[14 septembre 1597] Un retour agité [Terminé]

Matthieu s'était levé relativement tôt. Il avait mal dormi, se retournant dans son lit en pensant à Pauline et à Bélyl. Il devait préparer le terrain avec sa nièce. Si elle apprenait qu'il avait été violent avec ses esclaves, elle le lui reprocherait sûrement. Il ne souhaitait pas perdre l'affection du seul membre de la famille qui semblait le comprendre. Il avait fini par se mettre au travail, cherchant un plan pour convaincre le roi ou le cas échéant revenir à Rome en arrangeant la vérité. D'ailleurs, en parlant de Rome, il songeait de plus en plus qu'il ne pourrait pas emmener les deux esclaves avec lui, à moins de gros aménagements qui lui coûteraient sans doute bien cher. Il soupira. Tant pis, il les laisserait chez sa soeur ou chez son frère à la limite. Il soupira en arrangeant les papiers de son bureau et ouvrit la fenêtre. Ses yeux s'agrandirent soudain. Bélyl ? Et avec ses esclaves ?! Matthieu pâlit et faillit bien s'écrouler sur son lit. Qu'avaient-ils dit ? Avaient-ils déjà sapé toute sympathie pour lui chez sa nièce ? Non, il refusait d'y croire, ces deux imbéciles devraient à présent savoir tenir leur langue... De toute façon, il n'y avait qu'une manière de le savoir. Il réarrangea sa pourpre et s'élança dans l'escalier pour rejoindre le dehors.



Bélyl riait avec Tristan. Il était si gentil, elle peinait à croire qu'il soit aussi maléfique que le présentait son oncle. Au contraire, il devrait sans doute être félicité d'être aussi vertueux malgré son invalidité qui aurait dû le placer du côté du démon. Elle repéra alors ce qui ressemblait effectivement davantage à la description de l'hôtel que lui avait fait son père. Elle vit alors quelqu'un sortir. Immédiatement, Bélyl reconnut la Pourpre de son oncle et accourut vers lui avant de marcher plus tranquillement, mais en conservant son enthousiasme.

- Mon oncle !

Matthieu peinait à cacher lui aussi sa joie autant que son inquiétude. Il s'avança pour embrasser sa nièce sur la joue.

- Bonjour Bélyl, je suis ravi de te voir. Tu as grandi.

Bélyl sourit alors que le regard de Matthieu glissait sur les deux esclaves. Au moins, ils étaient tous les deux là et en un seul morceau. Il remarqua même que Tristan avait changé de tenue. Qui lui avait donné ces vêtements ? La prostituée d'hier sans doute... Il secoua la tête. Inutile d'être agressif, après tout au moins il ferait bien son travail. Il se tourna de nouveau vers Bélyl.

- Je vois que tu as rencontré du monde déjà.

Bélyl hocha la tête en se rapprochant de nouveau de Tristan.

- Oui, je les ai croisé sur la route. Mon cocher s'est trompé d'endroit et j'ai dû faire le reste à pied.

Les yeux de Matthieu s'agrandirent.

- Mais tu n'as pas de chaperon ?

- Père dit que je n'en ai plus besoin, maintenant que je ne suis plus une enfant.

Raison de plus... songea Matthieu sans pour autant le dire à voix haute. Joseph n'était peut-être pas très au fait des convenances mais s'il voulait un bon parti pour sa fille, il ferait mieux de la surveiller... Il ne doutait pas de la vertu de sa nièce, mais d'autres ne seraient certainement pas aussi respectueux. Il se garda de faire d'autres commentaires. Après tout, ce n'était pas sa fille... Tout à ses pensées, il ne faisait plus vraiment attention à ses esclaves et ne songeait même plus au temps qu'avait pris Alexandre pour ramener Tristan. Il ne s'enquit même pas de l'état de ce dernier. Il tenait sur son fauteuil, cela lui suffisait.

Ouvrant la marche, Alexandre fut le premier à arriver devant le cardinal qui descendait pour les rejoindre. Il les aura sans doute aperçu de la fenêtre. Il salua poliment son maitre en s'inclinant.

"Pardonnez ce retard. Mais les gens des Lupanars ne sont pas matinaux et la prostituée a été un peu rétive à me remettre Tristan."

L'excuse devrait suffire à apaiser son courroux. Il l’espéra de tout cœur.  La suite serait beaucoup moins facile. Quand ils retourneraient à l'intérieur, Tristan allait... Sa lâcheté lui revenait en plein visage même si rien ne troublait son expression stoïque. L'idée du punition, la flagellation à n’en pas douter... Ses poings se serrèrent dans son dos. Il lui faudrait être courageux pour endurer le supplice. Car il assisterait. Jusqu'au dernier coup. Ce serait sa punition. A chaque coup de la lanière qui meurtrirait la peau du petit infirme, Alexandre souhaitait la sentir rebondir dans son cœur. Ce serait même plus douloureux pour lui que pour Tristan. Observer en silence un innocent puni pour son mensonge en demeurant inflexible, voilà un châtiment digne de ceux d'Hadès !

