[4 Décembre 1597] Comment tuer un gentil grand frère ? [Terminé]

Cela faisait une longue semaine que Cassandre n'avait eu aucune nouvelle de ses amis forestiers et c'était trop. Elle avait besoin de s'informer à leur sujet. Notamment sur celui de Sylvère. Il était si libre. Comment supporterait-il la captivité ? Même avec la présence de Kalisha, même dans une belle chambre, une cage resterait une cage. C'était son devoir de petite sœur d'aller réconforter son grand frère. Elle sortit dans la matinée en demandant officiellement à Dame Irène la permission de visiter Sylvère. Pour une fois, elle ne se cachait pas.

Comme à l'accoutumée, l’enfant s'introduisit facilement dans la cour et rejoignit rapidement les jardins. Hyriel soignait un massif de fleurs et elle lui fit aussitôt un gros câlin, ravie de le voir. Ils parlèrent un peu et il lui apprit une information embêtante :  Il ne se passait rien entre Sylvère et Kalisha en dépit d'être seuls de longues heures dans leur chambre. Il lui murmura alors que Sylvère n'aurait jamais connu une femme et ne connaissait rien à la sexualité. Il lui confia alors une grande mission : aider son grand frère à découvrir ce qu'il ignorait, que c'était son rôle de petite sœur. Cassandre opina doucement de la tête, refusant de décevoir Hyriel, et repartit vite pour accomplir ce que le guérisseur attendait d'elle.

S'introduisant à l'intérieur du château, la fillette s'orienta facilement et devina à l'avance les pas des personnes qui résonnaient au lin et anticipait pour se dissimuler dans un recoin.


Lorsque Cassandre poussera la porte de la chambre et la refermera aussitôt, son cœur se serra en découvrant le triste spectacle à contempler le paysage par la fenêtre. Le pauvre.. Ce n'était pas juste de l’enfermer lui qui aimait tant gambader. Elle s'élança immédiatement pour enlacer sa taille de ses bras frêles.

"Je suis là, grand frère."

Elle le lâcha et se hissa sur la pointe des pieds pour lui faire un bisou.

"Si tu as envie, tu peux pleurer devant moi, hein. Et je te consolerai."

Elle devait lui faire cette fameuse leçon, certes. mais elle avait quand même envie d'être gentille avec lui et de lui faire des câlins. il lui avait quand même sacrément manqué son gentil grand frère. Ses bras se replacèrent autour de sa taille et elle cala la tête contre son torse.

"Je t'aime, mon grand frère chéri."

Kalisha était sortie.

Elle devait aller rendre visite à Irène, d'après ce qu'il avait compris, pour essayer il ne savait quelle robe. Chose qui ne l'avait pas tellement tenté. A vrai dire, il aurait beaucoup apprécié de les voir, Irène, sa petite princesse ainsi que sa gracieuse fée qui habitaient là-bas.

Mais à cette heure-là de la matinée, il était incontesté de dire qu'il y aurait quelques clients dans la boutique et resté immobile et silencieux pendant des heures ne lui disait rien du tout. Alors il avait préféré rester – d'autant que Kalisha avait particulièrement insisté sur le fait que cela serait long et ennuyeux.

Quoiqu'en fin de compte... rester seul dans une chambre vide n'était pas plus amusant. A vrai dire, au bout de vingt minutes à peine, il avait vite commencé à tourner en rond. Oh, il y aurait sans doute eu des choses à faire, s'il avait eu le courage de chercher. Sauf que rien de tout cela ne lui donnait envie.

Lui, il aurait voulu monter aux arbres.
Pouvoir vérifier ses collets.
Regarder les oiseaux, les cloportes...

Ici, il ne pouvait rien faire de tout cela. Même pas les regarder. Sa forêt était trop loin et lui, pas assez haut. Il n'apercevait pas la cime.

Il avait hésité à sortir, pour rejoindre le tilleul de la dernière fois mais il était décidément bien loin et puis... ce serait étrange de voir Prudence sortir seule. Il devait attendre ici le retour de sa belle reine. Et trouver une activité en attendant. Une activité qui pour l'heure consistait à avoir ouvert la fenêtre et s'être planté devant. Ses yeux s'étaient perdus au lointain, vers une horizon qu'il ne pouvait pas voir.

Combien de temps encore ?
Combien de temps encore à avoir l'impression d'être privé de sa vie ?

Il sentit se former une boule dans sa gorge. Une boule dont il n'avait pas l'habitude. Il ne devait pas laisser le pessimisme gagner ses droits sur lui. Jamais.

Soudain, la porte s'ouvrit dans son dos. Il sursauta et se retourna d'un coup en essuyant ses yeux — qui étaient pourtant entièrement secs — et en s'empressant de dire :

- Ce n'est pas ce que vous croyez, je n'étais pas en train de... — il remarqua alors la petite silhouette qui se glissait par la porte — ... Cassandre ?

Pour toute réponse, elle se précipita dans ses bras pour enrouler ses petits bras autour de sa taille. D'abord surpris, il resta un moment interdit, sans savoir que penser puis, quand elle déposa un bisou sur sa joue, il la serra fort, très fort, contre lui. Elle disait la vérité : elle était bel et bien là.

- ... je n'ai pas envie de pleurer ...

Ce n'était pas exactement crédible, et aucun des deux n'étaient dupes. Comment ces quatre murs pouvaient-ils avoir une telle influence sur son moral ? Il secoua la tête et avala sa salive avant d'ajouter :

- ... mais je veux bien être consolé quand même. S'il te plaît.

Il s'ennuyait ici. Il s'ennuyait terriblement. Il détestait ce château, il détestait ce maudit conte, il détestait cette ville. Il aurait voulu pouvoir rentrer, voir des animaux bien vivants et non plus des têtes aux yeux vides accrochées aux murs. Mais les portraits, mieux dessinés, qui tapissaient les murs l'en empêchaient. C'était peut-être la première fois de sa vie qu'il regrettait d'avoir sa tête mise à prix.

C'était rassurant de sentir Cassandre le serrer dans ses bras et de lui dire qu'elle l'aimait. Il l'adorait, sa petite princesse, lui aussi. Et il était terriblement content de la voir, d'autant qu'il avait perdu l'habitude de ne pas recevoir de nouvelles de sa part pendant si longtemps.

À croire que dix jours devenait l'éternité... Il soupira encore, sans pouvoir s'en empêcher.

- Imagines-tu le nombre de trophées de chasse qu'il y a dans ce château ?

Et la torture que c'était pour lui, de sentir leurs regards vides fixés la pièce et de les voir là, exposés, à la vue de tous. La simple idée de cela lui fit serrer les dents et lui donna un frisson. C'était répugnant.

Sylvère avait eu peur quand elle avait ouvert la porte. Avant de comprendre que c'était juste elle. Le ton de sa voix faisait mal à Cassandre. il avait l'air si triste, si abattu loin de sa forêt. Elle le serra dans ses bras et chercha des idées pour éloigner les vilaines ombres.

"Tu sais, depuis plusieurs jours, il s'est mis à faire très froid. Même que plein de gens tombent malades. Même ceux solides ! Alors il est important de rester au chaud !"

Peut-être que ça l'aiderait à moins déprimer ? Se dire qu'il passerait un hiver très froid dans un lieu protégé, ça pourrait être une contrepartie. Il resta un temps silencieux puis évoqua tous ces trophées de chasse. Elle soupira. Elle aussi les avait vu.

"Je sais. j'ai vu quand je suis venue la première fois mais je voulais pas t'en parler."

Sylvère avait l'air tellement triste. Comment pourrait-elle le dérider ? Quoque.. elle se trouvait dans la chambre de Kalisha alors... Elle s'écarta en allant s'asseoir devant la coiffeuse. Kalisha avait ri en a découvrant là. Peut-être que Sylvère rirait aussi. Sa main chercha le flacon de khôl et elle le montra à son grand frère.

