[14 septembre 1597] Un retour agité [Terminé]

Elle le vouvoyait ? Le changement étonna Tristan, qui marqua un léger haussement de sourcil mais ne demanda rien. La question de ce dont il aurait envie l'interpella bien davantage - autant par la gentillesse de cette demande, que pour son incapacité à y répondre correctement. Il était si peu instruit... Comment savoir ce dont il raffolerait ? Il eut envie soudain de tout, sans distinction, et sans capacité à mettre des mots dessus. Tout ce qui s'apprenait ou s'admirait.

-- Je... J'sais pas... Des légendes. Et des choses pour comprendre comment il vit, le monde, parvint-il à dire très maladroitement, conscient que cela n'aiderait pas Bélyl.

Les légendes comme celles qu'aime lui conter Lénius. Le petit esclave aurait l'impression de partager un peu de l'érudition de son ami, et cette fois-ci sans que cet ami n'ait à tout lui transmettre. Le souvenir de Lénius gonfla ses yeux de larmes. Pourrait-il le retrouver ? Voilà si longtemps qu'ils s'étaient perdus de vue, et sûrement que son comparse devait s'inquiéter pour lui. Tristan le revit, le jour de sa vente, livide au pied de l'estrade aux côtés de Sœur Hilde. Dans un état d'horreur et d'abattement que jamais il n'avait connu au solaire, au rieur troubadour. Tristan se promit alors qu'il irait absolument le retrouver, le rassurer et s'enquérir de lui. Bélyl l'y autoriserait peut-être, d'ici quelques temps ? Si elle était satisfaite de lui... Bélyl qui lui donnait déjà tant avec ses promesses de savoir. Il se sentit dans le besoin d'assurer en retour :

-- J'vous apprendrai des trucs aussi, si vous voulez ! J'peux sculpter. J'peux utiliser des couteaux pour m'défendre. Et puis j'vous tresserai des coiffures si vous en avez envie.

Entre temps, Alexandre était entré et aura pu entendre ses résolutions. Après que la demoiselle lui ait demandé de ne pas traîner, le garçon s'avança vers Tristan pour lui adresser d'abord une réjouissante chose : il rentrait chez Irène. Grâce au Ciel ! Leur sinistre maître ne le traînerait pas avec lui pour son voyage ! Tristan sourit, d'un air cependant distant envers son ancien amant. Il gardait même les mains croisées devant lui et un bon mètre de distance entre eux.

-- C'est une bonne nouvelle. J'suis content pour toi. Au r'voir et... salue-la d'ma part s'il te plaît. Grâce, aussi.

Quelle atmosphère pesante que celle de ce moment. Ils se sentaient maintenant si gênés l'un envers l'autre... après avoir été si proches. Et tout cela en quelques jours. C'était navrant. Autant que la colère que, l'espace d'un instant, Tristan avait deviné chez Alexandre quand le maître lui avait demandé - à lui - de s'occuper de livres... Livres que bientôt il déchiffrerait aussi. Mais il ne voulait pas être un rival. A quoi bon se considérer l'un l'autre ainsi ? Cela ne servirait de rien. Confus, le petit infirme baissa les yeux et laissa ses doigts s'entortiller sur ses genoux.

Alexandre écouta sans le désirer réellement la conversation que s'échangeaient Tristan et Béryl. Elle lui apprenait vraiment à lire... Une jalousie s'éveillait à nouveau dans son cœur. Qu'en serait-il au retour de leur maitre ? Au vu de ses capacités, ce devrait être lui qui recevraient les tâches intellectuelles. Il avait été formé dans cette optique. Il ne savait faire que cela. Tristan.. Tristan pouvait faire toute autre chose.

Tristan le remarqua finalement et parut aussi embarrassé que lui-même. Quelle situation pesante ! Il souhaita se retirer au plus vite. Ne pas insister. Son ancien amant semblait sincèrement ravi de le voir dans une bonne situation. Il ne lui en voulait pas alors ? Cela le troubla. Pouvait-il espérer encore que... ? Il lui demandait de saluer de sa part Dame Irène et Grace. Alexandre accorda un sourire que le garçon devait feindre. Il n'avait aucune humeur à y mettre.

"Je n'y manquerai pas. Eh bien voilà, bonne chance à toi aussi."

Il se tourna vers Béryl et la salua poliment en s'inclinant.

