[24 novembre, soir] Pour cultiver les Fleurs du Mal [ft. Hyriel, Phaïdée][Terminé]

Une nouvelle lubie semblait s'être emparée de la comtesse de Monthoux : elle avait fait part à son mari de son souhait ardant de se faire composer, ici, au château, un somptueux jardin botanique qui rassemblerait les plantes les plus originales de l'Empire. Il fallait pour cela convoquer un jardinier expérimenté en pousses exotiques... Kalisha aurait même déjà trouvé la perle rare ! Ainsi s'était-elle chargée de décrire la situation à l'époux, mentionnant toutefois la singularité de ce futur employé : il était infirme, se déplaçait à l'aide de béquilles et viendrait avec trois assistants. Décidément ! Cela devenait un refrain pour Prosper que de se frotter à des éclopés ! Telle fut sa première réaction. Entre cette godiche d'aveugle qui lui avait ruiné une porcelaine hors de prix il y a quelques mois, le grand brun au sourire du diable l'autre fois sur le marché, et les sermons du Cardinal Cassin au sujet de ces êtres – l'homme déjà originellement superstitieux avait de quoi se méfier.
Sa femme et sa fille surent le travailler au corps et à l'âme, jusqu'à lui faire admettre l'embauche d'un humble jardinier à grands coups de supplications, de pieuses paroles, d'évocations de la charité et de la réputation de moralité qu'un acte aussi généreux attirerait sur le domaine de Monthoux. Prosper céda. Pour une raison encore supérieure à celles-ci : depuis le pèlerinage, sa Mie lui donnait davantage de marques d'affection. Il se rappelait de ses larmes, de ses embrassades. Vraiment, leur couple semblait dans une meilleure passe et peut-être même que le fils tant attendu viendrait ! À cela s'ajoutait que Kalisha s'était choisi une dame de compagnie dont elle louait la piété. Le comte voulait faire plaisir à sa femme. Elle aurait son jardin. Et son jardinier avec ses assistants.
Florentyna s'était empressée de décrire davantage le futur domestique infirme, suivant les conseils de sa belle-mère : un grand blond assez timide, qui promettait d'être sans histoires. Encore une fois la jeune Monthoux savait qu'elle mentait à son père, pour Kalisha : elle savait que celui qui arrivait n'était autre que ce Hyriel, rebouteux des bois. La Princesse Djerdanne ne lui en avait dit que du bien, toutefois la demoiselle n'avait pu s'empêcher de faire mener son enquête. Et que ne lui avaient pas rapporté ses suivantes ! Il se disait que l'estropié se croisait peu à la messe – c'était le moins que l'on puisse dire ; qu'il accueillait des clients pour des demandes sûrement douteuses ; qu'on l'aurait vu rôder aux abords du Lupanar... et pas aux heures des consommateurs. La rigide Florentyna s'était promis de ne pas trahir sa belle-mère. De jouer le jeu. Elle aurait néanmoins une sérieuse discussion avec Hyriel à son arrivée, pour mieux le cerner puisque Kalisha lui jurait qu'il avait grand cœur... mais non sans lui mettre les points sur les I quant à ce qui arriverait au moindre problème.



Le jour J était arrivé. Prosper et Marthe se tenaient dans le bureau de l'intendance. Ils venaient de recevoir en entretien les trois assistants. Ils avaient bien répondu, paru pieux, accepté les conditions. Engoncée dans son strict bonnet noir, la contremaître furetait les gestes, scrutait les expressions, alternait un sourire mielleux au comte et des questions pointues. Elle, jaugeait, jugeait, jouait.
Hyriel aura attendu en une vestibule aux caissons et boiseries sombres percé de hautes fenêtres donnant sur les extérieurs du gigantesque domaine. Le château semblait, d'un bout du ciel à l'autre, ouvrir ses ailes de marbre strié de rouge. Les plantes galopaient jusqu'aux nombreux petits balcons, qui écrasaient tout nouvel arrivant de leur ombre puissante. L'immensité des dépendances avait de quoi estomaquer n'importe quel roturier n'ayant jamais approché pareille propriété. Certains angles de bâtiments s'avançaient et se refermaient telles les pattes d'un molosse endormi sur tout ce qu'il possédait. Mais dans ce vestibule, tandis qu'il patientait, Hyriel aura peut-être aussi croisé des esclaves de passage, à la tâche, portant ceci ou cela. On fut trop pressé pour lui céder un siège. Ce lieu était destiné aux convocations des domestiques : quel domestique avait besoin de s'asseoir ?
Enfin, la porte du bureau s'ouvrit sur la sèche silhouette de Marthe – femme d'un certain âge, aux lèvres pincées, aux petits pas nerveux dans ses talons aiguillonnant le parquet. Quand elle eut fait gémir la poignée et jaugé une première fois le futur serviteur de Madame la Comtesse, elle couina :

– Entrez.

Assis au fond d'un fauteuil damassé, le comte trônait derrière le bureau. Il ne bougera pas. Il ne dirait rien. Observera seulement, intervenant au besoin. Ses yeux ne manquèrent pas de scruter la silhouette de l'arrivant. Ce blond béquilleux-là, il ne l'avait jamais vu. La Marthe rejoignit sa propre chaise, croisa ses doigts noueux devant elle. Disséqua. Comment l'on se comportait au cours des seules premières secondes en présence des supérieurs et propriétaires en disait souvent long.