Alexandre suit les retrouvailles entre l'oncle et la nièce et s'étonna de sentir le cœur sec de son maitre s'adoucir au contact de la jeune fille. Se pourrait-il... ? Et si Bélyl représentait la faiblesse du cardinal ? Tout ennemi, aussi redoutable soit-il, en possédait une. Son cerveau se mit aussitôt en action. Avait-i il les moyens d'user de cet atout à son avantage ? Une idée germa. Et si... ? En présence de Bélyl, le maitre aurait peut-être des scrupules à battre Tristan. Il reporterait alors la punition à son départ. Dans combien de temps ? Allait-elle visiter tantôt Irène ? Les laisserait-elle seuls ou demanderait-elle à Matthieu de les accompagner ? Alexandre étudiait avec soin ces différentes options et en venait à la conclusion qu'il fallait impérativement que Bélyl entre avec eux dans la suite du cardinal Cassain. Là, à l'abri de toutes oreilles indiscrètes, Alexandre pourrait jouer une nouvelle pièce qui laverait l'honneur de Tristan et qui ne devrait pas comporter de risques pour son propre sort. Son maitre serait sensible à la confession et au sens qu'il comptait lui donner. A cela se rajoutait la délicate présence de la jeune fille dont Alexandre calculait déjà le rôle parfait : elle serait une Iphigénie moderne qui se jetterait aux pieds de son oncle, malheureuse, et supplierait d'épargner un esclave repentant. Il retint un sourire. Ses planifications étaient parfaites.

Il ne restait plus qu'à trouver le moyen de la faire monter.

Attentif, Alexandre écouta le déroulement de la conversation et nota combien son maitre paraissait ennuyé par le fait que le père de la demoiselle la pensait apte à voyager sans escorte. Il n’approuvait pas cela et le jeune homme le comprenait. Laisser une jeune fille livrée à elle-même, si fragile, si innocente... seule dans des rues peu sûres avec tant de loups impatients de lui sauter à la gorge, cela frisait la non-assistance de personne en danger. Le Général Cassain avait beau être un militaire brillant, il n'en demeurait pas moins mauvais gestionnaire de jeunes gens. Cette décision avait causé à Bélyl de se retrouver dans un quartier sinistre, près d'un Lupanar ! Que se serait-il passé si Tristan et lui ne l'avaient pas aperçu ? Une mère maquerelle aurait pu réussir à la corrompre. On les disait douées à ce genre de choses. Malgré sa promesse de rien en souffler à son oncle, Alexandre fut tenté de la dénoncer. Elle ne comprenait pas les dangers et un adulte responsable devait la sermonner. Mais s'il le faisait... L'esclave devait laisser passer cela. L'organisation de sa pièce avant toute chose. Avec sa complicité involontaire, il aurait sans doute le moyen de sauver Tristan puis lui-même d'un sort peu enviable. Tant pis pour elle ! Elle comprendrait seule, par ses erreurs, comme lui-même avait dû faire, les dangers de l'insouciance.

Cela ne réglait pas d'ailleurs la question : comment faire monter Béryl avec eux ?

Son esprit étudia avec soin le problème et en vint à une approche logique et naturelle. Bélyl avait accompli un long voyage et s'était perdue en ville. Proposer un rafraichissement serait une bonne idée. Il fit ainsi un pas, la mine docile, puis dit avec humilité :

"Maitre, mademoiselle, que diriez-vous d'une collation ? Votre nièce doit être si fatiguée par les épreuves de son voyage. Je pourrais refaire de cette infusion au miel que je vous avez préparé hier soir. Qu'en dites-vous ?"

Il attendit la réponse du cardinal, anxieux, suspendu à ses lèvres.

Le petit esclave n'en revenait toujours pas... Mademoiselle Bélyl proposait de lui apprendre à lire. Pour de vrai ? Il en était transporté. Cependant, la jeune femme demeurait peut-être quelque peu naïve quand elle affirmait que le Cardinal ne verrait aucune objection à l'instruction de ses esclaves. Tristan avait beaucoup de mal à y croire. Il ne dit rien toutefois et lui répondit d'un sourire radieux. L'avenir lui donnerait ses réponses.

Ils étaient arrivés, entre temps, devant l'hôtel particulier de leur maître. Celui-ci justement venait de sortir et s'approchait à la rencontre de sa nièce. Tristan perdit alors toute couleur de joie, quoique la présence de Bélyl le rassurait désormais. Entre son maître cruel et le traître Alexandre... la présence de cette douce demoiselle, avec laquelle il venait de sympathiser, ne serait pas du luxe.
Tristan fit rouler son fauteuil vers le cardinal puis, croisant les mains sur ses jambes, il s'inclina humblement. Aucun mot cependant ne sortira de sa bouche. Il donnerait le minimum syndical qu'exigeait sa condition servile, rien de plus. Sans rien dire, le petit esclave écouta l'échange entre l'oncle et la nièce. Au moins, la jeune femme paraissait capable d'adoucir cet ecclésiastique intransigeant. L'infirme eut alors un bien maigre espoir : et s'il en oubliait de le punir... Tristan pria en silence. Oh, si seulement... Si seulement ! Il souffrait encore affreusement des coups de fouet de l'autre jour. Et même des tortures infligées par le seigneur de Frenn. Que cela s'arrête !

D'ailleurs, le cardinal ne s'intéressa même pas une seconde à lui. Ni pour s'enquérir de sa santé - et Tristan n'en attendait de toute façon pas plus - ni pour critiquer la belle tenue que lui avait offerte Isabelle, ni pour le réprimander et annoncer une correction après ce qu'Alexandre venait de lui dire. Toujours prosterné, serrant les dents, l'esclave attendit les ordres. C'est alors que le béquilleux proposa à leur maître et à Bélyl de monter boire une infusion. Que cherchait-il à faire ? De la lèche ? Ou bien... ou bien tenterait-il de sauver Tristan ?