"T'as vu ? C'est ça du khôl ! C'est pour souligner le regard ! Comme ça !"

La fillette ouvrit le flacon et prit un pinceau pour entourer ses yeux d'un léger cercle noir. Elle mit ensuite un peu de couleur à ses joues qui devinrent banches et cachèrent sa peau tannée puis pressa sur ses lèvres du rouge carmin. Tout en se maquillant, la fillette babilla:

"Tu sais, cette semaine, j'ai pas été bien aussi. Je pensais à toi et Hyriel. Aux risques. A Alexandre.Les jeux dans la forêt me manquaient aussi. J'ai été parlé à Eldred qui m'a aidé à comprendre un peu mes sentiments. C'est compliqué les sentiments, tu trouves pas ? On a beaucoup parlé avec Eldred. Et puis... Je crois que je pourrais peut-être me marier. peut-être. Si je tombe assez amoureuse assez. Et s'il y a un garçon qui pourrait arriver à supporter mon caractère de merde. Ça fait beaucoup de conditions quand mêmes..."

Cassandre venait de terminer son maquillage et s'observa dans le miroir, cherchant les petites imperfections. Elle se tourna vers Sylvère.

"Je suis jolie ?"

Son regard se baissa et ses joues rosirent un peu. Elle se souvint de sa requête à Eldred et eut peur de la faire à Sylvère. Mais elle avait quand même envie de la faire.

"Dis, Sylvère... Si... Si un jour je me marie, tu.. tu voudrais bien me mener à l'autel ? Je voudrais que ça soit personne d'autre que toi."

Cassandre avait raison : dehors, l'hiver pointait le bout de son nez. Le vent se faisait davantage vivifiant, et par conséquent, l'air devenait plus frisquet. Les monbriniens attrapaient froid et tombaient malades. Comme chaque année.

Elle le rassurait comme elle pouvait, et il lui en était gré de la voir faire tous ces efforts pour lui. Elle n'en était pas obligée après tout. Elle aurait pu choisir de ne pas venir aujourd'hui, par exemple, ce qui ne faisait que rendre son geste encore plus touchant.

Pourtant, il aurait tout donné à ce jour pour pouvoir avoir froid ! Plutôt que d'être bien au chaud entre ces murs dorés, il aurait apprécié les parois humides de sa grotte et un bon feu de camp qui aurait essayé – sans grand succès – de réchauffer l'atmosphère.

Et au moins, à l'extérieur, il y avait des animaux vivants, qui ne servaient pas de décorations comme s'ils étaient... des objets. Il détestait cette idée. Il sourit à Cassandre. Elle avait préféré garder le silence sur la présence de tous ces trophées de chasse en lui faisant le récit du château la première fois. Il n'en niait pas la nécéssité : parfois, l'ignorance valait mieux que le savoir. Rarement, mais parfois oui.

Il soupira de nouveau. Toutes ces têtes, toutes ces peaux... Toutes ces bêtes, mortes, et cela pour quoi ? Non pas pour manger, loin de là. Non. C'était un loisir. On les tuait pour s'amuser. Cassandre se décolla de ses bras et Sylvère ne put s'empêcher, soudainement, de cracher par terre – pour expier la colère et la frustration que cela éveillait en lui.

Cassandre s'installa à la coiffeuse de Kalisha et attrapa le khôl. Qu'elle lui montra aussitôt très fièrement. Depuis qu'il était là, il avait vu Kalisha en mettre plusieurs fois, mais il écouta tout de même les explications de sa petite princesse des bois – qui les illustrait aussitôt en gestes. Il la regarda faire, sans pouvoir s'empêcher de sourire un peu.

Elle se maquilla les lèvres et les joues. Tout en le faisant, elle parlait, sans lui laisser le temps de répondre. Il soupira à nouveau et s'assit sur le bord du lit, en délaissant enfin la fenêtre. Il l'observa pensivement puis se redressa d'un bond soudainement. Elle avait raison ! Il fallait voir le bon côté des choses ! Se concentrer sur l'instant présent. Et il y avait de très belles choses, qui se passaient, en ce moment. La présence permanente de Kalisha n'y était pas étrangère, ni la venue inattendue de Cassandre.


Il se plaça derrière Cassandre pour la regarder se tartiner le visage avec un sourire.

- Tu as raison. C'est très compliqué, les sentiments... mais justement ! C'est ce qui est merveilleux, aussi ! Ce qui rend chaque personne unique. Ce qui te rend, toi, le merveilleux génie des bois.

Cassandre se tourna enfin vers lui pour lui montrer son visage maquillé. Il la reprit contre lui. Autant parce qu'il en avait besoin que pour lui signifier à quel point il la trouvait jolie. Il se sentait mieux.

- Si... Si un jour je me marie, tu... tu voudrais bien me mener à l'autel ? Je voudrais que ça soit personne d'autre que toi.

Sous le coup de la surprise, Sylvère recula et plongea son regard dans le sein. Pour vérifier qu'elle n'était pas en train de plaisanter. Mais non. Au contraire, elle semblait extrêmement sérieuse. Cela le déstabilisa. Il hésita une seconde puis murmura :

- Tu voudrais que ce soit... moi... ? – il s'indiqua d'un geste de main - ... qui t'y amène ? Vraiment ?

Il n'en revenait pas. Vraiment pas. Décidément, ces derniers jours, il semblait que le sujet du mariage revenait souvent sur le tapis. Mais ce n'était pas parce qu'il n'en comprenait toujours pas réellement le principe qu'il ne pouvait pas mesurer que cela pouvait être important – et représentatif pour d'autre. Alors il se décida à répondre :

- Je... bien sûr... Je le ferais avec plaisir. Au contraire... J'en serais honoré, Cassandre. Tellement honoré.

Il sourit de nouveau, puis demanda :

- Mais pourquoi moi ? Tu dis toujours que je suis un idiot... j'aurais cru que si cela devait arriver, un jour, je sais pas … que tu demanderai à Hyriel, par exemple...

Alors pourquoi lui ? Il ne put s'empêcher de lui tirer la langue, pour mettre un peu moins de sérieux dans leur conversation :

- Je ne serais jamais le meilleur guérisseur du monde, moi.

La morosité continuait de peser sur le moral de Sylvère malgré sa présence. Cassandre pouvait le sentir et ça lui brisait le cœur. Son regard se perdait dans le vague, à songer à tous ces animaux qui avaient perdu la vie pour le plaisir de la chasse. Ces nobles auraient pu s'acheter assez de viande par leurs propres ressources. Et puis, même s'ils voulaient chasser, ils n'avaient pas à exposer les têtes de ces bêtes. C'était... dérangeant.. La fois où elle était tombée sur cette pièce, la fillette se souvenait avoir vite passé son chemin. La vision de ce mur cauchemardesque la répugnait.

Pendant que Cassandre s'appliquait à se maquiller en rappelant les gestes appris par Kalisha, Sylvère restait en arrière. Et si elle n'arrivait pas à le dérider ? Et s'il était trop déprimé ? Cette captivité allait le rendre fou. Ou le tuer. Elle sentit soudain un souffle dans son dos et sourit. Il l'avait enfin rejoint. Il répondit à son affirmation sur les sentiments avec des paroles qu lui ressemblaient. En se retournant pour lui montrer son visage, elle arbora un large sourire puis s'exclama :

"C'est parce que j'ai un gentil grand frère pour bien m'apprendre les choses de la vie !"

