[14 septembre 1597] Un retour agité [Terminé]

Le patron poussa un bougonnement las devant les sanglots du garçon. Il croisa les bras et l'observa. Saisi tout de même d'un peu de peine - et puis qui savait ? cet esclave pleurait peut-être pour un grave motif ? - il lâcha, d'un ton malgré tout grognon :

-- Qu'est-ce qu'il y a donc à la fin ?

Alexandre observa le patron d'un air piteux au milieu de ses sanglots puis répondit d'une voix brisée :

"Rien.. Je suis inutile. Je ne sers à rien. Sauf à mettre les gens en danger. Je ne sais faire ça."

Il renifla et gémit à nouveau :

"Mon père est en prison... Ma faute. Ma sœur a eu un accident.. Ma faute. J'attire le malheur. Ne restez pas trop avec moi. Vous finirez par le regretter. Comme les autres."

Son père en prison ? Eh bien ! Les chiens ne faisaient pas des chats - et si cet éclopé était esclave, il devait y avoir aussi une bonne raison. De toute manière, le patron ne pouvait s'intéresser plus longtemps aux jérémiades de ce garçon. Il se laissa aller à une réponse ironique :

-- Inutile ? B'en précisément, va-t-en te rendre utile et nettoyer tout ça. (il pointe la vaisselle) Y serait fâcheux que ton pote ait double de travail par ta faute. Debout.

Il commençait à se faire menaçant. Pourvu que l'esclave obéisse et qu'il n'ait pas à le battre.

Le visage du petit esclave pâlit affreusement lorsque le patron menaça de donner le double de travail à Tristan. Il ne pouvait permettre cela. Il avait causé suffisamment de dégâts dans sa vie. Par sa faute, il avait perdu le peu qu'il possédait. Sa liberté. Son cœur se serra et une nouvelle charge de culpabilité se rajouta à son âme. Il renifla encore en se mettant debout. Ses jambes, si fragiles, le portèrent difficilement.

"je.. Je vais faire la vaisselle."

Néanmoins, encore sous le coup des émotions, Alexandre chancela et tomba au sol. Allongé sur le dallage froid, ses larmes s'accrurent. Il n'était donc qu'un poids. Il sanglota.

"'Je suis inutile... Je suis un boulet..."

Il renifla encore, misérable.

"J'aurai dû être pendu. C'était généreux de demander ça. Il avait eu raison. Je ne sers à rien à ce monde, j'embête tout le monde. Si j'avais été pendu... Si j'avais été pendu, tout le monde serait tranquille !"

Le patron haussa le menton, satisfait de se voir obéi. Mais aussitôt l'esclave s'effondre et bavassa un discours incompréhensible.

-- Pendu ? Mais enfin qu'est-ce que tu me racontes là ? Et qui c'est "il" ?

Les yeux humides, Alexandre se redressa lentement et renifla avant de répondre faiblement :

"Le seigneur de Frenn...Je m'étais introduit dans son château pour avoir des nouvelles d'un ami qui travaillait là-bas... Mon père m'a prévenu de ne pas y aller, de ne pas faire quelque chose qui contrarierait le seigneur... Mais j'ai pas écouté. Je.. j'ai été pris en explorant le château et le seigneur de Frenn ma déféré devant la justice... avec mon ami. Il l'a considéré coupable lui aussi."

Alexandre gémit tout en songeant à cette pénible mésaventure née de ses inconséquences. Pourquoi n'avait-il pas écouté son père ? pourquoi n'était-il pas resté dans le salon avec les deux adultes ? Quel idiot !

"Au procès, le tribunal a demandé au seigneur de Frenn quelle peine il aimerait. Il a dit la corde. Mais le tribunal a préféré l'asservissement. mais c'était plus humain la corde. Plus généreux. Ca ressemble bien au seigneur de Frenn. Il est sévère mais juste ! Au début, je pensais que continuer une vie comme esclave, ce ne serait pas si compliqué mais si.. et puis je continue d'attirer le malheur... Je porte malheur. C'était vraiment mieux d'être pendu qu'esclave. pour moi. pour la société."

Le seigneur de Frenn. Fichtre. Le patron se racla la gorge, visiblement gêné. Il connaissait la puissance de cet homme, récemment même promu Premier Conseiller. Il ne fallait pas se le mettre à dos. Et donc, ne certainement pas continuer cette discussion gênante avec l'esclave - encore moins prendre parti.