Spoiler:

Voilà un peu plus de deux mois qu'elle était dans cette demeure. Pas encore de nouvelles du sire auquel elle devait être offerte. Phaïdée ne s'en plaignait pas : il y avait longtemps qu'elle n'avait pas eu une vie à peu près normale. Elle passait une partie de ses journées auprès de Kalisha et quelque fois de Florentyna, et le reste du temps, si elle ne se faisait pas attraper par Marthe, elle pouvait profiter du domaine.

Depuis quelques semaines, le temps fraîchissait cependant, et les "temps libres" dans les jardins devenaient plus risqués. Les arbustes perdaient leur feuillage, ils n'étaient plus une aide pour se soustraire aux regards de l'intendante. Marthe avait plusieurs fois surpris Phaïdée en compagnie des esclaves jardiniers. L'Iswylane aimait la terre, elle allait donc la remuer de temps en temps avec ses compagnons d'infortune.

Hélas pour elle, Prosper de Monthoux avait dit qu'il ne fallait pas l’abîmer. Et le travail de la terre n'était pas réputé pour laisser de jolies mains bien blanches et lisses. A chaque fois qu'elle l'avait surprise, Marthe lui avait donc formellement interdit de remettre les pieds au potager, et lui avait refourgué des corbeilles de linge entières à plier, étendre, et Dieu sait quoi encore !

Ce soir-là, justement, était l'un de ces soirs où Marthe, la voyant désœuvrée et craignant qu'elle ne mette son nez du côté des communs agricoles, lui avait confié la charge de redistribuer le linge propre et plié dans les divers endroits du château. Phaïdée avait terminé le logis seigneurial, et s'apprêtait à retourner aux communs, pour y ranger le linge des domestiques quand elle vit Hyriel près du bureau de l'intendance.

Un sourire éclaira malgré elle son visage fatigué, et elle hâta le pas vers lui. Mais au moment où elle allait l'interpeller la porte du bureau s'ouvrit et Marthe intima l'ordre à son ami d'entrer, coupant l'herbe sous le pied de Phaïdée. La jeune femme s'approcha de la porte quand elle fut fermée, bien décidée à écouter ce qui se passait derrière.

Elle avait parlé de lui à Dame Kalisha, quand elle avaient évoqué ensemble ses problèmes pour avoir un enfant. Phaïdée avait pensé qu'Hyriel saurait quel remèdes apporter à ce mal, puisqu'il savait remédier au mal contraire... Le croiser ici lui faisait chaud au cœur, à elle qui craignait de ne plus le voir. Elle se débrouillerait pour lui parler après l'entretien, loin des yeux de la chouette et du patachon.

Pendant son temps d’attente, appuyé contre un mur pour reposer ses bras, Hyriel avait observé son environnement. Cela changeait de tout ce qu’il avait jamais connu, lui, enfant du peuple puis homme de la forêt. Tout ce marbre, tout cet espace, toutes ces plantes ordonnées… une seule personne possédait-elle réellement tout cela ? Cela semblait si… irréel… Et de l’autre côté, ces esclaves, tous la propriété de ce même homme. Le revers de la médaille de la noblesse, rutilante d’un côté et rongée de l’autre. Quelle ironie que lui, qui s’était juré de ronger la belle face, se retrouve à devoir la faire briller pour survivre…
Mais la porte s’ouvrit.
Dès les premiers bruits de loquets, Hyriel s’était redressé et il était tout à fait prêt quand Marthe ouvrit. Il baissa la tête, se mordit les lèvres, se donna des airs inoffensif… Il la salua même d’un signe de tête respectueux. Du coin de l’œil, il crut reconnaître une silhouette. Phaïdée ? Non, impossible, ce serait trop beau… Il ne put confirmer son impression car il devait bouger. Il entra alors dans la salle et essaya de ne pas trop regarder le comte. Celui qui avait acheté Phaïdée, au marché. La dame alla se rasseoir puis… rien. Rien du tout. Les deux restaient immobiles. Une sorte de test ? De toute manière, Hyriel ne prit pas le temps de réfléchir. Il esquissa comme il le pouvait un salut vers le comte.

« C’est un honneur, Excellence, d’être reçu par vous, en vôtre demeure ainsi qu’en votre mesnie pour m’occuper d’en rendre une partie encore plus belle qu’elle ne l’est. »

En ouvrant la porte, l'intendante eut l'impression qu'elle venait d'interrompre Phaïdée - chargée de son linge - dans un élan qui l'amenait vers l'homme aux béquilles. Le connaissait-elle ? Celui-ci venait-il essayer de combler ses manques au Lupanar ? Elle arqua un sourcil interrogateur et un brin sournois à cette dernière pensée, mais n'aura pas l'occasion de confirmer davantage d'hypothèses : l'invalide la suivit et elle referma la porte derrière lui... non sans un dernier regard décoché vers l'esclave qu'elle avait déjà dû réprimander pour être allée traîner dans le potager. Qu'elle ne s'amuse pas, à présent, à flâner dans les couloirs alors qu'elle lui avait donné de l'ouvrage. Sa petite voix pincée claqua à l'attention de Phaïdée, après son bref "Entrez" au domestique et avant de rabattre la porte de l'office :

-- Et toi ne lambine pas.

Mains dans le dos, elle rejoignit Monsieur le Comte à côté duquel elle s'assit. Prenant plume en main, prête à noter quelque renseignement important, elle fixa l'homme. Tout comme Prosper. L'invalide effectua une petite révérence aussi bien qu'il le pouvait et s'engagea par une formule de politesse. Il ne s'était pas laissé déstabiliser et causait bien. Le comte acquiesça et lui désigna une chaise en face du bureau. L'homme évitait de le regarder et semblait intimidé. Sa fille et sa femme lui avaient bien décrit quelqu'un de discret et sans histoires.

