[Dimanche 14 décembre 1597] Dites seulement une parole... [Terminé]

Du haut du clocher qui dominait la chapelle de Monthoux, les carillons achevaient d'annoncer la grand' messe dominicale. Une première vague d'employés était passée à la première cérémonie de la journée, donnée dès les sept heures. Venait celle de milieu de matinée, à laquelle assistait une autre fournée de domestiques et d'esclaves... ainsi que les maîtres du domaine. Plus chanceux, tous ceux-là n'avaient pas eu à se lever trop tôt pour l'office. Un roulement strict assurait le passage de chacun à la célébration, afin que puissent continuer de tourner toutes les corvées nécessaires à la vie incessante du domaine.
Près de cent personne se trouvaient ainsi ramassées dans le bâtiment saint, éclairées par la timide lumière qui filtrait à travers les vitraux. Tout devant, au plus près du chœur : la famille de Monthoux. Les bancs d'honneur, ornés de coussins, leur étaient réservés alors que de simples planches de bois constituaient l'assise du reste de l'auditoire. Venaient ensuite les employés, puis les esclaves tout au fond de l'édifice. Hommes d'un côté, femmes de l'autre. Pour l'heure, chacun se tenait debout. Il n'y avait que pendant l'homélie qu'on autorisait les ouailles à s'asseoir.

De son pas précautionneux, le vieux prêtre rejoignit l'autel - suivi de son petit groupe d'enfants de chœur. Le château de Monthoux était assez riche pour disposer de son vicaire personnel, faisant également office de confesseur auprès de Mademoiselle Florentyna. En cette période de l'Avent, le célébrant portait l'aube de circonstances - décorée de violet et ornée de ses dorures habituelle. Une marée de bougies éclairait le chœur, où trônaient les sièges sculptés destinés aux enfants de chœur et aux chantres. Ces derniers engagèrent le chant d'entrée.
Debout, silencieux, les paroissiens entonnèrent à leur suite un hymne faisant louange au rassemblement hebdomadaire des croyants dans la maison du Seigneur :


Et commencèrent les longues premières prières en latin. Dans sa grande bonté, le célébrant de Monthoux les traduisait - ce qui avait pour avantage d'en permettre la compréhension de tous, et l'inconvénient de rallonger la célébration.

"Pour entrer dans cette cérémonie avec un cœur purifié, frères et sœurs, reconnaissons devant le Seigneur que nous sommes pécheurs. Dieu du Ciel, lave-nous de nos fautes, pardonne-nous nos offenses, et donne-nous chaque jour un cœur mieux disposé à faire ta volonté."

Kýrie, eléison.
Christe eléison.
Kýrie, eléison.

Seigneur, prend pitié,
Ô Christ, prend pitié,
Seigneur, prend pitié.

Bon gré mal gré, les quatre compères se rendaient à la messe. Tous les quatre moins catholiques les uns que les autres, ils s’efforçaient d’avoir l’air souriant ou, au moins, neutres, mais ce n’était pas une mince affaire. Dans les bras de Florentin, Hyriel gardait une main sur ses côtes. Cette saleté de chouette ne lui facilitait vraiment pas la vie… Heureusement qu’il savait y faire avec les côtes fêlées et qu’il savait quels cataplasmes appliquer et comment faire un bandage pour les maintenir… Toutefois, il n’avait vraiment pas besoin de cette satanée messe où il devrait rester debout un temps incalculable. Vivement la fin ; il n’était même pas entré qu’il en avait déjà marre.
 
Quand ils entrèrent, il regarda par réflexe les derniers rangs des femmes mais déchanta très vite. Phaïdée n’était plus là. Depuis un peu plus d’une semaine. Il l’avait reperdue et la brisure en son cœur était plus forte que la première fois. Il avait perdu une amante, non plus une amie. Au moins ne voyait-elle pas l’état pitoyable dans lequel il était…
Florentin, Eugène et Guillaume se dirigèrent vers le bénitier. Florentin se contenta de le toucher, histoire de, puisqu’il portait un important fardeau et le fardeau en question se fit un devoir d’y tremper consciencieusement ses doigts. Florentin s’agenouilla alors face à l’autel, de même que les deux autres, et Hyriel se signa, les paupières closes, un sourire d’ange sur son visage apaisé et légèrement baissé en signe de respect. Que ne fallait-il pas faire pour faire plaisir à la chouette et au cochon…
 
Une fois arrivés à leur place, Florentin se baissa pour que les jambes d’Hyriel touchent de nouveau terre et Guillaume lui tendit ses béquilles pendant qu’Eugène l’aidait à se redresser. Il les remercia d’un hochement de tête et grimaça quand ils le lâchèrent pour prendre leur place, Eugène et Florentin de chaque côté pour l’aider au cas où. Il avait mal mais il se reposait sur ses béquilles et sur ses jambes, autant qu’il le pouvait. Il en avait déjà assez… Mais il souriait, en bon paroissien ravi de se rendre au Saint-Office. Seuls les trois autres n’étaient pas dupes, pensant de même que lui.
 
Hyriel se fit, comme à chaque fois, un devoir de bloquer sa béquille droite sous son aisselle pour se signer en bonne et due forme au début de la cérémonie du vieux prêtre. Et voilà que ça chantait ! Les trois comparses connaissaient à peu près le chant, à force de l’entendre, et Hyriel l’avait retenu entièrement à force de le chanter consciencieusement. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire pour ne pas passer pour un vilain sorcier… Il chanta donc, de même que les autres fidèles.
 
« Venez, approchez-vous de ce repas... »
Justement, j’ai faim.
« La coupe est pleine, la table débordante ! »
Y’en a qui ont de la chance…
« À la suite du Christ mets tes pas... »
Il est mort, le bougre, et je n’ai aucune envie d’avoir un pied dans la tombe, mon bon monsieur.
« Ô festin d'amour, ô gloire rayonnante ! »
C’est bien gentil mais l’amour, ça ne nourrit pas son homme, et la gloire non plus.
 