-- Hum... Je... Eh bien... Inutile de ressasser et analyser le passé. Ta situation est ce qu'elle est désormais. Maintenant, au travail. Je ne le répéterai pas.

Joseph était ravi de revoir le petit gars. Il chercha alors l'autre des yeux et ne le trouva pas. Il se tourna vers ton frère.

- Qu'est-ce que tu as fait de l'autre garçon ?

- Il ne lui est rien arrivé si c'est ce qui t'inquiètes, il est simplement en bas, à faire la vaisselle.

Joseph acquiesça, néanmoins circonspect. Matthieu se décida alors à se lever.

- A ce propos, mon frère, j'aurais un service à te demander...

Bélyl le coupa dans son élan, se retournant vers son père avec un grand sourire.

- Oncle Matthieu repartira bientôt pour Rome et il espérait que nous prendrions soin de tristan en son absence !

Joseph haussa un sourcil avec un sourire.

- Oh, mais pourquoi pas ! Après tout, nous n'allons pas le laisser à la rue, pas vrai garçon ?

Bélyl sourit alors que Matthieu soupirait légèrement.

- Vous pouvez le prendre dès maintenant si vous le souhaitez. je n'en ai plus besoin et quand l'autre reviendra de la vaisselle, ce sera suffisant.

Bélyl sourit plus largement. Ils pourraient faire plus ample connaissance et peut-être pourrait-elle même commencer à lui apprendre à lire. Cependant, son enthousiasme se manifesta plutôt par un bâillement. Joseph sourit en lui tapotant l'épaule.

- Tu ferais bien d'aller te coucher. La journée a été longue et il va falloir être en forme pour préparer le triomphe ! Allons, va et emmène Tristan. Il t'aidera à te préparer. Allons, allez tous les deux.

Bélyl aurait voulu rester, mais elle voyait déjà le crépuscule approcher. Après tout, sa mère lui avait bien dit qu'une jeune fille devait savoir se préserver par le sommeil. Elle alla alors embrasser son oncle, puis son père.

- Très bien, alors bonne nuit et à demain ! Tu viens Tristan ?

Elle se dirigea alors vers sa chambre, à côté de celle de son père. Les deux hommes restèrent un moment face à face, le temps que les deux enfants rentrent. Ils ne semblaient pas en avoir totalement fini.

Le général semblait sincèrement ravi de le revoir. Tristan ne comprenait pas bien... D'un côté cet homme envahissait des terres pour le roi, faisait des esclaves, et d'un autre côté il éprouvait une vraie sympathie pour de petites personnes asservies comme lui. L'infirme voulut dissimuler sa gêne derrière un petit sourire poli, tandis qu'il écoutait son maître répondre au sujet d'Alexandre.
Pauvre Alexandre... Malgré ce qu'il avait fait, Tristan eut pour lui un moment de peine à le savoir si brutalement affecté à des corvées domestiques qui allaient désormais devenir les siennes. Aurait-il la force physique ? Et sans repas pour aujourd'hui...
Bélyl et Joseph se tournèrent alors vers le petit esclave, promettant de ne pas l'abandonner à la rue ni le laisser à Matthieu. Son visage s'illumina. Bien sûr que oui, il voulait partir avec le général et sa fille ! Il en bondirait de joie ! Chose que bien sûr il ne fit pas, se contentant d'une respectueuse révérence et d'un timide :

-- Je vous suivrai dès qu'vous l'souhaiterez.

Ni une ni deux, Bélyl prenait déjà ses dispositions pour regagner sa chambre et l'emmener avec elle. Tristan empoigna ses roues avec enthousiasme et se mit dans ses pas. Il roulera jusqu'au seuil de la pièce principale, après que la nièce aura salué son oncle. Une fois sortis, Tristan regarda Bélyl. Il se tenait prêt à la suivre et se demanda si, durant la suite de cette journée, ils seraient amenés à recroiser Alexandre alors occupé à ses corvées. Le garçon aurait peut-être à remonter à l'étage pour s'occuper d'une tâche ou d'une autre... Si oui, Tristan lui adresserait tout de même un petit mot. Si non, après tout tant pis.

Bélyl fut absolument ravie de la nouvelle. Ainsi, ils pourraient profiter de leur temps ensemble pour faire son éducation. Et elle préférait mille fois un chaperon tel que lui plutôt qu'une nouvelle vieille bique qui lui ferait des sermons. Comme cela tombait bien ! Silencieusement, elle adressa des remerciements à la Vierge pour tant de bienfaits. Elle se tourna ensuite vers Tristan avec un grand sourire.