-- Ainsi donc, c'est vous que ma femme et ma fille m'ont tant recommandé pour la confection du jardin qui occupe depuis peu Madame la comtesse. Votre nom, mon brave ? Et où avez-vous officié précédemment ?

Une voix molle, sans bonne ni mauvaise intention, déroulait ainsi ces premières questions tandis que les petits yeux du seigneur observaient avec une curiosité mal placée l'allure générale et surtout le bas du corps de l'individu. Curiosité et mépris inconscient qui lui firent ajouter, dans ce qui, à lui, paraissait un compliment et une marque de sollicitude :

-- Je suppose que vous avez dû avoir un parcours... atypique pour être admis en formation puis vous faire une place dans une profession comme celle-ci pas vraiment indiquée aux gens comme vous à première vue. Même avec des assistants, que d'ailleurs j'ai eu le plaisir de rencontrer juste avant vous. Oh ! J'imagine que dans votre situation l'on doit avoir à prouver deux fois plus sa compétence, pour avoir ainsi des gens sous ses directives.

Kalisha désirait l'embauche ce jardinier. Alors c'était pour elle que le châtelain mettait particulièrement du zèle à être gentil - à sa manière... - avec un de ces gens que d'ordinaire l'on trouve bien davantage à parasiter les rues ou à bénéficier de la charité collective dans les Hôpitaux Généraux. Apparemment, il y en avait des bien. Et des doués. A la fin de son laïus, Prosper aura un petit haussement de menton, manifestement désireux d'entendre l'homme "lui parler de lui" selon la formule consacrée de la question piège de bien des entretiens.

-- Je ne doute pas en tous cas qu'avec vos trois aides, votre travail en notre domaine n'aura rien à envier à celui d'un confrère plus ordinaire ! croira bon d'ajouter le comte quand il aura écouté ce que le jardinier avait à dire pour ses précédentes et diverses curiosités.

Un rictus mauvais traversa une seconde le visage pointu de la Marthe : la dernière éclopée à avoir travaillé céans avait rapidement fait montre de l'étendue de son incompétence. Le domaine de Monthoux n'était pas là pour faire dans la charité outre-mesure. Au moins, celui-là venait avec les compagnons utiles à compenser son infirmité.

-- Je laisse maintenant à mon intendante le soin de vous exposer plus en détail les conditions de travail céans.

Raclement de gorge. Redressement de col. Puis la contremaître déroula avec la précision mécanique et la rapidité de bureaucrate rôdée depuis des années :

-- Vous aurez chacun pour gages cinquante rilchs mensuels en plus d'être logés, nourris, blanchis. Vous vous installerez au dortoir des domestiques dans l'aile arrière ouest de la propriété. L'on vous y conduira dans les plus brefs délais à la suite de cet entretien si celui-ci n'a soulevé aucune difficulté à votre embauche. Madame la comtesse vous fera connaître les rythmes de travail qu'elle souhaite que vous observiez. Les repas se prennent eux aussi dans l'aile utilitaire, matin, soir, et midi sauf exception si l'organisation de votre besogne vous retient sur les lieux. (Un temps) La hiérarchie est stricte et vous êtes priés de ne pas vous mêler au esclaves, de vous entretenir avec eux seulement en cas d'un besoin particulier. Nous exigeons enfin l'exemplarité et une morale irréprochable de notre personnel. Le dimanche, nous tous écoutons la messe en l'église du domaine. Dimanche qui est d'ailleurs jour de repos et où vous êtes autorisés à sortie de la propriété.

Car oui, Monthoux possédait son église. Son vicaire. Et qu'entre l'office de six heures, celui de neuf heures et celui de onze heures, l'entièreté du personnel pouvait y assister en roulement sans contrevenir à la bonne administration de tout ce château.

Hyriel sourit intérieurement en se voyant attribuer une chaise. Cela voulait sans doute dire qu’il avait bonne impression. Il s’y dirigea après avoir adressé une courbette au comte assorti d’un « Je vous remercie, Excellence. ». Il écouta ensuite ses questions en hochant la tête avec un sourire timide.

« C’est bien moi. Je me nomme Louis Floret et j’ai déjà officié pour diverses personnes de la capitale, de positions plus ou moins élevées. »

Il n’ignorait pas les regards du comte mais faisait comme si de rien était. Il en avait l’habitude et puis… tout ce qu’il fallait espérer, c’était qu’il ne le reconnaisse pas… Il écoute ensuite la suite, stupéfait. Quel idiot, ce comte… Il se contenta de hocher la tête en baissant les yeux, même s’il aurait bien envie d’envoyer au comte une réplique bien sentie. Il relève toutefois les yeux pour parler de son parcours et brosser le gros cochon dans le sens des soies.

« Oui, en effet. Je suis d’une famille de jardiniers et j’ai donc appris le métier très tôt afin de pouvoir l’exercer au mieux. »

Il ignora aussi le rictus de Marthe. Il hocha la tête aux derniers mots du comte et regarda vers l’intendante, hochant régulièrement la tête. Il se retient de pincer les lèvres à la fin. Chienne de hiérarchie… Et la messe. La messe. Le prix à payer pour avoir une journée loin de ces charmantes personnes… Il hocha la tête au tout en souriant.