Il lui fit un câlin en guise de réponse à sa question sur le résultat de sa séance de maquillage. La fillette s serra contre lui et entoura sa taille. Il eut alors un sursaut à question plus que particulière et Cassandre eut un sourire maladroit. Pourquoi avait-elle dit ça ? C'était quand même.. maladroit. Et puis, c'est pas sûr du tout qu'elle se marie un jour ? D'abord, qui voudrait d'une femme avec un caractère aussi épouvantable que le sien ? Sylvère dit qu'il serait honoré de al conduire et semblait incroyablement ému par sa requête. Puis, il parut... perplexe. Qu'est-ce qui lui prenait ? Il évoqua le nom de Hyriel et se rappela soudain de l'objectif premier de cette visite.

Reprenant son sérieux, Cassandre rit.

"Je pensais bien à lui au début. Mais avec ses béquilles, j'ai réalisé que ça n'irait pas."

Il lui tira justement la langue et Cassandre poussa un soupir.

"T'es quand même un idiot, Sylvère ! Tu ne comprends vraiment pas ? Allons.. je voudrais que ça soit toi parce que.. parce que j'aime voyons et que tu es mon grand frère ! Et puis c'est forcément un membre de la famille qui doit amener une jeune fille à l'autel !"

Cassandre dissimula le sourire qui lui venait. Son frère avait jeté de lu-même le filet pour se laisser attraper. il ne restait plus qu'à remonter le poisson.

"D’ailleurs, en plus d'être guérisseur, Hyriel, il voit un tas de choses. Il a vu que toi et grande sœur vous n'aviez pas encore couché ensemble. Comment ça se fait ? Un homme et une femme quand ils s'aiment, ils en peuvent plus et ils finissent toujours par coucher. Alors pourquoi vous faites pareil ? En plu, vous avez un filleul à nous faire ! Ou alors... Tu sais pas comment faire ? T'as jamais eu d'amoureuse avant grande sieur ? Ou... tu es puceau, Sylvère ? Tu en as honte ? il faut pas, hein ! Et puis; si tu veux, je peux t'expliquer ? Au lupanar, j'ai déjà observé ce qui se passait dans les chambres. J'étais curieuse. Alors, je t’explique ? Tu vas voir c'est très simple !"

Elle le fixait de ses grands yeux, prête à poursuivre dans les négociations et les révélations.

Il lui apprenait les choses de la vie. Cela le fit sourire et il la serra dans ses bras, ce qu'elle fit aussi en retour :

- Ah, tu sais... Il y a tellement de manières de voir la vie ! Celle-ci est la mienne, mais chacun en a sa propre vision. Et un jour, tu auras la tienne aussi ! L'important, c'est qu'elle te corresponde – et que tu acceptes celles des autres, parce qu'elle leur correspondra à eux.

Après tout, chaque jour rapprochait Cassandre de son anniversaire. Et chaque année la rapprochait de l'âge adulte. Elle devait se construire sa propre vérité. Il ne doutait pas qu'elle y parviendrait, entourée comme elle l'était, en piochant ce qu'elle voulait dans les discours de chacun.

Puis, vint la question sur le mariage. Le mariage. C'était la seconde fois en quelques jours qu'on venait lui en parler. A croire que les grands esprits se rencontraient... Bien sûr, il aurait été honoré d'être choisi. Plus que cela, même. Qu'elle pense à lui le touchait plus qu'il ne l'aurait cru.

Il ne croyait pas réellement aux mariages mais libre à chacun de faire ce que bon lui semblait. Et puis, depuis que Kalisha lui avait expliqué sa version des faits, il pouvait mieux mesurer que pour certains, ces bagues soient importantes. Même s'il trouvait toujours cela abjecte que de rassembler la magie d'un amour sur une seule et même journée, quand il aurait dû être alimenté et célébrer tous les jours qui suivraient.

Cassandre rit de sa perplexité. Il secoua la tête quand elle répondit – et lui tira la langue à cet instant. Bien sûr qu'elle se moquait de lui. Au fond, c'était mérité : la question était idiote. Mais il n'avait pu s'empêcher de la poser. Il ne s'était tellement pas attendu à une telle demande !

Il lui sourit, sans répondre. Quand il avait été enfant, il aurait adoré avoir quelques frères et soeurs. Mais à ce jour, tous ces regrets étaient absorbés. Cassandre était la plus merveilleuse petite soeur du monde.

Ce fut à ce moment qu'elle reprit. Si la première phrase n'était pas particulièrement alarmante, la suite lui fit ouvrir de grands yeux. Un savant mélange de honte, de terrible gêne et d'agacement s'y alluma. De quoi se mêlait-il, celui-là ? Se moquer de leurs couronnes ne suffisaient pas ainsi ? Il fallait qu'il en rajoute une couche, bien évidemment ! Et Cassandre, elle, ne trouvait rien de mieux que de s'exécuter pour venir... venir faire quoi, au juste ?

Il se décomposa à l'idée de ce qui venait de lui traverser l'esprit. Mais, imperturbable, Cassandre poursuivait sur sa lancée, le laissant un peu plus abasourdi à chaque mot. Et un peu plus mortifié.

- En plus, vous avez un filleul à nous faire !

Sylvère ne trouva rien à répondre. Et pourtant... il en aurait eu des choses à dire ! Comme par exemple, qu'avant d'être leur filleul, ce serait leur enfant. Il eut un geste impuissant, en cherchant les mots qui ne venaient pas.

- Ou alors... tu sais pas comment faire ? T'as jamais eu d'amoureuses avant grande soeur ?

Il allait rétorquer, pour faire remarquer que si, il savait comment faire et qu'il avait déjà eu une amoureuse – quoi qu'elle semble en penser. Certes, une seule, et cela quand il avait dix-sept ans. Rien de bien glorieux. Mais tout de même ! Une n'était pas zéro ! Sauf que...

- Ou... tu es puceau, Sylvère ?

Cette fois-ci, il manqua de s'étouffer en avalant sa salive de travers. Hein !? Mais d'où sortait-elle cela ? On ne lui avait pas appris que ce n'était pas des questions qui se posaient ? Que la sexualité, justement, était une chose intime et que ce n'était pas aux petites soeurs que de se renseigner sur la vie amoureuse de son grand frère ? Ni son rôle, d'ailleurs, de se désigner enseignante de fortune...

Mais une fois de plus, il ne put rien faire d'autre, sinon ouvrir encore plus les yeux et... se faire tout petit. Non vraiment. Cette conversation était vraiment malaisante. Il aurait aimé aller s'enterrer sous terre, se faire oublier, …

Il secoua la tête, désespéré. Bon sang, Hyriel allait l'entendre ! Qu'il mette la main dessus, et il verrait, ce meilleur guérisseur du monde. Il retrouva la parole juste au bon moment, le visage certainement cramoisi de gêne, tandis que Cassandre allait se lancer dans des explications fort peu séantes.

- Non, non, non ! Cassandre ! Je vais m'en passer ! Je n'ai aucune envie de parler de cela, encore moins avec toi ! C'est gentil à toi, mais nous allons arrêter cette conversation là.

Autant arrêter le carnage le plus tôt possible. Il avait un peu trop tendance à oublier que sa petite Cassandre avait vécu plusieurs années dans un bordel. Et que cela avait clairement eu une influence – non négligeable, à son plus grand désespoir – sur sa construction.

- Et puis, les choses ne sont pas si simples que tu ne le crois !

Il y avait plein de paramètres qui rentraient en ligne de compte qu'elle ne calculait certainement. Comme le fait que Kalisha était mariée, justement. Et que ce n'était pas avec lui. Et encore... si c'était là le seul problème.

Tout le long de son petit discours, Cassandre fixa avec attention Sylvère et le sentit lentement se décomposer. Pourquoi était-il si mal à l'aise ? la sexualité c'était une chose normale pour la vie d'un adulte. Surtout pour un homme. Ils faisaient tous avec plaisir ce genre de choses. Il la suppliait d'abord d'en rester là. Elle le regarda, confuse.

