sans le moindre problème. La porte était entrouverte, il la poussa et entra. Alduis était en face, à la fenêtre. Le regard rivé vers l’extérieur. Il remarqua aussitôt ses poings crispés à s’en faire pénétrer les ongles dans la chair. C’était suffisamment pour qu’il sache que quelque chose s’était passé. Il avança silencieusement à sa hauteur et observa lui aussi, les fameux jardins de buis parfaitement taillés qui s’étalaient face à eux.

—Bonjour Alduis. Tu veux sortir te promener ? Tu verras mieux les jardins sans le verre devant toi. déclara-t-il en passant une main sur la vitre.

Certes, il avait beau être d’excellente qualité, il n’en demeurait pas moins une certaine déformation de l’image lorsque l’on comparait fenêtre ouverte, mais cela n’avait aucune importance, car ce n’était qu’un prétexte pour l’inviter à sortir de sa torpeur et à sortir tout court même.

Alduis regardait par la fenêtre, poings serrés, visage fermé. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Il ne pleurerait plus jamais. Il entendit à peine la porte s’ouvrir, ni les pas venir dans son dos. Il était trop concentré pour y faire attention. La voix de Virgil, soudainement très proche de lui, le surprit. Une main apparut sur la vitre pour l’éclaicir. Alduis ne se tourna même pas vers lui. Il gardait les yeux braqués sur les jardins.

Mais il avait noté quelque chose. Virgil l’avait appelé Alduis. Pas Brutus. Il sentit ses mâchoires se contracter. Ce n’était pas vraiment les jardins qu’il regardait. Non, c’était l’absence de Dieu dans ce monde de fous. Les arbres et les fleurs, toutes ces jolies choses, tout n’était qu’illusions. Il n’y avait rien de vrai. Même la vie n’était qu’une illusion éphémère. Le temps de s’attacher à elle, elle était terminée. Pourquoi donc s’y accrocher, puisque de toute manière, elle partirait bientôt ?

Enfin, il se tourna vers Virgil. D’habitude, il ne le regardait jamais dans les yeux. Il avait beau être son parrain, Alduis était comme ça : à ne jamais soutenir le regard de personne. Aujourd’hui, pourtant, il le fit. Jusqu’au fond des yeux. La seconde plus tard, il s’était levé, sans desserrer les poings. Il n’avait pas envie de sortir. Il n’avait pas envie de parler. Mais il se doutait qu’il ne s’en sortirait pas facilement.

C’était étrange. Cela faisait des jours qu’il attendait désespérément que quelqu’un vienne le voir. Qu’il espérait recevoir un signe et un peu de soutien. Et maintenant que ce soutien était là, il avait envie de le repousser. C’était trop tard maintenant. C’était ce qu’aurait fait un chien, n’est-ce pas ?

Une fois, Démétrius lui avait dit que ce qui différenciait les hommes des animaux était leur foi. Il fallait croire qu’il était donc un animal. Quand bien même il aurait pu garder le silence - et aurait voulu - il demanda d’un ton terriblement aigre :

— Tu ne m’appelles pas Brutus, toi ?

Lorsqu’Alduis s’était finalement retourné vers lui, il avait plongé son regard bleu dans le sien. En dix ans, c’était la première fois que ses pupilles ne prenaient pas la tangente, et à vrai dire, cela lui laissait un désagréable sentiment sur l’échine. Il avait beau avoir des yeux cristallins, il émanait de lui une profonde noirceur, et même, une agressivité certaine.

En fait, cela lui rappelait les molosses que l’on utilisait à la garde. Raides, figés, le regard transperçant avant de bondir tous crocs dehors dans un grognement rauque. Ce n’était pas là l’attitude d’un petit garçon de dix ans.

Que s’était-il passé ? Il conserva leur lien visuel, jusqu’à ce que celui-ci ne se rompe de lui-même. Bon gré, mal gré, son filleul lui emboîta le pas, bien conscient qu’il n’aurait pas abandonné si facilement. Ils n’avaient pas fait quelques pas qu’Alduis s’arrêta net pour lui demander une chose des plus étrange.

— Tu ne m’appelles pas Brutus, toi ?

Brutus ? Il s'immobilisa à son tour, l’interrogeant du regard.

— Pourquoi devrais-je t’appeler de la sorte ?

Mais alors que le dernier mot fuitait entre ses lèvres, l’évidence même lui sauta à la gorge.

Coldris.

Seigneur Dieu tout puissant... Qu’avait-il encore inventé ? Qu’avait-il encore bien pu faire comme idiotie monumentale. Ses mâchoires se serrèrent brièvement et il réprima un soupir. Chaque chose en son temps. Il nota qu’Alduis serrait toujours les poings. Depuis combien de temps était-il ainsi ? Toute cette tension qui s’accumulait. Il devait le forcer à ouvrir les mains. Il dénoua sa ceinture et retira son poignard dans son fourreau qu’il lança d’un geste sec à son filleul espérant le prendre par réflexe.

— Attrape !

Une fois l’arme en main, il l’observa un court instant puis ajouta.

— Tu n’as qu’à le serrer dans ta main, d’accord ? Ce sera mieux que de t'enfoncer les ongles dans la chair. Viens, nous allons allé dans le bosquet. Je vais te montrer quelque chose, et si tu veux, tu m’expliqueras toute cette histoire en chemin.