« J’entends bien tout ce que vous me dites, Madame l’intendante, et je saurai l’appliquer. »

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'Acte à point faible' :

Louis Floret. Le comte acquiesça tandis que son intendante consignait les renseignements fournis dans le long registre du personnel du domaine. Mécanique série de noms dont certains se renouvelaient souvent - très souvent : un départ pour grossesse, un retour au pays, l'usure qui arrivait avec l'âge après parfois des décennies de bons et loyaux services. Prosper de Monthoux remarqua la grande réserve de ce jeune homme : il gardait les yeux baissés, étonnement craintif ou bien intimidé. Serait-ce donc le résultat de la réputation de son domaine ?
Cette question ne le préoccupa pas bien longtemps et il accueillit d'un petit "Oh, je vois." la précision qui expliquerait l'habitude de ce jeune homme à exercer ce travail malgré son infirmité : une profession familiale. Ses proches avaient donc eu la charité de conserver cet enfant invalide. Il sourit avec condescendance et commenta :

-- Parfait, parfait ! C'est donc une chance que les vôtres vous aient gardé et élevé comme vous êtes... et qu'ainsi ma femme puisse profiter des talents qui vous ont été enseignés. Une intégration somme toute parfaitement réussie !

Et le seigneur de se redresser dans son siège en frappant une fois dans ses mains potelées à cette conclusion. Sa fille Florentyna l'implorait souvent d'être un peu plus charitable et le comte s'essayait à l'application de la demande. Comme il le pouvait.
Marthe prit le relai et vit avec satisfaction que le jeune homme souscrivait à toutes les exigences de la maison sans faire la moindre histoire. Impeccable. Dame Kalisha avait peut-être bien réussi le miracle de dénicher une perle rare parmi ces fainéants d'éclopés qui souvent préféraient mendier ou bénéficier de la charité publique... alors que ce Louis démontrait bien que "quand on veut, on peut". D'un sourire pincé elle montra avoir bien noté la souscription du jardinier à ses consignes. Retour de la plume dans l'encrier. Cahier fermé dans un claquement sec. Sur un petit signe du comte, elle se leva et approcha de Louis pour le raccompagner, une fois que le Monthoux eut lâché un indolent :

-- Vous pouvez disposer.

L'intendante fit le tour du bureau, indiqua au jeune homme de la suivre et ouvrit la porte. Une fois dans le couloir, elle ne repéra heureusement pas Phaïdée bien cachée derrière l'une des colonnes. Marthe s'adressa une dernière fois à Louis, pointant l'aile droite qui s'ouvrait à leur côté et indiqua :

-- Vous pouvez rejoindre Madame la comtesse qui vous indiquera plus précisément ce qu'elle attend de vous et vous montrera votre lieu de travail. Prenez par ici, longez le corridor, puis à gauche, vous tomberez sur les offices de ces Dames où la Princesse ne tardera pas à vous rejoindre. On viendra en début de soirée vous trouver pour vous montrer l'aile de restauration du personnel et les dortoirs.

Elle se retira sans davantage de cérémonie, déjà pressée par le temps à rejoindre sa planification et répartitions des tâches du domaine pour les prochains jours. L'intendante ignorait qu'elle laisserait Louis et Phaïdée à leurs retrouvailles - et à la possibilité d'enfreindre déjà l'un de ses commandements hiérarchiques. Prosper ne tarda pas lui non plus à quitter son bureau pour gagner l'aile de jeux du château.

Phaïdée, cachée derrière une colonne à présent que les occupants de la pièce sortaient, n'avaient pas perdu une miette de l'entretien, l'oreille collée à la serrure. A la fois révoltée des inepties débitées par ses maîtres et heureuse qu'Hyriel ait été embauché, elle attendait avec impatience le moment où la chouette et le mastodonte se seraient en allés.

Pour Monthoux, ce ne fut pas trop long, mais Marthe s'attarda pour expliquer à Hyriel ce qu'il avait à faire dans les prochaines heures. Enfin, elle s'éloigna. Corbeille de linge sous le bras, Phaïdée sortit alors de sa cachette.

- Psssst ! Hyriel ! l'appela-t-elle.

Elle était prudente, peut-être que Marthe allait revenir pour donner on ne sait quelle consigne embêtante. Cela n'empêcha pas l'esclave se glisser aux côtés de son ami, un grand sourire aux lèvres. Depuis combien de temps ne s'étaient-ils pas vus ? Elle était ravie de le revoir, et elle ne s'en cachait pas.

- Pardon. Il faut que je t'appelle Louis, maintenant. Jolie couleur de cheveux, en passant, lâcha-t-elle, un brin taquine.

Bien sûr elle préférait le naturel, mais déguisement oblige, elle se contenterait de cet Hyriel dissimulé, qui, au fond, restait sans doute le même Iswylan, qui lui avait si souvent tenu compagnie au Lupanar. Elle se demandait s'il s'y rendait toujours. La "moralisation" de l'établissement avait-elle pris ombrage de son savoir-faire trop efficace pour être honnête aux yeux des bonnes gens de la capitale ? Ce ne devait pas être facile pour lui d'échapper aux rumeurs, et s'il s'était caché ici, c'était bien parce qu'un danger planait au-dessus de lui.

- Allez viens, pour une fois, Dame Kalisha attendra un peu avant de te voir.

Elle l'entraîna dans un endroit calme du domaine où ils pourraient parler tranquillement sans risquer d'être entendu : au fin fond d'un jardin.

Hyriel se réjouit intérieurement que son mensonge soit avalé par le comte. Il sourit et hocha la tête à sa réponse, avec sa timidité toute feinte. Oh, bien sûr, quelle chance ! Il se détourna du comte pour écouter son intendante et nota la rigueur dont elle faisait preuve, jusque dans son sourire. Un vrai rayon de soleil. Il retourna la tête à la permission du comte et se leva pour s’incliner en souriant.