Il contint un léger soupir sur la fin. Si seulement l’amour, leur amour, à Phaïdée et lui, pouvait nourrir…
Mais il n’eut pas le temps s’y penser plus longtemps car son esprit de fervent chrétien était rappelé à la prière en latin massacré par les ouailles. Hyriel se fit un devoir de tout bien réciter proprement, ce qui amusait à chaque fois ses deux voisins même s’ils n’en montraient rien et tentaient de raccrocher les morceaux. Ils regardaient la décoration pendant la traduction, formulant la prière sincère que la cérémonie soit plus rapide que les autres fois. Mais le doute s’insinuait dans leurs pauvres âmes égarées…
 
« Pour entrer dans cette cérémonie avec un cœur purifié, frères et sœurs, reconnaissons devant le Seigneur que nous sommes pécheurs. »
Je veux bien reconnaître que je suis jardinier mais il n’y a pas assez de poissons dans le bassin aux nénuphars pour aller à la pêche…
« Dieu du Ciel, lave-nous de nos fautes, pardonne-nous nos offenses, et donne-nous chaque jour un cœur mieux disposé à faire ta volonté. »
C’est-y pas beau ? Servir un maître qu’on ne connaît même pas. Comme si on n’en n’avait pas assez de ceux de ce monde…
 
Et ça rechantait, et Hyriel avec en souriant comme un ange.

Kýrie, eléison.
Christe eléison.
Kýrie, eléison.

Seigneur, prend pitié,
Ô Christ, prend pitié,
Seigneur, prend pitié.

...et abrège cette cérémonie, s'il te plaît...

C’était le jour de la messe obligatoire. Il faisait à peine plus chaud à l’intérieur qu’à l’extérieur de la chapelle et l’idée d’y rester un si long moment avait de quoi être désespérant. Kalisha connaissait parfaitement son rôle. Rôle qui commençait par une tenue de circonstance : sombre, austère, boutonnée jusqu’au cou, cheveux entièrement attachés et coiffés d’un voile assorti. Elle s’inclina légèrement en passant le seuil de la chapelle puis trempa sa main dans le bénitier afin de faire les salutations d’usage. Elle traversa la nef, tête basse, sans adresser un regard à Hyriel et ses compères qu’elle n’avait pas manqué d’apercevoir du coin de l’œil. Arrivée devant l’autel, elle s’agenouilla et se signa avant de prendre place sur le banc d’honneur qui lui était réservé.

Elle chanta avec une ferveur parfaitement feinte, ces chants qu’elle connaissait désormais si bien, sans y prêter la moindre attention. Puis les prières commencèrent, qu’elle récita machinalement tête baissée sur ses moins jointes.

Toutes ses pensées étaient tournées vers Ysengrin qui allait partir aujourd’hui. A nouveau elle serait seule pour affronter sa vie. Elle était heureuse pour lui, heureuse d’avoir réussi à obtenir l’assurance que les poursuites soient abandonnées et heureuse qu’il retourne dans sa forêt qu’il aimait tant, même si cela voulait dire qu’elle ne verrait plus, ni au réveil ni au coucher.

Phaïdée aussi était partie. Il ne restait désormais plus que Hyriel et Florentyna pour lui tenir compagnie dans ce morose château. Où en étions-nous déjà ? Ah oui.

Kýrie, eléison.
Christe eléison.
Kýrie, eléison...

Une fois demandé le pardon de Dieu, le prêtre enchaîna sur la Première Lecture. En ces temps difficiles où l'on parlait de plus en plus, en ville, de femmes infidèles et de démonologie en passe de se répandre... le célébrant avait décidé de donner déclamation en ce jour de quelques morceaux choisis du Deutéronome et du Lévitique. Sa voix monocorde, mais que l'écho se chargeait de décupler, proclama quelques-unes des lois millénaires de l'Ancien Testament :

"L'homme aux testicules écrasées ou à la verge coupée ne sera pas admis à l'assemblée de Dieu." [...] "Que la femme qui est soupçonnée d'infidélité soit reléguée dans une chambre à part et subisse les correction qu'il plaira à son époux, unique devant le Seigneur." [...] "Tout homme qui a en lui une tare ne peut approcher, qu'il soit aveugle, boiteux, défiguré ou disproportionné, ou bien un homme bossu ou atrophié, s'il a une tâche, s'il est galeux ou dartreux, tout homme qui a en lui une tare ne s'avancera pas pour offrir des sacrifices à Yahvé."

Le vicaire, là-dessus, ne manqua pas de souligner l'évolution de l'Eglise ayant assoupli ses règles et permis aux plus souillés des mortels, dont la liste venait de se déployer, d'appartenir à la communauté des enfants de Dieu. De les accueillir dans le sein du culte du Seigneur. Il fut par ailleurs lu les recommandations de la loi de Moïse concernant les malades de lèpre ou infirmités honteuses : qu'ils se tiennent à l'écart des bonnes gens, ne se mélangent pas aux êtres respectables, gardent la mine soumise et portent de vieux habits en mémoire du repentir qu'il était bon qu'ils observent.
Après cette première lecture venait le temps, plus réconfortant, du psaume dominical. Celui-ci rappelait que le Seigneur était aussi consolation, refuge, infaillible appui pour qui mettait toute sa foi en lui même dans les pires épreuves. Aussi les chantres engagèrent-ils toute l'assemblée dans le chant à pleine voix :


La Deuxième Lecture arriva. Toujours dans son plus beau latin qu'il traduisit ensuite, le prêtre déclara, lentement, de sa voix pénétrante aussi prompte à rencontrer l'assemblée que les lents va-et-vient de son regard sur l'auditoire :

"Lettre de Saint Paul Apôtre aux Ephésiens.
Frères, par respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres; les femmes, à leur mari, comme au Seigneur Jésus; car, pour la femme, le mari est la tête, tout comme, pour l’Église, le Christ est la tête, lui qui est le Sauveur de son corps. Eh bien! si l’Église se soumet au Christ, qu’il en soit toujours de même pour les femmes à l’égard de leur mari. Vous, les hommes, aimez votre femme à l’exemple du Christ [...]"