Il lui ébouriffa la tignasse dans un sourire bienveillant et l’entraîna vers l’une des portes fenêtres permettant d’accéder au jardin. Quant à Coldris, il ne perdait pour rien attendre. Son tour viendrait, dès qu’il aurait éclairci ce mystère. Brutus ? Vraiment ? Et d’où avait bien pu émerger une idée pareille ? Que lui était-il donc passé par la tête ? Il pouvait déjà en déduire la colère proportionnelle qui avait été générée pour obtenir un tel châtiment. Qu’avait donc bien pu faire Alduis pour le mettre dans un tel de fureur ?

Brutus. Brutus. Brutus. Pourquoi aurait-il fallu l’appeler ainsi ? Parce que ce que faisait tout le monde depuis des jours. Pourquoi aurait-il fallu que Virgil fasse différemment ? Brutus. Il détestait ce nom. Il détestait son père, il détestait sa mère, et tous les autres. Alduis serra les mains plus fort.

— Attrape !

Avant même d’avoir le temps de réfléchir, Alduis attrapa ce que venait de lui lancer Virgil. Il constata, une fois serré dans sa paume, entre ses petits doigts aux phalanges blanchies tant elles étaient contractées, qu’il s’agissait de son poignard. Alduis observa la lame dans sa main, tandis que Virgil précisait ce qu’il était censé en faire.

La serrer dans ses mains. Il n’y avait pas besoin de demander pour qu’il le fasse. À vrai dire, il serrait même tellement fort qu’il en avait mal aux doigts. Il suivit Virgil, parce qu’il n’avait pas vraiment le choix, mais aussi parce qu’il était néanmoins intrigué par ce que son parrain pouvait bien vouloir lui montrer.

Sans cesser de serrer les doigts, et sans regarder non plus son parrain, il marcha en silence. Quand il sentit l’air frais sur son visage, il se décida enfin à parler. Un fardeau partagé était moins lourd à porter, lui avait déjà dit Virgil. Mais ce n’était pas ces propos-là qui lui revenaient en mémoire à cet instant-là.

— Vous vous souvenez… le 7 juillet, il y a deux ans… quand vous m’avez dit que Papa tenait quand même à moi, même s’il ne le montrait pas ?

Le souvenir était clair dans son esprit. Et l’idée que cela pouvait ne pas être le cas de Virgil ne lui effleura pas les pensées une seconde. Il le faisait tout naturellement, pourquoi en aurait-il été différent des autres ? Il gratta distraitement le manche du poignard avec ses ongles.

— Vous le pensiez vraiment ?

Comme il s’y attendait, Alduis attrapa la dague et la serra mécaniquement entre ses doigts. Pour sûr, elle ne risquait pas de tomber. On aurait dit deux serres d’aigle autour d’un malheureux rongeur. Ils dévalèrent les marches qui menaient aux jardins savamment taillés de Fromart, aux motifs géométriques aussi rigides que le propriétaire des lieux, encore heureux que le jardinier avait eu la fantaisie de glisser quelques touches florales colorées.

— Vous vous souvenez… le 7 juillet, il y a deux ans… quand vous m’avez dit que Papa tenait quand même à moi, même s’il ne le montrait pas ?

Virgil tourna la tête vers son filleul d’un air interloqué. Le 7 juillet ? Ces paroles ils les reconnaissaient et se souvenait bien les avoir prononcées. Mais quand ? Il était incapable de remettre un contexte précis. Comment se faisait-il qu’il se souvienne de la date ? Alduis grattait distraitement les soies entrelacées de l’arme.

— Bien sûr que je le pensais. Je le pense toujours et je le penserai toujours.

Il posa une main sur son épaule tout en continuant de cheminée entre les parterres taillés au cordeau.

— Les parents aiment leurs enfants, Alduis. Les liens du sang sont plus forts que tout le reste. Ce sont les seuls qui ne s’effacent jamais. Tu comprendras un jour, quand tu auras des enfants à ton tour. après une courte pause, il reprit Ton père n’y fait pas exception ou il ne t’accorderait pas la moindre attention.

Virgil bifurqua en direction des bosquets. Une question le taraudait toujours, néanmoins.

— Dis-moi que s’est-il passé le 7 juillet au juste ?

Parce qu’il avait beau chercher, il ne voyait rien de particulier ce jour-là. Rien qui aurait pu marquer cette date dans un esprit. Ce n’était pas une fête ou un évènement particulier. Il n’y avait rien eu de notable qu’il sache. Comment, par Dieu, pouvait-il avoir retenu cette date du 7 juillet ? Cela le dépassait complètement.

Virgil se tourna vers lui, mais Alduis continua de regarder par terre et de serrer la dague, très fort entre ses doigts. Ses phalanges étaient si crispées qu'il en avait mal, mais il aurait été incapable de se détendre. Il continuait de marcher, fermé comme une huître. Tandis que Virgil répondait à sa question, il se contentait d'écouter, sans rien répondre.

Toujours. Toujours, toujours ? L'on disait bien de ne jamais dire jamais. Toujours, c'était un peu comme jamais. On aurait pas dû le dire non plus. Après tout, si l'on disait je le penserai toujours et je ne changerai jamais d'avis, le constat était le même. Rien ne changeait, sinon un mot. Alduis n'aimait pas ce mot, toujours. On aurait cru à l'un un joli mensonge tissé pour rassurer. Mais tout joli qu'il était, mensonge demeurait mensonge.

