[7 Décembre 1597] Les retrouvailles de vieux amis

Ordinairement, Alexandre aurait dû se trouver avec son maître mais le père Thierry était venu demander dans la matinée au cardinal Cassain la permission d'emprunter son esclave pour le service au sein de son église en rappelant que celui-ci y était régulièrement enfant de chœur et connaissait mieux que quiconque les tâches à accomplir. En réalité, il n'avait à faire, sauf rester dans le bureau du prêtre.

Alexandre ne comprenait pas les motivations de son père mais supposait que ce dernier souhaitait uniquement lui faire échapper pour une journée aux tourments de son maître. Assis a bureau, il s'était décidé à dessiner pour passer le temps, n'ayant pas les feuillets de son roman pour travailler dessus. Le jeune homme travaillait lentement et reproduisait l'esquisse d'un portrait pour la comtesse de Monthoux. Il avait terminé celui du couple, promis à leurs noces, depuis plusieurs mois et avait envie de réaliser un dessin de la princesse dherhanne seule. Il avait découvert dans des ouvrages des tenues traditionnelles de son pays et brûler de l’habiller avec ces beaux costumes colorés. Elle serait certainement ravie de se voir ainsi.

Il suspendit le fusain en l'air et son regar s'assombrit.

Kalisha de Monthoux... Florentyna de Monthoux... Elles étaient ses amies. il leur rendait visite à leur château dès la réception d'une nouvelle invitation et ils bavardaient joyeusement d'arts et littérature, comme de tout autre sujet, avec tant de plaisir et de légèreté. Son cœur se serra. pourrait-l les revoir un jour ? Ses yeux se posèrent vers les traits délicats de la jeune femme. Pourrait-il lui offrir seulement ce dessin ?

Il releva la tête et fixa le grand crucifix au fond de la pièce.

"Seigneur... Ai-de-moi à revoir mes amis. Au moins une fois."

Le père Thierry l’avait invité dans son église. La dernière fois qu’Ysengrin avait mis les pieds ici - la confession avec Kalisha mise à part - remontait à plusieurs années. C’était étrange de revenir après tout ce temps. Et cela l’était encore plus qu’elle était silencieuse et vide.

Il savait pertinemment que ces murs avaient vu nombre de bêtises. Il se souvenait de beaucoup d’entre elles, il en avait certainement oublié tout autant - sinon plus. Il avait à peine fait un pas dans l’église que déjà, le prêtre venait vers lui avec enthousiasme. Surpris, il s’arrêta. Quoi ? Il avait si hâte que cela ?

Quoique. Lui aussi était bien content de quitter le château de Monthoux. C’était si ennuyant, là-bas. Les jours se ressemblaient tous, le paysage ne variait jamais. Les lits étaient toujours impeccablement faits, les pièces, toujours rangées. Il n’y avait rien d'intéressant à regarder. Une forêt n’était jamais immobile. Jamais silencieuse. Un rayonnage de livres, si. Et pourtant, il aimait le papier et les mots…

Il suivit le prêtre. Un enfant impatient. Tandis que Thierry marchait devant lui dans la nef, c’était ce que se disait Ysengrin. Il était un enfant impatient. Il ralentit le pas quelques secondes pour observer les voûtes, les bancs, les pierres taillées du sol. Avant de le rejoindre devant une porte.

Il entra en premier, comme on le laissait passer. Il ne savait pas exactement à quoi s’attendre. Mais certainement pas à ce qu’il trouva là. Outre le décor qui ne retint pas son attention, ce fut surtout le garçon qui dessinait-là qui le surprit quelques secondes. Tellement concentré sur ce qu’il y avait derrière lui qu’il ne le regardait pas. Il ne devait même pas avoir entendu le mouvement.

Ysengrin le reconnut comme étant celui du triomphe. Celui qui avait été assez naïf pour croire au petit discours sur l’amour de la part de Hyriel. Alexandre, comme il s’était présenté. Sur le moment, il n’avait pas fait le lien avec le presque-bébé. Mais depuis hier, il était bien obligé de le faire. Il allait se tourner vers la porte mais elle se ferma sous ses yeux. Il leva les sourcils. Ah ouais. Il était fourbe ce prêtre. Il l’entendait presque glousser derrière la porte.

Mais bon.

Puisqu’il était là, maintenant, tombé dans le piège d’un prêtre joueur, autant en profiter pour se faire une idée de celui qui l’avait dénoncé. Et démentir au moins ces maudites rumeurs de viol qui courraient sur lui aux yeux de au moins une personne.

Il s’approcha, allait ouvrir la bouche mais son regard se posa sur ce que le jeune homme dessinait et il se figea face les formes qui apparaissaient sous la mine de son fusain. Il aurait reconnu ce visage partout. Il en perdit ses mots.

- C’est Kalisha ? s’étonna-t-il, mais il connaissait bien évidemment déjà la réponse.

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'Dé 100' : 16

Alexandre était si concentré par la réalisation de son dessin que ses oreilles n'entendirent pas la porte et se refermer. Pas plus que le bruit de la clé dans la serrure. Les doigts fins du jeune homme poursuivaient leur quête et affinaient les traits de la jolie princesse. Elle souriait, le bonheur irradiait de ses yeux. Son regard à lui s'attrista. Son amie était-elle réellement heureuse ? Prosper de Monthoux ressemblait un peu à son père adoptif. Rendait-il lui aussi son épouse malheureuse ? Quelle cruauté ce se serait. Il releva les yeux et fixa le grand crucifix au mur.

"Seigneur, si tu le peux, veille sur elle. Et veille sur Florentyna, bien sûr. Qu'elle connaisse un meilleur mariage."

Il allait reprendre son esquisse quand une voix l’interpella et le fit sursauter. Qui pouvait donc venir le déranger ? Il tourna la tête et découvrit une femme bien habillée, de bonne situation face à li. Ses sourcils se froncèrent. C'était pourtant un homme qui venait de parler. Il songea en premier aux bonnes manières et s'inclina.

"Bonjour. Je me nomme Alexandre."

Il espéra que l'on ne lui demande pas son nom complet. Il n' avait plu : son père adoptif l'ayant renié lors du fameux procès. Cela lui convenait. Il était enfin libéré de lui. Sa tête pivota pour revenir vers le dessin. Le sujet était meilleur que les noms.

"Oui, c'est la princesse Kalisha de Djerhan, devenue comtesse de Monthoux. C'est une de mesa mies. Une femme très gentille, généreuse serviable, aimable.. Nous nous entendions très bien. J'allais souvent lui rendre visite. Avant."

Avant de devenir esclave.
Avant de perdre tous ses avantages.

Ysengrin avait abandonné ce fameux vœu de silence - qui n’était pas une si mauvaise idée que cela à Monthoux, pour lui éviter les conversations pénibles ! Sa voix grave n’était certainement pas l’une de femme, et pourtant, bien que fronçant légèrement les sourcils, Alexandre n’avait pas eu d’autre réactions. Sinon celle de s’incliner et de se présenter.

Laissant tomber quelques artifices supplémentaires féminins, ce qui dévoila ses traits d’homme, il répondit simplement avec un sourire :

- Je sais qui est Kalisha... et je me dois de dire que tu as oublié son titre le plus important ! Kalisha de Djerdan, comtesse de Monthoux et reine de la forêt !

Quant à sa propre identité… Ce n’était pas la première fois qu’il croisait le jeune homme. Il se rendait compte désormais qu’il avait toujours eu une identité différente.