"Ben pourquoi ? Tu veux pas savoir comment on fait un bébé avec Kalisha ?"

Malgré l'indirection qui venait d'être plus ou moins faite, l'enfant poursuivit :

"C'est pas compliqué, tu sais ! Tout ce que tu as à faire, c'est de déshabiller. Enfin... Généralement, la femme déshabille l'homme et l'homme il déshabille la femme. C'est comme une danse. Puis, ils tombent dans le lit. Ils se font des caresses, des bisous... Puis, ça disparait dans les draps. j'ai jamais pu voir ce qui se passait exactement. Mais ils s'approchent. ils sont tous près. Comme collés. Et puis, ils crient ! Ils crient fort. Et puis après, ils tombent dans le lit, épuisés. Dès fois, ils recommencent. Mais souvent non. Le plus souvent, l'homme, il repart mais la femme elle enchaine avec un autre."

En étudiant cette dernière évocation, ses sourcils se froncèrent et elle dit avec une naïveté surprenante après tout les propos qu'elle venait de tenir.

"C'est quand même pas résistant un homme !"

Cassandre se rappela alors de paroles prononcées par Dame Irène.

"Ah oui ! L'autre jour, Dame Irène disait que si c'étaient aux hommes de mettre des enfants au monde, ils supporteraient pas ! Tu te souviens ? Je crois qu'elle a raison ! Vous, les hommes, vous avez aucune endurance !"

La fillette fixa soudain Sylvère quand Sylvère dit que les choses n'étaient pas aussi simples. Elle ne comprenait pas. Pourquoi ça serait pas simple ?

"Pourquoi ? Pourquoi ça peut pas être simple ? Toi et grande sœur vous vous aimez. Et les gens qui s'aiment, ils aiment se faire un tas de câlins. Alors, pourquoi ?"

C'était affreusement gênant, cette conversation avec Cassandre. Et il ne voyait pas comment la faire taire. Comment lui faire comprendre que ce n'était pas des choses à dire ? Ça semblait tâche impossible, alors que malgré ses protestations, Cassandre poursuivait sur sa lancée, insensible à sa gêne.

Non, il ne voulait pas entendre ses propos à ce sujet. Comment le lui expliquer, sans provoquer trop de questions, alors que cela partait de bons sentiments de sa part ? Elle avait l'air de tenir absolument à ce bébé... Mais elle allait devoir prendre son mal en patience encore un moment. Avait-elle si hâte d'être marraine ? Il n'aurait pas cru.

Échapper aux explications s'annonçait ardu... et pour être honnête, c'était également trop tard :

- C'est pas compliqué, tu sais ! Tout ce que tu as à faire, c'est te déshabiller.

Ce n'était pas compliqué. Elle avait raison. Par contre, s'assurer que Cassandre s'arrête là, ça l'était beaucoup plus. Sans espoir, même, puisque malgré ses regards éperdus, elle enchaînait.

Les images qui envahirent son esprit alors le firent virer à l'écarlate. Il ne doutait pas qu'elle saisirait l'occasion de lui faire remarquer.

- Le plus souvent, l'homme, il repart mais la femme elle enchaîne avec un autre.

Il lui lança un regard désespéré.

- Cassandre, ce que tu as pu voir là-bas... C'est très différent de la situation présente. Tu comprends ? Et puis, c'est ma vie intime, tout ça. Ça veut dire que ça ne regarde que moi, et Kalisha. Personne d'autre. Alors je ne sais pas de quoi vient se mêler Hyriel, mais ça ne le concerne pas. Qu'il aille s'occuper de son thym, celui-là ! Je n'ai pas de comptes à vous rendre, à tous les deux.

Les problèmes se trouvaient autre part et ce n'était pas un cours sur la sexualité qui pourraient les arranger. Malheureusement. Il retourna s'asseoir sur le lit et appuya ses coudes sur ses genoux tandis que Cassandre insistait. Pourquoi les choses ne pouvaient être simples ? Il se posait la même question et n'en avait pas la réponse.

- Je sais faire un bébé, si c'est ce qui t'inquiète. Ce n'est pas pour ça que nous n'avons pas encore... fait. C'est juste que... on préfère prendre notre temps. S'aimer, ce n'est pas que faire des enfants. Il y a plein d'autres manières, d'accord ? Ce n'est pas parce que je ne couche pas avec elle qu'on ne fait rien.

Hier soir, il avait bien pris ce fameux bain promis avec elle. Mais ça, il se garderait bien de le lui dire. Prendre le risque qu'elle l'assaille de questions douteuses ? Jamais. Et puis, il l'avait dit : c'était sa vie intime et ça ne concernait pas Cassandre. Elle n'avait pas besoin de savoir ce qui se passait — ou ne se passait pas — dans son lit.

- Elle est mariée.

Il s'arrêta là, comme si cela répondait à toutes les questions. Avant de reprendre plus pensivement :

- ... et puis, je n'ai pas envie que mes enfants soient orphelins de père avant même d'être nés.

Cassandre était toute fière d'exposer ses connaissances à Sylvère qui semblait si emprunté sur le sujet de la sexualité. Elle avait expliqué tout ce qu'elle avait vu et cru comprendre avec naturel, ravie de pouvoir partager son expérience. Pour une fois qu'un enfant apprenait des choses à un adulte ! C'était quand même pas tous les jours que ça arrivaient !

Mais Sylvère n'appréciait pas.
Sylvère était en colère. Elle commençait lentement à le percevoir. A chacune de ses phrases, il avait un regard de plus en plus étrange. Il prit soudain al parole et lui disait que sa situation n'avait rien à voir avec ce qu'elle avait pu voir au lupanar. Il affirmait ensuite que sa vie intime ne regardait personne et il crachait sur Hyriel. Elle baissa la tête. Il était vraiment en colère. Cassandre baissa la tête, penaude. Elle croyait bien faire pourtant. Et s'il se fâchait contre elle aussi ? et s'i l'aimait plus ? Ses yeux se remplirent de larmes.

"Tu es gâchée après moi aussi ? Tu.. Tu m'aimes plus ?"

Malgré elle, sa curiosité revenait la titiller alors que Sylvère affirmait que les choses n'étaient pas si simples et qu'ils prenaient le temps. Elle se rappela un instant que Dale Irène avait aussi dit ça, que son mari et elle avaient pris le temps. Mais c'était encore confus dans sa tête.

"Mais ça fait quoi alors des adultes quand ils s'aiment s'ils font pas des bébés ? Comment on aime quand on fait pas de bébé?"

Un temps long de silence embarrassant flotta entre eux. Puis, Sylvère lâcha que Kalisha était mariée. Cassandre haussa les épaules.

"Et alors ? C'est quoi le problème ? Des hommes mariés qui vont dans d'autres couches que celle de leur épouse, y en a plein ! Pourquoi une femme, elle pourrait pas faire pareil ? Et puis... Si c'est vraiment ça le problème, suffit de demander une petite potion à Hyriel qu'on verse dans un plat du gros porc ! Pas plus compliqué ! De toute façon, celui-là, personne ne va le regretter ! Faut pas avoir de complexes là-dessus !"

Est-ce qu'elle préméditait un meurtre sans avoir d’appréhension. Cassandre s'étonna un instant de sa froideur puis songea que bien des gens n'en auraient. Et puis, Monthoux, il en aurait des cas de conscience s'il découvrait que son épouse la trompait ? Et quand ils humiliaient ou faisaient battre ses esclaves, il en avait là aussi ? Elle secoua la tête, renfrognée. Cet homme ne méritait qu'on se pollue l'esprit à le regretter.

"Si vous le voulez, je vais chercher tous les ingrédients que y a besoin pour la potion !"