Matthieu chassa la remarque d'Alexandre d'un revers de la main. Cependant, cela lui rappela ses accusations de la veille. Et si... Il jeta un regard mauvaise à Tristan. Il espérait qu'il n'avait rien osé tenter avec sa nièce. Comme pour tout de suite le contredire, Bélyl prit la parole.

- Mon oncle, nous avons beaucoup discuté sur le chemin et je souhaitais vous demander une chose.

Matthieu la considéra avec interrogation. Le sourire de Bélyl s'agrandit.

- Je voudrais apprendre à lire à Tristan !

- Quoi ?

La question était partie toute seule. Matthieu toussota en se rendant compte du peu de délicatesse dont il faisait preuve.

- Enfin je veux dire... quelle en est la raison ? Un esclave n'est pas obligé de savoir lire...

- Mais cela le rendrait heureux et il pourrait t'aider à trier ton courrier ? Ne disais-tu pas à mère et à tante Irène que tu peinais toujours à trier ton courrier ? Ce serait formidable pour vous deux non ?

Matthieu se sentait céder avant même de formuler intérieurement une objection... Il ne pouvait rien refuser à sa nièce, surtout quand il connaissait sa capacité incroyable à enseigner. La mère supérieur Suzanne le disait souvent, selon Pauline en tout cas. Après tout, quel mal y avait-il à cela ? Peut-être qu'effectivement l'esclave lui serait moins inutile... Il soupira.

- Je ne dis pas le contraire Bélyl, seulement, il me semble que tu auras d'autres choses à faire à la capitale. Tu devrais être aux côtés de ton père, pour son triomphe, aller au palais et faire... ce que les jeunes filles de ton âge font...

Bélyl sourit.

- Alors tu es au courant ?

- Oui, ton père me l'a dit. Et je... je comprends...

Il bredouillait, visiblement mal à l'aise. Elle semblait heureuse, c'est tout ce qui comptait après tout. Il allait ajouter quelque chose quand Alexandre prit la parole. Il le regarda d'un air blasé. Toujours au bon moment celui-là... Bélyl sourit encore une fois en prenant le bras de son oncle.

- Cela pourrait être une bonne idée et ainsi nous pourrions nous reposer ensemble, qu'en dites-vous mon oncle ?

Matthieu réprima un soupir mais le sourire de Bélyl le contamina.

- Soit, montons dans ce cas. Nous en profitons pour attendre ton père. Il est sorti à la caserne mais ne devrait pas tarder à rentrer.

Ils commencèrent à rentrer dans l'auberge.

Le cœur de Tristan tambourinait dans sa poitrine : Bélyl était vraiment sérieuse quand elle parlait de lui enseigner les lettres. Elle exposait son idée au cardinal... et le maître parut prêt à l'accepter ! Tristan peinait à y croire. Cette jeune fille était comme un miracle. Sans doute l'effet de sa piété qui savait aller droit au cœur de son oncle. Le petit esclave demeurait en position servile, tête penchée, mains croisées, silencieux - alors que la joie tournoyant dans sa tête. Sans doute un peu de celle-ci se détachera-t-elle de son esprit pour venir dansoter, sous la forme d'un petit éclat de lumière, au creux de ses iris-soleil.
Enfin ! La roue tournerait-elle et lui serait-elle favorable ? Une bonne étoile veillerait-elle sur lui ? Pourvu que l'objection émise par le cardinal, quant aux activités qu'était censée occuper Bélyl, ne la décourage pas !
Là-dessus, Matthieu ordonna de se rendre à l'étage. Alexandre les y précéda pour préparer son infusion et ses pâtisseries. Tristan se rendra en silence jusqu'au pied des escaliers. Là, des hommes de son maître le prendraient en charge et porteraient sa chariote jusqu'au niveau supérieur. Cela prendra un peu plus de temps probablement, mais une fois que Tristan sera mis à disposition du cardinal en haut des marches, il rejoindra le reste du groupe en silence.
L'infirme regarda alors Alexandre prendre en main le service. Il avança vers lui, se montrant à disposition pour aider ou recevoir d'autres ordres. Tristan se sentait prêt à ne plus faire de vague, à servir docilement en attendant que sa condition s'améliore. La présence de Bélyl le nourrissait d'un grand espoir. Même son dos qui le brûlait encore violemment, il pourrait l’oublier sous peu. Les cicatrices allaient finir par disparaître, et avec elles le souvenir de tant de misères qu'il souhaitait derrière lui désormais.

Matthieu remuait encore l'idée en lui que Tristan pourrait lire. Et s'il interceptait des informations du Saint Siège ? Non, il n'aurait pas cette bêtise. Ces deux imbéciles avaient compris par le fouet qu'il valait mieux ne pas le défier. Il monta avec sa nièce tout en discutant.

- Et ta... mère ? Comment va-t-elle ?

- Très bien. Vous savez, maman est certainement protégée par la réputation robuste des femmes de notre famille. Après tout, elle porte le même nom que grand-mère, n'est-ce pas ?