De Ysengrin Zellers à Sylvère d’Aiguemorte en passant par Sylvia Galtym et Prudence Dussart ! Il eut un sourire amusé et ajouta aussitôt :

- Pour ma part, j’ai plusieurs prénoms. Ça dépend des circonstances dans lesquelles je me trouve. Lequel veux-tu savoir ? Je dirai que je me présenterai comme…

Il se leva d’un bond, s’inclina largement - oubliées les petites révérences propres sur elles de dame de compagnie - et déclara :

- … Sylvère d’Aiguemorte ! enchanté, Alexandre !

Alexandre avait reporté son regard nostalgique vers le portrait et ne vit pas l'inconnu commencer à retirer une partie de ses vêtements pour laisser réapparaître les traits du fameux Sylvère d'Aiguemorte. Il opina vaguement de la tête quand celui-ci énonça les divers titres de Kalsha avant de sursauter lors du dernier cité.

" Quoi ? Reine de..."

Il venait de tourner à nouveau la tête et découvrit face à lui son visiteur qui avait révélé son vrai visage. Le jeune homme resta un temps interdit les yeux fixés sur ces traits que ses doigts avaient eux-mêmes figés sur du papier. Sa respiration se bloqua et son cœur s’accéléra. Il le reconnaissait mais son esprit peinait à se ressaisir. Son être était en panique intérieure. Le diable de brigand lui paraissait plus que détendu. Alexandre commença à se reprendre et se leva vivement du fauteuil.

"Je n'ai pas peur ! Je n'ai pas peur de toi !"

Avec bravoure, il se saisit d'une de ses béquilles posées contre le bureau et la tendit, comme une lance, puis recula de quelques pas.

Le démon riait de lui et semblait s'amuse de la situation.

"Tu es venu pour me tuer, n'est-ce pas ? C'est une vengeance pour avoir dessiné ce nouveau portrait. Je ne me laisserai pas assassiner sans combattre et tant que Dieu me prêtera un souffle de vie je ne plierai pas devant toi. Et je ne te supplierai pas."

Il tourna un bref instant le regard vers le Christ sur le grand crucifix.

"Seigneur, permets de combattre et de vaincre tes ennemis en ton nom !"

Ses mains ses resserrèrent autour de sa béquilles tandis qu'il s'efforçait de tenir sur ses jambes faibles.

"Approche donc, démon ! Approche ! Tu apprendras que grâce à Dieu, ce sera toujours David qui triomphe de Goliath !"

Lancer de dés : les rires de Thierry, probablement à l'agonie, sont-ils audibles ?

1-2 : Il arrive à se contrôler et rien ne parvient aux deux
3 : Un bref rire s'entend de temps en temps mais que seul Sylvère perçoit
4 : Un bref rire s'entend de temps en temps mais personne ne l'entend
5-6 : Un rire un peu trop puissant jaillit un court instant

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'Dé à 6 faces' :

Kalisha de Djerdan, comtesse de Monthoux… et reine de la forêt. Cette pensée suffisait à le faire sourire. Et elle suffit également à surprendre son interlocuteur. Alexandre tourna la tête vers lui, et distingua alors ses véritables traits. Ceux qu’il avait dessiné quelques semaines plus tôt et qui avaient été placardés sur tous les murs de la ville.

Il le reconnut enfin. Et ne bougea pas.

Ysengrin se contenta de le regarder, attendant qu’il se reprenne enfin. Mais qu’est-ce que tout le monde avait à le regarder comme cela ? Il n’allait pas les tuer, ni les violer, quoi qu’en dise les rumeurs !

Soudain, le jeune homme se leva de son fauteuil, en clamant qu’il n’avait pas peur. Ce qui, précisément, clamait l’inverse. Il n’avait pas appris de ses leçons, le presque-bébé ! Après tout, cela revenait au même que de pleurer au milieu d’un marché en disant que l’on avait rien volé. Parfois, il fallait s’abstenir de parler.

Alexandre attrapa une béquille posée ici et la pointa devant lui, comme une arme. Ce qui était… franchement ridicule. Et franchement drôle aussi. Mais ses mots suivants lui firent reprendre son sérieux. Il soupira :

- Est-ce que tu ne crois pas que si je voulais te tuer, ce ne serait pas déjà fait et que tu aurais eu le temps de faire tout ce cirque avec ta béquille ?

Il se leva ensuite et remarqua :

- Et puis, je n’ai rien contre Dieu, mais laissons-le en dehors de cette conversation. Il doit déjà être suffisamment sollicité à longueur de journée sans en rajouter !

Il fit quelques pas en levant les mains pour montrer qu’il ne lui voulait aucun mal et reprit ensuite :

- Si je te dis Ysengrin Zellers… tu poses ta béquille ou tu comptes continuer de me menacer avec encore longtemps ? Je n’ai pas prévu de mourir lyncher par des coups de béquille avec tous ces dangers qui me guettent ! Ce ne serait pas très glorieux !

Alexandre tremblait légèrement mais s'efforçait de garder contenance en dépit de ses jambes qui pouvaient le trahir à tout moment. Il serrait sa béquille, prêt à porter le premier coup si l'homme recherché faisait mine d'approcher. Il ne se laisserait pas saigner comme un lapin. En tous les cas, pas sans combattre. s'il devait mourir, ce serait au front, comme son amant le ferait quand celui-ci se trouverait au beau milieu d'une campagne militaire les armes à la main. Alduis avait dit admirer son courage, sa droiture et son honneur. Il respecterait cette intégrité que le noble appréciait tant. Il serait sans nul doute anéanti de sa disparition mais aussi fier de savoir que le petit Infirme, en dépit de ses faiblesses, s'était courageusement battu jusqu'à la fin.

Sylvère lui adressait la parole et tentait d'endormir sa méfiance. Il soupira lui aussi. Avait-il l'air aussi naïf ?

"Je connais ta réputation et tout ce qu'on dit à ton sujet. Tu aimes à assassiner tes victimes en les voyant souffrir. J'ai entendu cette histoire où tu avais égorgé une pauvre jeune fille qui s'était perdue en forêt et s'était évanouie. Et toi.. Toi, tu l'as réveillé pour... et la tuer !"

Ses mains se ressèrerrent avec fermeté autour de sa béquille.

"On ne peut plus permettre à tous ces crimes de rester impunis ! Et n'utilise pas Dieu dans at bouche ! Les monstres et les démons, comme toi, sont indignes de lui !"

Brusquement, le nom cité lui porta une sévère estocade morale qui faillit faire perdre son équilibre à Alexandre? Rapidement, grâce à ses réflexes, il employa sa béquille pour se maintenir puis rétablir son équilibre. Son regard fixa l'homme qui se tenait devant lui qui semblait essayer de lui afire croire que ce drnier ne lui ferait rien. Comme s'il allait le croire !

"Ysengrin... Ysengrin Zellers... Tu.. Comment connais-tu ce nom ?"

De sa mémoire émergea à cet instant le souvenir de son ami Ulysse, assassiné par ce monstre cruel, brûlé vif avec sa famille entière. Ysengrin... Et si son ami Ysengrin avait été lui aussi assassiné par un autre monstre ? Il contempla Sylvère avec horreur.

"Tu.. tu l'as tué lui aussi. Tu es comme lu. Comme celui qui a tué Ulysse."

Des larmes luisaient à ses yeux. Ses jambes tremblaient mais pour une fois de colère et de rage et non à cause de leur faiblesse habituelle. Il se saisit à nouveau de sa béquille et la tendit en direction de Sylvère.

"Et pourquoi pas je te tuerai pas avec ? Un monstre empalé au cœur, comme un vampire, ça aurai un beau sens ? Oui, je devrais faire ça, comme j'aurais dû le faire avec celui qui a tué Ulysse !"