Sylvère reprit finalement la parole et ajouta un argument qui l'ébranla. Sa respiration se coupa un moment et lui donna la sensation de s'étouffer. Sylvère... Stlvère qui serait mort... Un monde sans Sylvère... ses yeux se remplirent de larmes à nouveau puis elle tapa du pied avant de pousser un cri de rage.

"Non ! Non, ils seront jamais orphelins ! Parce que t'as pas le droit de mourir, Ys !"

Cassandre niait totalement la réalité et refusait pour une fois de voir l'option qui s'avérait pourtant la plus réaliste. Elle éclata finalement en sanglots, redevant une jeune enfant en proie à un chagrin terrible.

Cassandre baissa la tête, soudainement éteinte. Sylvère remarqua clairement ses yeux qui se remplirent soudainement de larmes, et il se sentit bête. Il n'avait pas voulu paraître énervé, il n'avait pas voulu la laisser croire qu'il pourrait, un jour, ne plus l'aimer. Ce n'était pas contre elle qu'il en avait.

Il secoua la tête et passa les mains sur sa nuque. Il était fatigué. Il voulait rentrer chez lui. Il voulait retrouver ses amis cloportes et les hautes ramures des arbres. Mais c'était impossible et il le savait. Alors, il poussa un profond soupir et secoua la tête, en gardant les yeux baissés sur les tapis qui recouvraient le sol :

- Pardon Cassandre. Je voulais pas avoir l'air fâché. Bien sûr que si, je t'aime encore. Je t'aimerai toujours. Je suis juste un peu... à cran. Désolé. Ce n'est pas contre toi.

Au contraire. Elle était venue pour le voir, elle lui avait apporté un peu de réconfort. Mais parler de sexualité lui avait rappelé la cruelle réalité : Kalisha était mariée et un simple regard, surtout ici, pouvait s'avérer dévastateur. De bien des manières. Il voulait des enfants, il en voulait tellement, mais les choses ne se résumaient pas simplement à son bon vouloir. Il soupira encore. Il répondit plus calmement :

- Il y a beaucoup de manière d'aimer, petite princesse, tu sais. Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Et aucune n'est plus mauvaise qu'une autre.

Kalisha était mariée.

Cette pensée refusait de partir de son esprit, désormais. Et quoi qu'il dise, Cassandre ne semblait pas en mesurer toute la portée. Il répondit, de nouveau un peu plus sèchement :

- Il n'est pas question de tuer qui que ce soit pour le moment. Ce n'est pas parce qu'on aime pas quelqu'un qu'il faut le tuer, d'accord ? Quant au reste... je ne sais pas. Ce n'est pas moi qui décide les lois fixées par la société.

Mais Cassandre ne changeait pas de trajectoire. Elle poursuivait sur cette préméditation de meurtre. Il secoua la tête, et insista – d'une voix sans appel :

- Cassandre. Arrête. On ne va personne. Ni toi, ni moi, ni personne d'autre.

Quant à revenir sur le sujet des enfants... Quel genre de père serait-il, pour cautionner la possibilité que ses enfants soient orphelins ? Quelle vie leur offrirait-il, sans père ? Il leur manquerait toujours quelque chose, et il ne souhaitait pas cela à ses enfants. Comment aurait-il pu le faire ?

Sauf que cela fit définitivement couler les larmes sur les joues de Cassandre. Il soupira de nouveau, se redressa sur le lit, et lui fit signe de venir. Quand elle fut devant lui, il la prit dans ses bras et la serra fort. Fort, fort, fort.

- Calme-toi, petite puce.

Il ferma les yeux, comme elle ne pouvait pas le voir. Il aimait la vie, il ne voulait pas mourir, mais il craignait qu'à un moment ou un autre, il n'ait pas le choix. Il ne pouvait pas lui promettre que tout irait bien. Il n'en savait rien lui-même. Il pouvait juste la bercer en attendant que ses larmes se tarissent. Il la souleva pour la poser sur ses genoux, caressa ses cheveux et demanda – pour lui changer les idées :

- Alors ? Quels mots tu as appris à écrire, ces derniers temps ? Tu me racontes ?

Cassandre pleurnichait, triste d'avoir vu pour la première fois son grand frère s’énerver contre elle. Il sembla se calmer. Il affirmait qu'il l'aimerait toujours. Elle le fixa, les yeux remplis de larmes.

"C'est vrai ? alors, t'es plus fâché maintenant ?"

Elle vint doucement s'approcher de lui et enlaça sa taille pour lui faire un câlin. C'était si agréable de le sentir contre soi son grand frère. Elle resta un petit moment comme ça, à apprécier simplement le contact de son corps contre le sien, puis se redressa en l'entendant s'énerver à nouveau et à affirmer qu'on tuait pas les gens qu'on aimait pas. Elle s'écarta un peu puis ajouta :

"Pourquoi ? Eldred, il m'a dit, quand je me posais des questions, quand je me sentais mal, que si j'étais mariée et que j'avais des problèmes avec mon mari, j'aurai qu'à aller voir Hyriel. Kalisha, elle a bien des problèmes avec son mari, non ? Alors, elle av avoir Hyriel et puis voilà les choses sont bien réglées. Et puis, personne le regrettera ce gros porc ! T'as vu comment il traite ses esclaves ? Même les nobles, ils l'aiment pas ! Et puis, avec tout ce qu'il avale, avec son âge, on croirait sans problème à une indigestion ! Eldred, il l'a raconté un repas entre lui et son maître.. même les porcs, ils mangent pas autant ! Tu vois, tu vois, ça soulagera tout le monde !"

Le raisonnement était limpide. Pourquoi les gens s’embarrassaient de scrupules ? Les scrupules, c'est ce qui faisaient perdre.

Il y eut finalement ce moment affreux à imaginer la mort de Sylvère qui la tétanisa.Son grand frère vint la prendre délicatement et la berça. Comme si elle redevenait un petit bébé sans défense. Elle se laissa faire et se blottit contre son torse. Peu à peu, les larmes se tarirent mais elle resta contre Sylvère quand celui-ci parla de ses travaux d'écriture.

"Je... J'essaie d'écrire des phrases."

Elle brûla d'envie de lui monter. Depuis une semaine, elle se demandait s'ils pourraient encore avoir des leçons justement. Elle sauta de ses genoux et courut chercher de quoi écrire puis s'installa sur le plancher pour composer de belles phrases qui rendraient Sylvère fier.

LE CHIEN EST DANS LA NICHE.
LES OISEAUX CHANTENT.
LA MAMAN BERCE SON ENFANT.
LE PLANCHER EST SALE.
LES ENFANTS JOUENT DANS LA CHAMBRE.
LE BÉBÉ DORT DANS SON BERCEAU.
LE BATEAU ARRIVE VERS LE PORT.

Quand elle estima en avoir assez, Cassandre se releva et courut apporter la feuille à Sylvère.

"T'as vu ? je fais plus de fautes !"

En fait, elle en faisait encore beaucoup. Quand elle ne connaissait pas l'orthographe des mots. Mais elle avait pris soin d'écrire des phrases avec ceux qu'elle avait mémorisé afin d’impressionner son grand frère.

"Et Irène m'a appris la conjugaison. un peu. Elle m'a parlé des verbes du premier groupe. Ils se finissent tous par et Comme chanter, marcher, jouer, manger, aller, fermer ou marchander. Et elle m'a parlé du présent, du passé et du fur. Je connais déjà par cœur ! Tu écoutes ? Au présent, on dit je joue, tu joues, il joue, nous jouons, vous jouez et ils jouent. Puis au passé, on dit je jouais, tu jouais, il jouait, nous jouions, vous jouiez et ils jouaient. Puis enfin au futur, on dit : je jouerai, tu joueras, il jouera, nous jouerions, vous joueriez et ils joueront. Alors, t'as vu ? J'ai bien progressé ?"

