La bibliothèque du château de Frenn [Terminé]

Au soir du 9 septembre, Lucrezia avait terminé les préparatifs.

Réclamant l'aide d'un domestique, elle avait fait porter les trois fioles sur le bureau du baron, dans la bibliothèque ; et, le voyant lever le nez d'un traité de tactique, elle soupira d'un air énervé. Les serviteurs se retirèrent. Les portes se refermèrent. Elle trempa la plume dans l'encre et rédigea : "Dans l'une de ces fioles se trouve un poison mortel ne laissant aucune trace. Il tue en moins d'une heure et déclenche une légère euphorie : elle masque la progression du mal. Dans la deuxième, il y a la vapor d'Alfrédic : il lui manque un ultime ingrédient, mais si je peux l'achever, respirer le contenu mettra n'importe qui sur la terre en mon pouvoir. Son esprit sera déporté dans un autre espace et, là-bas, je le briserai : il m'obéira à la façon d'un esclave et d'un dément. J'utiliserai la vapor sur Giacometti ; mais si vous m'aidez à le trouver, j'accepterai d'employer la vapor sur votre ennemi : désignez-le-moi. Dans la troisième fiole, il y a un produit dont je ne vous dirai rien."

Nul n'aurait pu reconnaître à leur couleur, leur texture et leur activité les contenus des trois fioles.

Sans montrer le texte au baron, Lucrezia attendit un instant ; puis se lança dans la suite : "Votre moment n'est plus loin : les pierres sont formelles. Tout se jouera dans la nuit. Décidez de votre prochain mouvement : il faut vous défendre d'une main mais attaquer de l'autre. Si vous garantissez la capture de Giacometti, je serai votre instrument lors de cette nuit décisive. Mais si vous me trompez, la troisième fiole en terminera avec vos espoirs."

Elle tint le texte devant lui. Lorsqu'il eut tout lu, elle déchira la page en six bandelettes. Rassise et calmement, Lucrezia se mit à les manger, l'une après l'autre ; et cela prit un certain temps. Elle déglutit tout en fixant intensément le baron.

Des tintements de fioles et un soupir se font entendre dans la bibliothèque. Elle est revenue. Dyonis ferme son livre, l'abandonne sur son pupitre où il attendra la prochaine fois, et avance vers la muette. Une fois bien seuls, il la regarde écrire ses explications et prend le temps de bien les mémoriser quand elle lui présente la première feuille.
Le baron prend soin de demander, du bout du crochet, quelle fiole contient quel produit pour ne pas se tromper, à mesure qu'il découvre les propriétés des trois flacons. Il guette les acquiescements ou "non" de tête de la femme.
Après cela, d'une voix lente et très basse, conscient de l'ampleur du coup qu'il veut tenter, il énonce le nom du roi de Monbrina quand la Sibylle demande la victime du vapor :

"Gérald Der Ragascorn."

Le monarque, rien que cela... se dit-il quand même, une seconde. Il est fou ! Ou téméraire. Ne pas reculer. Et puis, le bal masqué serait une belle occasion. Lui-même n'irait pas. Avec des prisonniers dans ses geôles et un procès le lendemain, encore secoué par les événements de la journée, il ne trouve pas cela correct et n'appréciera pas la soirée. On ne le suspectera pas pour son absence : bien des nobles refusent de se mêler aux festivités en compagnie de la plèbe.
Non. Ce serait un de ses esclaves qui irait. En se faisant passer pour un échanson mandé par la ville pour le service de la fête. Il administrerait les potions. Cet esclave était un bougre des mines et avait eu la langue arrachée. En plus, il ne savait pas écrire pour compenser. Aucun risque si on l'attrapait, alors c'est à lui que le baron confie ses tâches les plus dangereuses. Il sait où se fournir en ce type de servants.

Revenant à Lucie, il demande :

"Et quel est votre dernier ingrédient ?"

Quand il lit le deuxième texte, il fronce les sourcils moins à la menace que lui réserve la troisième fiole qu'à l'idée de ne pas respecter un engagement.

"Vous aurez votre homme, je tiens mes promesses."