Mais au fond de son âme, malgré sa colère, Alexandre savait qu'il ne saurait pas le tuer. A cette seule idée de transpercer la poitrine de l'homme devant lui, même si c'était l'assassin de son ami Ysengrin, sa sensibilité revenait et le dissuadait de passer à l'acte.

Le jeune homme ne semblait pas décidé le moins du monde à lâcher son arme improvisée. Il brandissait toujours sa béquille devant lui, comme une lance, pour le garder à distance. Il avait l’air si agressif que cela ? Fallait-il être idiot pour ne pas voir que s’il avait voulu faire du mal à quelqu’un, il l’aurait déjà fait et qu’Alexandre ne serait pas là à discutailler comme si de rien n’était !

Il avait entendu les rumeurs qui couraient à son sujet. Magnifique. Il … aimait assassiner ses victimes en les faisant souffrir. Il aurait été bien incapable de trouver une réponse à cela. Les gens de la ville le prenaient pour un psychopathe, bon sang !

Mais il n’était pas au bout de ses peines. Loin de là. Cette fois-ci, il ne put rien faire d’autre, sinon ouvrir de grands yeux, la mâchoire lui tombant - comme un poisson que l’on venait de sortir de l’eau. C’était cela qui se disait sur lui ? qu’il égorgeait les pauvres filles qui se perdaient en forêt après les avoir… violer ?

- Je… je n’ai jamais fait cela...

Quand bien même il aurait aimé se justifier, prouver qu’il n’était ni un meurtrier, ni un violeur, il n’aurait su comment faire. Il ne pouvait plus que le regarder, estomaqué, à essayer de comprendre comment la vérité pouvait se transformer de cette manière.

Puis, il ajouta ce nom. Ce nom qui le ferait réagir, il le savait. Ysengrin Zellers. Bientôt, Alexandre eut l’air aussi surpris que lui et il cessa enfin de le menacer avec la béquille puisqu’il fut forcé de s’appuyer dessus pour ne pas tomber.

Alexandre réagit certes, mais pas dans le sens qu’il avait espéré.

- Tu… Tu l’as tué, lui aussi. Tu es comme lui. Comme celui qui a tué Ulysse.

Il eut un geste d’impuissance, face aux larmes qui remplissaient les yeux du jeune homme. La béquille qui avait été posée sur le sol revint se pointer vers lui, toujours menaçante. Pourquoi Alexandre ne le tuerait pas la béquille ?! Mais…

- Mais c’est moi, espèce de neuneu ! (heureusement que Cassandre ne l’entendait pas, sinon il en aurait entendu parler pendant des semaines au moins !) Ysengrin Zellers, Sylvère d’Aiguemorte … Et même Sylvia Galtym et Prudence Dussart ! Tous ces gens, c’est moi ! Je n’ai tué strictement personne, et violer encore moins !

Il chercha comment il aurait pu le lui prouver et s’exclama ensuite :

- Je t’ai même fait monter dans les arbres, pendant une messe, une fois ! Tu penses que je saurais ça, si j’étais en train de te mentir ?

Alexandre serrait toujours sa béquille, prêt à frapper à la moindre offensive, mais ne s'attendait pas à voir le visage de Sylvère se modifier au fil de ses paroles. Il blêmissait. Il devenait livide. Ces informations lui faisaient un coup moral. Ces nouvelles accusations, au sujet d'être le meurtrier de Ysengrin Zellers, renforçaient son sentiment de perdition. Il n'avait vraiment rien de dangereux. Il ressemblait davantage à un animal qu se serait égaré en pleine ville.

Son coup de colère le surprit et Alexandre sursaut quand Sylvère énonça toute cette longue série de nom. Il ne connaissait pas le denier mais celui-ci justifiait sa tenue de femme.

"Tant de noms... On dirait un roman."

Ce flottement lui faisait reprendre ses sens et oublier sa colère. il y avait des contradictions. Il commençait à les voir maintenant. Quand avait-il entendu la première rumeur ? C'était il y a cinq ans. Oui, Sylvère d'Aiguemorte existait depuis cinq ans.

"Il y a cinq ans, on dirait qu'un curieux brigand s'était installé dans la forêt, qu'il arrêtait les gens pour leur faire payer un impôt. Mais...Il n'y a jamais eu d'attaque. on ne mentionnait pas de violences."

Les plis de son front se creusèrent. Alexandre se força à remonter dans sa mémoire et revivre le fil de ses souvenirs. A se rappeler de quand datait les rumeurs de meurtrier sanguinaire. Peu à peu, le flux lui parvenait et une révélation lui vint. Son visage blêmit.

"En Septembre 1594, une mère de famille riait au marché et s'exclamait avoir raconté une bonne histoire à ses enfants pour les dissuader à partir jouer dans la forêt, qu'elle avait utilisé ce Sylvère, que ça nuirait à personne... Et à partir de là, les histoires toujours plus horribles se sont mises à circuler."

Alexandre prenait difficilement conscience s'être lui aussi fait prendre par toutes ces histoires qui avaient déformé la réalité pour créer un mythe effroyable. Le souvenir de sa colère survenu au château de Frenn et de ses accusations honteuses envers Eldred lui revint ensuite. Il avait commis une fois de plus un amalgame. Comme tous ces gens qui osaient affirmer que les informes étaient démoniaques du fait de leurs particularités gênantes. Des larmes commençaient à naître au coin de ses yeux. Il étouffait sous cette respiration saccadée.

"Je... Je suis vraiment un boulet. Un boulet."

Ses mains lâchaient enfin la béquille et il s'écroula au sol. Lamentablement. Le petit infirme se recroquevilla, misérable, pour se mettre à pleurer.

"

- Tant de noms, fit Alexandre d’une petite voix. On dirait un roman.

La remarque le fit sourire.

Un roman. C’était vrai. C’en était un : celui de sa vie. Dont il incarnait les personnages qu’il avait envie d’inventer. Il était la personne qui tenait la plume. Lui et personne d’autre. La seule différence avec un roman, c’était que son histoire était vivante.

Quel titre aurait-il donné à sa vie ? Il se promit d’y réfléchir plus tard.

Il haussa des épaules nonchalamment :

- Mais bien sûr qu’il n’y a jamais eu d’attaque ! répliqua-t-il. Je ne tue pas les gens ! et je ne les viole pas non plus !

Alexandre sembla se concentrer davantage. Pourtant, il n’y avait pas besoin de se tracasser ainsi. Il ne tuait ni ne violait. C’était si difficile à croire ? Avait-il tant l’air d’un monstre sanguinaire ?

Il eut un nouveau haussement de sourcils. Alors les rumeurs venaient de là ? Il était devenu un croque-mitaine pour les enfants ? C’était aberrant. Que n’allait pas inventer les passants pour se rendre intéressant !

Les yeux du presque-bébé-adulte se remplissaient inexorablement de larmes et sa respiration devenait moins régulière. Et soudain, il y eut quelques mots.

- Je… je suis vraiment un boulet. Un boulet.

Il lâcha la béquille et se laissa tomber par terre. Il ne fallut qu’une seconde à Sylvère pour combler l’espace entre eux. Il s’agenouilla devant lui et le serra dans ses bras spontanément.

- Personne n’est un boulet, déclara-t-il.

Il fit une pause et ajouta, avec un discret sourire :

- Même les presque-bébé qui pleurent en disant qu’ils n’ont rien volé, n’en sont pas. Alors tu vois ! vraiment personne !

Alexandre pleurait à chaudes larmes, recroquevillé sur lui-même.