Cassandre battait des miens, toute fière de montrer ses compétences apprises en l'absence de son professeur.

"Alors, c'est bien ? C'est bien ?

Il n'avait pas voulu la faire pleurer. Loin de lui cette idée. C'était pourtant ce qui venait d'arriver, à son plus grand désarroi. Il n'aurait pas voulu s'énerver, encore moins contre elle, qui n'y était pour rien. Elle était juste venue pour prendre des nouvelles... Il sécha les larmes qui continuaient de couler sur ses joues avec un sourire.

- Bien sûr que non. Je ne suis plus fâché. Plus du tout, tu vois ? Je ne voulais pas avoir l'air d'être en colère.

Les choses étaient compliquées, et même lui avait du mal à les gérer. Même lui avait du mal à continuer à voir le bon côté des choses. Et pourtant... les avantages n'étaient pas en reste. Voir Kalisha tous les jours était un précieux cadeau. Mais il manquait malgré tout une partie de lui-même, qu'il avait laissée dans la forêt, en attendant de pouvoir revenir auprès des cloportes.

Il la serra dans ses bras, autant parce qu'elle en avait besoin que parce qu'il en avait besoin, lui aussi. Sa forêt lui manquait, certes, ce gros porc qui servait de mari à sa belle reine lui tapait sur les nerfs plus souvent qu'à son tour mais ce n'était pas une excuse pour vouloir le tuer. On ne tuait pas les gens parce qu'on ne les aimait pas. Ce n'était pas une raison valable. A vrai dire, aucune raison ne l'était...

Franchement. Mais qu'allait lui raconter Eldred ?! On ne disait pas de telles choses à une petite fille. D'autant plus à Cassandre. Ce n'était pas le genre de choses qu'elle oubliait. Elle les retenait même encore deux fois mieux que le reste, cette chipie.

- J'ai vu comment il traite ses esclaves, oui. Mais je refuse de tuer quelqu'un, d'accord ? De quoi pourrait-on se vanter ensuite ? De ressembler à ceux que l'on extermine ? Non merci. Vraiment, Cassandre... personne ne devrait avoir le pouvoir de vie ou de mort sur quiconque. L'égalité partirait de là.

Il faudrait qu'il parle un peu avec Eldred. Après tout... elle aurait bien été capable d'arranger les propos à sa manière, cela ne le surprendrait qu'à moitié. Mais tout de même !

Quant à mourir un jour... oui, cela arriverait. Il ne pouvait se détacher totalement de la pensée que cela pourrait même arriver rapidement. Ce n'était pourtant pas le moment d'y penser, les larmes avaient suffisament mouiller les yeux de Cassandre pour aujourd'hui. Il la ramena donc vers un sujet plus léger : l'écriture. Qui eut le mérite de la dérider aussitôt. Il eut un sourire amusé, en la voyant sauter de ses genoux. Une fois de quoi écrire entre les mains, elle s'assit par terre et, plume en main, inscrivit de jolies lettres sur le papier. Il voyait de là qu'elle s'était améliorée pour les tracer.

Au bout de quelques temps, elle lui tendit la feuille, pour qu'il lui donne son avis. Il l'observa un petit moment, avant de la prendre et de baisser les yeux sur les phrases. Sans une faute.


En la lisant et en sentant son coeur se serrer, il passa à la suivante. Il n'eut pas trop de mal à penser à autre chose. Cassandre avait fait d'immenses progrès. Elle avait de la volonté, il allait sans dire. Il l'écouta babiller à propos de la conjugaison, et hochait la tête quand elle attendait confirmation, sourire aux lèvres. +

- Tu as merveilleusement bien progressé ! Tu sais que tu es un petit génie, ma princesse ? répondit-il enfin en se redressant.

Cassandre n'était pas certaine d'approuver entièrement l'opinion de Sylvère sur le fait de tuer quelqu'un ou non. Surtout s'il traitait mal les gens. Les autorités, elle se privait pas de tuer avec cruauté des malheureux qui essayaient juste de survivre. Sans parler des esclaves qu'on disait rebelles. Personne ne devrait avoir le pouvoir de vie ou mort ? Sauf que tout le monde, ou presque, l'avait. C'était naïf de ne pas l'accepter. Alors autant faire comme les autres. Et puis, Monthoux, s'il apprenait son existence, il demanderait sa tête. Comme toutes celles de ses complices.

Mais elle ne dit rien de ses opinions. Sylvère était trop idéaliste pour comprendre. Elle préféra se taire et garder ses idées pour elle.

Après ce moment à pleurer suite à l'idée d'imaginer Sylvère mort, Cassandre retrouva de la joie en traçant toutes ces phrases, désireuse de vouloir son grand frère. Elle l'observa ensuite avec appréhension lire une à une ses essais. Et si elle avait fait une erreur ? Elle se sentait soudai plus si sûre. Sylvère annonça qu'elle avait bien progressé et elle rayonna.

"C'est vrai ? Tu te trouves ? Merci !"

Elle baissa la tête suite au second compliment.

"Non, je suis pas un génie. Hyriel m'a appris des lettres au début de l'année mais j'ai rien retenu. Irène aussi a essayé mais j'ai rien su retenir. Mais avec toi..."

Elle s'approcha et vint claquer un bisou sur sa joue.

"C'est toi qui est un génie, Ys, pour m'avoir su m’apprendre !"

Elle reprit d'une petite vox.

"Mais je sais écrire. Mais... je ne sais pas lire. J'ai essayé de lire le livre que grande sœur m'a offert mais je ne reconnais aucune lettre."

Cassandre se leva et courut chercher au hasard un livre posé sur une des étagère. elle l'ouvrit au milieu et montra à Sylvère une phrase.

"Regarde ! Il y a jamais aucune lettre qui correspond à celles que je connais ! A part, celle au début d'une phrase."

Il voyait bien que Cassandre n'était pas convaincue par ses propos sur la mort. Et il savait qu'elle resterait fermée à moins de trouver quelques arguments irréfutibles qu'il n'avait pas pour l'instant. Tout ce qu'il savait, c'était que tuer, même les pires personnes, c'était accepter de devenir comme elles. Et il s'y refusait.

Tant pis si elle trouvait cela idéaliste et qu'elle le prenait pour le dernier des idiots optimistes. Il ne reviendrait pas sur ses convictions-là. Peut-être voyait-il le verre trop plein ? Allez savoir. Les gens avaient coutume à dire que ni les pessimistes, ni les optimistes n'avaient raison. Il n'empêchait : les optimistes avaient la vie plus belle. Une vie courte mais belle, ne valait-elle pas mieux qu'une vie longue mais sans attrait ? Il se posait cette question depuis presque vingt-cinq ans, maintenant, et il avait trouvé sa réponse...

En tout cas, elle avait fait de nombreuses progrès en écriture ! Et elle méritait de le savoir ! Tout comme elle avait le droit de savoir qu'elle était son petit génie. Ce qu'elle nia, avant de venir lui claquer un bisou sur la joue, en lui retournant le compliment. Ce qui eut le don de le surprendre.

Il eut un sourire en coin et releva, avec un air faussement pensif, comme si de rien :

- Ah bon ? Alors il est possible d'être un grand idiot et un génie à la fois ? Voilà qui est très paradoxal, petite princesse.

Mais bien sûr, il ne cherchait rien de moins qu'à l'embêter, comme elle le faisait elle-même régulièrement alors bien vite, il prit un air moins joueur et passa la main dans ses cheveux – remerciment sincère pour les mots qu'elle venait de prononcer.