- Bien, nous allons aller nous reposer dans ce cas. J'irais demander un matelas pour toi, tu penses que ce sera suffisant ?

Elle demandait cela avec une grande sincérité. Elle se doutait qu'il devait être fatigué et s'il devait être un chaperon, peut-être même un ami, elle souhaitait qu'il soit à l'aise.

Ils s'en retournèrent alors à leurs pénates. Bélyl ouvrit une porte avec la clé que lui avait glissé son père et entra. C'était une chambre assez spacieuse, elle ne doutait pas que son père avait pris l'une des plus belles rien que pour elle. Elle s'émerveilla des draps propres après plusieurs jours de voyage. Comme cela ferait du bien de dormir dans un lit de qualité ! Elle eut soudain une idée en se tournant vers Tristan qui venait d'entrer.

- Avant de dormir, est-ce que tu voudrais que je commence à t'apprendre des choses ? Et si on débutait avec l'alphabet ?


Joseph croisa les bras dès que sa fille fut partie.

- Je présume qu'elle ne sait rien.

Matthieu grimaça.

- Non. Et si ce n'est pas trop te demander, j'aimerai qu'elle l'ignore totalement.

Joseph sembla alors réfléchir. Matthieu grinça des dents. Son frère savait où appuyer s'il voulait lui faire mal et comme il s'était attaché à ce maudit esclave, il craignait que cela lui retombe dessus... Cependant, le regard de Joseph s'apaisa.

- Très bien, Bélyl ne saura rien. Mais à condition que tu ne fouettes plus les garçons.

Matthieu ouvrit la bouche et la referma. Ah non, là c'était vraiment trop fort.

- Non, Joseph, tu sais bien que...

- Soit, alors tu ne le feras plus pendant un moment. Au moins je sais que tu les laisseras tranquille quand tu seras à Rome, mais quand tu reviendras, je veux que tu fasses preuve de décence. Ce sont des êtres humains, comme nous.

Matthieu se pinça l'arrête du nez. Il ne voulait pas d'une autre dispute, encore moins des éclats de voix que Bélyl pourrait entendre. Alors il cèderait.

- Bon, soit ! Mais cela ne m'empêchera pas de mener à bien ma mission, tu entends ?

Joseph acquiesça silencieusement. Il finit par tourner les talons, afin de laisser seul son frère.

- Alors bonne nuit. Et bon voyage mon frère.

Spoiler:

Tristan entra dans la magnifique et confortable chambre réservée à Bélyl. Il pouvait vraiment rendre grâce à Dieu d'avoir cette jeune fille et son père comme nouveaux propriétaires. Le petit esclave se perdit quelques instants dans la contemplation du mobilier, des rideaux, des tentures et de toutes les affaires que la demoiselle avait déjà sur place - sans doute par les bons soins du général. Il n'osa rien toucher, ni même encore bouger à sa guise.
Bélyl s'enquit alors de son sommeil. Elle envisageait les meilleurs aménagements pour lui et veillait sincèrement à son confort. L'émotion paraissait dans les yeux dorés su garçon - regard qui restait fuyant et timide néanmoins. Comme devant tant de bienfaits auxquels il avait encore du mal à croire.

-- Un... un matelas ? Oh oui ça ira très bien Mad'moiselle... Euh... Au fait, comment est-ce que vous souhaitez que j'vous appelle ?

Elle se proposa alors de lui donner ses premières leçons. Tristan céda alors complètement à son enthousiasme, en oublia ses manières d'esclave pour redevenir un enfant émerveillé :

-- Oh oui ! Oui volontiers !

Il avait joint les mains devant lui dans un geste preste et presque dansant. Il comprit alors le bonheur qu'avait dû ressentir aussi Alexandre en découvrant ces choses de l'esprit, beaucoup plus tôt que lui en revanche. Pourvu... Pourvu qu'ils ne soient pas mis en concurrence, que l'un n'écrase pas l'autre... Où d'ailleurs Alexandre allait-il dormir ce soir ? Qu'est-ce que Matthieu ferait de lui pendant son séjour à Rome ?