Matthieu acquiesça alors qu'ils arrivaient à sa chambre. Heureusement qu'il avait fait du rangement. Il ordonna à ses hommes de porter Tristan puis s'occupa de tirer une chaise pour sa nièce. Bélyl s'assit avec un sourire. Ils virent alors Alexandre arriver et attendre. Matthieu haussa un sourcil.

- Eh bien, qu'attends-tu pour servir ma nièce ?

Il se reprocha un moment sa rudesse devant sa nièce mais secoua la tête. Après tout, il était figure d'autorité par la volonté de Dieu. Elle comprendrait.

Le ton autoritaire du cardinal déplut à Alexandre qui n'en montra cependant rien. Il intériorisa cette colère naissante et conserva u air humble. Il s'inclina en murmurant :

"Pardon, maitre. J’attendais que vous que vous soyez prêts. Je redoutais de vous brusquer."

Le petit esclave poussa rapidement sa desserte et s'avança vers Bélyl pour apporter devant elle une tasse de l'infusion au miel préparée préalablement. Il posa ensuite entre l'oncle et la nièce une assiette de pâtisserie puis donna au maître la tasse qui lui était réservée.

Une fois le service réalisé, Alexandre s'apprêta à se retirer, conformément à ce que l'on attendait d'un esclave, puis s'immobilisa près du cardinal. Il força son regard à devenir hésitant et baissa la tête. Il jouait les émotions de la culpabilité et du remords. Il tentait d'accrocher les yeux du maître tout en les fuyant. Un parfait calcul.

Il murmura d'une petite voix qui se voulait timide :

"Maître ?"

Alexandre fit appel à ses souvenirs les plus tristes et se laissa emporter pour laisser apparaître les larmes. Pour une fois, sa forte sensibilité servirait à bon escient. Il se jeta ensuite aux pieds du cardinal et garda la tête baissée.

"Maître, pardon ! Je confesse avoir menti hier soir !"

Il s'obligea à renifler puis reprit :

"Hier, sur la grand place, quand cette prostituée a osé vous tenir tête, qu'elle utilisait la maladie de Tristan contre vous, j'ai ressenti de la colère. Elle incitait la foule avec elle et vous ridiculisait. C'était si scandaleux ! Alors... Alors, j'ai dit ce mensonge. J'ai raconté cette histoire avec Tristan pour discréditer son propos et préserver votre réputation et celle de l’Église. Mais tout était faux. Tristan est un garçon chaste, comme moi. Je vous le jure ! Je vous en demande pardon. Je voulais vous en parler hier soir mais il y a eu... l'arrivée inopinée de votre frère.  Je voulais attendre encore que nous soyons seuls pour vous confesser cela mais je ne pouvais plus garder ce poids dans mon âme. Pardon, maitre ! Pardon !"

Alexandre garda la tête ployée et trembla. Pourvu que sa pièce fonctionne. Grâce à la présence de Bélyl, cela devait fonctionner. a moins d'une erreur ? Et s'il avait commis une erreur dans ses calculs ?

Pendant qu'Alexandre assurait le service de la collation, Tristan entreprit de ne pas rester inutile. Il se dirigea vers la cheminée où les flammes commençaient à faiblir et y replaça quelques nouvelles bûches. L'esclave s'appliquait à tisonner lorsque soudain, il perçut un fracas qui le fit se retourner, curieux.
Alexandre venait de se jeter à genoux, aux pieds du maître. Tristan leva les yeux au Ciel : qu'allait-il encore inventer ? Le discours qui suivit toutefois le sidéra. Cloué sur place, l'infirme écouta les paroles auxquelles il peinait encore à croire : Alexandre s'appliquait à le laver de ses accusation. Oh bien sûr, il en cachait la véritable raison et prétendait avoir menti pour soutenir son maître devant Isabelle... mais si cela pouvait fonctionner !
Hébété, Tristan secoua légèrement la tête. Décidément, pouvait-il faire confiance à Alexandre ? Traître un jour, repentant le lendemain, puis le lendemain il faisait une nouvelle bêtise, dont il demanderait pardon le sur-lendemain. Quand trouverait-il une constance ? Tristan prit le parti de garder ses distances avec le béquilleux, de ne pas lui pardonner si facilement cette fois-ci, malgré son mea culpa : il en avait trop fait !
Pour l'heure, anxieux, les bras toujours occupée à sa tâche, Tristan guetta la réaction du Cardinal. Sans doute serait-elle atténuée par la salutaire présence de Bélyl. Si le petit esclave en voulait à Alexandre, il ne lui souhaitait pas pour autant de recevoir quelque cruelle correction.

Matthieu émit un étrange son en réponse à Alexandre, mi-grognement mi-soupir. Il préférait ne pas brusquer Bélyl et après tout cela ne servait à rien de s'énerver. Cette dernière prend avec reconnaissance la tasse et remercie Alexandre d'un hochement de tête. Matthieu finit par s'asseoir et allait se décider à se détendre en demandant des nouvelles de Jeanne lorsqu'Alexandre chercha encore à faire de l'éclat. Matthieu fut tenté de se frapper le front avec agacement. Il n'arrêtait jamais celui-là ? Qu'est-ce qui lui avait pris de l'acheter... C'était décidé, pour sûr il les laisserait à sa soeur, inutile de se traîner ces deux boulets pendant son voyage à Rome ! Il se força tout de même à écouter et fronça immédiatement les sourcils. Qu'est-ce qu'il baragouinait ? Un mensonge, pour le couvrir ? Mais qui avait ce genre d'idée. Il regarda Alexandre, un peu perdu.