Il se sentait nul. Affreusement nul. Minable. Il était censé savoir de nombreuses choses et se laissait prendre aux rumeurs comme n'importe quel idiot qui sortirait à moitié éméché d'une taverne. Même son père possédait plus de bon sens que lui. Sylvère - ou Ysengrin - par sa dénonciation il lui attirait des ennuis. Il croyait légitime de le dénoncer quand le Seigneur de Frenn lui avait montré ces descriptions puis demandé de réaliser un portrait. Ce prétendu sorcier infirme avec lui... Avait-il aussi des choses à se reprocher ou s'était-il encore une fois abuser ? Et Cassandre... La petite Cassandre il aurait peut-être dû lui parler directement au lieu de la dénoncer. Il croyait bien faire. Il s'était trompé.

Il se trompait toujours.

Soudain, des bras l'enveloppèrent tendrement. C'était un peu comme ceux de maman, quand il était petit. Alexandre se blottit contre Sylvère puis tressaillit à la phrase que celui-ci venait de lui adresser.

Personne n'était un boulet.

Alexandre poussa un long soupir.

"Tu ne me connais pas. Tu ne sais pas à quel point s'enchaîne les bêtises."

Son visage grimaça au rappel de son idiotie ce jour-là au marché.

"Je n'ai pas changé depuis mes sept ans. Récemment, je me suis fait prendre à essayer de voler un ouvrage hérétique dans la bibliothèque, je je me suis introduit chez un noble et connu des secrets sur lui, il m'a fait asservir du coup pour ne pas que je puisse témoigner, puis un cardinal austère m'a acheté. un qui considère les infirmes comme diabolique. Et le lendemain de la vente, comme je ne pouvais pas me lever, il m'a dit que j'étais inutile, un boulet... J'ai une relation avec... un ami. Que j'ai injustement calomnié par peur qu'on sache, parce que je n'assumais pas... Et puis, j'ai dû dire adieu ma mère, qui partait s'enfermer dans un couvent loin d'ici pour fuir son imbécile de mari. Et puis..."

Alexandre s'interrompit et secoua la tête.

"Non, je ne peux pas classer Alduis dans les ennuis. Non.. lui, c'est la meilleure chose qui me soit arrivé."

Le jeune homme resta quelques minutes silencieux et commença à se poser des questions.

"Ysengrin... Sylvère.. Pourquoi es-tu là ? Quel hasard... Moi, mon père m'a dit e venir ici, que je devais rencontrer une personne importante. Mais..."

Alexandre eut brusquement une épiphanie et se redressa, le regard tourné vers la porte.

"Le rat ! Le sale rat ! Et je parie qu'il doit être derrière la porte !"

Il se mit à crier, furieux :

"Tu t'es bien amusé ? Eh bien, étouffe-toi en riant ! Et n'espère pas aller au Paradis ! les démons comme toi, ils appartennent aux Enfers !"

Alexandre se calma un peu puis revint vers Sylvère, plus gêné.

"Dis... L'autre jour, j'ai dessiné... un portrait. Il y avait toi mais aussi... un sorcier.C'était.. il a quelque de grave à se reprocher ? Ou c'est encore une erreur ?"

Alexandre était prostré au sol. Il pleurait. Personne n'était un boulet. Ysengrin en était convaincu. Depuis toujours. Même cette fois là, au marché, alors que le petit garçon sanglotait en assurant son innocence, ce n'était pas ce qu'il s'était dit. Pas une seconde. Que c'était un bébé, ça oui, mais certainement pas un boulet ! Et maintenant qu'il avait grandi, qu'il était devenu un homme, son expérience n'avait fait que le confirmer.

Il eut un sourire compréhensif et rassurant.

- Je te connais pas, en effet, reconnut-il de bonne grâce. Mais comme je te connais pas, alors je ne peux pas te juger. Ni en bien, ni en mal. Tu vois.

Il fit une pause et ajouta :

- Ça veut dire que tu peux décider de changer. Que tu peux m'offrir une vision différente de toi, et que cette image-là, tu peux la construire comme tu le veux. Tu comprends ?

Il n'était pas obligé de rester Alexandre-le-presque-bébé-adulte. Il pouvait se construire une nouvelle image de lui-même. Une image qui lui correspondait plus.

- C'est ça qui est merveilleux quand tu rencontres une nouvelle personne. Elle ne te connaît pas. C'est comme si tu recommençais tout de zéro à chaque fois. Si tu avais envie, même, tu pourrais choisir d'être une personne différente à chaque fois... et tu aurais le droit ! On peut te voir autrement. Mais il faut d'abord que tu veuilles, toi, te voir autrement.

Il se redressa imperceptiblement, sans lui laisser le loisir de finir la longue liste de ses bêtises. Mais chacun en faisait. Et la sienne était, il le savait !, bien plus importante.

- Tu sais, pour apprendre à connaître quelqu'un, à le connaître vraiment, il ne faut connaître ni son passé, ni son futur. On ne peut juger la vie d'un homme que sur son présent. Tiens, regarde. On va fair comme si on ne se connaissait pas.

Il se redressa, lui tendit la main pour l'aider et quand il la lui prit, il la serra vigoureusement avec un large sourire.

- Salut, je m'appelle Ysengrin Zellers. Et toi ?

Puis, enfin, il haussa des épaules et remarqua :

- Et maintenant ? Cette relation-là... tu l'assumes mieux ? Tu sais, je suis bien placé pour savoir une chose, avec tous ces portraits de moi et ces rumeurs à mon sujet. On a qu'une vie, et il faut la vivre à fond. Un jour, je serai peut-être arrêté, mais au moins, j'aurai vécu ma vie comme je le voulais et j'aurai été heureux. Un de ces jours, regarde toi dans le miroir, et demandes toi si tu peux te dire la même chose. Et si tu ne peux pas alors... il est peut-être tant de changer des choses.

Il fallait vivre chaque jour comme s'il était son dernier. Pour qu'au moment de mourir, il n'y ait rien à regretter, sinon un bonheur quitté. Mourir, c'était faire le point sur sa vie et conclure qu'on avait bien vécu.

Soudain, Alexandre sembla réaliser que cette rencontre hasardeuse n'avait strictement rien à voir avec le phénomène aléatoire justement. Ou alors, le destin avait brutalement apparence humaine en la personne du père Thierry. Bien drôle incarnation, si tel était le cas ! Cette idée lui tira un sourire.

Sylvère lui dit signe de se calmer. Les cris ne servaient à rien. Il n'avait jamais vu quelqu'un régler efficacement un différend en se battant. Parce que le sang entraînait le sang, la vengeance la vengeance. Il ajouta plus bas :

- Il serait beaucoup trop content que tu t'énerves enfin ! Ne lui donne pas ce plaisir-là.

Sylvère lui adressa un sourire amusé. Et soudain conclut :

- Hyriel, des choses à se reprocher... Tout dépend ce que tu entends par là.

À vrai dire, certainement peu de choses. Aucun des habitants n'étaient des monstres. C'étaient juste des hommes, qui avaient envie de vivre. Et qui le faisaient sans se poser de questions.

- Si tu avais le choix, tu ne recommencerais pas. Soit. Mais c'est fait. Et tu n'avais aucun moyen de savoir la vérité. Je te comprends.

Il eut un sourire plein de malice, fit une petite cabriole joyeuse et conclut :

- D'ailleurs ! Tu as un sacré coup de crayon ! Au moins ça me ressemble ! Tu as vu les horreurs qui étaient accrochées avant ?

Alexandre reniflait faiblement. Ses larmes se tarissaient peu à peu. Il redressa la tête et fixa Ysengrin / Sylvère qui lui parlait gentiment. Comme peu de personnes le faisaient. Le jeune homme se cala cotre son épaule, instinctivement, comme s'il redevenait véritablement un enfant à consoler.