« Je vous remercie, Excellence. »

Il suivit l’intendante en clopinant et écouta ses instructions. Tout cela était si différent de la cabane qu’il partageait avec ses amis… Il inclina la tête en souriant.

« J’en prends note. Je vous remercie, Madame. »

Il ne jugea pas utile de lui souhaiter une bonne journée. De toute manière, elle était déjà partie. Il s’inclina profondément à la sortie du comte et attendit qu’il se soit bien éloigné pour se redresser. Il préféra ne pas lui adresser une grimace désobligeante, même dans le dos. Pas dès le premier jour, tout de même. Il tourna brusquement la tête en entendant son nom et s’illumina en découvrant qui l’avait prononcé. Alors c’était bien elle, ils s’étaient finalement retrouvés. Il se sentait plus léger soudain, libéré d’une peine qui l’accablait même quand il pensait à autre chose. Il secoua la tête à ses excuses, sans cesser de sourire sincèrement.

« Ce n’est rien, ne t’inquiète pas. Effectivement, c’est mieux pour l’avenir mais pour une fois… De mon côté, il faudra que je m’y habitue… »

Il souffla de rire à sa remarque sur ses cheveux.

« Je suis ravie qu’elle te plaise ! On dit que c’est la mode, en ville… »

Il sourit à sa proposition et la suivit sur ses béquilles, plus rapidement que d’ordinaire, comme s’il lui était poussé des ailes.

« Oui, elle doit avoir beaucoup à faire après tout, une dame de sa qualité… »

Il traversa les jardins avec elle, observant au passage ce qui deviendrait son lieu de travail. C’était joli, en effet, et il y avait grand nombre de coins et recoins discrets. Ce serait parfait pour qu’ils puissent discuter tous les deux. Quand il fut plus au calme, il osa lui poser une des questions qui lui brûlaient les lèvres.

« Alors, comment te portes-tu, ici ? J’imagine que Dame Joie de Vivre doit te donner beaucoup de travail… »

Toujours aussi jovial et amusant. Phaïdée était ravie de constater que certaines chose ne changeaient pas. Elle posa sa corbeille de linge au pied d’un arbre et s’assit sur un banc de pierre en tapotant la place près d’elle.

« Ici, c’est mieux qu’au Lupanar, Dame Kalisha m’a prise sous son aile, alors la vieille chouette ne m’embête que lorsque je me tourne les pouces. Elle ne m’aime pas c’est clair. Mais qui aime-t-elle ? »

A part son seigneur et maître, bien entendu… quand Monthoux était dans les parages, la chouette se transformait soudain en colombe câline. Mais Phaïdée ne voulait pas parler de Marthe. Elle voulait parler de lui, de Dame Kalisha, des dernières nouvelles. Elle commença par lui expliquer ce qu’elle faisait là : s’occuper du linge, être femme de chambre, maquilleuse, coiffeuse et experte en relations conjugales et extra-conjugales auprès de Madame.

« Je dois repartir dans un mois, par contre. Il semblerait que je sois un cadeau de bienvenue pour un seigneur étranger… »

Elle grimaça à cette idée. N’y avait-il donc pas mieux à offrir en cadeau qu’un être humain ? Ces Monbriniens avaient vraiment des pratiques étranges. Elle secoua la tête et le regarda. Dieu qu’elle était contente de le revoir. Son chaleureux regard lui réchauffait le cœur. Mais… elle fronça les sourcils, se rapprocha de lui et posa une main dans ses cheveux, écartant un peu les mèches pour observer les racines.

« Hmmm… il va falloir que je t’apprenne à faire ça un peu mieux, sinon, ça va vite se savoir que tu les teins… »

Baissant les yeux, Phaïdée croisa son regard, et se rendit compte qu’elle pouvait encore rougir. Evidemment, elle était habituée aux contacts physiques. Mais avec Hyriel c’était différent.

« En fait, je pourrai t’aider à la refaire quand tu voudras. »

Sa main était restée dans ses cheveux. Elle la retira et se leva pour masquer son embarras.

« Tu vas toujours au lupanar ? »

Hyriel s’assit sans hésiter auprès de Phaïdée, ravi. Il écouta la réponse, rassuré, et souffla de rire.

« Qui aime-t-elle ? Mais ses chers papiers, sans aucun doute ! Son cher comte aussi, sans doute. Je suis en tout cas ravi que tout se passe finalement bien pour toi. »

Il écouta ensuite son récit en riant à la dernière fonction. Il imaginait bien ce que ça devait être, avec les deux prudes amants. Il s’attrista ensuite.

« C’est… C’est inhumain… Pourquoi ne pas simplement offrir des objets d’art ? Pourquoi des gens ? Et un mois, c’est si court… »

Lui qui croyait la revoir davantage… Il la reverrait partir sous peu… Il chassa de son esprit le chagrin qui le prenait et s’intrigua, avec un plissement des yeux et un sourire en coin en la voyant s’approcher. Son contact la surprit mais il n’en sourit que davantage en voyant sa figure songeuse. Quand leurs regards se croisèrent, il crut bien que les joues de son amie se teintaient de rose. Lui-même avait soudain légèrement chaud au visage mais sans qu’il ne s’en rende vraiment compte. Il hocha la tête, sans cesser de sourire.

« Effectivement, ce n’est pas ma spécialité mais je serais ravi de suivre tes cours ou même de te laisser le faire si tu juges que c’est nécessaire. Penses-tu qu’il faudrait le faire rapidement. »

Quand elle ôta sa main, il ressentit une pointe de regret et resta un instant immobile avant d’être ramené à lui par sa question. Il secoua alors la tête.