Il ne confia rien de ses pensées, néanmoins, et se contenta de hocher la tête. Quelques jours plus tôt, cela l'aurait rassuré d'entendre que son père l'aimait. Aujourd'hui, il n'en savait rien. En fait, il avait l'impression que son coeur avait été essoré comme un linge humide dans sa poitrine et qu'il n'y avait plus rien à en tirer.

Il suivit son parrain qui tourna à un bosquet. Sa question surprit Alduis et le fit un bref instant relever la tête pour croiser son regard interloqué.

— Dis-moi que s’est-il passé le 7 juillet au juste ?

Bien vite, cependant, Alduis détourna de nouveau les yeux, dans le sens opposé. Pourtant, il répondit. Sans hésitation. Comme s'il relatait ce qui s'était passé pas plus tard que la veille, en grattant la terre du bout de sa chaussure.

— Ca faisait trois jours que tu étais arrivé. Tu es resté encore deux jours après. Il y avait des nuages mais il faisait quand même chaud. On est sorti faire un tour, on est même passé par ici.

Il désigna un deuxième bosquet un peu plus loin, et il précisa ensuite, en réfléchissant, et en se redressant imperceptiblement :

— Sauf qu'il y avait un peu plus de fleurs que maintenant. J'ai vu une coccinelle sur une feuille. On a parlé un peu, on est rentrés, et le soir, Bérénice a récité un poème en mangeant.

Il haussa des épaules et se referma de nouveau. C'était bizarre, comme question. Pourquoi devait-il raconter ce qu'il s'était passé pendant cette journée, au juste ? Ce n'était même pas intéressant.

Il n’avait pas l’air convaincu par ce qu’il avançait, c’était pourtant la vérité. Quoi qu’ait pu dire Coldris, il tenait à lui et tiendrait à lui. Il était impulsif, colérique, démesurément exigeant, hanté par son passé, mais malgré tout cela il ne pouvait pas nier qu’il ne tenait pas à son fils. Justement parce qu’il restait son fils, son sang, sa chair, et ce même s’il s’y prenait comme un pied.

Ce que Virgil ne parvenait toujours pas à comprendre c’était pourquoi le 7 juillet lui était resté en mémoire. Il ne voyait pas bien ce qui avait pu se passer ce jour-là. Pour autant qu’il le sache, il n’y avait pas eu d’évènements particuliers. Pas d’anniversaire, pas de fête ou de quelconque célébration.

— Ca faisait trois jours que tu étais arrivé. Tu es resté encore deux jours après.

Virgil fronça pensivement ses sourcils bruns. Cela lui revenait maintenant. Il rentrait de son séjour à Aussevielle. Ils étaient restés là-bas deux mois entiers, le temps pour lui de régler diverses affaires administratives liées à la gestion de ses terres. Après trois semaines, le Parlement l’avait rappelé en urgence et il n’avait eu d’autres choix que de remonter à la capitale. Il avait préféré séjourner chez Coldris que de demeurer seul à Saint Éloi. L’occasion pour lui de profiter de ceux qu’ils considéraient comme sa seconde famille.

Tout ce qu’Alduis lui racontait… Ce n’était rien d’autre que des banalités. Il n’en revenait pas. Qui pouvait dire qu’il avait vu une coccinelle tel jour ? Virgil se souvenait du poème en question. Un sonnet pour être exact, Quand le soleil lave sa tête blonde, sélectionné par son père. Il ne l’avait évidemment pas choisi au hasard tant il partageait de points communs avec celui-ci. Tout cela ne lui disait pas comment Alduis avait pu se souvenir de ce jour des plus ordinaires. Les évènements passés encore mais le jour précis ?

Il posa un regard interrogateur sur son filleul qui ne semblait rien trouver d’anormal à la chose avant de secouer la tête. Se pouvait-il que ?

— Alduis? Te souviens-tu de ce que tu faisais le 9 juin de l’an dernier ?

Au hasard. Lui était bien incapable de le préciser sans ouvrir son journal. Il ne savait même pas quel jour de la semaine cela avait bien pu être. Alduis ne mentait pas mais comment pouvait-il vérifier que ce qu’il disait était correct ?

— Et le 3 août 76 ? questionna-t-il intrigué pour valider sa théorie.

Une journée dont il se souvenait. C’était l’anniversaire d’Elena. Alduis et Bérénice étaient à Saint Eloi pour quelques mois encore le temps que Coldris revienne d’Europe. Il avait fait horriblement chaud ce jour-là. Il avait offert un camée à sa femme représentant Sainte-Catherine de Sienne. Ils avaient mangé le plat préféré de son épouse le canard au miel et aux épices accompagnés d’asperges. L’après-midi, les garçons avaient joué avec l’eau de l’abreuvoir dans la cour. Et sans doute d’autres choses qui ne lui revenaient pas pour le moment.

Alduis ne comprenait pas. Pourquoi Virgil lui posait cette question ? Il ne s’était rien passé d’intéressant, le 7 juillet 1577. Vraiment rien. La journée avait été comme les autres, banale. Pourtant, l’expression de son parrain semblait dire le contraire.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda-t-il, de plus en plus mal à l’aise à l’idée de ne pas comprendre les raisons de cette surprise manifeste.