Une cérémonie comme toutes les autres pour le comte de Monthoux. En entrant, aux côtés de sa femme, il prit soin de saluer pieusement quelques subalternes ici et là - et ne manqua pas d'aller rendre ses dévotions au vicaire en personne avant que celui-ci ne commence la célébration. Un sourire poli ne quittait pas ses lèvres. Devant tous ces gens, il fallait faire bonne figure et montrer l'image d'un amour vivant pour Kalisha... Cette probable pécheresse ! Il ne devait pas en être autrement pour que nul enfant ne leur soit jamais venu... et de surcroît, que la guerre contre Djerdan soit malgré tout imminente. Mais le dimanche était le jour du pardon et des vœux pieux. Derrière la lisse peinture des époux unis, le comte de Monthoux confia l'âme de la princesse au Ciel. Il écouta la messe d'une demi-oreille, pris dans la ronflante habitude.



Marthe se tenait debout, au banc juste derrière celui des maître, selon la hiérarchie. Elle donnait comme de coutume l'impression d'écouter avec une grande intensité tout ce qui se prononçait, sans un regard en arrière, sans la moindre attention - pour une fois - sur les employés et les esclaves debout dans l'ombre des fonds de l'église. L'intendante jugeait bon que l'on rappelle certaines règles. Elle retint un sourire narquois aux passages concernant les infirmes, et un autre au sujet de la fidélité des femmes... Allez donc savoir ce qui arrivait réellement dans le couple des maîtres, pour que Monsieur n'ait nul descendant de son ventre - et que Madame soit si laxiste avec les vassaux, comme si elle le faisait exprès !

Il en allait différemment de Florentyna. En entrant dans l'église ce dimanche, elle remarqua évidemment le malheureux Louis que ses camarades devaient porter. N'aurait-il pas pu être dispensé ?! Pour une fois... Le voir ainsi, la main aux côtes, serra le cœur de la demoiselle, avant qu'elle ne se trouve émue de ses gestes de piété : leur conversation aurait-elle... porté ses fruits ? Trouvait-il malgré tout un peu de réconfort dans la rencontre avec le Seigneur ? La jeune femme, elle, priait en tout cas pour que le Très-Haut l'apaise en ses épreuves et inspire à cette teigneuse de Marthe de plus charitables pensées.
La cérémonie suivit son cours. Fervente, Florentyna méditait les textes. Le psaume lui plaisait. Bien davantage en tout cas que cette Première Lecture. Elle se désolait de pareils textes, inadaptés aux enjeux actuels. Des lois remontant à des millénaires de cela alors que les Evangiles, elles, étaient bien plus douces et disaient tout autre chose. Pourquoi donc les plus rudes représentants de la foi continuaient-ils de s'appuyer sur les plus vieux passages, de maltraiter les prétendus impures, les infirmes, les païens... Elle secoua la tête, préférant garder la plus belle part de la cérémonie : comment, elle, voyait le Seigneur. Bienveillant et prêt à accueillir.

Quelques instants, ses yeux glissèrent vers Kalisha. Elle savait combien, derrière les apparences, bien d'autres pensées que celles de la messe occupaient toujours l'esprit de la princesse. Oh, Florentyna pouvait le comprendre. Et le Seigneur le lui pardonner, quant on savait quel désagrément profond était son mariage avec Prosper. Et tant qu'à parler de mariage... la demoiselle savait qu'aujourd'hui plus encore que n'importe quel autre dimanche, Kalisha serait à la fois heureuse et triste. "Prudence" repartait cet après-midi même. L'aimée serait à nouveau seule, mais l'amant retournerait à ses bois chéris. Florenyna se contentait de toute sa sollicitude pour sa belle-mère. Le reste... serait entre elle et le Bon Dieu le moment venu. Prosper, pour sa part, ferait bien de méditer Paul et de respecter son épouse comme on respecte le Christ !
Enfin et surtout, le jeune femme pensa une énième fois à Hyriel... Comment allait-il, au fond entre ses amis ? Ses côtes cassées lui permettaient-elles malgré tout de tenir ce qui ne devrait être une épreuve pour personne ?! Le savoir obligé de rester debout dans sa condition peinait la demoiselle. Quel manque d'adaptation. Elle serra les dents... Elle en mourait d'envie... Son cœur accéléra. Il fallait trouver quelque chose. Simulant le besoin de chasser une poussière malencontreusement atterrie à l'arrière de son épaule, Florentyna se retourna. Oh ! Juste deux secondes... Le temps d'un geste de main habile à ôter la fausse saleté de son habit. Et surtout, le temps d'un regard vers le guérisseur. Il peinait... mais souriait paisiblement dans son épreuve. Ce seul constat fit s'oublier quelque peu la fille de Monthoux : un très bref sourire fleurit à ses lèvres, pour Hyriel, avant de finalement se retourner face au chœur.

[Jet de dé "Audace" : le regard et le très rapide sourire de Florentyna vers Hyriel aura-t-il été vu ?
Réussite : oui, Echec : non."]

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'Audace' :

[Par qui Florentyna a-t-elle été vue ?

1. Kalisha
2. Son père
3. Marthe
4. Hyriel
5. Un des amis d'Hyriel
6. Le vicaire]

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'Dé à 6 faces' :

Maigre réconfort pour les trois larrons, ils voyaient bien que la comtesse elle-même ne semblait pas des plus intéressés. Le prêtre, lui, en revanche, il était motivé ! Et voilà qu’on partait pour une première lecture… Dès le début, les trois ouvrirent grand les yeux. Il y avait ça dans la Bible ? Hyriel, lui, contint un soupir et se concentra sur la décoration, un peu en hauteur pour avoir l’air fervent.