« Non, je n’y vais plus depuis quelques temps. Louise m’a prévenu que je n’y étais plus en odeur de sainteté alors maintenant, c’est elle qui vient… qui venait me voir, chez moi, avec les commandes. »

Rire aux dépends de Marthe et du comte faisait du bien. Avec dame Kalisha c'était toujours avec circonspection qu'elle glissait un mot de travers. Après tout, elle était la maîtresse du domaine, et Phaïdée comptait bien rester dans ses bonnes grâces le temps de son court séjour. Et puis Florentyna était souvent dans les parages elle aussi.

- Je te referai bien ta teinture aujourd'hui, mais Marthe m'a surchargée de travail, donc ce sera pour demain ou après-demain. Les racines sont naturelles, on pourrait se poser des questions.

Elle se rassit sur le banc. Ainsi, il n'allait plus au lupanar.

- C'est à cause des affiches, n'est-ce pas ? Si je tenais celui qui les a dessinées, et qui les a placardées, je l'étriperais, dit-elle d'une voix basse et le regard sombre en serrant les poings.

Mais il n'y avait pas que l'avis de recherche pour Hyriel...

- Et ce Sylvère... tu le connais vraiment ? parce que si c'est le cas, je trouve qu'il devrait être plus prudent. Mettre en danger les gens qui l'aident comme ça, c'est...

Elle chercha le mot, ne le trouva pas, et préféra se taire. Son inquiétude était sincère et elle se demandait si c'était vraiment une bonne idée de venir se dissimuler à Monthoux, sous le nez d'un puissant et gras seigneur.

Hyriel se réjouit de voir Phaïdée heureuse, malgré tout. Il écouta ses excuses et secoua la tête en souriant.

« Aucun problème, quand tu veux. Je n’aimerais pas te causer des problèmes… Heureusement, le soir tombera très bientôt et les imperfections se verront moins… »

Il hocha ensuite la tête et serra les dents en la voyant enrager. Il hésita un instant et posa une main sur son épaule pour la rassurer.

« Oui, ça et le fait que la nouvelle patronne souhaite moraliser l’établissement et je ne sais quoi. La visite régulière d’un herboriste n’entre pas dans son code de bonne conduite alors c’est Louise qui vient… qui venait me passer commande. »

Il s’arrêta un instant en repensant à leur maison, dans les bois, et secoua la tête pour chasser sa mélancolie.

« Quant au dessinateur, je dois bien reconnaître qu’il a un bon coup de crayon et je ne serais pas fâché de lui donner un bon coup de main en remerciement de son très joli portrait. »

Un bon coup de main, oui. Au sens propre…
Il sourit ensuite et acquiesça.

« C’est avec Florentin et lui que nous avons livré notre poule aux œufs d’or. Nous sommes devenus plus ou moins bons amis, j’imagine, même si je dois reconnaître qu’il tient autant de l’adulte que de l’enfant, ce qui le rend difficile à appréhender. Mais bon, tant qu’il ne parle pas et ne se fait pas trop remarquer, j’imagine que ça se passera bien… »

Il essaya de lui sourire pour la rassurer, même s’il n’était pas très sûr lui-même…

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C'était agréable de parler comme ça, sans rien craindre, comme au lupanar, quand il venait. Malgré le sommeil à rattraper, elle se rappelait très bien avoir passé des heures à papoter avec lui d'Iswyliz. Elle ne se souvenait plus lui avoir demandé ce qu'il aimerait faire s'il retournait là-bas, mais ce serait probablement en rapport avec les plantes. Elle, aurait adoré reprendre une vieille ferme et la faire tourner. Au milieu de tous ces nobles monbriniens vautrés dans le luxe et l'opulence au milieu de pavés sales et malodorants, elle regrettait la terre des campagnes Iswylanes. On pouvait y faire pousser de tout, dans un calme appréciable.

Quand il posa sur son épaule sa main amicale et réconfortante, elle aurait aimé pouvoir s'abandonner, la tête sur son épaule, mais malgré leur amitié, Phaïdée ne pensait pas que plus soit possible. Après tout, n'avait-elle pas été prostituée ? quel homme ou quelle femme voudrait pour compagnon quelqu'un comme elle ?

Elle lui prêta une oreille attentive sur Sylvère. Celui là l'intriguait, depuis le temps qu'on en parlait.

- Oh, s'il se fait remarquer, il y aura toujours un endroit où il pourra se cacher...

Avec un sourire, elle se leva, et l'invitant à faire de même, elle lui demanda de le suivre. Elle ne voulait pas l'emmener très loin. Mais elle était sûre que ça lui plairait. A la fin, ils étaient dans une allée de sapins bien fournis, cachés de regards indiscrets, comme ceux de Marthe par exemple.

- Tu peux fermer les yeux ? je te guiderai, tu ne tomberas pas.

Au bout de l'allée, qui n'était très longue, elle poussa la porte de la serre. A l'intérieur, les rayons de la lune tombaient sur les feuilles des plantes disposées si aléatoirement qu'on se serait cru dans une forêt vierge. Phaïdée avisa un bougie et le reste d'une bougie. Elle l'alluma.

- Tu peux ouvrir les yeux.

Sans doute, normalement, il n'aurait dû découvrir cet endroit que le lendemain, mais Phaïdée trouvait que la nuit, les lieux prenaient une dimension magique, et c'était beau.