La question suivante fut encore plus déstabilisante. Le 9 juin de l’an dernier ? Alduis secoua la tête. Pourquoi fallait-il répondre ? Virgil devait bien s’en rappeler aussi, alors pourquoi avait-il besoin de raconter ? Il haussa des épaules, bougon, mais, néanmoins, se plia à l’exercice, après avoir réfléchi rapidement.

— Il pleuvait. J’ai dû recopier plein de lignes, parce que j’avais mal écrit, et j’avais mal à la main. Au repas du soir, on a mangé de la volaille.

— Et le 3 août 76 ? demanda aussitôt Virgil.

Alduis fronça les sourcils. C’était la période qu’ils avaient passé, Bérénice et lui, à Saint-Éloi. Pendant presque un an, exactement, onze mois, ils n’avaient pas vu Coldris. Il resta quelques secondes silencieux puis répondit :

— Il faisait chaud. On a joué à s’arroser dans la cour avec Démétrius et il m’a raconté une autre histoire de chevalier. C’était l’anniversaire d’Elena, tu lui as offert un pendentif, elle en était très contente. Au repas, il y avait du canard au miel et des asperges. J’en ai mangé un peu, mais j’avais pas faim.

Il secoua la tête, car il ne comprenait toujours pas, et demanda alors :

— Pourquoi tu me demandes tout ça ? À quoi ça va servir ?

Pourquoi le regardait-il comme cela ? Mais parce que c’était tout bonnement incroyable, pardi ! Et il ne s’en rendait pas compte ! Il ne répondit à sa question que par une autre question. Une autre date, choisie complètement au hasard celle-ci. Il se souvenait du temps, de ce qu’il avait fait bien sûr et même mangé. Rien que des détails insignifiants. D’ailleurs, il ne semblait pas voir l’intérêt de lui répéter ces banalités. Il testa aussitôt une autre date. L’anniversaire de sa femme quand les enfants de Coldris demeuraient alors chez lui.

Après tout juste quelques secondes, il lui détailla la journée avec une précision étonnante. Virgil s’en souvenait car c’était l’anniversaire d’Elena, mais pour lui ça n’aurait pas dû être aussi marquant. Il acquiesça silencieusement, toujours stupéfait de ce qu’il venait de découvrir. Son filleul secoua sa tête chargée d’incompréhension, mais ce n’était rien face à celle qui s’était emparée de lui.

— Alduis, tu n’as jamais eu l’impression d’avoir une mémoire particulièrement bonne ? Les gens ordinaires, ne peuvent pas se souvenir de détails tels que le temps qu’il a fait ou ce qu’ils ont mangé et le relier à une date précise.

Ils s’engouffrèrent dans l’allée bordée de châtaigniers et d’érables sous le regard toujours interloqué du jeune garçon qui ne réalisait pas à quel point cela était exceptionnel. Son parrain garda le silence quelques secondes tandis qu’il cherchait la meilleure comparaison possible pour illustrer ses propos.

— À Aussevielle, il y a quelques petites plages, tu sais. Démétrius adore se mettre au bord de l’eau, là où le sable est encore humide. Il construit des remparts ou écrit dans le sable. Mais il y a toujours une vague pour finir par arrivée et détruire ce qu’il a fait. Vague après vague, tout s’efface et il ne reste bientôt plus rien. La mémoire des personnes fonctionne un peu de la même façon. Les vagues du temps lavent les rivages de nos souvenirs et gomment les détails. Certains éléments finissent par disparaitre complètement. Je suis incapable de me souvenir de chaque jour de ma vie. Je me souviens des choses importantes. Le reste, tout ce qui n’est pas indispensable est emporté par le reflux.

Il s’arrêta finalement et posa son regard gris acier dans le sien.

— Tu as reçu un don de Dieu, Alduis. Il n’y a rien d’ordinaire là-dedans.

Après un instant, il demanda, poussé par une certaine curiosité :

— Quel est le jour le plus ancien dont tu te souviennes ?.

Alduis ne comprenait pas. Il voyait bien qu’il y avait quelque chose de surprenant, peut-être d’anormal, dans ce qu’il disait, mais il ne voyait pas en quoi cela aurait pu être original. Jusqu’à…

— Alduis, tu n’as jamais eu l’impression d’avoir une mémoire particulièrement bonne ?

Il s’arrêta une seconde, pour réfléchir sincèrement à la question. Ses doigts se décrispèrent enfin. Une mémoire exceptionnelle ? Ses soucils s’arquèrent légèrement puis se froncèrent. Non, il ne lui avait jamais semblé cela… Il secoua doucement la tête.

— Non… enfin… Bérénice me demande des fois de lui rappeler des choses mais… c’est tout. Il n’y a rien d’autre.

Quelque chose lui échappait, dans cette explication. De nouveau, pour la seconde fois en quelques instants, il secoua la tête.

— Est-ce que tu veux dire que… toi, tu ne te rappelles pas de tous les jours ?

Il n’avait jamais envisagé les choses sous cet aspect. Il le faisait avec tant de naturel, comme envisager une seule seconde que cela puisse être différent pour les autres ? C’était tout de même dur à croire ! Et tellement absurde… Une mémoire, cela servait bien à se souvenir, alors pourquoi aurait-elle dû oublier quelque chose ? Sûrement son parrain sentit-il son scepticisme car il se mit à expliquer. Alduis n’avait toujours pas recommencé à marcher, comme s’il ne pouvait plus rien faire pendant qu’il écoutait, qu’il avait besoin que toute son attention se concentre sur les mots de Virgil.