Soudain, elle se met à avaler le papier au calme. Dyonis secoue la tête, change légèrement de couleur. Il retint sa prothèse de se porter devant sa bouche et ses yeux ronds comme des bols regardent la femme en action.

"Je... Euh... Je..." (il se sent bête mais se reprend et continue, ayant retrouva sa voix sûre) "Quand nous aurons vu ces derniers détails, je donnerai les instructions à l'esclave qui ira se charger de cela."

Lucrezia s'abstint de désigner les fioles selon leur contenu.

Lorsqu'elle entendit le nom du roi, elle ouvrit les yeux un peu plus grands ; mais sa folie lui dissimula la difficulté de la tâche. Elle écrivit alors sur un papier : Que faut-il lui intimer ?

Lorsqu'il mentionna le dernier ingrédient, le visage de Lucrezia accusa une déformation nette. Il vaut mieux l'ignorer, rédigea-t-elle. Je le trouverai sur le chemin.

Puis le baron parla d'un esclave. Il n'avait pas saisi le rôle de la vapor. Lucrezia l'expliqua au plus court : Je m'en chargerai : il me faut rester seule en compagnie de l'homme. Je dois lui instiller dans l'esprit, tout pendant qu'il respire la vapor, les idées dont vous voulez le convaincre. Imaginez-moi le subterfuge le plus efficace et, demain, le roi de Monbrina ne sera qu'un pantin docile entre mes mains. Qu'attendez-vous de lui ?

Pendant l'écriture, les domestiques s'étaient chargés d'allumer le feu, afin d'éclairer la bibliothèque. En effet : le soir tombait. Lucrezia montra le texte au baron ; puis le jeta dans les flammes.

Une petite grimace suspicieuse flotte sur le visage du baron quand elle refuse de répondre au sujet du contenu des fioles. Il en comprend cependant ensuite la raison : apparemment, c'est elle-même qui va aller au bal administrer ses potions au premier conseiller et au roi. Pas besoin d'un esclave, alors. Dyonis se détend et acquiesce aux explications qu'elle lui fait lire. Il réfléchit un moment puis répond à ses questions. D'abord, d'une voix extrêmement basse, ce qu'il fait distiller dans l'esprit du roi :

"De prendre Dyonis Howksley de Frenn comme nouveau premier conseiller. Parce qu'il aura à l'esprit sa droiture qui n'a jamais failli et ses nombreux services. Que le roi le garde toujours en sa très haute estime et protection. Que son oreille soit à son écoute."

Sa lèvre se casse d'un petit pli sceptique quand elle évoque le dernier ingrédient, mais au point où ils en sont, elle a raison : il vaut mieux l'ignorer. De son côté, lui-même va assurer sa part du contrat en trouvant vite le peintre, en mettant les garçons hors d'état de nuire en les faisant faire esclaves pour les garder sous son emprise, et en décrédibilisant le prêtre.
Il faut maintenant passer à la stratégie. Autant pour lui-même que pour la muette, Dyonis souffle :

"Il y aura des colonnes entières de gardes. Une grande surveillance autour du roi... Il faudrait... Il faudrait que vous passiez pour une servante, mandée aux bons soins de Sa Majesté et sa suite. Je peux vous donner une tenue crédible. Et un papier marqué d'un sceau faisant foi : celui de l'ordre public dont je dispose comme les autres grands dirigeants. Pensez-vous pourvoir agir sans danger ni pour vous ni pour moi ?"

Lucrezia hocha la tête.

Cet homme escaladait sans les mains l'échelle du pouvoir. Son succès sembla d'abord indifférent à Lucrezia ; mais, s'il réussissait, il tiendrait dans ses crochets les leviers suffisants pour punir les assassins de son père, fussent-ils réfugiés sur une terre étrangère. En l'aidant, Lucrezia n'accomplirait pas seulement sa part du contrat ; elle misait sur un cheval dont le galop promettait. Comme elle n'entendait rien à la politique, et qu'elle estimait tout à l'aune de sa vengeance, elle enregistra la demande du baron, mais sans calculer les conséquences sur le pays. Cela n'avait aucune importance.