Peu à peu, Hyriel se sentait plus libre, il redevenait lui-même en discutant avec son amie, comme ils l’avaient souvent fait au Lupanar, en parlant de leur pays d’origine. Peut-être pourraient-ils y retourner un jour ? Ce serait agréable. Ils pourraient refaire leur vie, tous les deux, et avec leur trois compagnons, libres, loin de ce pays maudit qui méprisait les autres… Mais en attendant, il préférait profiter de ce moment, entre eux, entre amis. Il se sentit pris d'une envie de ramener Phaïdée contre lui mais préféra éviter. Elle avait eu bien assez de contacts comme ça... Il acquiesça à sa remarque sur Sylvère. Effectivement, l’avantage d’un grand domaine avec des complices, c’est qu’il aurait des buissons où se dissimuler. Il la laissa se relever, intrigué, et fit de même. Il la suivit sans rien dire, un sourire amusé aux lèvres, tout en en profitant pour découvrir ces lieux qui seraient sous peu son domaine. Il plissa les yeux avec encore plus de malice quand elle lui demanda de fermer les yeux.

« Eh bien, que de cachotteries… »

Il ferma les yeux, sans cesser de sourire, et avança à petits pas, prudemment, se fiant sans hésiter à son amie. Il attendit, sentant qu’il pénétrait dans un bâtiment, et ouvrit prudemment les yeux. Il papillonna aussitôt des paupières en découvrant le décor où ils se trouvaient. Une serre… Sa serre, même. Quel bazar… Il allait avoir du travail… Mais en même temps, la lumière de la lune donnait un éclat bleuté à ces feuilles qui s’entremêlaient, comme dans un monde merveilleux. Il demeura un long instant immobile, hypnotisé par ce spectacle, avant de revenir en souriant vers son amie, doucement illuminée par la petite bougie. Il fit un pas vers elle pour ne pas à avoir à parler trop fort. Non pas qu’il craignait qu’on les entende, ils étaient assez loin du domaine, mais il ne voulait pas troubler ce lieu magique.

« C’est un magnifique endroit, surtout à cette heure. »

Il hésita sur que dire ensuite, ce qui ne lui arrivait pourtant jamais, et se mordit la lèvre en essayant de sourire pour masquer son trouble.

« Est-ce que… tu viens souvent ici ? »

Ce n’était pas le mieux à dire et il se sentit un peu bête, au point de secouer la tête en souriant.

« J’aurais pu trouver une question moins banale, je l’admets… »

Oui, c'était vraiment joli. Elle écarta une branche pour qu'ils puissent avancer un peu plus à l'intérieur. Il y avait un large bassin plein d'eau au centre de la serre, et des nénuphars géants y flottaient, recouvraient la surface. La lune scintillait sur l'eau et teintait tout de sa diaphane lueur bleutée.

- Je suis venue une fois, de nuit aussi, par curiosité. Mais il faisait plus chaud, c'était en septembre quand je suis arrivée. Les roses là-bas (elle pointa un coin du doigt), étaient écloses, elles sentaient bon. Je suis restée là toute la nuit.

A pleurer, loin des yeux des autres esclaves. C'était dans la nuit du 20 au 21. Elle s'en souvenait bien. Elle était fatiguée, peu habituée aux horaires diurnes, et avait fait commis plusieurs maladresses au linge dans la journée. Marthe n'avait pas manqué de le lui faire remarquer à sa manière et Phaïdée avait fini par craquer et tout laisser en plan. Elle s'était réfugiée là, dans cette forêt vierge où elle était sûre, quasiment, que Marthe ne viendrait pas la chercher, depuis qu'elle avait fait croire à l'intendant qu'elle y avait vu un serpent. Le lendemain, elle avait payé son absence par un acharnement de la vieille chouette contre elle, mais au moins, elle avait été tranquille la nuit.

- Tiens, viens par là, il y a un banc à côté du bassin.

Elle écarta encore des feuilles. Tout était si encombré qu'on pouvait avoir l'impression d'être dans une forêt encore sauvage, d'où un animal pouvait sortir à tout instant, alors que des parois de verre dont les contours étaient cerclés de givre, délimitaient ce paradis perdu dans l'immense Monthoux. Elle s'assit tout à côté de lui.

- Je me suis dit que ça te plairait, puisque tu aimes les plantes. Et puis... c'est plus... intime qu'ailleurs.

Est-ce qu'elle pouvait lui dire qu'elle s'était attachée à lui, pendant tout ce temps passé au lupanar ? bien plus attachée que ne pouvait l'être une esclave à un homme libre. Peu importe qu'il ne soit pas monbrinien mais iswylan d'origine. Ceci, et davantage encore retenait certains mots au bord de ses lèvres. Elle aurait pu les dires, mais elle les avait déjà murmuré, pour séduire, le temps d'une passe grassement payée. Et à présent, avec lui, elle n'osait pas. Elle se donnait l'impression d'être une adolescente de quinze ans qui vivait son premier émoi.

En soi, elle n'avait jamais eu le luxe d'être amoureuse auparavant.

Hyriel suivit Phaïdée en laissant son regard errer tout autour d’eux, sur les beautés de cet endroit. Son sourire s’étira quand il découvrit l’étang et ses reflets, si paisibles. Il écouta la réponse de Phaïdée, l’imaginant seule, à contempler et sentir les roses, mais cilla sur la fin. Quelque chose, dans le ton de sa voix, peut-être, sonnait faux, triste, mélancolique. Elle n’était pas venue là par gaîté de cœur… Il n’osa pas demander la raison, pour ne pas l’attrister, et répondit un « Je vois… » avant de la suivre vers le bassin, prêt à la consoler si besoin était. Il s’assit et posa ses béquilles à côté de lui. La proximité de Phaïdée le surpris mais ne li déplut pas, au contraire. Il sentit un doux frisson le parcourir et se détendit. Il sourit à ses mots. Oh, ça, pour aimer les plantes… Les derniers le firent relever la tête en douceur.