Déjà se posait une nouvelle question : la lecture. Cassandre courut chercher un livre dans la bibliothèque qu'elle lui ramena en l'ouvrant à une page. Elle ne connaissait aucune lettre ? Sylvère eut un sourire et prit le livre sur ses genoux.

- Et pourtant, Cassy, tu les connais déjà toutes ! Tu sais qu'une phrase, dans un livre comme celui-ci, commence par une majuscule et termine par un point ? Tu vois ? – il indiquait de ses doigts le début et la fin de la phrase sélectionnée - Tu vois, toi tu connais les lettres de début de phrase. Les majuscules. Toutes les autres sont des lettres minuscules. Il suffit simplement de savoir laquelle est laquelle.

Il fit une pause et ajouta, en désignant plusieurs lettres du doigt, dont faisait partie le C, le O et le P.

- Mais tu vois ? Il y en a qui se ressemblent beaucoup sous leurs deux formes ! Comme le C, par exemple. Est-ce que tu en reconnais d'autres ? Regarde bien, je suis sûr que tu peux en deviner quelques unes !

Cassandre avait la tête baissée vers la page ouverte du livre pris dans les affaires de Kalisha et qui paraissait affreusement compliqué. Pourtant, le titre sur la couverture lui avait fait croire que ça serait facile. Un ouvrage qui s'intitulait le Prince, elle croyait que ça raconterait une histoire simple sur un prince. Mais c'était plein de mots compliqués, avec des lettres compliqués, différentes de celles de l'abcédaire de Sylvère.

Elle tressaillit quand Sylvère vint justement rappeler qu'elle venait de lui dire qu'il était intelligent. La fillette rougit, terriblement embarrassé.

"Euh... Je ne voulais pas dire ça ! C'est pas que t'es intelligent, enfin, bien sûr, mais t'es pas non plus complètement idiot. Voilà, voilà !"

Désireuse de faire oublier au plus vite cette baisse de sa vigilance, Cassandre montra à nouveau l'ouvrage entre ses mains et insista sur sa question. Sylvère ne pourrait pas y résister. Impossible ! D'ailleurs, il s'intéressa sérieusement à cela et lui rappela l'usage du majuscule et du point dans une phrase. Elle leva les yeux.

"Mais je le sais ça, oui ! Moi, je veux savoir ce qui y a entre cette majuscule et ce point !"

Sylvère assurait que ces lettres minuscules ressemblaient aux majuscules. Elle en doutait pas. Elle n'en avait pas su en reconnaitre. il lui montra alors le O et le C qui étaient effectivement similaires dans les deux versions.

"Oh..."

Il l'encourageait maintenant à essayer de deviner plusieurs de ces lettres. d'abord anxieuse, Cassandre se décida à essayer. pour pas décevoir son grand frère. La fillette eut soudai une idée et alla chercher un onguent de maquillage puis s'installa au sol avec le livre. Lentement, son rgard étudia une à une les lettre puis sa main coloria en rouge celles qu'elle reconnaissait.




A la fin de cet exercice, Cassandre rapporta le livre colorié à Sylvère et indiqua le premier mot.

"Là, ce premier mot, avec les lettres que j'ai reconnu, c'est donc. Donc... alors, la lettre que je ne connais pas c'est un n, c'est ça ?"

Elle pointa du doigt le troisième, celui qui commençait par une majuscule.

"Et là, alors, il y a la même lettre un n. C'est.. comme le titre du livre. alors, c'est Prince ? Donc la lettre qui manque en seconde place c'est le r, c'est ça ?"

Ses doigts continuaient à se promener dans le texte amis il restait encore trop lettres floues.

"Je ne comprends pas les autres. il y a loup, là, que je connais, lion aussi. Mais j'arrive pas à lire le reste."

Oh, bien sûr. Un compliment de Cassandre n'était jamais totalement gratuit, et il ne durait jamais longtemps. Déjà, elle se reprenait, bien maladroitement et c'était drôle à écouter. Parce qu'il n'empêchait qu'elle l'avait dit tout de même, quoi qu'elle essayait de justifier après coup. Et que cela lui suffisait.

Cassandre changea de sujet. Il n'oublierait pas si facilement, qu'elle n'aille pas croire le contraire ! Mais il la laissa penser qu'elle avait gagner. Pour ré-attaquer plus tard, quand les circonstances s'y prêteraient mieux. Une phrase était donc composée d'un point et d'une majuscule, lui expliqua-t-il. Ce en réponse de quoi, Cassandre leva les yeux au ciel. Sylvère lui tira la langue :

- Un peu de patience, jeune fille ! J'y arrive !

Ce qui fut effectivement le cas juste après. Cassandre baissa de nouveau les yeux sur les lettres, les observa. Le petit oh qui sortit de ses lèvres prouva qu'elle avait compris de quoi il voulait parler.

Aussitôt, elle alla vers la coiffeuse de Kalisha pour prendre un onguent et s'installa à même le sol pour... Sylvère n'eut même pas le temps d'ouvrir la bouche pour l'arrêter : c'était déjà trop tard. Cassandre, de ses petits doigts, coloriaient avec grande application les lettres qu'elle reconnaissait. Sylvère se retint de rire, conservant avec difficulté son air sérieux, mais ne fit aucun commentaire. Autant la laisser finir le carnage du livre, maintenant. Si cela était pédagogique...

Elle rapporta finalement le livre à Sylvère, qui le prit sur ses genoux, en se retenant toujours de rire devant les traces rouges qui recouvraient maintenant certaines lettres. Elle avait travaillé sur un extrait de quelques lignes, et il ne fit aucun commentaire sur la signification générale. Avec un peu de chance, elle resterait focalisée sur les lettres et sur l'histoire des animaux.

Il hocha la tête à ses déductions – qui étaient justes et très astucieuses. Il sourit et ajouta :

- Voilà ce qu'on va faire. Tu reconnais bien le son que font les lettres maintenant, n'est-ce pas ? Alors je vais lire à voix haute cet extrait, d'accord ? Et tu vas essayer de reconnaître le son de celles qui te manquent. Tu es prête ?

Et alors, lentement, en articulant bien pour ne pas avaler les syllabes, il lut – et recommença une deuxième fois, pour ce qu'elle n'avait pas eu le temps d'entendre. Avant de relever les yeux vers elle.

- Alors, petit génie ?

Cassandre se concentra avec toute son attention pour écouter le texte que lui disait Sylvère et son esprit était capable d'identifier les lettres une à une au fur et à mesure que la voix de son grand frère les énonçait. Lors de la seconde lecture, la fillette voulut alors les écrire mais elle ne disposait d'aucune feuille. Comment faire ? Elle se rappela ensuite que les livres possédaient des pages blanches au début et elle en arracha violemment une mais qui était évidemment mal déchirée. Une sorte de dentelle ciselait la marge.

Pendant la seconde lecture, Cassandre s'appliqua à inscrire en majuscule les lettres une à une mais écrivait, comme toujours, lentement. Sa bonne mémoire l'aidait au moins à retenir les phrases et Sylvère, heureusement, prenait le temps et ne parlait pas trop vite en détachant bien ses syllabes.

Lorsque la fillette eut le texte dans son intégralité et le relut seul puis fit la grimace.

"Je ne comprends rien de ce que ça veut dire."

Mais au moins, elle pouvait avoir un comparatif avec les minuscules. Cassandre reprit l'ouvrage des mains de Sylvère et arracha une autre feuille blanche, cette fois située à la fin du libre, et commença à écrire un abécédaire en faisant correspondre les lettres majuscules à leurs homologues minuscules. Quand elle eut fini, elle monta avec fierté son travail à Sylvère.

"T'as vu ? J'ai tout bien fait, hein ?"

Cassandre se décida à essayer d'écrire une phrase avec ces caractère. Elle ouvrit le livre vers le début et nota que les pages blanches disparaissaient. Il en restait au moins une. Elle l'arracha et se mit à composer dessus.