"L'homme aux testicules écrasées ou à la verge coupée ne sera pas admis à l'assemblée de Dieu."
Tiens, voilà un bon prétexte pour s’en écarter mais je doute que le prix en vaille le coût…
"Que la femme qui est soupçonnée d'infidélité soit reléguée dans une chambre à part et subisse les corrections qu'il plaira à son époux, unique devant le Seigneur."
Si le porc savait…
"Tout homme qui a en lui une tare ne peut approcher, qu'il soit aveugle, boiteux, défiguré ou disproportionné, ou bien un homme bossu ou atrophié, s'il a une tâche, s'il est galeux ou dartreux, tout homme qui a en lui une tare ne s'avancera pas pour offrir des sacrifices à Yahvé."
Magnifique ! Où est donc la sortie ?

Malheureusement, il savait qu’il ne pourrait pas s’éclipser sur cette excuse, surtout qu’heureusement, l’Église avait assoupli les règles. Ne pouvait-il pas se faire passer pour un traditionaliste afin d’éviter cette cérémonie fastidieuse dans le respect des Saintes Écritures ? Il rassura ses deux voisins d’un regard quant à son état et recommença à prier pour son salut de « plus souillé des mortels » et pour la fin rapide de la cérémonie. Il retint un nouveau soupir aux « recommandations » de la « loi » de Moïse. Heureusement que ce n’était là que des recommandations… Quant aux vieux habits, il le faisait déjà : il n’en avait pas de neufs. Ainsi, il pouvait se repentir convenablement des œuvres de la nature. Quel ramassis de bêtises arriérées… Mais bon, il fallait rechanter la joie de vivre.


Arriva ensuite une nouvelle lecture. Mais combien y en avait-il donc ?
À nouveau, il ne put pas se retenir de soupirer intérieurement. Quel beau discours de soumission… Si jamais sa défunte maîtresse en plantes avait entendu ça, elle ne se serait pas privée pour aller lui dire ses quatre vérités, à ce vieux rabat-joie… Ç’aurait été très amusant, tiens. Il se retint toutefois de trop souffler de rire. Demeurer le plus fervent possible pour les apparences, le plus immobile possible pour sa santé. Et vivement que tout cela s’arrête, qu’il puisse retourner s’asseoir et se reposer… Le pavot qu’il avait pris avant de venir commençait déjà à perdre de son efficacité… Il n’y avait plus qu’à espérer que son angélique sourire vide de toute sincérité masque sa douleur intérieur…




Naturellement, depuis le début de la messe, Guillaume s’ennuyait. Il en profitait toutefois pour réfléchir. Le passage des vieux vêtements pour les invalides le laissait particulièrement songeur. Pour les invalides de naissance, comme Hyriel, comment cette loi s’appliquait-elle ? Car les habits, pour être vieux, avaient déjà dû être neufs un jour donc cela voudrait dire qu’ils porteraient dès leur naissance des vêtements usagés mais alors on les aurait gardés dans la prévision d’avoir un enfant invalide, ce qui n’est pas prévisible, alors comment pourrait-on vêtir correctement un bébé invalide dans le respect des lois de Moïse ? Cela méritait réflexion.

Il était si absorbé par ses pensées qu’il manqua le début du chant. Quand il parvint à raccrocher les morceaux, il était question de revivre et de conduire sur le chemin. On parlait de tuer des gens ? Lui qui croyait que c’était une religion de paix et d’amour, au moins en apparence… Il était décidément bien perdu, surtout qu’après, ça demandait aux femmes de se soumettre. Mais pourquoi ? Elles n’étaient pas des servantes… Il n’avait plus beaucoup de souvenir de sa mère mais il s’en souvenait comme d’une femme indépendante, qui n’avait pas peur de râler après son père, même s’il avait un marteau dans les mains ! Et puis c’était elle qui tenait les comptes de la famille et qui lui avait appris à lire, écrire un peu et compter, en plus d’élever ses frères et sœurs. Sans elle, lui et son frère ne seraient rien !

Il continua d’écouter mais regarda aussi autour de lui, surtout vers les premiers rangs. Il voulait savoir si les maîtres écoutaient aussi ou s’ils s’ennuyaient tout comme eux. Quelle ne fut pas sa surprise de voir la demoiselle sourire en voyant Hyriel ! Il demeura un instant interdit tandis qu’elle se retournait, avant de se mordre les lèvres pour contenir un sourire. Non… Non… Non… Pas elle… Pas Hyriel… Quoiqu’elle n’avait pas l’air beaucoup plus âgé que lui alors c’était possible qu’elle se laisse emporter, comme lui parfois… Mais quand même… C’était trop amusant pour être vrai ! Il jeta des coups d’œil discret pour voir si les autres avaient vu mais Eugène avait le regard figé sur le banc de devant et Florentin peinait clairement à garder les yeux ouverts. Quant au principal intéressé, il continuer de regarder avec ferveur et désespoir une colonne du chœur. Guillaume reporta donc son attention sur le vieux prêtre, satisfait. Il savait, lui. Hé hé hé…

Ce n’était que le début et Kalisha s’ennuyait déjà. Ses pieds étaient en train de s’engourdir. Elle remua les orteils dans ses petits chaussons fourrés. Elle allait les perdre durant une messe avant la fin de l’hiver, c’était sûr. Pourquoi faisait-on ces horribles cérémonies dans des endroits pareils ? C’était une véritable torture et ça ne donnait pas envie de suivre ces maudites règles à la lettre dans l’espoir d’aller finir tout nu dans les nuages à s’ennuyer pour l’éternité tout entière. Elle faisait son possible pour avoir l’air captivée par le discours monotone du prêtre. Ne pouvait-on pas faire déclamer de messe de façon plus théâtrale ?!