"Pardon de vous avoir dérangé. Je avis y aller. Je ne vais pas vous dérangé plus longtemps puisque vous êtes si occupés."

Qu'elle ne change pas d'avis et ne le retienne pas !

Alexandre pria pour pouvoir se retirer et disparaitre dans sa couchette jusqu'au petit matin.

Bélyl acquiesça en réfléchissant. Elle avait bien se roman français, comment s'appelait-il déjà ? Quelque chose avec une charrette... Enfin bien, cela lui plairait peut-être !

- Nous verrons tout cela demain, je pense descendre en ville et maintenant, je peux le faire en toute sérénité puisque c'est avec toi ! C'est absolument formidable d'avoir un ami plutôt qu'un adulte qui nous jette des regards désapprobateurs sans arrêt !

Elle remarqua soudain les yeux brillants de Tristan.

- Tout va bien ? Pardon, j'ai sans doute été trop enthousiaste et trop brusque, c'est ça ?

Seulement, il lui proposa soudain des services en retour. Elle rougit un peu.

- C'est très gentil... mais j'ignore si c'est convenable pour une demoiselle. Mère dit qu'il vaut mieux broder et je suis à peine assez douée de mes mains pour faire une rose convenable... Mais me coiffer serait bien ! Je n'ai pas de caméristes ici et si je veux être présentable, il me faudrait bien de l'aide.

Elle lui prit les mains avec un sourire sincèrement reconnaissant. Seulement, leur intimité est un peu brisée lorsqu'Alexandre entre. Elle hoche simplement la tête, observant la conversation de loin, les poings sur les hanches. Elle espère que ce ne sera pas long, elle n'aime pas les adieux. Cependant, elle a alors une idée. Elle se rapproche de tristan avec un sourire.

- Tu pourrais leur dire toi-même ! Nous irons en ville demain, c'est principalement pour ça que je devais descendre. J'ai des cadeaux pour les enfants et pour ma tante de la part de Jeanne et de mère. On pourrait descendre tous les trois, qu'est-ce que vous en pensez ?

Elle attendit, espérant qu'il réponde assez vite. Elle commençait à avoir sommeil et souhaitait être assez en forme pour demain. Bélyl croisa donc les bras avec tout de même un regard bienveillant.

Alexandre se sentait de plus en plus gêné dans cette chambre remplie par les non-dit, les reproches et la culpabilité. Il voulait se retirer au plus vite. Fuir. Oui, il souhaitait fuir. Béryl avait rebondi sur le sujet des adieux pour proposer d'accompagner Tristan chez sa tante. Même si ce n'était que pour une visite, cette visite finirait par exploser sous le nombre trop important des gens qui y venaient en affluence.

"Je suis certain que votre tante et votre cousine seront ravies de vous revoir."

Il était temps de partir vite.

"Si vous le permettez, je vais me retirer. A moins que.. Tristan, n'as-tu plus rien à me dire ?"

Il tourna difficilement le regard vers son ancien amant et espéra que celui-ci ne le retienne pas.

Neutre, Tristan hocha la tête à la promesse d'Alexandre de transmettre son "bonjour" à la famille d'Aubeville. Il le sentait ronger son frein, notamment en découvrant que Bélyl lui enseignait la lecture... Il faudrait pourtant qu'il l'admette ! Le savoir n'était pas sa propriété personnelle, à la fin ! Tout le monde devrait pouvoir en maîtriser les bases. Sur cette pointe d'agacement, le petit infirme entendit son camarade demander s'il avait encore autre chose à lui dire. Il rétorqua, tout net :

-- Non. Merci.

Une fois Alexandre sorti, Tristan se retournera vers Bélyl, tout heureux de l'entendre lui révéler que dès le lendemain, il pourrait revoir Irène et les autres en descendant en ville avec la demoiselle ! Il joignit les mains et accueillit la nouvelle d'un radieux sourire.

-- Formidable ! Et, vous savez... (il rosit) Moi aussi j'suis heureux d'avoir une amie plutôt qu'une maîtresse. (Tristan s'amusa un instant en s'imaginant remplacer un barbon grincheux ou une vieille bique qui auraient pu servir de surveillant à la jeune femme. L'image lui tira un rictus.) Eh b'en, alors avec plaisir pour vous coiffer ! J'espère qu'vous serez contente ! J'pourrai tester des choses, pour essayer d'êt' en accord avec vos tenues et vos bijoux.