Vague après vague, tout s’effaçait. Virgil était toujours sérieux. Alors ce devait être la vérité. Mais dans ce cas…

— Alors pourquoi, moi, je me rappelle de tout ? Ça veut dire que je ne suis pas normal ?

Ordinaire, normal… C’était un peu des synonymes, non ? Il ne savait plus vraiment quoi faire, ni quoi dire, jusqu’à ce que Virgil pose une nouvelle question. Une question qui le fit se refermer sur lui-même comme une huître qui s’était, jusqu’à présent, timidement ouverte.

Le premier jour dont il se souvenait.
Il n’avait pas besoin de réfléchir pour le trouver, celui-là.
Il était marqué au fer rouge dans son esprit.

Le lit blanc. La femme blanche à l’intérieur. Les lèvres noircies. La peau parcheminée. Les yeux enfoncés dans les orbites. Les cheveux blonds filasses. Finalement, il baissa la tête pour répondre, d’une voix à peine audible :

— Je… Le jour où Maman est morte. Le 9 août 1575.

Il n’avait jamais remarqué que sa mémoire était excellente. Il acquiesça à sa mention de Bérénice. Cela ne l’étonnait guère, elle était souvent dans la lune à rêvasser si bien que souvent elle en oubliait certaines choses pourtant évidentes. Il eut un sourire à ce souvenir et secoua finalement la tête à sa question.

— Personne ne se souvient de tous les jours de sa vie. avoua-t-il avant de lui expliquer comment fonctionner sa mémoire à lui et à tous les autres.

Il n’avait pas trouvé mieux que cette image de la mer. Son filleul ne semblait pas plus convaincu que s’il venait de lui avouer qu’il voyait le ciel vert et non bleu, pourtant il faisait l’effort de le croire. A sa question, il se sentit complètement démuni.

— Je l’ignore, Alduis. Je n’ai pas d’autres réponses à te fournir que c’est un don. Certains naissent avec la capacité d’écrire les plus belles mélodies ou de peindre les plus beaux tableaux, toi tu es né avec une mémoire exceptionnelle.

Il marqua une courte pause avant de répondre à la seconde partie de son interrogation

— Tu es normal. Regarde ton reflet, nous sommes faits de la même façon toi et moi. Tu n’as rien d’anormal. Tu es simplement différent. Comme je suis brun et toi blond, ta mémoire s’écrit hors de la zone atteinte par les vagues quand la mienne subit les assauts des vagues. Tu comprends ?

Virgil ne voulait pas qu’il se mette encore plus à l’écart qu’il ne l’était déjà. Il n’avait jamais été un modèle de sociabilité.et de confiance en lui - au grand damne de Coldris -, il n’était pas question d’empire ce fait en lui faisant réaliser que sa mémoire était aussi fournie que la bibliothèque d’Alexandrie. Au contraire, il aurait aimé lui faire accepter cette particularité afin qu’il puisse la faire la sienne. Enfin, il n’était pas dupe, ce ne serait pas chose facile. Il se demandait d’ailleurs quel était le premier jour dont il pouvait se souvenir. Il sentit un profond courant d’air glacial les envelopper et ce n’était certainement pas cette petite brise qui en était la cause. Les traits d’Alduis se crispèrent et sa tête rentra entre ses épaules comme une tortue bien à l’abri dans sa carapace.

— Je… Le jour où Maman est morte. Le 9 août 1575. murmura une toute petite voix d’outre-tombe.

Ses bras s’enroulèrent autour de son petit buste et il l’attira contre lui, une main contre sa tête. Il serra les dents et enfouit profondément la colère qui tentait d’émerger au rappel des funérailles. Maudit Coldris.  Maudit Coldris qui l’avait tué. Coldris l’avait tué en utilisant Alduis et maintenant il reverrait ce jour éternellement parce que sa mémoire était incapable de l’effacer. Était-ce son décès qui avait provoqué cela ? Il n’aurait su le dire. Cela paraissait peu probable. Après tout, son père lui-même avait subi de profonds traumatismes et il n’avait jamais montré une telle mémoire.
Il ne devait jamais apprendre la vérité. Encore moins aujourd’hui qu’hier. Il ne pouvait pas. C’était exclu. Mais Coldris avait promis. Il avait juré sur son âme. Il ne la trahirait pas. Pas elle. Il en était incapable. Il chassa toutes ces considérations loin de lui pour se concentrer sur le présent.

—  Tout le monde meurt un jour, Alduis. C’est ainsi que va la vie. C’est parce qu’elle est fragile qu’elle est belle et précieuse. Ta mère est auprès de Notre Seigneur maintenant, délivrée de ses souffrances. Chéris son souvenir et les bons moments que vous avez partagés, même si tu ne t’en souviens pas aussi clairement, ils n’en ont pas moins existé et resteront gravés dans ton cœur.

Un don… C'était un don étrange tout de même… il secoua la tête.

— Et ça sert à quoi ? … de se souvenir de tout, de la météo… Ça sert à rien.

Il y avait encore un intérêt à peindre ou composer de belles musiques. On pouvait reconnaître ces talents. Mais se souvenir du mauvais ou du beau temps… Ça, ça ne servait vraiment à rien. Que ce soit exceptionnel ou pas. Qu'il soit normal ou pas. Et puis… il doutait beaucoup, quand même, de ce dernier point. Mais il n'osa pas le dire, comme Virgil disait le contraire.