Elle écrivit : Les pierres sont formelles : ce soir reste la seule opportunité. Où l'homme est-il attendu ? Il faut un motif de me retrouver seule en sa compagnie. L'homme et moi devons seuls respirer la vapor. Que je sois servante, sainte ou putain, les trois si vous souhaitez, cela n'importe pas. Donnez-moi les lettres suffisantes pour retenir l'attention de l'homme : il n'entendra ma voix qu'au fond de la vapor ; souvenez-vous qu'en ce monde-ci, je ne parle plus. Le péril dépendra de votre habileté : le domaine tactique est le vôtre. Jetant un œil sur le traité dont le baron faisait lecture en l'attendant, Lucrezia renifla. Imaginez la suite et munissez-moi du nécessaire. Je vais me mettre en route. Le domaine de l'esprit est le mien.

Lucrezia montra sa prose au baron ; puis les flammes s'attaquèrent à son écriture anguleuse et tourmentée, jusqu'à la détruire entièrement.

"Il sera dans ses loges d'honneur sur la Grand' Place, au milieu de la fête. Avec une cohorte d'hommes et d'échansons. Je vais me servir du sceau de l'ordre public pour vous permettre de vous introduire comme personnel de la soirée et du service royal. Pour ce qui est d'être seule avec... lui... Pour le coup je ne sais pas trop et je puis espérer que les conjectures et personnes présentes vous fourniront une occasion intéressante. Je sais seulement que notre roi est plutôt intéressé, comme beaucoup de gens de la cour actuellement, par les... comment dire... les phénomènes humains, si vous voyez ce que je veux dire. Der Ragascorn est très pieux, mais il ne se prive pas de la compagnie des étrangetés : pour son image politique, donner à la plèbe l'image de maîtriser l'anormal est un bon calcul. Jouez là dessus, vous en avez les moyens, j'ai eu plus que l'occasion de le voir."

Il sourit. Puis Dyonis fait tout pour que le reste soit impeccablement préparée. Il sonne la cloche, fait venir un domestique, lui demande de mander le greffier afin qu'il prenne sous sa dictée le billet de passage pour la Sibylle. Le sceau adéquat y est posé. Puis le noble fait préparer la tenue la plus convaincante possible pour sa protégée.

"Le militaire a fait de son mieux. Aux esprits de jouer."

Lucrezia hocha la tête.

Elle eut un sourire de malade et, prenant la tenue, elle retourna se changer. Lorsqu'elle revint, son déguisement dissimulé sous sa cape de voyage, elle reprit sa besace et n'y plaça que l'une des trois fioles. S'emparant de la plume, elle écrivit : Je pars suggérer le nom du baron de Frenn au roi pour remplacer son premier conseiller lorsqu'il mourra. Vous conserverez les deux fioles qu'il reste. Il y a le poison dans l'une. L'autre contient toute ma colère. Il vaut mieux s'abstenir de les ouvrir.

Elle enfourna la lettre et son précieux sceau dans sa cape et, sur une parodie de révérence, Lucrezia prit congé. La nuit serait longue.

Dyonis acquiesce, la laisse partir. Mais quand elle franchit la porte, il voit qu'il y a deux fioles encore sur la table.

"Mais.... ?! Et le..."

...le poison, se retient-il de dire. Un oubli ? Est-elle folle à ce point là ? Est-ce lui qui n'a pas été clair ? Il a pourtant bien parlé de supprimer le conseiller, puis d'envoûter le roi. Ou bien sa complice n'est pas si complice que cela. Dyonis reste très calme d'apparence mais son esprit s'échauffe. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Avec ça, il ne sait pas quelle fiole est le poison, et laquelle est à ne pas ouvrir. S'il trouvait la bonne, expédier un esclave comme il en avait l'idée pour empoisonner la cible reste possible, mais avec cette inconnue dans l'équation...

Il faut qu'il ait cette femme à l’œil. Encore plus qu'il le pensait. Il va peut-être aller à ce bal finalement, même si ça ne l'enchante absolument pas.