- Quoi mais... qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Depuis quand un esclave se permet-il se genre d'invention ? Et d'où as-tu sorti cela ?

Bélyl observait la scène avec la même incrédulité que son oncle. Elle prit sur elle de se lever et d'approcher Matthieu.

- Si je puis me permettre mon oncle... Je voudrais défendre Tristan sur ce point. En effet, durant tout le chemin, il a été très correct et je ne crois pas une seconde qu'il soit... eh bien, ce dont on l'accuse.

Le regard de Matthieu s'adoucit encore une fois. Même s'il la pensait parfois trop douce, il devait admettre que Bélyl avait comme sa tante une capacité à lire les gens assez exceptionnelle... Il soupira. De toute façon, il avait lui même douté de l'accusation. Il se redressa tout de même pour faire bonne mesure et prit une voix autoritaire.

- Soit. Cependant, mentir est un grave péché, surtout pour te mêler d'une discussion à laquelle il ne t'appartenait pas de participer. Tu jeûneras aujourd'hui pour réfléchir à ton erreur.

Bélyl aurait voulu protester mais se ravisa. Mère Suzanne disait souvent qu'une punition était nécessaire pour corriger certains moeurs. Et effectivement, Dieu aimait la vérité et ne tolérait donc pas le mensonge. Alexandre devait donc l'apprendre. Matthieu soupira alors et se rassit.

- Bien, donc, où en étions-nous ? Ah oui ; alors, la jambe de Jeanne se porte-t-elle mieux ?

Bélyl s'assit elle aussi et but une gorgée avant de répondre.

- Oh, bien mieux oui, même si elle boite toujours. D'ailleurs, je voulais vous en parler, Jeanne envisage d'entrer au convent. Mère Suzanne l'accueillera dès que mère sera totalement remise de son accouchement. Et vous, vous resterez encore un moment ici ?

Matthieu but encore une fois sans bouder son plaisir et tourna un peu le liquide dans sa tasse.

- A vrai dire, je pense que je ne vais pas tarder à rentrer faire un rapport à Rome au Pape.

Alexandre garda la tête baissée et évitait de regarder son maitre dans les yeux. Il tremblait. Des conséquences de l'aveu. De ne pas être cru. Et s'il se faisait battre pour rien ? Et si Tristan continuait, par sa faute, à être accusé de mauvaise vie ? Sa peur était tournée vers son ancien amant, pas vers son propre sort. Que risquait-il ? Pour si peu, le cardinal ne le déférerait pas à la prévôté et être revendu, ce serait la meilleure chose susceptible de lui arriver. Il pouvait difficilement tomber sur pire. Le comte de Monthoux peut-être ? Non. En sachant être docile, en manipulant la fille si intelligente et dont Alexandre connaissait parfaitement les goûts littéraires, il saurait s’acquitter de la situation. La menace d'un châtiment physique ne l’effrayait pas non plus. Le père Bellanger lui avait appris dès l'enfance à s'habituer aux coups d'un ceinturon. Son dos conservait quelques cicatrices de ces punitions qui servaient plus souvent à défouler sa mauvaise humeur au libraire qu'à réellement corriger le garçon. Il supporterait, les dents serrés, le châtiment corporel, sans se plaindre. Sans hurler.
.
Le maitre réclamait un approfondissement. Sa voix indiquait de la confusion. Alexandre releva légèrement la tête en s'obligeant encore à pleurer. Son esprit songeait à sa mère, au père Thierry, au seigneur de Frenn, et les imaginait en danger. L'émotion lui serra la gorge.

"Je vous prie encore de m'excuser, maitre. c'est juste... J'ai été.. confus. Je vous apprécie, maitre, et entendre cette putain vous parler si mal, vous humilier... Je voulais vous protéger. Rien de plus. Pardon."

Il baissa à nouveau la tête puis sentit un mouvement. La nouvelle Iphigénie se levait et jouait son rôle. Elle suppliait son oncle et intervenait en faveur de Tristan. Elle ne se préoccupait pas de lui. Tant pis. L'essentiel était de rattraper son précédent mensonge et de laver sa conscience. Il entendit son maitre répondre et considérer son acte comme un péché. Alexandre garda la tête courbé, soumis, pus se mordit les lèvres en entendant la punition choisi. Le jeûne. Son esprit n'avait pas entrevu cette possibilité. Avec son corps faible, il aurait du mal à tenir jusqu'au lendemain. Il avait en plus été habitué toutes ces années à deux repas riches chaque jour. Son estomac n'apprécierait pas le supplice.

Malgré l’inquiétude, Alexandre murmura :

"Je vous remercie, maitre, pour votre clémence et je tâcherai de ne plus répéter cette erreur."

A la suite de cet incident, Alexandre se releva et s'éloigna de l'oncle et de la nièce afin de ne plus les déranger. Il devait donner l'exeple de l'esclave docile, capable de faire une bêtise irréfléchie mais incapable de réelle malveillance. Le garçon s'écarta le plus possible et remarqua Tristan qui s'occupait de remettre du bois dans la cheminée. Il fallait demeurer loin de lui aussi. Ne pas reproduire d'attachement. Alexandre préféra s'arrêter devait une bibliothèque dont les livres étaient empilés à al hâte, sans réel soin, et se décida à les classer en respectant les normes. Ce n'étaient que des ouvrages théologiques. Il entreprit alors de les ranger selon le nom de l'auteur, par ordre alphabétique. De cette manière, discrètement, il montrerait au maitre savoir lire que fournir cet enseignement à Tristan n'était pas indispensable. Un esclave instruit sur deux, cela lui suffirait largement.