Il ne s'était pas attendu à être subitement pris dans ses bras, en répondant. D'abord surpris, il se crispa. Mais ce n'était pas désagréable. Au contraire, l'étreinte était chaude et rassurante. Personne ne l'avait serré dans ses bras depuis trop longtemps. Alors il se blottit contre Virgil et appuya sa tête sur son torse. Il sentait son cœur battre, bien vivant, dans la poitrine de son parrain. Pas comme celui, tout froid et immobile, de Maman.

— Ta mère est auprès de Notre Seigneur maintenant, délivrée de ses souffrances.

Alduis se dégagea de l'étreinte d'un seul coup et se mit hors d'atteinte. Dieu, Dieu, Dieu, toujours lui ! Mais s'il était si fantastique, pourquoi il n'était pas venu l'aider ?

— C'est pas vrai ! Ma mère est un vieux tas d'os bouffé par les asticots.

Rien d'autre. Elle l'avait abandonné. Elle lui avait menti. Il avait subitement envie de pleurer mais il serra les dents pour ne pas le faire. Il avait promis qu'il ne le ferait plus jamais. C'était fini. Il n'était plus un enfant. Il n'avait plus besoin d'histoires, plus besoin de pleurer ou d'être réconforté.

A quoi cela servait-il ? Il n’en avait la moindre idée. C’était ainsi et c’était tout. C’est sûr que la météo, cela ne semblait pas avoir une quelconque utilité sur l’instant, mais quand on se souvenait de tout, c’était bien ce que cela disait.

— Je l’ignore, Alduis. Parfois on ne trouve une utilité à une chose que des années plus tard. Pourtant je reste convaincu qu’en ce monde tout a un sens ou un but, quand bien même il nous échapperait.

Le Seigneur avait sans doute la réponse à ce qu’il avait créé et pour quelles raisons. Lui tout de suite, n’aurait pu lui mentir en lui trouvant une explication scabreuse sortie de nulle part. La mort même de sa mère, date à laquelle sa mémoire s’était mise à noter tout ce qu’elle pouvait, ne pouvait vraiment constituer une piste sérieuse. Il était simplement désolé de le voir ressasser encore et encore ces premières et ces dernières images à la fois. Et le pire était certainement de savoir ce qu’il s’était réellement passé ce jour-là. Virgil le serra dans ses bras. C’était la seule chose qu’il pouvait faire. Une étreinte que son filleul rompit violemment d’un seul coup.

— Tu as raison ce n’est plus qu’un vieux tas d’os bouffés par les asticots. Et c’est ainsi que nous finirons tous que l’on soit Prince ou mendiant. Notre corps pourrira mais notre âme demeurera. Elle sera toujours là car elle est éternelle.

Et comme il sentait les contestations poindre (et c’était visiblement bien une chose que son père avait réussi à lui transmettre), il reprit aussitôt sa route et lui ordonna d’en faire de même.

— Suis-moi, on y est presque.

Inutile de prendre racine ici, ils avaient un arbre qui les attendait non loin. Un magnifique frêne de plus d’un siècle trônait là-bas. Il était monté une fois au sommet avec Coldris qui se demandait s’il pouvait apercevoir le palais depuis cet endroit. C’était il y a une éternité. Quelque temps après son mariage, lorsqu’il lui avait avoué être comme un oiseau en cage désormais. À tel point qu’il avait rapidement délaissé le domaine pour rentrer à Cervigny.

— Je suis sûr que tu n’es jamais monté là-haut. Tu verras on voit tout d’ici.

Trouver une utilité bien des années après ? Hum. Il semblerait qu’il ne devait pas avoir la réponse aujourd’hui. Il ne savait pas si tout avait un sens, Alduis avait au contraire l’impression que précisément rien n’en avait. Mais il ne contredit pas son parrain, cela ne servait à rien, et puis… Il avait envie de lui faire confiance. C’était agréable de pouvoir faire confiance à un adulte.

Et c’était agréable, aussi, de sentir ces bras se refermer autour de ses épaules pour le consoler. Même si Alduis finit par reculer violemment, d’un coup, pour se braquer. Ce qui n’énerva pas Virgil, il répondit calmement, ce qui eut le don de faire retomber aussitôt l’emportement du jeune garçon. Il baissa les yeux, gêné.

— Pardonnez-moi...

Il se sentait un peu bête et ne savait plus trop quoi dire. À tel point qu’il ne pensa même pas à relever cette histoire d’âme éternelle, ce faux mirage que l’on faisait miroiter sous le nez des hommes alors qu’il ne s’agissait que de mensonges, et rien d’autre. De toute manière, Virgil était passé à autre chose, et lui indiquait de le suivre. Ils étaient presque arrivés. Mais arrivés où ?

Au… pied d’un arbre, visiblement. Alduis leva les yeux vers Virgil, surpris. Oui, bon, il était grand, mais qu’avait-il de plus exceptionnel que les autres, en fait ? Il ne voyait pas pourquoi ils s’arrêtaient à son pied et pas au pied d’un autre. Et la suite ne fut pas pour lui apporter des réponses. Monter là-haut ? mais pourquoi ? C’était vrai, il n’avait jamais escaladé mais…

— On ne risque pas de tomber ?