« En effet, c’est plus calme et nous ne risquons pas d’être dérangés. »

Il y avait quelque chose, dans son regard, qui le poussait à aller plus loin, un peu plus que seulement discuter avec elle comme ils l’avaient souvent fait. Leur proximité jouait dans ce sens… Et il savait qu’elle était pour lui plus qu’une simple amie. Il n’aurait pas été si heureux à chaque fois de venir discuter avec elle au Lupanar, il n’aurait pas été aussi paralysé en la voyant sur l’étal de ce marchand d’esclave, il n’aurait pas été aussi touché par son absence dans sa vie, sinon. Et là, ils étaient de nouveau ensemble… Et il ne savait pas quoi faire, ni quoi lui dire. S’il lui faisait des avances, penserait-elle qu’il souhaite simplement lui demander des services en tant que prostituée ? Et n’en avait-elle pas assez, des contacts des hommes ? Pourtant, elle avait passé sa main dans ses cheveux, plus tôt, et elle était toute proche de lui… Avec hésitation, il avança sa main pour la passer sous celle de son amie, qui reposait sur ses genoux, et laissa son pouce se replier autour de ses doigts fins. Il lui adressa un sourire timide, comme il l’aurait fait avec quinze ans de moins, en osant croiser de nouveau son regard. Et en espérant que la chamade de son cœur ne s’entendait pas trop…

« Nous pouvons ainsi discuter librement… »

Il haussa nerveusement les épaules, incertain de ce qu’il faisait.

« Entre autres… »

Il avait l'air d'avoir saisi qu'elle voulait qu'ils soient seuls. Et sûrs de l'être. Il n'y avait que les plantes et l'eau, la lune et le givre pour les entendre si jamais elle osait dire ce qu'elle avait sur le cœur. Librement. Oui, c'était le mot. Elle qui ne rêvait que d'effacer ce signe maudit sur son épaule, ne pouvait pas refuser un instant volé au destin. Il fallait oser. N'était-ce pas un signe, cette main qui se glissait sous la sienne ? ce regard un peu curieux et attentif qu'il lui renvoyait. A moins que son espoir ne trompe ses yeux et qu'elle s'imagine tout.

Non. Il y avait certaines choses qui ne trompaient pas. Mais ça aurait été trop beau ... ! Elle posa ses yeux sur leurs mains jointes. Elle avait l'impression d'avoir des fourmillements au bout des doigts, qui lui remontaient jusqu'au cœur. A moins qu'ils n'en viennent. Impossible de savoir.

Elle enlaça ses phalanges aux siennes, pesant le pour et le contre. Après tout, ils étaient bien seuls, et il n'allait pas la dénoncer, n'est-ce pas ?

"Hyriel... au lupanar, quand tu venais, c'était toujours une joie de pouvoir... passer du temps avec toi. Et pas seulement parce que tu es d'Iswyliz et qu'on pouvait évoquer des souvenirs."

Combien de fois avait-elle inventé une migraine ou tout autre problème pour passer du temps avec lui ? Est-ce qu'il l'avait remarqué ?

"Je devais passer pour la fille la plus souvent malade du bordel..." s'esclaffa-t-elle.

Elle regardait toujours leurs mains, et se força à croiser son regard, avec l'envie de poursuivre, mais finalement, elle se dit qu'elle ferait peut-être mieux de faire ce qu'elle savait le mieux faire. Les lèvres d'Hyriel étaient toutes proches. Phaïdée se rapprocha, et après une brève pause où elle le regarda franchement dans les yeux, pour s'assurer qu'il comprenne, elle l'embrassa.

Quand il vit que son amie regarder leurs mains, hésitante, Hyriel eut peur d’avoir fait une bêtise. Et s’il s’était fourvoyé ? Et si c’était simplement sa manière d’être, comme simple amie ? Et si elle allait retirer ses doigts et s’écarter ? Et si elle allait lui retirer le bonheur de sa chaleur qui se verrait remplacée par la fraîcheur de la nuit ? Toutes ses craintes s’envolèrent quand elle referma ses doigts sur les siens. Tous ses muscles se détendirent, sauf son cœur : lui, il battait plus vite. Des doux mots le firent doucement sourire et il rit avec elle. Ses doigts se refermèrent un peu plus sur ceux de son amie.

« Je me doutais bien que tu ne pouvais pas avoir une santé aussi fragile mais je ne m’en plaignais pas. J’aimais aussi beaucoup ces moments avec toi, je les attendais, et de même, pas que parce que nous pouvions parler d’avant… »

Leurs regards se croisèrent de nouveau et il sentit une bouffée de chaleur le submerger. Ils étaient si proches… Son visage encore plus… Il croisa son regard et comprit qu’ils étaient animés de la même envie, alors il approcha également son visage pour lui rendre son baiser. Sa main libre remonta aussitôt pour entourer la joue de Phaïdée et caresser sa pommette du pouce, un pur réflexe car il découvrait cette sensation si agréable. Il sentit les douces lèvres de sa tendre amie s’écarter légèrement mais les rattrapa avec les siennes, désireux de prolonger leur contact, leur échange muet plus fort que tous les mots du monde. Son cœur voulait exprimer les sentiments qu’il avaient trop longtemps tu et son bonheur de les voir partagés.