Jouant précautionneusement le rôle de l'esclave obéissant, Tristan se remit à tisonner les bûches dans la cheminée. Mais ses gestes étaient mécaniques, et toute son attention demeurait en réalité tournée vers ce qui se jouait entre Alexandre et le cardinal. Le maître semblait avoir du mal à intégrer immédiatement ce que l'autre esclave venait de lui révéler, mais une fois encore Bélyl prit la défense de Tristan. Le petit infirme rougit. Rentrant la tête dans ses épaules, il tenta de masquer son visage aux regards sévères de l'ecclésiastique.
Ses yeux dorés pétillaient, plein de soulagement et de reconnaissance envers la jeune femme. Malheureusement, le cardinal finit par infliger une punition à Alexandre. Une journée de jeûne. Le malheureux allait en être si affaibli... lui qu'on avait habitué à deux consistants repas chaque jour, des années durant. Tristan en voulait à son ancien amant, mais il ne put s'empêcher de serrer les dents et de baisser les yeux à la difficile journée sans manger qui l'attendait. Au moins, le cardinal annonçait un départ à Rome. Si seulement il pouvait y aller seul ! Bon débarras ! Le petit esclave pourrait respirer quelques semaines loin de ce maître cruel.
Très vite cependant, Tristan se rappela de ce que Matthieu allait faire à Rome : des rapports au Pape concernant... les êtres déviants. Comme lui. Comme tous les infirmes et les individus difformes, aux dires de ce sinistre sire. Que déciderait Sa Sainteté ? Il en lâcha le tison pour serrer les mains et adresser au ciel une prière secrète. Puissent les infirmes de Monbrina être épargnés. Puisse Matthieu être jugé trop rigoureux par ses confrères. Ironiquement, Tristan se trouva pour une fois du côté du roi de Monbrina - lui qui aimait les êtres atypiques... Il les protégerait. A sa bien étrange façon.

Le petit esclave s'empressa de reprendre sa corvée avant d'être remarqué à ses dévotions. Une fois le feu bien ranimé, il se pencha et pelleta quelques centres qui avaient traîné un peu trop loin au bord de la cheminée. La position profondément courbée était ardue pour Tristan sur son fauteuil, toutefois il s'y fit. L'habitude de la danse et la souplesse acquise l'y aidaient.
Il écouta Alexandre accepter docilement son châtiment, puis le suivit du coin de l’œil vers la bibliothèque où il entreprenait de classer des livres. Tristan soupira. Si seulement lui aussi, il savait assurer ce genre de fonctions...

Et voilà qu'il se mettait à pleurer. Saint Père... Qu'il était agaçant. Matthieu balaya ses gémissements d'un revers de mains.

- Assez, j'ai compris ! Non mais vraiment... qui va faire ce genre de chose. C'est de loin l'une des choses les plus stupides que j'ai jamais entendue !

Il se rassit en grommelant. Bélyl ne disait rien, à vrai dire un peu déconcertée elle aussi par la réflexion d'Alexandre qui ne lui semblait pas non plus des plus logiques. Contrairement à son oncle, elle se demanda s'il ne réitérait pas là un mensonge. Cela lui venait même comme une évidence. Mais pourquoi salir la réputation de son ami pour ensuite la laver ? Cela n'avait aucun sens. A moins qu'il veuille obtenir quelque chose. Mais quoi ? Il devrait savoir que son oncle ne tolérait pas ce genre de chose et qu'il se ferait corriger. Enfin peu importe, Tristan semblait définitivement tranquille tant mieux. Bélyl lui sourit d'ailleurs discrètement Matthieu n'écouta même pas ce que disait Alexandre et préférait rester centrée sur sa nièce. Cette dernière l'interrogea alors davantage.

- A Rome... Et Tristan et Alexandre vous suivront ?

Il sourit à demi en reprenant une gorgée de son infusion. Elle était bien comme sa tante, voilà qu'elle s'était déjà attachée à ces deux imbéciles. Quoique, dans le cas présent, être en compagnie d'une jeune fille si vertueuse leur serait sûrement profitable. Il se contenta de faire durer un peu le suspens avant de reposer sa tasse.

- En vérité, je ne pense pas.

Bélyl pencha la tête.

- Alors que deviendront-ils ?

- Oh ma soeur sera sûrement ravis de recueillir de nouveau des chats errants... Même si je pensais aussi demander à ton père. Il semble s'être entiché du plus jeune.

Bélyl eut du mal à cacher un sourire. Son père aimait bien Tristan ? Matthieu leva les yeux au ciel mais poursuivit d'un air résigné.

- Ainsi tu auras tout le temps de lui apprendre à lire...