Son parrain ne semblait pas s’en inquiéter outre mesure alors il finit par hocher la tête et par le suivre en haut. L’ascension ne dura pas et quand Alduis s’assit sur une branche, en serrant fort pour ne pas tomber - c’était quand même sacrément haut ! - il put contempler une immensité qu’il n’avait jamais vue auparavant. C’était même… presque apaisant… de se rendre compte que le monde ne s’arrêtait pas au domaine, que l’état du monde ne reposait pas sur ses seules épaules. Cela le détendit suffisamment pour qu’il se décide enfin à s’ouvrir de ce qu’il s’était passé dans le bureau.

— Je suis entré dans son bureau… Je sais, c’est pas bien mais… je voulais juste la bague de Maman… pour me sentir moins seul... Je voulais pas le mettre en colère.

Une bague… qui se trouvait maintenant quelque part dans les jardins, perdue peut-être à tout jamais.

Ce n’était pas la violente réaction d’Alduis qui aurait pu l’agacer d’une quelconque façon. Depuis le temps qu’il connaissait son père, il avait l’habitude de ce genre de remarque et ne s’en étonnait même plus. Il se contentait de prier par procuration pour lui puisqu’il ne le faisait pas. Virgil glissa une main bienveillante sur la tignasse de blé de son filleul.

— Il n’y a pas de mal, c’est normal de se questionner.

Et sur ce, il l’entraina vers leur destination, ce grand arbre dans lequel il était monté avec Coldris. Au regard surpris du jeune garçon, il adressa un grand sourire avant de lui annoncer que leur objectif se trouvait au sommet de ces branchages. Il retira sa veste pour être plus à l’aise puis fit la courte échelle à Alduis pour l’aider à attraper la première branche, trop haute pour lui, puis il sauta et se hissa à son tour.

— Bien sûr qu’il y a des risques, comme lorsque tu montes à cheval. Ce n’est pourtant pas cela qui t’empêche de pratiquer, n’est-ce pas ? fit-il en l’aidant en lui donnant un appui pour poursuivre l’ascension. Je dirais même plus, c’est parce qu’il existe un risque qu’il est si plaisant de le prendre. La vie serait lassante sans cela et ce n’est certainement pas ton père qui me contredirait là-dessus.

Quoiqu’il doutât que Coldris n’approuve l’idée de risquer la vie de son fils. Enfin, le risque était de toute façon maitrisé, sinon il ne l’aurait jamais pris. Sans parler du fait qu’il se retrouvait à devoir donner des leçons d’escalade par sa faute. Qu’avait-il encore été inventé ? Brutus, vraiment ?! N’en avait-il pas eu assez d’avoir assassiné la mère de son fils - car il aurait hurlé de l’entendre être qualifiée de « sa femme », quand bien même cela était on ne peut plus vrai - .
Arrivés à bonne hauteur, ils s’arrêtèrent et observèrent le paysage. On ne voyait pas Braktenn mais le château était désormais bien plus petit et la campagne environnante s’étendait jusqu’à l’horizon. Un coup d’œil à son filleul lui permit de voir qu’il observait les environs avec un certain émerveillement.

— Tu vois Alduis, parfois il faut prendre de la hauteur, pour voir les choses sous un angle différent.

C’était surtout cela qu’il voulait lui montrer ici, que ce domaine dans lequel il vivait quotidiennement prenait une allure entièrement différente avec du recul. Cela était valable également pour tous les évènements de la vie. Les analyser avec un angle différent pouvait aider à mieux les appréhender. Sans doute le comprit-il car il annonça finalement la raison de ce nom dont l’avait affublé son père. Virgil soupira et se passa une main sur le visage. Il imaginait sans mal la fureur dans laquelle il avait pu mettre son père. Lui-même n’avait jamais eu accès à son bureau, mais il imaginait sans mal ce qu’il y entreposait pour avoir connaissance de son histoire personnelle. Seulement, Alduis ne pouvait pas le savoir. Il y avait peut-être même des lettres de Sophie qui savait…

— Tu ne peux pas fouiller son bureau. Ce n’est pas une simple pièce, c’est son jardin secret. Moi-même j’ignore ce qu’il y a dans ces tiroirs, c’est pour te dire. La prochaine fois demande-lui, son refus sera toujours moins violent.

Une main réconfortante frotta son dos.

— Enfin il n’aurait quand même pas dû faire ce qu’il a fait non plus… Tu n’es pas tout seul, Alduis, il y a Bérénice, et puis tu peux venir nous voir à Saint-Eloi aussi souvent que tu le souhaites. Je suis certain que Démétrius en sera très heureux.

Il proposerait à Coldris de le faire venir de temps en temps si cela pouvait l’apaiser et leur permettre d’éviter ce genre de situation désastreuse à l’avenir.

— Et l’as-tu trouvé ? demanda-t-il finalement.

Car il aurait été franchement étonné que Coldris ne se soit embarrassé de ce genre de chose. En tout cas, il ne devait pas la porter autour du cou comme sa première alliance, c’était certain…

C’était peut-être dangereux mais il faisait confiance à Virgil qui venait de lui faire la courte échelle pour l’aider à monter et qui lui prêtait assistance dans le reste de l’escalade. Alduis n’était jamais monté à un arbre avant mais ce n’était pas si compliqué qu’il n’y paraissait… Il prit un peu confiance en lui jusqu’au sommet où il s’assit et contempla la vue, avec un brin d’émerveillement. C’était très différent du domaine vu d’en bas !