Si seulement un de ses maudits limiers pouvait croquer la saucisse de son mari ! Elle en serait débarrassée pour toute sa vie et toute son après-vie. Elle dû se mordre les joues à s’en faire saigner pour ne pas éclater de rire à l’image qui s’immiscer dans son esprit, mais plus  elle essayait de penser à autre chose, plus elle revenait avec force, menaçant de la faire pleurer de rire.
Elle ne sut pas bien comment elle avait finalement réussi à garder contenance, toujours était-il que le prêtre en était au passage sur l’adultère. Et ça, ça ne la faisait pas rire du tout. Qu’importe ses fautes, il ne lèverait jamais la main sur lui. Elle réprima un glacial regard à son encontre.

La messe n’en finissait plus. Allait-il leur faire la lecture intégrale en français et en latin ?! Comment était-il possible de faire des messes aussi longues et de tenir des années avec des textes plus ou moins différents et fortement semblables et insipides ? Elle songea à nouveau à Sylvère qui allait retrouver sa forêt. Elle lui apporterait une chaude couverture pour qu’il n’ait pas froid dans sa grotte.
On évoqua les infirmes et quelque chose lui disait qu’on visait son ami Hyriel. Que se passait-il quand un prêtre attrapait la lèpre ? Tu es idiote Kalisha, ça ne peut pas arriver puisque Dieu les protège. Ah c’était donc ça.

Et on chanta à nouveau. Elle était donc une brebis c’est ça ? Tout juste bonne à bêler et à donner de charmants agneaux ? Comment pouvait-on suivre de pareilles idioties ? Accepter d’être un mouton. Un mouton. Les mêmes que ceux qui se jetaient bêtement dans les précipices en suivant le premier. Mais ça, c’était juste parce que le berger n’était pas là. Enfin c’est ce qu’il disait pour se justifier. Elle jeta un coup d’œil discret à Florentyna.

Elle avait terriblement envie de bâiller. Pourquoi les messes avaient lieu le matin et non le soir avant de s’endormir ?

Le temps de la lecture de l'Evangile venait. En ce jour, le vicaire déclama l'épisode des Noces de Cana, premier miracle de Notre Seigneur Jésus. On écouta dans un dévot silence l'histoire de ce mariage, de ces convives à cours de vin, du Christ décidant d'en créer un - et du meilleur cru, à partir d'outres d'eau que des serviteurs lui montrent - pour que la fête redevienne des plus joyeuses. Un moment heureux et temps de repas comme les Écritures en contenaient beaucoup.
Ce sera là-dessus que - enfin ! - les fidèles pourront profiter d'un temps assis sur les bancs, pendant que le prêtre déroulait son homélie du jour. Un sermon riche de rappels sur les vertus du mariage, de la confiance que des époux devaient se faire - sans oublier leur confiance en Dieu. La dizaine de minutes que dura ce prône permit de reposer les corps et de profiter pleinement de l'analyse des textes du jour. Mais déjà, il faudra se relever aussitôt l'enseignement terminé.
A pleine voix, les chants reprirent :

« Credo in Deum, Patrem omnipotentem, Creatorem caeli et terrae.
Et in Iesum Christum, Filium eius unicum, Dominum nostrum:
qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine,
passus sub Pontio Pilato, crucifixus, mortuus, et sepultus,
descendit ad inferos,
tertia die resurrexit a mortuis,
ascendit ad caelos,sedet ad dexteram Dei Patris omnipotentis,
inde venturus est iudicare vivos et mortuos.
Credo in Spiritum Sanctum,
sanctam Ecclesiam catholicam,
sanctorum communionem,remissionem peccatorum,
carnis resurrectionem,
vitam aeternam.
Amen. »

Je crois en Dieu,
le Père tout-puissant,
créateur du ciel et de la terre ;
et en Jésus-Christ,
son Fils unique, notre Seigneur,
qui a été conçu du Saint-Esprit,
est né de la Vierge Marie,
a souffert sous Ponce Pilate,
a été crucifié,
est mort et a été enseveli,
est descendu aux enfers,
le troisième jour est ressuscité des morts,
est monté aux cieux,
est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant,
d’où il viendra juger les vivants et les morts.
Je crois en l’Esprit-Saint,
à la sainte Eglise catholique,
à la communion des saints,
à la rémission des péchés,
à la résurrection de la chair,
à la vie éternelle.
Amen.

Suivi du traditionnel "Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem" - implorant l'Agneau de Dieu de donner la paix aux fidèles. Des paroles annonçant déjà la commémoration du sacrifice du Fils, dont il allait à présent être question lors de la Consécration des hosties. Mais avant cela, ouvrant les mains devant eux, tous les participants récitèrent en chœur la prière que l'on prêtait à Jésus lui-même sur la colline :

“Pater noster, qui es in caelis
sanctificetur nomen tuum
adveniat regnum tuum
fiat voluntas tua
sicut in caelo et in terra.
Panem nostrum quotidianum
da nobis hodie
et dimitte nobis debita nostra
sicut et nos dimittimus
debitoribus nostris
et ne nos inducas in tentationem
sed libera nos a malo.
Amen.”

Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié.
Que ton règne vienne.
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses
comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Ne nous laisse pas entrer en tentation,
Mais délivre-nous du mal.
Amen

Le moment le plus sacré de la cérémonie arrivait. Le prêtre et ses enfants de chœur tournèrent le dos aux ouailles pour faire face à l'autel, où ils prirent en toute humilité de Pain et le Vin après la rituelle formule "Dites seulement une parole et je serai guéri." Venait le tour des fidèles. Seuls ceux qui se trouvaient en état de grâce - autrement dit qui s'étaient tout récemment rendus à la confesse - pouvaient s'estimer dignes de s'avancer vers le chœur, de s'agenouiller, et de recevoir le Corps du Christ à la bouche.


Le comte connaissait par cœur tous ces textes. Il s'ennuyait. Rare point commun avec sa femme qu'il prit soin de regarder à plusieurs reprise, toujours soucieux de jouer le rôle de l'époux aimant et attentionné. Quand vint la communion, il s'avança bien évidemment devant le vicaire et reçut l'hostie, mains jointes, en prière, se remémorant la confession à laquelle il s'était rendu la veille à la suite de sa pieuse fille.