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'Audace' :

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'Audace' :

Spoiler:

Avait-il bien entendu ? Le général Cassin s'intéressait à lui ? Et il allait vraiment pouvoir apprendre à lire ? Une extraordinaire bouffée de joie flamba dans le regard de Tristan et le draina des pieds à la tête. Le petit esclave mit tous les efforts du monde dans une tentative de maîtrise, pour toujours rester neutre. Mais s'il le pouvait, il offrirait un radieux sourire, inonderait Bélyl de ses "Merci !" et, peut-être même, s'abandonnerait à ses tournoiements de gaieté. Rien de tout cela ne vint. Rester neutre. Ne surtout pas donner au maître l'impression qu'il se réjouissait d'être débarrassé de lui.
Alors l'esclave acheva consciencieusement sa corvée. Une fois les cendres rassemblées au fond de sa petite pelle, il se redressa et partit la vider dans un discret trou de retrait au fond de la pièce. Sur le retour, en passant près de Bélyl, il lui adressa, dans un discret sourire et un coup d'yeux pétillant, toute l'étendue de sa reconnaissance, en espérant qu'elle devinerait le reste. Tristan avait donc marqué le général... Lui, malingre et timide invalide qui avait désobéi devant le roi... Cela tenait du miracle. Ou bien finalement, il y avait une justice et quelqu'un là-haut veillait sur lui.
Soudain, Tristan découvrit sur son passage un inquiétant spectacle : Alexandre, une fois son travail de classement terminé, s'était installé pour lire un des ouvrages - comme s'il ne se rendait même plus compte de la présence du maître ! Tristan grommela entre ses dents un très discret :

-- Mais c'pas vrai tu les f'ras toutes...

Il allait secouer Alexandre, le ramener à lui, mais trop tard... Il semblait déjà avoir été surpris par les supérieurs...

Bélyl fut ravie d'apercevoir cette étincelle dans les yeux de Tristan. Elle serait elle aussi très contente de l'avoir avec son père. Étant donné le soin particulier qu'il portait au rangement, il lui serait certainement d'une grande aide, connaissant la façon de ranger de son père... Elle était prête à parier que c'était aussi l'un des objectifs de son oncle. Elle suivit alors le regard de Tristan et vit Alexandre ranger les livres puis... en prendre un et le lire. Mais... qu'est-ce qui lui prenait ? Elle plissa les yeux, attirant sans le vouloir l'attention de son oncle qui se retourna. Il ouvrit alors la bouche, complètement ébahi. Son étagère, son rangement ! Il avait fait exprès de tout classer par thèmes, s'y retrouvant mieux pour prendre un livre dès qu'il en ressentait le besoin. Et par dessus le marché il lisait ! mais quelle impertinence. Fort heureusement, la présence de Bélyl retint Matthieu de le gifler pour le remettre à sa place. Il se contenta de hausser la voix :

- Depuis quand te permets-tu de faire une pause alors que je ne t'y ai pas autorisé ? Et quand t'ai-je demandé de ranger ces livres ? Il me semble qu'un esclave doit faire ce qu'on lui dit et rien d'autre !

Bélyl rougit un peu en se rasseyant mieux sur sa chaise. Quelle idiote, elle lui avait attiré des ennuis. De plus, elle trouvait son oncle un peu sévère et tenta de le défendre.

- Je pense qu'il essayait de se rendre utile mon oncle.

Matthieu grommela mais soupira. Après tout il ne leur avait rien donné à faire, il était vrai. Alors il allait rectifier le tir. Il claqua des doigts dans la direction d'Alexandre en désignant la porte.

- Eh bien va te rendre utile en descendant la desserte et en nettoyant les tasses à la cuisine. Tristan, si tu dois commencer ton apprentissage, autant le faire maintenant. Range de nouveau la bibliothèque, cette fois en ordonnant avec la couleur des couvertures, en commençant de la plus claire à la plus foncée. Cela arrangera déjà les choses.

Il glissa tout de même un regard colérique à Alexandre pour bien lui faire comprendre qu'il était mécontent. Peut-être que finalement, le plus idiot des deux n'était pas celui qu'il croyait... Finalement, ce ne serait peut-être pas une si bonne idée de laisser un tel boulet à sa soeur qui avait déjà fort à faire. Bélyl elle ne broncha pas, espérant qu'Alexandre ne lui en voudrait pas.

Alexandre n'eut heureusement droit qu'à une réprimande de la part de Matthieu. La colère flambait cependant dans ses yeux. Si Bélyl partait, ne risquait-il pas de violenter de nouveau le béquilleux ? Tristan baissa la tête, nerveux. Il entendit le maître donner alors ses consignes... Alexandre à la vaisselle. Le garçon allait faire connaissance avec les corvées ingrates d'une maison. Tristan y avait goûté, dans l'institut pour enfants pauvres où il avait passé de nombreuses et bien sombres années. Pourvu que le Bellanger parvienne à s'y faire sans trop de casse...
Quant à lui, le cardinal lui demandait d'ordonner les livres. Tristan ne put se retenir de marquer une légère surprise. Par couleurs ? Pourquoi donc ? L'esclave ne comprenait pas l'intérêt pour le coup. Même parfaitement inculte, il s'imaginait bien que le plus pratique des rangements serait par titre ou auteur. Et si les livres du cardinal avaient un code couleur correspondant aux sujets ? Une couleur pour un genre d'ouvrage, ou par thème. Peut-être s'agissait-il de cela ? A moins que ce ne soit pour le maître, purement et simplement, qu'une manière d'humilier Alexandre. Et de le perdre, en mélangeant les volumes dans tous les sens, afin que trouver le titre ou l'auteur qu'il désirait lui prenne davantage de temps et permette à des gardes de le repérer avant qu'il ne commence à lire.