Les mots suivants de Virgil le persuadèrent de s’ouvrir sur ce qu’il s’était passé dans le bureau. Il hocha la tête comme son parrain rappelait ce qu’il savait déjà : il ne pouvait pas y fouiller. Il serra les dents pour retenir ses larmes. Il n’allait plus pleurer, maintenant, c’était fini. Maintenant, il allait être fort.

Pourtant, Alduis doutait que s’il lui avait simplement demandé de lui donner l’alliance de sa mère, Coldris la lui aurait donnée. Ses petits points se serrèrent de nouveau mais ils se détendirent un peu quand la main réconfortante de Virgil vint frotter son dos.

— Je n’ai rien lu, murmura-t-il, je n’ai vraiment rien lu...

Il voulait juste cet anneau, rien d’autre. Pourquoi son père avait-il dû se lever ? Il aurait pu ne jamais s’en rendre compte… Il aurait bien fait attention de tout remettre en place et Coldris n’aurait rien vu. Quant à ne pas être seul… Personne ne remplacerait jamais Maman. Il avait envie que quelqu’un vienne de nouveau le border le soir et lui raconter des histoires. Comme elle le faisait avant. Il s’était dit qu’avec sa bague, elle serait un peu avec lui. Rien qu’un peu.

— Et l’as-tu trouvée ?

Alduis hocha la tête, d’abord sans répondre. Il l’avait trouvée, oui, et il l’avait gardée précieusement plusieurs jours, en priant pour voir une amélioration dans les évènements. Il avait pleuré tous les soirs. Finalement, il déclara :

— Oui… Elle était dans le bureau… Mais je l’ai jetée...

Puis, Alduis ajouta :

— Il a aussi demandé d’enlever la porte de ma chambre, les portes des armoirs et tous les tiroirs...

Et le couloir noir sur lequel donnait désormais directement sa chambre le terrifiait. Il frissonna.

— Vous pensez qu’il remettra la porte un jour ?

Assis au milieu des branchages, Alduis se décida à s’ouvrir et à lui raconter comment son père en était venu à l’appeler Brutus lorsqu’il l’avait surpris en train de fouiller dans les tiroirs de son bureau. Il imaginait sans peine la fureur qui avait dû être la sienne tant il savait à quel point ce lieu était sacré à ses yeux. Virgil n’était sans doute pas informé de tout, mais il était au courant des nuits d’insomnies, des pages qu’il griffonnait frénétiquement, des cauchemars qui le réveillaient en sueur...

Lorsque plus rien n’allait, il avait même découvert son ami effondré de fatigue au milieu de dizaines et de dizaines de pages, dans un chaos qui ne ressemblait en rien à la personne ordonnée qu’il était. Alors oui, Virgil comprenait aisément comment il avait pu avoir cet accès de folie, et plus encore en sachant à quel point il pouvait ne connaitre aucune limite.

Il hocha la tête quand le petit affirma ne pas avoir lu. C’était sans doute mieux ainsi. Certaines choses n’étaient pas faites pour être connues. Après quatre ans, Alduis s’accrochait toujours autant à sa mère et cela aussi il imaginait sans mal l’amertume et la colère que cela devait générer chez son ami. Sans doute devait-il être en train de penser que même morte, elle continuait de gangréner son existence et qu’elle avait réussi l'exploit de s’accaparer son fils jusque dans l’au-delà. Virgil fronça les sourcils et le questionna sur cette fameuse bague. L’étonnement se peignit sur son visage lorsque le petit affirma l’avoir trouvée puis jetée. Comment Coldris en était-il venu à la conserver alors qu’il la haïssait viscéralement ?

La porte de sa chambre ? De ses armoires ? Les tiroirs ? Il secoua la tête d’un air affligé. Il n’aurait même pas eu besoin de connaitre le contexte pour identifier l’auteur d’une pareille idée. Une discussion s’imposait de toute urgence avant que les choses ne s’enveniment un peu plus. Sans parler du fait qu’il le connaissait suffisamment têtu pour que la situation s’éternise. Autant dire que « miséricorde » et Coldris étaient deux antonymes. Et puis malgré tout, Virgil demeurait curieux de découvrir comment cette alliance avait atterri là... certainement par un pur hasard…

— Oh oui, il te remettra ta porte et rapidement, tu peux me croire.

Son parrain s’étira les bras jusqu’au ciel profitant du chant des oiseaux et de la petite brise avant de suggérer :

— Bien que dirais-tu de redescendre et d’aller voir si nous la retrouvons. Te souviens-tu où tu l’as jetée ?

Si ce petit anneau pouvait apaiser sa peine autant que les tensions, Virgil était prêt à se couvrir de terre pour mettre la main dessus. Il avait dû mal à croire que tout ne puisse tenir qu’à ce simple bijou, mais il voulait bien tenter le coup, que ce soit pour l’un ou pour l’autre. Au fond Coldris devait certainement se sentir blessé de l’intrusion et peut-être encore plus du motif si tant est qu’il soit au courant. Il n’était pas bien différent d’un animal acculé dans ce genre de moment et réagissait toujours pas l’attaque. Évidemment, Alduis, lui, ne pouvait pas avoir connaissance des racines qui prenaient leur source bien plus profondément que sa simple naissance.