Tout dans les geste d'Alexandre indiquaient un profond abattement. Le jeune homme lavait les assiettes et les tasses avec une lenteur extrême, l'esprit assailli par ses pensées négatives. Sa vie ressemblait à celle d'une mère d'une famille. Faire la vaisselle, laver le sol... Ce n'étaient pourtant là des tâches masculines. Il avait beau être esclave et faible, il aurait certainement pu accomplir bien d'autres choses. Sa vie ressemblerait donc à cela désormais : une existence de bonne femme !

Lorsqu'il eut achevé la vaisselle et rangé celle-ci, le petit esclave remonta vers l'appartement de son maitre. Avec prudence, il poussa la porte et s'introduisit en silence. Il semblait n'y avoir personne. Bélyl et son oncle seraient partis ? Et Tristan ? Ils allaient peut-être pouvoir discuter. Il en profiterait afin de mettre leur relation au clair une bonne fois pour toutes. Le garçon s'avança et remarqua le cardinal assis sur une chaise. Son visage était las. Comme épuisé.

"Maître..."

Malgré son fort ressentiment à son égard, Alexandre ne pouvait abandonner un homme en proie à la souffrance. Il sentait en lui la douleur morale et l'abattement qui rongeait l'âme de son maître. Cette fois, sans aucun calcul, avec toute son ingénuité naturelle, le garçon s'avança et posa doucement la main sur celle de son maître.

"Maitre... Vous semblez mal en point. Avez-vous besoin de quelque chose ?"

Alexandre le contemplait d'une mine anxieuse et on ne pouvait plus sincère.

Bélyl fut ravie que Tristan s'acomode du matelas. Elle sortir donc brièvement et héla quelqu'un pour lui demander de monter un matelas. L'homme acquiesça et quelques instants plus tard amena ce dont elle avait besoin. Il le disposa selon se ordre près de son propre lit. Elle pencha alors la tête à la question de Tristan.

- Comment m'appeler ? Oh, eh bien Bélyl, tout simplement.

Elle aussi battit des mains lorsqu'il réagit avec enthousiasme à sa proposition. Aussitôt, elle alla prendre un des livres de sa valise, valises qui curieusement avaient mieux trouvé leur chemin qu'elle. Elle retrouva l'un de ses vieux livres avec l'alphabet en première page puis se dirigea vers Tristan. Elle s'assit sur une chaise et l'engagea à venir près d'elle.

- Je l'avais pris pour faire un cadeau à Ludovic, mais je suppose que ma tante ne m'en voudra pas si je commence par t'apprendre à lire avec. Allons-y !

Bélyl alla très lentement, lui expliquant avec attention les lettres et le son qu'elles formaient. Elle l'encouragea à lui aussi les dire à voix haute, puis fit le son et lui demanda de montrer la lettre auquel il correspondait. Elle s'amusa de ce jeu, espérant que cela rendait Tristan véritablement heureux.


Matthieu était demeuré seul après le départ de son frère et avait bouclé bagage jusqu'à ce que la nuit tombe pour de bon. Il se posa alors à son bureau pour chercher ce qu'il allait dire au Pape. Il notait quelques idées mais rien ne lui semblait très bon. Il grimaça en songeant déjà la tête que ferait ses collègues. Oh Dieu, quelle épreuve ce serait... Mais si le Très-Haut avait voulu lui imposer cela, il devait y avoir une raison.

Une voix vint alors le détourner de sa feuille encore bien trop blanche à son goût. Il regarda avec une totale incompréhension une main se poser sur la sienne. Il afficha un air blasé devant Alexandre qui avait finalement achevé sa vaisselle.

- Je pense que ce n'est certainement pas moi qui suit à l'ouest de nous deux.

Il retira sa main, cependant sans toute la violence qu'il y aurait mis d'habitude. Il regarda Alexandre, un sourcil haussé.

- il faut toujours que tu vois ce du mal là où il n'y en a pas. J'ai fait ma valise, c'est tout ce qui a pu me fatiguer. D'ailleurs, à ce sujet, tu repartiras chez ma soeur dès demain, avant que je parte. Enfin, s'il y a encore de la place chez elle. Cela ne m'étonnerait pas beaucoup que nous retrouvions la maison quasiment pleine de chatons abandonnés...

Un sourire sarcastique lui vint aux lèvres alors qu'il se levait. Il vit alors la figure lessivé de l'esclave, rapport à son manque de nourriture très certainement.

- C'est toi qui fait peur à l'heure actuelle, on pourrait te confondre avec un linge. Va te coucher, puis tu partiras demain. Allez, ouste.