"Je veux changer, oui. Je veux devenir plus fort. Je veux être capable de protéger les gens que j'aime. Cesser de les mettre en danger. Et arrêter de croire toutes les fables."

Alors que le petit infirme s'essayait à dresser la liste de ses bêtises, Ysengrin le coupa assez vite pour se relever puis lui tendit la main pour l'aider à se remettre debout. Alexandre sourit puis l'attrapa, prenant de l'autre sa béquille. Le jeune homme en face de lui se présenta et cela le fit éclater de rire.

"Moi, c'est Alexandre. Juste Alexandre. L'autre m'a renié lors du procès et a demandé au juge de retirer toute filiation entre lui et moi. Je ne m'en porte pas plus mal, tu sais. Je préfère savoir maintenant n'avoir aucun lien de sang avec un homme pareil. Un homme qui me tapait dessus simplement parce que je lui rappelais qu'il n'a pas su avoir de descendance de lui-même, ce n'est pas une ascendance dont on peut se glorifier."

Il écouta Ysengrin lui poser des questions sur sa relation avec Tristan et cela lui causa un pâle sourire. Tristan, c'était un passé mort. Les explications suivantes, au contraire, lui plurent. Son ami parait avec une véritable sagesse de ses expériences et du sort qui pouvait l'attendre.

"Tu sais, Ysengrin, tu es la première personne que je rencontre qui semble si bien apprécier son sort et qui accepte les choses pour ce qu'elles sont. Quand je suis devenu esclave, tout le monde a blâmé le seigneur de Frenn. Pas moi. Comme si c'était lui le responsable. Et on me regardait étrangement que je lui pardonne. Pourtant, si je n'étais pas allé à son château, je n'aurais pas été pris. Il avait ainsi tous les droits de me faire punir. C'est pourquoi je ne lui en veux pas et je lui pardonne. Et puis, être en colère, avoir de la rancune, c'est mauvais. On ne fait que se blesser soi-même, bien plus que de blesser celui qu'on pense responsable de nos maux."

Alexandre était de plus en plus persuadé par la pertinence de ces pensées. Ruminer le passé ne servait à rien. Sauf à se rendre malheureux. Comme son père adoptif l'avait fait depuis sa naissance à regretter de ne pas avoir pu engendrer au lieu de se réjouir d'avoir enfin un fils, même qui ne soit pas de son sang.

"Sinon.. pour cette ancienne relation.. Bof. Il s'est passé trop de choses entre nous quand celles-ci sont casés, il y a des moments où on ne peut réparer. Si un enfant fracasse un vase, tu essayerais de le réparer ? Non, on le jette, c'est tout. Et c'est ainsi. Tout a un début et une vie. Les gens, les objets et les relations. Mais j'espère que ma relation actuelle durera bien plus longtemps. Alduis... Ysengrin, tu sais ce que c'est aimer ? Aimer à en devenir fou quand l'autre nez l'est pas ? A attendre des journées, avec son souvenir en tête ? Je ne pensais pas l'amour aussi fort et aussi violent et pourtant c'est incroyablement bon."

Ces réflexions sur Alduis lui firent penser à une certaine chose. Un petit sourire espiègle illumina son visage.

"Ysengrin... Ysengrin je te fais le serment que s'il vous arrivait quelque chose, à toi ou Hyriel, je tenterai tout pour vous sauver !"

Là-dessus, il se mit à pouffer.

"Avec ça, Alduis sera obligé de m'aider. Et c'est un noble, le fils unique du ministre des affaires étrangères, alors il a du poids ! Et pour lui, l'honneur et une parole donnée c'est très important ! Et puis, et puis, il ne pourra pas me refuser ce service. Sinon j'ajouterais que je serai très malheur qu'ils vous arrivent quelque chose !"

Au milieu de cette ambiance devenue décontractée, Alexandre se fâcha brusquement en comprenant le manège de cet imbécile de prêtre qui se cachait derrière la porte et devait bien rire à ses dépens. Que fourbe ! Même lui son fils, il ne l'épargnait pas beaucoup plus que les autres. Ysengrin lui chuchota à l'oreille pour le calmer et le ramener à de meilleurs sentiments. Il soupira.

"Je sais. Mai ce démon est.. agaçant. Et quand tu sais que c'est lui, mon père. Il me tire de mes problèmes mais de l'autre il s'amuse à m'humilier de temps à autres. Une fois, à un mariage, il s'est amusé à me faire réciter une prière devant un parterre de nombre comme si j'étais un singe dressé pour la foire. D'ailleurs... Que sait-il de toi ? Et sur Hyriel ? Mon père est fourbe. S'il est ton ami un jour, demain, si cela lui rapporte, il te trahira. Et ça, sans aucun poids sur la conscience. "

Alexandre s'assombrit à cette pensée que son ascendance revêtait une noirceur terrible.

"Elle est belle ma famille, hein ? Un père adoptif violent qui me battait presque chaque jour, un curé défroqué, sans foi ni loi, qui nous abandonné maman et moi, et une père coupable d'adultère qui a dû s'exiler pour échapper à un mari violent... "

Il voulut changer de sujet pour échapper à ce terrible constat et rebondit sur cet Hyriel.

"Mais c'est un dangereux sorcier ou pas ? Que fait-il au juste ? Je me méfie des guérisseurs et autres charlatans. Quand j'étais petit, mon père en a payé un tas, ceux qui prétendaient me soigner de l'infirmité par des remèdes miracles. Et ce n'étaient que des tortures. Plusieurs fois, j'ai cru en mourir. Depuis, je me méfie des médecins et des des guérisseurs et je veux être sûr de leurs références avant de me fier à eux. Comment il est alors cet Hyriel ? Et puis... Quand j'ai dessiné les portraits, il y avait.. J'étais en colère. Je vous avait rencontré comme un couple de paysans heureux, amoureux. Face à cette homme infirme, en béquilles comme moi, qui avait trouvé l'amour, j'ai eu de l'espoir d'être moi aussi aimé. Alors, en découvrant chez le seigneur de Frenn, que tout ça était un conte.. J'étais en colère, révolté... Je vous ai profondément détesté à ce moment-là d'avoir pu vous jouer de mes sentiments et de mes espoirs."

Il eut un sourire quand Ysengrin commenta la qualité de ses dessins.

"Grand Dieu, oui ! Quand j'ai comparé le dessin à mon souvenir, j'étais estomaqué qu'"_n dessinateur ait pu réaliser une horreur pareille ! Je l'ai signalé au seigneur de Frenn en lui demandant si la prévôté recrutait des alcooliques ! Il y a aucune mise en perspective, aucune ligne directrice.. C'est odieux ! Même un enfant de six ans ferait mieux !"

Alexandre s’appuyait contre son épaule et Ysengrin le laissait faire. Certaines choses ne pouvaient pas changer. Il ne fallait pas se fixer des objectifs trop élevés. On montait un escalier marche par marche, et non pas en en sautant quinze au départ enfin, on pouvait toujours essayer, mais les chances de s'étaler sur les pierres étaient grandement fortes.

Sylvère, par exemple, ne pourrait jamais devenir aussi musclé que les quelques colosses que l’on croisait à l’horizon. C’était ainsi. Et il n’avait pas appris à marcher sur les mains en une fois. Il était tombé plein de fois avant. Mais sa stature lui permettait de se faire passer pour une femme sans difficulté.

- Tu sais… On a tous des traits de caractère différents. Aucun n’est vraiment un défaut ou une qualité, quand on y réfléchit bien. Il faut juste savoir les exploiter dans le bon sens.

