[7 septembre] Vers les cuisines [Terminé]

Guillaume voit avec soulagement Tristan qui revient à lui. Mais pour être aussitôt parcouru d'une rapide et violente fièvre. Plus étrange encore : cela semble aider à ramener la vie par soubresauts à Lucie, que trois gardes ont fait vomir. Les hommes s'échangent des coups d'yeux étonnés, fascinés, un peu apeurés aussi devant ce qu'ils jugent du surnaturel. D'étonnantes puissances.
L'intendant secoue la tête dans un geste brusque : non. Simple coïncidence. Si la femme revient à elle, il faudra cette nuit veiller de près sur elle et sur Tristan. Le maître des lieux aviserait le lendemain.

Une demi-drachme de racine d'aconit napel suffisait à provoquer la mort. Mais Lucrezia avait tant touché d'aconit, tant absorbé, de loin en loin, la liqueur toxique de la plante en portant les doigts à sa bouche, en pleine songerie, qu'elle avait dû se mithridatiser contre le poison inéluctable. Apparemment, elle n'était pas tout à fait morte.

Son corps s'était avancé au bord du lac. Il avait entendu le bruissement des feuilles de l'oracle, non loin de la grotte, comme le disaient les anciens textes. Il avait approché d'une silhouette drapée de couleurs sombres, sise à l'orée de la grotte ; et, lorsqu'il fut assez près, l'autre redressa le visage, et Lucrezia vit qu'il s'agissait d'elle-même. Elle était la Sybille et elle-même se refusa le passage. Son corps n'avança pas sur la roche lunaire de la caverne des morts, dans laquelle était venu maintes fois son esprit.

Elle vomit dans sa léthargie. Un peu d'air revint à ses poumons. Son sang se remit à circuler. Elle ressuscitait.

Tout, la chambre et la morte, la terre et le ciel, son père et Giacometti, tout n'était plus rien ; mais seul le saphir noir resurgissait dans son esprit, tournoyant dans le vide de la pensée.

Elle était ce point noir dans un néant noir.

Tristan restait encore incapable de retrouver l'ascendant sur son corps très faible. Ses idées cependant commençaient à reprendre un ordre à peu près stable, davantage dans la réalité que dans les visions. Il vit Lucrezia en sueur, hagarde, le regard encore perdu à mi-chemin entre la vie et la mort. Le garçon comprit qu'elle venait de tenter de mettre fin à ses jours. Vu ce qui l'attendait, il y avait de quoi le comprendre... Pourtant, sans trop savoir pourquoi, Tristan éprouva un vif soulagement à voir la vie reprendre le dessus. La mort, le vide, l'idée du suicide l'horrifiaient - sans doute parce que lui-même dansait souvent un peu trop près du gouffre dans certaines de ses divagations.
Immobile, le corps comme un chiffon sur le lit, il eut un sourire troublé avant toutefois qu'une sueur froide ne dévale son dos et ses membres : il y aurait des suites terribles à cette soirée. Tristan s'affaissa au creux du lit et laissa les choses se faire comme une sinistre pièce dont on n'était que le spectateur à moitié endormi.

Voilà que Lucie bouge à nouveau. Elle respire. Sa poitrine se soulève fébrilement. Son regard semble complètement perdu, autant que celui de Tristan, mais l'un et l'autre sont saufs. Guillaume pousse un léger soupir soulagé devant l'éloignement de nouvelles morts dans la chambre de Madame.
Il ne sait à quelle heure rentrera Dyonis. En attendant, il donne des ordres pour qu'on allonge Tristan et Lucie chacun dans une chambrette. Il faut qu'ils reprennent un peu de forces. Des servantes les veilleront, leur donneront à boire et à manger si nécessaire, et des gardes se relaieront devant leurs portes respectives.