A vrai dire, lui aussi avait bien hâte d'aller dormir. La journée de demain allait être rude.

La réplique de son maitre ne plus pas à Alexandre et remit en lui son ressentiment. Quel imbécile ! Il se faisait un souci sincère à son sujet et cet homme méprisable se moquait de ses inquiétudes. En plus, il mentait. Son intuition le lui disait. Il y avait effectivement de la fatigue qui retombait mais le petit esclave ressentait également de l'abattement. Mais il avait manifestement trop de fierté pour le reconnaitre.

Soudain, Alexandre tressaillit en entendant son maitre annoncer son départ pour le lendemain et son retour chez Irène. Cette révélation le plaça dans une position délicate. S'il était satisfait de voir son imbécile de maitre partir loin pendant de longues semaines - si seulement celui-ci pouvait ne jamais revenir - , l'idée de retrouver Irène et sa fille le laissaient un temps perplexe. Après sa dénonciation de la veille, comment serait-il accueilli ? Il pourrait éventuellement mentir ? Encore une fois... Le prêtre qui écouterait prochainement la liste de ses péchés aurait de quoi s'agacer ! Mais c'était aussi une question de survie. Malheureusement. Il pourrait ainsi prétendre que son maitre lui avait préalablement demandé de prendre position en faveur si un jour en public quelqu'un l'embarrassait. Ce serait crédible avec le personnage.

Il se décida finalement à répondre :

"Je m'inquiétais pour vous, maitre, c'est tout. En tous les cas, je vous souhaite un bon voyage et j'espère que celui-ci saura vous apporter ce que vous cherchez."

Le cardinal se leva, le dévisagea puis lui adressa une répartie terrible. Insultante. Quel imbécile ! Vraiment, quel imbécile ! Même son père, dans ses pires moments, n'aurait jamais prononcé une telle phrase. Il serra les dents et répondit du bout des lèvres :

"D'accord, maitre."

Alexandre s'éloigna avec lenteur après avoir souhaité une bonne nuit à ce maitre imbuvable puis quitta l'appartement. Il ne retourna cependant tout de suite à cette inconfortable couchette qui l'attendait dans un recoin de l'auberge mais chercha un employé pour lui demander d'un ton innocent où se trouvait le second esclave du cardinal Cassain. A sa surprise, l'homme lui apprit avoir été emmené par le général Cassain puis indiqua la chambre. Alexandre le remercia puis se rendit à la porte indiquée.

Le jeune homme attendit un instant avant de frapper. Et si le général se fâchait de sa présence ? Et s'il rapportait sa présence au cardinal ? Il voulait seulement parler à Tristan. Serait-ce si mal ? Pour le cardinal, si. Assurément. Mais pour le général... Finalement, rassemblant son courage, le garçon frappa.

-- Merci... Merci encore Mad'... euh... Bélyl, sourit Tristan un fois qu'on eut déposé le matelas qui lui revenait, au pied du lit de la jeune fille.

Comme cela changerait des recoins de fortune qu'il devait se trouver pour dormir dans la rue ! Même quand il était petit et se trouvait encore dans la sordide institution qui l'avait exploité, il n'avait pas eu une couche comme celle-ci. L'esclave contemplait son futur lit, lorsqu'il entendit Bélyl se réjouir de sa volonté d'apprendre la lecture. Elle se comportait en amie, en complice, et certainement pas en supérieure ! Tristan sentit son cœur se gonfler d'émotions et de reconnaissance.
Il s'installa près d'elle et but ses paroles. En même temps, ses yeux suivaient le dessin des lettres. Des creux et des arrondis comme dans de beaux paysages ! Il y avait de l'art dans ces caractères. Certains lui inspiraient des montagnes, d'autres des serpents, d'autres encore de sympathiques créatures au ventre rebondi. Et le plus savoureux de tout : chacun de ces signes avait un sens que le petit infirme commençait à découvrir.

-- A... B... Ab... C... Comme dans Cadeau...

Il s'exerçait de toute sa volonté à déchiffrer les lettres seules, puis les petits groupes, puis les mots que lui indiquait Bélyl. L'excitation de la découverte lui dansait dans les yeux. Soudain, on frappa à la porte du vestibule qui reliait les appartements de Bélyl et ceux du Général Cassin. Curieux, Tristan releva la tête. Il s'interrompit dans ses exercices : Bélyl allait sûrement aller ouvrir - ou son père s'il revenait dans le même temps à ses appartements, peut-être le temps de saluer sa fille ou de chercher quelque chose, avant de filer continuer ses affaires de militaire.