Alexandre resterait certainement toujours naïf, mais il pouvait apprendre à le retourner à son avantage. Et cela, tout le monde pouvait le faire.

Quand il lui tendit la main pour l’aider à se relever, Alexandre sourit et accepta son aide, en s’appuyant sur sa béquille de l’autre côté. Ysengrin se présenta, comme s’ils ne se connaissaient pas, et cela fit rire Alexandre. Ce qui lui tira un sourire lumineux.

- D’accord, Alexandre !

Il hocha les mots pour confirmer les dires du petit esclave. On ne pouvait pas être fier d’un père qui nous frappait. Ce n’était peut-être pas plus mal d’avoir été renié, après tout.

- Tu sais, Ysengrin, tu es la première personne que je rencontre qui semble apprécier si bien apprécier son sort et qui accepte les choses pour ce qu’elles sont.

Sylvère aussi les épaules naturellement. Et il répondit en toute honnêteté :

- Eh bien oui, pourquoi je ne devrais pas le faire ? J’aime ma vie. Et encore mieux, j’aime la vie. Je n’ai pas envie de la gâcher bêtement avec des pensées négatives.

Il eut un sourire. Parce que lui aussi, on lui avait demandé sur tous les tons pourquoi il n’en voulait pas plus que cela à telle ou telle personne. Les gens qui avaient compris se comptaient sur les doigts de la main. Et pourtant, il était beaucoup plus heureux de cette manière.

Le petit infirme revint sur sa relation. Avec des propos qu’il aurait pu dire lui-même - à quelques exceptions près.

- Ysengrin, tu sais ce que c’est aimer ?

- Hum… je crois que oui, répondit-il avec un sourire amusé.

Il aimait sa reine. Et il savait ce que c’est, que de devoir attendre un retour éternellement. Il aimait sa forêt, mais pendant ses longs jours de séparation, la solitude à laquelle il était habitué lui avait plus pesé. Sa liberté était longtemps passée avant tout le reste. Plus maintenant. Kalisha comptait plus que tout. Encore quelques semaines plus tôt, jamais il n’aurait accepté de quitter ses bois, même si cela était pour se mettre en sécurité.

Alexandre lui adressa soudainement un serment, le laissant perplexe un moment et puis… :

- Avec ça, Alduis sera obligé de m’aider !

- Tu vois que tu n’es pas si naïf que cela, fit-il remarquer avec un sourire entendu.

Enfin… un peu quand même s’il n’avait toujours pas compris que son père était derrière cette rencontre improvisée. De là à s’énerver… il fallait mieux profiter des retrouvailles !

Assurément, Thierry savait des choses sur lui. Kalisha avait dû lui en raconter un certain nombre. Lesquelles précisément ? Il ne savait pas vraiment. Il savait au moins où il se cachait actuellement et sa véritable identité. Pour toute réponse, il haussa des épaules. Il n’en savait pas assez pour s’avancer.

Il posa une main compatissante sur son épaule et répondit doucement :

- Ce n’est peut-être pas la famille la plus merveilleuse du monde, mais c’est la tienne. A vrai dire, il y a deux types de famille : celle qui t’a élevé, celle qui t’a vu naître… et celle que tu construis en grandissant. Tu ne peux pas choisir la première, mais tu peux choisir la seconde.

Il fit une pause et ajouta avec un sourire malicieux :

- Tu penses vraiment que mes parents rêvaient d’un fils comme moi ? qui était raccompagné par les autorités tous les quatre matins et qui était incapable de tenir en place ? qui à sa tête placardé partout sur les murs de Braktenn ? Je ne pense pas. Mais c’est ainsi, et ils m’aiment tout de même.

Il soupira ensuite et s’assit pour réfléchir. Il répondit honnêtement :

- Non, il n’est pas dangereux. C’est un guérisseur, mais pas du genre de ceux que tu as pu connaître. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte. Tu peux me croire.

Sylvère se redressa soudainement plein d’enthousiasme :

- N’est-ce pas qu’il était bien notre déguisement ! On a trompé le Premier Conseiller aussi, comme ça, en lui livrant un esclave qui se faisait passer pour un noble. Je crois qu’il n’a pas aimé le subterfuge. Et puis… tu sais… Ce n’est pas parce que c’était faux que tu ne dois plus espérer. Après tout, j’ai cru comprendre que c’était le cas, n’est-ce pas ? Tu aimes, et tu es aimé.

Quant à la qualité du dessin… C’était plus agréable de voir son visage partout quand il était joliment dessiné tout de même ! C’était plus flatteur !

Alexandre se sentait bien à écouter Ysengrin lui parler, comme au temps où ils n'étaient encore de jeunes enfants, quand de temps en temps celui-ci venait clandestinement sa chambre pour l'amuser, la nuit, et lui faire oublier que dans l'autre chambre son père battait sa mère. Ou dès fois, quand il dormait déjà, au matin, il trouvait de succulentes pâtisseries au miel. Comme si un lutin malicieux était passé durant son sommeil. Ils étaient amis. Depuis toutes ces années. Malgré le temps et la distance. Ce sentiment réconfortait berçait Alexandre et l'apaisait.

Aujourd'hui, leurs conversations devenaient plus sérieuses, plus profondes. Ils avaient grandi et étaient adultes. Mais rien nev changeait au lien tissé entre eux, entre l'église et le marché.

"Je suis parfaitement d’accord avec toi. La vie est belle et il faut savoir l'accepter comme elle est, sans penser au pire. En tout cas, pas tout de suite. Il peut arriver, oui, mais y songer dès maintenant est effrayant et nous empêche de profiter. Comme... mon amant. Il est désespérément pessimiste. Tu sais, il y a des gens qui voient le verre à moitié vide ou à moitié plein ? Eh bien, lui, il serait plutôt du genre à ne pas voir de verre, là où il y en a un."

Sa poitrine lui faisait mal en parlant d'Alduis. Il pensait à li. que faisait-il ? Se torturait-il encore l'esprit ? IL aurait voulu être auprès de lui pour le divertir et lui faire oublier ses problèmes. Quoique.. Deux jours plus tôt, celui-ci avait étrangement un moral excellent. Le jeune homme était décidément une contradiction sur pattes.

Il choisit de laisser au loin son amant et reporta son attention vers Ysengrin.

"Dis.. J'ai appris que tu étais parti à l'armée ? Ti.. Que'st-ce que tu es allé faire là-bas ? Tu n'as aucune discipline, aucune vlonté de nuisance... Tu devais plus être un embarras pour ton unité, qu'un réel soutien, non ? Alors pourquoi ?"

Peu après, Alexandre prêta ce serment, qui obligerait Alduis tôt ou tard, à apporter son aide à son ami. Il sourit au rire du jeune homme.

"Il faut bien que j'apprenne à un moment ou l'autre. Je ne veux plus être un bébé !"

Il l'entendit ensuite défendre sa famille particulière et sur ce point Alexandre ne répondit pas. Il n'avait pas envie de songer à celle-ci. Et surtout pas à sa mère, recluse, que le garçon ne errait plus jamais. Il retint cependant une grande attention sur la famille qu'on choisissait.