Elle tendit la feuille à Sylvère.

"T'as vu ? J'ai écrit en minuscule !"

Son regard revint vers le livre et elle pointa le passage annoté.

"Dis, ça veut dire quoi alors ce qu'on a lu ? je comprends vraiment mal ! Pourquoi un prince doit se comporter comme des animaux ?"

Bon.

Finalement, il aurait peut-être dû intervenir plus tôt pour lui dire qu'on ne réservait pas de tels traitements aux livres. C'étaient des objets précieux, qu'il fallait respecter. Des objets d'étude à préserver. On n'écrivait pas dessus, on ne déchirait pas les pages non plus. Dans son pragmatisme, il se doutait bien que Cassandre ne s'embêtait pas de principes dans ce genre. Elle n'en avait sûrement même pas conscience.

Mais cela faisait partie des choses qu'il fallait apprendre en même temps que la lecture et l'écriture. Comment était-on censé comprendre et pouvoir lire, si l'on abîmait les ouvrages qui nous permettait de le faire ? Elle se montrait pourtant beaucoup trop vive à chaque fois pour qu'il puisse esquisser le moindre geste pour l'arrêter.

Pour ses usages personnels, Cassandre déchira une page. Puis une seconde. Puis une troisième. Jusqu'à ce que les pages blanches aient toutes disparu. Peut-être était-il temps d'arrêter le carnage. Avant que d'autres ne subissent le même sort. Mais la féliciter en premier restait en tête de l'ordre d'importance pour le moment. Il prit un ton très solennel, parce que c'était dans son naturel de toujours jouer avec tout :

- Très chère petite soeur, j'ai une bonne nouvelle pour vous : vous savez lire !

Il lui sourit ensuite, reprenant un ton plus habituel, et ajouta aussitôt puisqu'il savait parfaitement quels genres de propos elle pouvait dores et déjà lui retourner :

- Ce n'est pas encore parfait, bien sûr, mais tu as tout compris. Ce qui te manque maintenant, c'est de l'entraînement, et tu pourras lire tous les livres que tu veux ensuite ! Tu peux être fière de toi ! Mais...

Il fit une nouvelle pause et réfléchit à la suite, plus délicate de ce qu'il avait à dire. Il se racla la gorge.

- … mais, tu vois, tu ne peux pas te permettre de déchirer les pages du livre, ni d'écrire dessus comme tu viens de le faire. Ce sont des objets rares et précieux. La lecture est rare et précieuse, elle aussi, tu comprends ? Il faut en prendre soin, d'accord ? Tu ne dois plus recommencer. C'est important.

Dans son explication, il avait fait passer à l'as – volontairement, il devait le reconnaître – la question de Cassandre sur la véritable signification du passage choisi. Il espérait bien qu'elle n'y pensait plus et qu'elle n'allait pas insister.

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'Dé à 6 faces' :

Sylvère avait un regard étrange quand il l'observait en train d'arracher une feuille pour écrire dessus. Cassandre ne savait pas comment l'interpréter. Elle faisait une bêtise ? Elle se trompait dans sa manière d'écrire un mot ou de lire des lettres ? Elle avait la sensation d'apercevoir un reproche dans ces larges yeux ouverts et cela l'énervait de ne pas comprendre de quoi il était question.

Lorsqu'elle remit la feuille, Cassandre se sentit submergée par l'angoisse et l'appréhension. Et si elle avait commis une grosse erreur ? Et si elle avait mal compris la consigne ? Elle attendit que Sylvère termine de consulter ses lignes, dévorée par la nervosité, suspendue à ses lèvres.

Soudain, il lui annonça une information surprenante.
Elle savait lire.

"Mais... Mais tu dois te tromper. Je lis mal les lettres, les syllabes... Et ça prend beaucoup de temps. Les gens qui savent lire, ils lisent aussitôt. Sans hésiter. Alors moi, je ne sais pas lire."

Mais il enchaîna aussitôt, sans avoir dû entendre ses arguments, comme s'il les connaissait d’avance, qu'elle manquait seulement d'entrainement. Cassandre resta sceptique.

"Tu le crois vraiment ? Mais j'ai pas su comprendre le texte que j'ai lu. Alors si je comprends pas ce que je lis, c'est que je sais pas lire."

Sylvère reprenait alors sur un autre point et expliquait à présent qu'on ne devait pas écrire dans un livre ou le déchirer. Elle observa l'ouvrage qu'elle avait gribouillé et supposa que ce devait être une règle qui avait été érigé par l'élite. Elle opina de la tête dans un hochement approbatif puis revint au sujet qui l'intéressait réellement.

"Mais y'as pas répondu ! Alors, il veut dire quoi ce passage qu'on a lu ? Allez, explique ! Explique-moi !"

Elle arbora un visage pétri d’innocence t fit un air petit air piteux.

"Tu es si intelligent, mon grand frère chéri. Tu ne vas pas laisser ton adorable petite sœur dans l'ignorance ? Tu es trop bon pour ça."

Soudain, la cloche de l'église proche carillonna et annonça les laudes. Cassandre sursauta et plaqua la main contre sa bouche.

"Oh non ! J'ai promis de rentrer pour les vêpres ! Et je dois encore encore passer au marché ! Je vais me faire gronder sinon ! Ou punir ! Désolée, grand frère !"

Dans sa panique, Cassandre avait totalement oublié la fameuse question ou l'écriture. Elle sortit rapidement un pain d'épice et le posa sur le lit.

"Tiens, ce sera pour toi et grande sœur ! Désolée, je peux pas rester plus longtemps !"

Elle claqua un gros baiser sonore sur la joue de Sylvère puis se dépêcha de quitter la pièce.

Cassandre savait lire. Elle reconnaissait les lettres, elle parvenait à déchiffrer les mots, même si cela était encore très lent. Elle avait fait d’énormes progrès en peu de temps et tout ce qui lui manquait désormais, c’était s’entraîner, encore et encore. La patience était la clef de la réussite. Elle ne semblait pas réellement le croire, alors il haussa les épaules nonchalamment :

- On en reparle dans quelques semaines. Tu verras, que j’ai raison.

Et il lui fit un clin d'œil.

Il n’était pas peu fier d’avoir évité la question sur la signification de ce passage. Mais il aurait dû se douter qu’avec Cassandre, une victoire n’était jamais très longue avant qu’elle ne revienne à la charge. Cette fois-ci ne fit pas exception à la règle.

Elle jouait bien la carte de l’innocence. Il se serait presque laissé avoir - il se laissait avoir, parfois… Mais pas aujourd’hui. Après tout, il fallait reconnaître qu’il avait usé des mêmes techniques. Et plus d’une fois. Il était bien décidé à trouver une autre forme de dérobade quand cette dernière se présenta inopinément. Mais ce n’était pas celle qu’il aurait voulu.

Les cloches sonnaient. Cassandre sursauta et aussitôt, posa la main sur sa bouche. Sylvère soupira. Il savait déjà ce que ce geste signifiait. Il pinça les lèvres. Elle rentrait. Déjà.

Il ne répondit pas.

Cassandre sortit de sous ses jupons un pain d’épices qu’elle déposa sur le lit. Puis, elle lui claqua un gros bisou sur la joue. Et véritable petite furie blanche, quelques secondes plus tard, elle s’était engouffrée dans le couloir, pour quitter Monthoux comme elle y était arrivée. Sylvère garda quelques instants les yeux sur la porte.

- À la prochaine fois, fit-il à mi-voix alors qu’elle ne pouvait plus l’entendre depuis bien longtemps déjà.

Il soupira encore. Et se tourna vers la fenêtre de nouveau, appuya son menton sur ses bras croisés.