Matthieu fut un peu surprit par le ton sec d'Alexandre. Pour une fois qu'il essayait d'être plus aimable. Mais après tout Bélyl n'était pas là. Il le regarda en secouant la tête mais décida de le laisser partir. Après tout, il allait bien falloir qu'il se réfrène s'il ne voulait pas que Joseph aille tout raconter à sa nièce.

Il laissa donc l'autre partir et se remit dans ses papiers, espérant trouver davantage d'inspiration cette nuit, avant de partir.


Bélyl sourit à Tristan. Elle imagina en voyant la reconnaissance dans ses yeux qu'il avait dû vivre dans d'horribles endroits avant... Etait-il esclave dès la naissance ? L'avait-on balloté de maison en maison avant qu'il ne se retrouve chez son oncle ? Bélyl peinait à retenir sa curiosité mais elle préféra se concentrer sur la leçon de lecture. Son sourire s'agrandissait alors qu'il déchiffrait les lettres.

- Mais c'est vraiment merveilleux ! Tu apprends très vite. Tu sauras lire en un rien de temps ! Si tu veux, nous pourrons alors lire Daphnis et Chloé ensemble !

Elle entendit aussi le coup à la porte mais se figurait que ce devait être pour son père, aussi elle ne s'en formalisa pas.


Joseph avait demandé à ce qu'on monte de l'eau chaude. Après une journée entière à la caserne, il avait bien besoin d'un bon bain ! Il s'apprêtait à se déchausser quand on frappa. Il hésita un moment. L'eau allait refroidir... Mais sa mère lui avait tout de même appris les bonnes manières aussi alla-t-il ouvrir. Il remarqua l'autre esclave de Matthieu et fronça les sourcils.

- Que se passe-t-il garçon ? Tu as besoin de me dire quelque chose ?

Lorsque la porte s'ouvrit, Alexandre baissa timidement al tête devant l'apparition du Général. il répondit tout penaud :

"Pardon de vous déranger. Mais mon maître... il m'a appris qu'il partait demain et me laissait à votre sœur. J'ai aussi entendu par un employé que vous aurez Tristan. Alors... alors j'ai venu lui dire au revoir. Enfin, si vous le permettez."

Joseph se gratta la tête.

- Ma foi oui, je ne m'y oppose pas, seulement il est avec ma fille en ce moment. Ça ne me plaît pas d'avoir un esclave, alors disons plutôt que c'est le chaperon de Bélyl pour l'instant, donc c'est à elle de décider. Sa porte est juste à côté, va donc frapper, elle devrait t'ouvrir.

Il observa un moment le petit esclave. Il tremblait et semblait bien chétif. Il regarda autour de lui puis pris un quignon de pain qui lui restait de ce midi et qu'il n'avait pas entamé.

- Tiens, mange donc un peu, ça requinquera ta mine.

Alexandre retint difficilement de montrer sa surprise en entendant le Général déclarer ne pas aimer posséder un esclave et préférait considérer Tristan comme le chaperon de sa fille aînée. En voilà une pensée bien étrange ! Elle prouvait au moins que son ancien amant serait bien traité. Grace soit rendu à Dieu. Il répondit humblement :

"Vos paroles vous honorent, général. s'il en est ainsi, je m'en vais demander cette permission à votre fille."

Le garçon s'avança dans la pièce pour rejoindre al porte que l'on venait de lui indiquer lorsque le Général remarqua son visage pâle. Il tendit généreusement du pain. La tentation était si grande et son estomac si vide. Son maitre ne saurait rien. Son maitre, non. Mais le Christ... Il avait raconté un terrible mensonge qui aurait pu coûter cher çà Tristan : il méritait châtiment pour se laver de ses fautes.

La mine ferme, Alexandre secoua la tête puis répondit d'un ton sec mais poli :

"Je vous remercie, Général, mais je ne peux y toucher. J'ai commis hier un grave péché. J'ai dit un mensonge qui aurait pu avoir de graves conséquences. Mon maitre a eu la bonté de ne pas me punir sévèrement. Un banal jeûne jusqu'à demain. Je méritais bien pire."