L'intendante, elle aussi, se voulait un modèle de vertu et de rigueur. Bien évidemment, elle s'était donc confessée également la veille, profitant de la présence du vicaire dans le centre du domaine pour diverses affaires. Ce fut donc avec fierté et pétulance qu'elle reçue le corps du Christ - sans doute bien malheureux à cet instant.

Florentyna, pour sa part, n'était pas dupe : son père et sa belle-mère ne prenaient pas un intérêt particulièrement poussé à la cérémonie - elle le sentait. Elle pouvait comprendre Kalisha, si mal à l'aise sans doute à entendre tous ces sermons sur la fidélité quand sa "Dame Prudence" occupait ses pensées... et quand son propre pays n'était peut-être pas fidèle à ses engagements pour que Monbrina lui déclare finalement la guerre. A moins que la fameuse lettre de Djerdan et la visite au seigneur de Frenn ne portent leurs fruits.
La demoiselle de son côté apprécia le texte des Noces de Cana. Quand certains voyaient dans le vin une préfiguration des souffrances de Jésus, elle voulait y voir combien les Evangiles n'empêchaient pas de concilier les joies terrestres et la foi, bien au contraire. Le Seigneur lui-même avait bu, fait la fête, contenté ses amis, participé à beaucoup de banquets. Pourquoi tant d'hommes d'église ne mettaient-il en avant que la rigueur ?
Tant qu'à parler de rigueur, l'homélie permit - Dieu soit loué ! - de suspendre un temps la position debout pour s'accorder un peu de repos. Immédiatement, elle pensa à Hyriel. Ce moment lui serait salutaire... mais bien trop court... Virent les prières, toujours récitées avec une sérénité méditative par Florentyna. Puis la communion. Son père et elle s'étaient confessés. Elle pouvait donc aller recevoir le pain de Jésus. En bougeant de sa place le temps du rite, elle s'interdit cette fois-ci un autre regard vers le jardinier. Une fois avait déjà été bien risquée. Oh ! Pourvu d'ailleurs que personne ne l'ait repérée un peu plus tôt !

Après réflexion, Hyriel, pour faire bonne figure et écarter les suspicions de sorcellerie, se sera forcément confessé. Parmi les trois autres loulous, qui a suivi son pieux exemple ?

Dé 1 : Florentin
Dé 2 : Eugène
Dé 3 : Guillaume

Pair : S'est confessé pieusement. u.u Enfin... pieusement. O:)
Impair : Avait d'autres choses à faire de son samedi/a oublié

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'Dé 100' : 22, 79, 12

Et ça parlait de mariage… Bon, c’était joyeux mais clairement pas innocent… Et sa côte faisait souffrir Hyriel, de plus en plus… Le jardinier était tellement concentré sur les limites des pierres pour oublier sa douleur qu’il ne s’aperçut pas que venait enfin le temps du repos. Eugène et Florentin l’aidèrent à s’asseoir en douceur pour le ménager et il en profita pour fermer les yeux – ou méditer, comme on dit – et respirer largement, pour reposer son thorax. Il sortit discrètement d’une poche une graine de pavot qu’il mâchouilla, tout aussi discrètement, en espérant apaiser sa douleur. Mais voilà que c’était de nouveau le moment de se lever… Eugène et Florentin aidèrent leur ami, naturellement, et celui-ci retint une grimace avant d’entonner son chant avec les autres.
 
« Credo in Deum, Patrem omnipotentem, Creatorem caeli et terrae.
Et in Iesum Christum, Filium eius unicum, Dominum nostrum:
qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine,
passus sub Pontio Pilato, crucifixus, mortuus, et sepultus,
descendit ad inferos,
tertia die resurrexit a mortuis,
ascendit ad caelos,sedet ad dexteram Dei Patris omnipotentis,
inde venturus est iudicare vivos et mortuos.
Credo in Spiritum Sanctum,
sanctam Ecclesiam catholicam,
sanctorum communionem,remissionem peccatorum,
carnis resurrectionem,
vitam aeternam.
Amen. »

Et blablatus, blablata, blablatum…
 
Avec les bases de latin qu’il avait appris, il pouvait réciter les prières sans trop de problème pratique, de même pour Eugène qui savait encore mieux cette langue qu’Hyriel grâce à son apprentissage de notaire. Les deux autres, en revanche… Ils s’efforçaient de ne pas se faire distancer, chantant plutôt bas pour ne pas se faire remarquer.
Pour l’Agnus Dei, de même, sauf que Guillaume ne comprenait toujours pas qui était cet agneau des « i » qui tollit la pécate du monde, ou un truc comme ça, sans oser demander. Il suivit le mouvement pour ouvrir ses mais devant eux et seul Hyriel s’abstint. Il détacha seulement les pouces de ses béquilles, ne pouvant se permettre davantage avec sa côte.
 
“Pater noster, qui es in caelis
sanctificetur nomen tuum
adveniat regnum tuum
fiat voluntas tua
sicut in caelo et in terra.
Panem nostrum quotidianum
da nobis hodie
et dimitte nobis debita nostra
sicut et nos dimittimus
debitoribus nostris
et ne nos inducas in tentationem
sed libera nos a malo.
Amen.”

Que ça se termine…
 
Venait alors le moment redouté. Ils allaient devoir bouger. Hyriel, en bon infiltré, allait se confesser tous les samedis et communiait à chaque fois, même s’il trouvait l’hostie franchement fade. Florentin s’efforçait d’aller pour pouvoir à chaque fois aider Hyriel et il le reprit dans ses bras cette fois-ci, le pauvre ne pouvant pas béquiller. Guillaume, traîné par son frère pour qu’il le fasse aussi, pour le cas où on le taxerait de sorcellerie par son apprentissage, suivit. Il invita Eugène à passer devant lui mais celui-ci secoua doucement la tête. Il n’avait pas eu le temps la veille. Il s’en fichait, de toute manière, et se rattraperai la fois suivante.