"Alors de cette famille, il y a toi, Alduis, bien sûr ! Puis Florentyna de Monthoux t Kalisha de Monthoux ! Elles ont toujours été si gentilles avec moi. Ou Irène.. Non, Irène, elle est gentille, oui, mais elle se fait complètement mener par cette peste de Cassandre. Oh, Cassandre, Cassandre... je n'ai jamais vu une gamine pareille ! Elle a l'air mignonne, fragile.. Mais ce n'est qu'une apparence. Derrière ce visage innocent se cache un monstre égoïste et calculateur. Je l'ai rencontre lors d'événements fâcheux en Septembre. elle était esclave au Lupanar. Je ne souhaitais que la protéger. Je l'ai envoyé se mettre à l'abri lors de la perquisition, j'ai demandé au Seigneur de Frenn u'un sort clément lui soit réservé... Et quand Irène l'a recueilli, j'ai tenté de l'apaiser, qu'elle puisse trouver sa place.. Mais elle.. Elle s'est amusée à me jouer des tours. Sans arrêt. Elle m'envoyait faire des courses, loin, à l'autre bout de la vile, puis en rentrant je découvrais que les affaires demandés étaient déjà dans un placard. et là, cette peste m'observait discrètement, d'n petit air sournois. Ou d'autres fois, elle me faisait laver le sol ou d'autres choses. Et elle me rappelait que j'étais l'esclave, sans possibilité de veto, et elle la fille de la maison. ais quelle affreuse petite peste !"

Alexandre s'accorda une pause, suite à cette longue litanie de reproches, puis reprit :

"Ces derniers temps, elle semble calmée. Et même gentille. Je n'y crois pas. Elle fait encore semblant. C'est surtout qu'il y a peu, elle nous a surpris, mon amant et moi. Alduis a été surpris et a réagi de manière... un peu sèche. Avec un couteau. Elle a dû comprendre les risques de m'embêter, que j'étais sous bonne protection. Elle doit être en train de chercher une autre cible. Sans doute l'a t-elle même trouvé."

Alexandre se sentit libéré d'avoir pu verbaliser enfin toutes ces émotions néfaste que cette fichue gamine lui avait fait connaitre. Il ne pensait pas un jour détester quelqu'un. Et certainement pas une enfant. Il entendit Sylvère défendre le cas d'Hyriel et culpabilisa aussitôt de lui avoir attiré des ennuis en l’assimilant à ces guérisseurs de son enfance. Un jour, s'il le pouvait, il réparerait.

"Je sais. Ce déguisement était très bien fait. Oui, vos paroles et vos sentiments que vous m'avez inspiré étaient justes mais quand je l'ai réalisé face au seigneur de Frenn, à devoir dessiner vos portraits, j'ai ressenti une forte colère de cette manipulation. J'étais encore seul alors. Je e pensais plus possible de connaitre l'amour. Mais par contre, pour ce coup de capturer et livrer cet esclave qui s'était fait passer pour un noble. C'était incroyable ! Tu sais, Ulysse.. Le vrai Ulysse, c'était mon ami. Comme toi, de temps en temps, il venait dans ma chambre, la nuit, et mais lui me faisait sortir. Il me portait sur son dos et m'emmenait voir les danses des bohémiens. Nous avions juré d'être toujours amis. Mais ça ne duré que trois mois. Après, il y a cet incendie. J'ai attendu Ulysse, pourtant, fidèlement, pour voir réapparaître un monstre sous les traits de mon ami."

Bien sûr que la vie était belle ! Et qu’elle valait la peine d’être vécue ! Même si certains jours étaient plus compliqués que d’autres, peu de choses étaient réellement graves, quand on y réfléchissait. Tant que le soleil se levait le lendemain, tout allait bien.  

Le pessimisme était juste un moyen de se gâcher la vie. Ce n’était pas qu’ils n’avaient pas la possibilité d’être heureux, c’était qu’ils refusaient de voir cette possibilité. Être heureux était un choix de vie à part entière. Chaque jour apportait son lot de merveilles, mais pour cela, il fallait profiter du jour présent comme s’il n’y avait ni hier, ni demain. Ce n’était pas en fermant les yeux que l’on voyait le soleil se lever.

Et en parlant de pessimisme, c’était à une autre personne que pensait Ysengrin. Une certaine petite princesse qui aurait bientôt 13 ans. Et qui ne voyait pas beaucoup de points positifs.

Mais ils changèrent rapidement de sujet. Il adressa un sourire entendu à Alexandre et remarqua en haussant les épaules :

- Mes parents se sont dit que ça me l’apprendrait. Mais pourquoi est-ce que tu penses que j’ai déserté au juste ? Entre nous, c’est terriblement ennuyant et j’avais autre chose à faire de mon temps que de m’entraîner à tuer des gens ! Beurk.

Il avait malgré tout fait des rencontres là-bas et tout n’avait pas été mauvais. Et puisque tout ce qui lui arrivait à l’heure actuelle descendait directement des choix passés, alors il n’y avait pas de raisons de les regretter. D’autant que cela lui avait permis de rencontrer Kalisha et Cassandre.

- Je suis ravi de faire partie de ta famille, dans ce cas ! déclara-t-il.

Après tout, quel plus grand honneur y avait-il qu’une personne qui vous choisisse pour faire partie de sa famille de son plein gré ? Strictement rien. Il connaissait tous les noms qu’Alexandre cita. Décidément, le monde était petit. Et la simple évocation de Kalisha suffit à le faire sourire comme un idiot. Pourtant, une phrase attira son attention :

- Elle se fait complètement mener par cette peste de Cassandre.

Il lui lança un regard mais se retint de le couper. Ce qui ne fit que repousser l’échéance un peu plus loin.

- Non, dit-il parfaitement calmement. Cassandre n’est pas un monstre.

Il fit une pause, réfléchit quelques secondes. Bien sûr, il avait remarqué ses quelques penchants mauvais qu’elle semblait prendre de temps à autre. Il ne pouvait pas la surveiller tout le temps, mais il savait aussi à quel point elle pouvait être innocente, pour l’avoir vu rire et s’endormir dans ses bras. Elle ne mesurait pas toujours l’impact que pouvait avoir ses mots ou ses actions, était rongée par la rancoeur mais il ne doutait que cela finirait par passer. Il voulait y croire en tout cas.

- C’est une adolescente. Une jeune fille qui peut se montrer méchante sciemment, j’en suis bien conscient. Elle est rancunière, pessimiste, mauvaise joueuse, orgueilleuse, moqueuse… et j'en passe. Mais elle ne se réduit pas seulement à cela.

Il garda le silence quelques instants avant de reprendre, toujours calmement :

- Si tu l'avais vu pleurer, si elle t'avait demandé d'être son grand frère et qu'elle t'avait dit qu'elle t'aimait… que tu l'avais vu jouer comme n'importe quelle enfant, que tu lui avais appris à lire, que tu avais entendu son rire… tu le saurais. Elle peut être lumineuse, elle est maligne et débrouillarde, persévérante. Elle est souvent horripilante, elle veut absolument que j'ai un enfant mais… mais elle n'hésite pas à m'apporter à manger et ces derniers temps, elle passe me voir pour que je ne m'ennuie pas trop. Alors tu vois. Elle sait aussi être généreuse.

Il lui adressa un regard et lui dit simplement :

- Je lui parlerai de ce qu’elle t’a fait et j’essaierai de lui faire entendre raison. Mais revois ton jugement à son sujet, je t’en prie : je sais qu’elle peut être une peste, mais pas uniquement.

Alexandre écoutait les explications que lui donnaient Ysengrin et approuvait. il n'était clairement pas taillé pour la vie militaire, toujours si bien orchestré, forcé à suivre des ordres. Ses parents auraient dû le comprendre. Sauf que les parents ne comprenaient jamais. Ils ne voyaient que leurs idées, sans se soucier véritablement de leurs idées et de leurs projets. Même sa mère, si douce, si compatissante, fonctionnait de cette manière.

"Oui, je comprend. Il fut un temps où je rêvais d'être chevalier, à force de lire des romans et des ouvrages historiques. Mais c'étaient des idées d'enfants. En grandissant, j'ai réalisé que je ne saurai pas tuer sur un champ de bataille. Ni même pour me défendre. Une vie.. Une vie, c'est beau car elle vit. Simplement. Qui sommes-nous pour décider de la retirer ?"