L'esclave n'avait de toute façon pas à réfléchir. Il hocha la tête devant le maître puis se mit à la tâche. Ce fut très sportif. Il fallait qu'il s'agrippe à une étagère, qu'il se dresse en position verticale au mépris de sa fatigue, le temps d'attraper les ouvrages les plus en hauteur. Tristan serrait les dents. Tenait debout. Puis retombait lourdement sur sa chariote quand ses mains cramponnées lâchaient. Pourtant il tint bon. Les livres commencèrent à former une belle chaîne de dégradés. Ce classement par couleurs était sans doute peu utile, mais il semblait très beau aux yeux du petit esclave illettré. Il disposait d'un sens artistique certain qui lui permettait de construire instinctivement le meilleur des dégradés.
Quand plusieurs livres avaient une couverture de couleur similaire, Tristan jouait alors sur leur taille pour ne pas briser l'harmonie visuelle. Il se sentait tout de même un peu gêné de ce qu'il faisait. Cette tâche, dans le meilleur des cas : d'autres l'auraient bien mieux effectuée que lui. Et dans le pire des cas : elle ne servait qu'à blesser Alexandre... Alexandre qui d'ailleurs était parti plonger les mains dans l'eau de la vaisselle.

Les jambes du garçon faiblissaient à force de s’agripper, de se lever hors de son fauteuil puis de se rasseoir. Il parvint toutefois à progresser, lentement mais sûrement, dans la tâche réclamée. Essoufflé, Tristan devait parfois se donner de petites pauses. Il essayait alors de reprendre sa respiration le plus silencieusement possible. Il penchait la tête. Puis se remettait à l'ouvrage. Bientôt au moins, Bélyl lui apprendrait d'autres façons de ranger des livres, des textes, du courrier ou autres écrits.

Il eut l'intelligence de ce pas répondre. Au moins avait-il retenu la politesse, c'était déjà ça... Il reprit un air de chien battu qui ne fit ni chaud ni froid à son maître. Que lui importait ses larmes, il aurait dû réfléchir. Et il se disait instruit... Il fut soulagé de le voir sortir puis espéra qu'il ne casse rien. Au pire, il s'arrangerait avec l'aubergiste...

Tristan se mit à l'ouvrage et Bélyl constata qu'il se débrouillait très bien, même cela semblait un peu l'épuiser. Alors que Matthieu se tournait de nouveau vers elle, la port s'ouvrit avec fracas. Matthieu soupira alors que Bélyl se leva avec un grand sourire pour accourir vers l'homme qui venait d'entrer.

- Père !


Le général, qui revenait tout juste de la caserne accueillit sa fille dans ses bras en partant dans un grand rire.

- Enfin te voilà ! Je me suis inquiété.

- Tout va bien père. Pardon d'avoir tant tardé, mais le cocher s'est trompé d'adresse. Fort heureusement j'ai été raccompagné par les esclaves d'oncle Matthieu qui m'ont gentiment guidé jusqu'ici. Tu te souviens de Tristan ? Il paraît que vous vous êtes vus.

Le général regarda la frêle silhouette près de la bibliothèque. Il sourit de toutes ses dents.

- Ah, te revoilà garçon ! Ravi de te revoir. Tu vas bien ?

Matthieu observait pour sa par la scène de loin, une main appuyée sur sa joue, un demi sourire aux lèvres.

Enfin, Tristan termina le rangement de la bibliothèque. Il se laissa retomber sur son fauteuil roulant et se retint, juste à tant, de pousser un bruyant soupir d'aise qui aurait pu paraître très impoli aux oreilles de son maître. Le petit esclave se contenta d'une discrète inspiration. Il se massa les épaules et les mollets soumis à rude épreuve à force de ces changement de postures.
Le général Cassin entra alors dans une joyeuse tornade, comme à son habitude. Tristan sourit aussitôt à cette bouffée de franchise et de bonne humeur. L'homme avançait d'un pas alerte. Il enlaça sa fille avec un bonheur communicatif, avant de prendre de ses nouvelles... à lui. Tristan rosit. Quel bonheur ce serait que de l'avoir pour maître ! Tristan s'inclina.

-- B'jour Messire, glissa-t-il de sa toute petite voix.

Puis il répondit simplement à sa question :

-- Oui, Messire. M'ci.

L'esclave avait bien failli dire "mieux", mais encore une fois cela aurait été une façon de se plaindre indirectement du traitement que lui avait infligé Matthieu la dernière fois que Joseph et lui s'étaient vus. Un simple "oui" suffisait. Aurait-il seulement pu dire "non" s'il allait mal... Tristan se redressa lentement et attendit d'éventuelles questions, ou de nouveaux ordres de la part du cardinal, à présent que sa tâche était accomplie.

¤

Aux cuisines de l'hôtel, le patron de l'établissement finit par arriver dans le coin où il trouva la desserte abandonnée là par l'esclave aux béquilles. L'homme fronça les sourcils : où était-il celui-là ? De quel droit laissait-il en plan les tasses et plateaux qu'il devait laver ? Il finit par repérer le garçon tassé dans un coin, la tête entre ses jambes, en pleurs. Allons bon... Il n'avait pas le temps de s'occuper des états d'âme de cet esclave. Le patron interpella Alexandre :

-- Hé là, l'esclave ! T'as du boulot j'crois bien. La vaisselle va pas se faire toute seule.