Florentin avança alors dignement dans l’allée, Hyriel dans ses bras et Guillaume dans son dos, même si ceux-ci gardaient la tête baissée en signe d’humilité. Guillaume, toutefois, regardait de temps en temps vers la demoiselle de Monthoux, pour voir si elle ne regardait pas Hyriel de nouveau. Ce serait amusant mais risqué, donc intéressant.
Le jeune homme se retourna toutefois vers l’autel pour s’agenouiller, de même que Florentin qui agenouillait Hyriel à côté de lui, tous les trois prêts à communier.

Au temps de pause que marqua le prêtre au moment de faire communier Hyriel, celui-ci se contenta d'avoir l'air d'un fervent croyant, tandis que les deux autres serraient les dents, inquiets, avant de se détendre quand leur ami reçut la communion.

Les Noces de Cana. Formidable. Ce texte qui avait été lu le jour de son mariage. Elle ne s’en souvenait que trop bien. Il y avait toujours comme un arrière-goût âcre à cette lecture. Elle jeta un coup d’œil à Prosper qui s’ennuyait à mourir. Puis encore un autre -car c’était bien long- et ce coup-ci elle croisa son regard qu’elle rendit aussi chaleureusement que possible. Si elle avait pu avoir un regard de braise, on aurait sans doute senti le cochon grillé durant la messe. Elle eut un sourire et dut à nouveau se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire tant l’odeur lui chatouillait désormais les narines. D’ailleurs, elle commençait à avoir faim. Depuis combien de temps était-elle là ? Elle jaugea les cierges qui se consumaient et goutaient lentement : ils avaient déjà bien rétréci depuis leur arrivée... Elle retint un soupir et se laissa hypnotiser par les flammèches dansantes. Elle avait mal aux pieds. Elle ne sentait plus ses orteils transis de froid qu’elle tentait vainement de bouger. Pourquoi les chaussures étaient-elles si étroites et inconfortables ?

Le Vicaire les autorisa à s’asseoir. Formidable ! Un sermon encore et toujours tourné sur le mariage. Etait-ce de l’acharnement ? Elle songea à Sylvère. Il était son mari de cœur et toutes les alliances du monde n’y changeraient jamais rien. Si Dieu était vraiment amour comme on le disait alors Il ne pouvait que comprendre et non condamner. Elle ferma les yeux durant toute l’homélie, méditative, jusqu’au moment où il fallut de nouveau se relever et chanter machinalement les paroles apprises par cœur.

Puis vint le moment que Kalisha détestait le plus. Enfin... excepté les confessions, qu’elle n’avait pas manqué d’effectuer.

Mon père, pardonnez-moi car j’ai pêché. J’ai péché par gourmandise pour n’avoir mangé hier que de ces petits gâteaux au miel dont je raffole tant. Et aussi par paresse, parce que je n’ai été qu’oisiveté. Et par médisance parce que j’ai osé penser que je finirais aussi ronde que mon mari à force de ne rien faire et de manger autant. Et… par colère aussi parce que je me suis dit qu’en plus je ne serai pas grosse mais juste grosse. Et aussi…

Il n’y avait qu’un seul péché qu’elle n’avait pas confessé. Celui d’avoir passé toute la sainte nuit avec son amant et de se languir de ses baisers et de ses caresses. Son petit jeu favori était d’essayer d’obtenir un soupir excédé du curé en lui faisant la liste la plus longue et la plus idiote possible. Juste retour pour ces effroyables messes qui duraient une éternité.

Elle s’agenouilla donc, se signa et se rendit coupable de cannibalisme en mangeant le Corps du Christ. Comme à chaque fois, elle réprima un haut-le-cœur à cette expression.

Le vicaire n'avait pas pu se retenir de marquer un temps d'arrêt au moment de faire communier cet employé estropié. Pauvre créature. Devoir être porté par ses compagnons. Et ce regard si étrange qu'il croisa au moment de lui mettre l'hostie à la bouche. Le Ciel créait décidément bien des mystères. Qu'importait, le jeune homme s'était confessé la veille à l'instar des deux qui l'accompagnaient.
Virent la comtesse, sa belle-fille et le seigneur de Monthoux, puis l'intendante. Tous très dévots dans leurs passage à la pénitentielle et dans l'expression des points sur lesquels ils devaient s'améliorer. La contremaître avait péniblement avoué s'en être pris à un domestique dans un accès de colère - même si celui-ci l'avait apparemment bien cherché. Marthe s'était toutefois promis devant le Seigneur de contrôler ses humeurs et de faire preuve de davantage de charité : le prêtre pourrait en témoigner à Florentyna qui avait insisté pour être tenue au courant de cela. Quant à Kalisha... cette femme des plus respectables et toujours très douces n'avait à chaque fois que d'attendrissants petits péchés de gourmandise à confier à Dieu. Oh, cette fois-ci, elle avait eu également une vilaine parole sur son époux... mais il fallait bien reconnaître que l'homme ne faisait pas beaucoup d'efforts sur ce point. Ce n'était pas dans ce sens qu'il voulait qu'elle soit grosse, cependant lui-même ferait bien de se rendre moins épais. La paille, la poutre...

Quant chacun eut reçu le Christ en soi et s'en fut retourné à sa place, le vicaire procéda à la prière de bénédiction des fidèles. Que le Seigneur les garde en sa sainte grâce jusqu'à la prochaine célébrations.

-- Ite, missa est ! "Allez, la messe est dite !"
-- Nous rendons grâce à Dieu.

Le dernier chant, celui de l'envoi, résonna alors à travers la chapelle. Prêtre et enfants de chœur se retirèrent par l'allée centrale tandis que les dernières notes entonnées par les ouailles s'élevaient vers les hauteurs. On ouvrit les portes. Chacun put sortir, en commençant bien évidemment par les maîtres du domaine. Libre aux fidèles, du reste, de demeurer encore quelques instants pour s'échanger quelques paroles sur le parvis.