Joseph hocha la tête avant de se faire rembarrer. Il cligna des yeux. Matthieu avait remarquablement fait son travail visiblement... A moins que le garçon ne soit déjà dévot, mais après tout ce n'était pas ses affaires... Après tout, ils étaient tous égaux face au Seigneur et quelque part Joseph admirait le courage du garçon qui ne tenait pourtant pas vraiment sur ses jambes. Il laissa sa main retomber avant d'acquiescer.

- Très bien, alors je ne te retiens pas plus, va.

Alexandre adressa un léger sourire au Général, ravi que ce dernier n'insiste pas, puis le salua une dernière avec politesse avant de se tourner vers la porte de Bélyl. Il posa une de ses béquilles contre le mur pour libérer sa main droite et frappa.

"Mademoiselle ? Je suis au regret de vous déranger mais j'aurai voulu présenter mes aux revoirs à Tristan puisque nous allons être séparés."

Les compliments de Bélyl enthousiasmèrent encore davantage Tristan et le poussaient à se donner de tout son cœur dans l'apprentissage de la lecture. Vraiment, elle le trouvait doué et rapide ? Il se sentit tout chose. Pourvu qu'il ne la déçoive pas par la suite et qu'il puisse, ainsi qu'elle le proposait, partager ses lectures ! Ce serait merveilleux ! Tristan se sentait presque changer de vie. Il serait bien traité, peut-être même aimé... Et il aurait accès à la connaissance ! Le petit infirme ne savait pas encore exactement à quoi cela pourrait lui servir dans sa position, mais au moins il pourrait de lui-même lire des histoires, des poèmes, satisfaire sa curiosité - et sûrement que Bélyl accepterait de lui prêter des ouvrages !

-- Oh oui, j'adorerai lire ce roman avec vous... J'vous décevrai pas, j'apprendrai rapidement !

Il se remit à ses exercices - Alexandre aura alors pu l'entendre marmonner quelques mots à mesure qu'il les déchiffrait plus ou moins péniblement. Quand soudain l'autre esclave toqua à la porte, Tristan se redressa, écouta, reconnut la voix du béquilleux. Que voulait-il encore ? Lui dire au-revoir, d'après ce qu'il percevait de l'autre côté de la porte... Le ventre de son ancien amant se serra. La joie s'effaça de son visage et il se trouva même saisi par l'anxiété de ne pas savoir quoi dire du tout à Alexandre, quand celui-ci se présenterait. On les séparait ? Alexandre allait-il suivre le cardinal ? Ou retourner chez Irène ? Malgré ses crasses, Tristan voulut lui souhaiter le moins de mal possible. Il s'efforça de se dire que ce serait peut-être mieux pour eux deux, s'ils ne se revoyaient plus au moins pendant un certain temps...
L'esclave resta encore immobile pour l'instant, yeux baissés, attendant que Bélyl réponde au visiteur et lui donne - ou non - la permission d'entrer.

Le général referma vite la porte, ravi de retourner à son bain.


Bélyl sourit.

- Je n'en doute pas, vous serez sans doute un de mes meilleurs élèves ! Il faudra aussi me dire ce dont vous avez envie, ainsi je pourrais dénicher des livres que nous lirons tous les deux.

Elle fut alors surprise par les bruits à la porte. Elle redressa la tête puis reconnu la voix d'Alexandre. Elle fronça les sourcils. Elle était un peu contrariée d'être interrompu mais la demande qu'elle perçu au travers de la porte lui parut légitime. Elle ouvrit alors la porte en regardant Alexandre de haut en bas.

- Si tu veux entre, mais fais vite, nous sommes en plein dans une leçon.

Alexandre poussa la porte, satisfait de recevoir une réponse positive, mais sentit que sa présence dérangeait un peu. Il valait mieux être bref. Le petit esclave eut un mouvement de tête poli pour la jeune fille.

"Je vous remercie, mademoiselle."

Le garçon tourna la tête vers Tristan et se mordit les lèvres. Cette confrontation n'était pas des plus amusantes. Tous deux, qui s'entendaient jusque là si bien, étaient à présent quasi ennemis. Par sa faute. Il eut beau se répéter qu'il avait ainsi agi pour le protéger cela n'effaçait cette morsure de son cœur.

"Demain matin, je vais retourner chez Dame Irène. Alors.. ben au revoir. Prends soin de toi."

Cette situation était si gênante. Alexandre espérait ne pas avoir à s'attarder. Mieux valait cesser de se voir. C'était mieux ainsi. Pour tout le monde.