Tristan ne relèvera pas les réticences de Bélyl quant à ses deux autres propositions. Manier le couteau, sculpter... sûr que du peu qu'il savait des mœurs de ce pays, on imaginerait difficilement une femme pratiquer des activités comme celles-ci. Pourtant, dans les rues, Tristan avait déjà vu des créatrices, des femmes armées, et d'autres qui confectionnaient de belles choses. Mais Bélyl, elle, était une Dame... soumise à de lourdes exigences de représentations. L'esclave haussa les épaules, préférant ne pas se triturer top l'esprit sur ces questions. Il préféra changer de sujet et encouragea :

-- Oh j'suis sûr que vous y arriverez, à faire d'jolies broderies. Vous m'montrerez hein, dites !

La réponse de son ancien amant était froide. dépourvu de tout sentiment. Les choses étaient claires et réglées. Il n'y aurait plus de retour en arrière possible. Parfait.

"Au revoir, à vous deux. Je souhaite la bonne nuit."

Il salua poliment Béryl en s'inclinant puis se retira. la démarche lente, le petit esclave progressa dans les couloirs et rejoignit la couche qui l'attendait dans un recoin de l’auberge. Il s'enroula dans la couverture, oubliant pour une fois ses prières, et éclata en sanglots. Toute cette tension contenue dans son âme lors de cette horrible conversation remontait et avait besoin d'éclater. Il pleurait un long moment puis s'écroula, vaincu par la fatigue de la journée.

Spoiler:

Aucun des deux ne répondit vraiment. Bélyl trouvait cela de plus en plus étrange, d'autant plus que la voix plaintive d'Alexandre ne trouva qu'une réponse sèche. N'était-il pas amis pourtant ? Elle commençait à en douter...

Seulement, dès qu'Alexandre fut sortit, Tristan retrouva son air joyeux. Elle sourit elle aussi.

- Si tu es heureux, je suis contente. J'ai hâte de voir tout ce que tu pourras faire !

Elle afficha un rictus tordu quand il aborda ses broderies.

- Je ne suis vraiment pas douée je te préviens. Mais tu as raison, je pourrai peut-être m'améliorer.

Le départ d'Alexandre relâcha le nœud de tension au ventre de Tristan. D'un geste alerte de ses mains aux roues du fauteuil, il tournoya pour se retourner vers Bélyl. Elle se souciait vraiment de son bonheur... Après d'elle, il en oublierait peut-être qu'il était désormais un esclave.

-- Ce... ce que j'fais ?

Il aurait tant aimé lui montrer ses bijoux ! Mais ce maudit seigneur de Frenn les avait gardés, pour l'accusation lors du procès. Il les avait même certainement jetés depuis. Qu'aurait à faire cet aristocrate avec ces misérables breloques ? Tristan en eut un pincement au cœur. Pour lui, ces pendentifs incarnaient tellement de souvenirs... Des heures de travail pour ses mains, et l'hommage rendu à ses trois mères. Ne lui restait au cou que sa petite croix.
Montrer ses capacités en danse ne serait pas non plus une bonne idée. Le petit esclave se doutait que Bélyl risquerait de tiquer, à voire un garçon pratiquer seul une telle activité - surtout que les chorégraphies de Tristan n'avaient rien à voir avec celles des salons, où les Messieurs invitaient une cavalière. C'étaient des gestes serpentins, des courbures félines, des mouvements parfois fauves empruntés à ce que pouvaient faire les artistes de rues, les bohémiens...

-- Eh bien... Demain j'pourrai vous sculpter un p'tit quelque chose de vot' choix. Puis quand vous voulez, un de ces prochains jours j'vous aiderai à vous faire belle !

Voilà ce qui lui parut la proposition la plus raisonnable. Là-dessus, il céda à l'irrépressible curiosité de retourner vers les livres encore ouverts sur la table pour continuer son apprentissage. Pour l'instant, déchiffrer les lettres l'occupait bien assez - il apprendrait à manier la plume sûrement bien plus tard, une fois déjà capable d'identifier les caractères. Ce devait être un peu comme faire du dessin ? Tristan n'avait jamais vraiment tenu un crayon - cela aussi, il devrait l'apprendre - mais regarder les peintres à l’œuvre sur les quais lui avait toujours procuré des heures entières d'admiration et d'envie.

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