Une fois la messe dite, Prosper rejoignit rapidement l'extérieur pour se dégourdir les pattes, après seulement quelques politesses ici et là à sa femme, à sa fille, au vicaire qui rangeait ses affaires. Une partie de chasse l'attendait et le comte impatient alla en vitesse s'y préparer.



Marthe fila droit. Elle rasa les murs pour éviter la comtesse et sa belle-fille. Elle se satisfaisait au moins d'avoir tenu parole : Kalisha et Florentyna pourraient entendre la nouvelle de son repentir par la bouche du vicaire ayant procédé la veille aux confessions des volontaires au domaine. De son habituel pas pressé, elle regagna ses offices, se retenant très fortement au passage d'adresser le moindre regard à Louis et ses camarades. Dans les bras du grand rouquin ! Ffft ! Ca se faisait remarquer et plaindre, avec ça. Au moins, il n'y avait plus eu de chardons dans le lit de l'intendante.

Florentyna avait bien vu Kalisha tiquer durant l'évangile et l'homélie. Et pour cause... Aussi positif que soit cet épisode de la vie de Jésus, ré-entendre ce texte synonyme de son mariage avec Prosper ne devait pas lui être plaisant le moins du monde. Surtout en ce jour où son cher Sylvère partait... La demoiselle regrettait, quelque part, de ne pas avoir pu mieux connaître cet étonnant jeune homme. Le pauvre devait rester muet, transparent, déguisé. Qui sait, peut-être un jour irait-elle rattraper cela dans la forêt, ainsi que le lui avait jadis suggéré Kalisha elle-même ? Au moins, il paraissait que le seigneur de Frenn en personne venait d'alléger les charges contre le brigand. La princesse avait remarquablement joué !
En sortant de l'église, comme à son habitude, Florentyna contrairement à son père prit le temps d'aller saluer un certain nombre de personnes, y compris parmi les employés et les esclaves. Souriante, elle prenait des nouvelles, se souciait des uns et des autres, avait une bonne parole ici ou là. Une suzeraine devait se montrer présente et à l'écoute. Profitant de cet habituel tour des employés qu'elle faisait, elle passa auprès de Louis et lui glissa :

-- Vous êtes bien vaillant et pieux d'être venu en votre état. (Si cette remarque pouvait au passage être entendue de Marthe et de quiconque jugeait le jardinier impie, cela ne mangeait pas de pain.) J'espère de tout cœur que vous aurez un prompt rétablissement, et suis heureuse de remarquer combien au moins vous êtes bien entouré. (Avec ces derniers mots, elle adressera un regard reconnaissant aux trois amis du jeune homme.)

Sur un petit signe de tête en guise de salut, Florentyna s'éloigna et rejoignit Kalisha. Elle s'assura que personne n'entendait et lui souffla - usant malgré tout d'un double langage au cas où :

-- Je suis si contente pour notre chère Prudence qui va retrouver très bientôt tout ce qu'elle aime. Il faudra que nous lui rendions visite, ne trouvez-vous pas ? Nous pourrions même lui choisir un présent.

Une fois qu’ils eurent enfin reçu la communion, Florentin reprit Hyriel dans ses bras et ils revinrent à leur place, tirant Eugène de ses pensées. Tous les quatre rendirent grâce à Dieu sans y croire et poussèrent la chansonnette avec ferveur et piété. Hyriel remonta dans les bras de Florentin, presque prostré. Il n’avait qu’une hâte, c’était de se reposer et de ne rien faire d’autre de physique de la journée. Guillaume reprit ses béquilles et ils sortirent enfin de ce lieu de torture. Hyriel ne remarqua pas Florentyna approcher mais releva la tête en l’entendant. Il sourit, sincèrement. Courageux, moyen. Pieux, ça restait à voir. Obligé, plutôt, mais bon… Il inclina la tête à ses souhaits de rétablissement.
 
« Je vous remercie de tout cœur, Mademoiselle. »
 
Les trois autres inclinèrent la tête avec respect, surtout Guillaume qui se retenait de sourire, et ils lui en adressèrent un nouveau pour la saluer. Quand elle se fut éloignée, Florentin reprit sa marche à longues enjambées vers la serre, tout en haussant un sourcil à l’intention d’Hyriel.
 
« Tu survis ?
— Oh oui. Ce n’est pas aujourd’hui que le Bon Dieu aura mon âme damnée… »

Enfin la messe fut dite ! Elle allait pouvoir rentrer au chaud et manger quelques pâtisseries autour d’un thé tandis qu’elle discuterait avec Florentyna de choses et d’autres. Elle se languissait du crépitement chaleureux du feu de cheminée et de ses petits orteils qui allaient reprendre vie.
Elle prit cependant tout son temps pour quitter les lieux, comme l’exigeait son rang. Elle salua le vicaire qu’elle remercia pour ses lectures instructives et la qualité de son oraison puis alla pieusement allumer un cierge avant de sortir.

Là, elle suivit l’exemple de Florentyna, s’adressant à tout un chacun et en profitant pour recueillir d’éventuelles doléances. Elle évita cependant Hyriel afin de ne pas attirer de soupçon, mais constata que ses côtes étaient toujours douloureuses.  Maudit fennec enragé !

Une fois son tour achevé, elle fut rejointe par sa belle-fille qui évoqua à demi-mots le départ de Sylvère. Un voile de mélancolie traversa son regard.

- C’est sans doute mieux ainsi, mais je ne peux m’empêcher d’en être attristée toute à la fois. Je vais me sentir bien seul même si elle restait silencieuse. Enfin... vous avez raison, nous pourrions lui rendrez visite!

Un petit sourire, timide éclairci dans un ciel gris, s’invita sur son visage tandis qu’elle réfléchissait à cette idée de présent. Après plusieurs mètres, elle avait enfin trouvé le cadeau parfait :

- Nous pourrions lui offrir le Traité sur les confitures qu’en dites-vous ?

Rien que l’évocation du nom de ce livre qui la ramenait à leur rencontre à Aiguemorte, suffit à lui arracher un petit rire.