En prononçant ces paroles, Alexandre se sentait mal à l'aise de ce qui se passait ailleurs, dans les provinces annexées, là où des gens avaient été tués pour les posséder. à où les soldats de leur empire avaient perdu aussi la vie. Il ne put s'empêcher de songer à son amant. Et si un jour, lui aussi.. il secoua la tête. Il refusait d'y penser. Alduis ne pouvait mourir. C'était impossible.

Le sujet passa ensuite pour évoquer ses liens, puis charger lourdement cette peste de Cassandre. A son étonnement, il apprit que Ysengrin serait.. son grand frère. Cela expliquait les nombreux allers-retours alors vers al forêt. Un sourire légèrement moqueur lui vint. Décidément, Braktenn semblait bien petit. Se connaissaient-ils tous au final ? Il entendit son ami défendre admirablement la fillette à la morale douteuse. Sur le fond, il était d'accord. Ce n'était qu'une gamine et elle testait avant tout les limites. Or, en vivant chez Irène, elle n'avait finalement que bien peu.

'J'entends des arguments et les comprends. Au fond, je pourrais presque déjà lui pardonner. Ce n'est qu'une enfant, elle a besoin surtout de limites, qu'on lui explique ses bêtises... C'est à Irène que j'en veux bien plus. Elle, elle est une adulte, une mère de famille. Elle devrait lui imposer plus d'autorité. Je ne pardonnerai pas à Cassandre. Pas tout de suite. Elle doit comprendre que ses actes ont des conséquences. C'est trop facile sinon de faire la gentille après m'avoir fait toutes ces bêtises. Tu comprends ?"

Désireux de changer de sujet, Alexandre retourna s'installer et se remit à dessiner. Il avait envie de réaliser une belle esquisse pour son esquisse. Tout en reproduisait les traits bien féminins de la fameuse Prudence, le jeune homme improvisa des alexandrins qui lui passaient par la tête, pour continuer à discuter en même temps avec Ysengrin. Ses vers évoquaient les rumeurs de la ville et la naïveté désespérante des gens pour y croire, en déplorant avoir appartenu à cette catégorie. Il s'amusait follement à inventer ces beaux quatrains, si mélodieux à ses oreilles, et espéraient que son camarade les apprécie également.

Lorsque l'esquisse fut terminée, Alexandrela montra à Ysengrin, en l'introduisant avec deux nouveaux alexandrins, et en précisant que c'était un cadeau pour lui, honorant leurs retrouvailles.

Ysengrin n’avait jamais tué personne. Et il ne comptait pas commencer aujourd’hui. Pour quelque raison que ce soit. Il s’y refusait catégoriquement. S’il portrait une arme, c’était pour impressionner, pour se couper les cheveux et dépecer les lapins. Rien d’autre. Une dague dans une forêt n’était jamais de trop. Il en avait fait plusieurs fois l’expérience.

La vie était belle. Il fallait la vivre, et laisser les autres la vivre. Le proverbe disait bien, après tout, qu’aucun arbre n’écrasait les autres de son ombre. Une vie ne pouvait décemment pas en arracher d’autres. Ni leur en vouloir tout à fait. Chacun faisait des erreurs. Il en avait fait, Alexandre aussi, et Cassandre ne faisait pas exception à la règle.

Ni même Irène.

Il hocha la tête aux propos de Alexandre. Qu’il lui fasse ressentir les conséquences de ses actes ne pourrait jamais faire de mal… enfin. Il espérait. Parfois, il se sentait un peu démuni. Cassandre était constamment pessimiste et très souvent fermée.

- Et alors ? remarqua-t-il. Les adultes ne peuvent-ils pas faire des bêtises, eux aussi ? Personne n’a la science infuse. On apprend tout le long de notre vie, et être parent s’apprend, comme le reste. Et puis, faire preuve d’autorité, ce n’est pas toujours simple tu sais.

Il fit une pause. Il disposait de tellement d’exemples pour prouver ses propos.

- Mes parents auraient certainement dû faire plus d’autorité, je n’étais pas un enfant facile. Tu sais, je me dis souvent qu’en fin de compte, j’étais bien plus insupportable que Cassandre. Moi aussi, je me serai sûrement amusé à te faire ce genre de farces… Je t’ai bien fait voler une brioche… Tu vois, on peut évoluer.

Il en avait honte, désormais, avec le recul. Il haussa des épaules et ajouta :

- Et puis ? qu’est-ce que tu appelles autorité ? Quand j’aurai des enfants, je refuserai de les frapper. Jamais je ne lèverai la main sur eux. Alors peut-être que parfois, je ne serai pas assez autoritaire, je n’en sais rien. Mais je ne le ferai pas. Tu ne peux pas critiquer Irène ainsi. Elle fait ce qu’elle peut et je la trouve très courageuse de faire face à tout cela.

Puis, ils laissèrent ce sujet-là de côté. C’était au moins agréable de parler avec quelqu’un qui ne s’énervait pas quand les avis divergeaient. Ce n’était pas quelque chose qui était si courant que cela.

Il écoutait les quatrains que construisaient Alexandre et cela l’amusait. Derrière la porte, il n’y avait plus de bruit, Thierry avait dû s’en aller. Ysengrin eut un sourire face au dessin. C’était si beau !

Depuis l’épisode du marché et des brioches, ils étaient devenus des hommes. Et Sylvère pouvait désormais dire qu’ils avaient plus de points communs que l’on aurait pensé aux premiers abords...

Il y avait une belle sagesse dans les propos de son ami et Alexandre appréciait de les entendre. Il ne jugeait personne et il lui semblait que celui-ci aurait accueilli n'importe qui, pardonné n'importe quoi. Son regard s tourna un instant vers le crucifix. Lui, si peu pratiquant, qui n'assistait aux messes enfant que par obligation, connaissait mieux la philosophie du Christ que bon nombre de religieux et de dévots. Par ailleurs, l'entendre relativiser sur les actes de Cassandre ou d'Irène, cela le faisait réfléchir. Les choses n'étaient effectivement pas si graves. Ce n'était qu'une gamine qui faisait des bêtises, comme des dizaines d'enfants dans la capitale en ce moment. Ce n'était qu'une mère de famille qui essayait d’élever seule sa progéniture. Il s'était laissé aveugler par la colère et le ressentiment, au point de s'en étouffer avec, mais Ysengrin lui rendait aujourd'hui la lumière.

Aimer son prochain, c'était aussi lui pardonner ses erreurs, ses égarements. Ils étaient tous humains, pêcheurs devant l’Éternel, et ainsi faillibles.

Avant de retourner s'installer au bureau, Alexandre ne put résister à une petite boutade.

"La prochaine fois, tu me laveras les pieds, Ysengrin."

Il rit de cette légère moquerie en s'asseyant. Allait-il comprendre ? ou les cours de catéchisme étaient-ils trop loin ? Se souviendrait-il que lors de la cène, avant le repas, le Christ avait lavé les pieds de ses disciple dans un geste d'humilité ? En reprenant son fusain, Alexandre s'amusa encore de sa petite plaisanterie.

Alexandre s'amusa ensuite à construire de beaux quatrains tout en dessinant puis ressentit une garde fierté à offrir son oeuvre à son ami. Avan de partir, il l'enlaça, heureux de leurs retrouvailles, et espéra que leurs prochaines seraient plus proches.

"Au revoir, mon ami."

Il s'éloigna pour quitter le bureau, qui avait été déverrouillé depuis un petit peu, et sortit.