[27 Décembre 1597] Premiers contacts avec l'énergumène

Afin de leur le trajet rapide et agréable, Alexandre avait proposé de monter en croupe sur sa mule. Ils se rendirent ainsi jusqu'à l'église Saint-Eustache et arrivèrent lorsque les cloches sonnèrent l'heure des laudes. Galant, e jeune homme aida sa compagne à descendre, soucieux de lui témoigner sa bonne éducation, puis reprit ses béquilles pour s'avancer vers l'entrée.

En passant la porte, Alexandre se tourna vers le bénitier et eut, instinctivement une hésitation. Son regard observa l'eau bénite mais celle-ci n'était pas teintée de rouge et ne puait pas non plus la pisse. Il trempa enfin la main et traça respectueusement le signe de croix en saluant le Seigneur, les yeux fixés vers la grande croix de l'autel. Des oraisons résonnaient en même temps. Il contempla les fidèles rassemblés sur les blancs , puis entendit son père qui disait correctement la messe.

"On dirait que le monastère produit quelques effets..."

Alexandre se tourna vers Lucinde et l'invita à s'installer sur un banc.

"Nous attendons la fin pour vous présenter. Ne vous laissez pas coter par cette image. Malgré ses défauts, il peut être aussi un excellent curé."

A cet instant, en s'asseyant, son pied buta sur une bouteille. Alexandre soupira et se pencha pour la saisir par le goulot.

"Vous voyez ?"

Lucinde savait marcher. Elle savait marcher longtemps, même : ne se l'était-elle pas prouvé très récemment ? Mais à quoi bon faire le trajet à pied sinon lui proposait plus simple ?

Descendre aussi, elle aurait pu le faire seule. Mais, par respect, elle se laissa aider. Pas un instant, elle ne fit remarquer qu'il aurait eu besoin de plus d'aide qu'elle. Ce n'était pas nécessaire.

Elle suivit l'infirme dans l'église, et ne manqua pas de noter l'étrange hésitation qu'il avait eue avant de se signer. Soit, elle chercherait à comprendre plus tard. Elle se contenta, pour l'heure, de se signer aussi et de le suivre.

Le fameux père Thierry disait la messe. Elle n'y vit rien de suspect, mais ne se laissa pas pour autant aveugler. C'était bien cet homme-là qu'elle avait vu à la taverne l'autre soir, il n'y avait donc pas de doutes à avoir sur ses écarts.

— Le monastère ?

Lucinde fronça les sourcils. Qu'était-ce que cette histoire-là ?

Elle prit place sur le banc indiqué. En effet, il allait falloir attendre. Cela lui laissait le temps d'observer.

Et de repérer la bouteille avant même qu'Alexandre ne l'a lui montre. Elle leva un regard dépité vers le prêtre, avant de revenir vers le jeune homme.

— C'est bigrement discret, tout ça, commenta-t-elle à voix basse.

Depuis la tempête essuyée à Fromart, Thierry se montrait encore plus prudent et respectable que jamais. La menace du monsatère, sur une terre lointaine, le terrifiait. Il ne laisserait pas Coldris l'expédier aux Enfers. Il s'efforcerait à donner à tous l'image d'un bon curé, proche de ses fidèles, mais sans franchir la limite. Et pourtant, les confessions, ce moment long et horrible, l'exaspéraient. Ilse retenait difficilement de ne pas encourager les idioties de ces naïfs crédules ou de rejoindre une belle paroissienne de l'autre côté.

Mais il fallait se montrer patient.
Coldris finirait par se calmer et les menaces seraient oubliées.
Et il continuait toujours allégrement ses sorties nocturnes.
Tout n'était pas perdu.

Vers la fin de sa messe, le prêtre marcha dans les allées, réprimant sa lassitude, pour interroger les fidèles lorsque son regard remarqua vers l'entrée son fils assis avec une jeune et jolie femme. Immédiatement, il abandonna sa conversation en cours, sans grande politesse, et s'empressa de les rejoindre. Un sourire narquois l'animait. Sa main se posa lourdement sir l'épaule de son fils.

"Eh bien, mon garçon, quel jolie conquête que voilà ! "

Il s'amusa de la bouteille que son fils tenait entre ses mains. Thierry ne put résister à l'envie de le taquiner un peu plus.

"Seriez-vous déjà en mesure de célébrer la naissance de votre premier ?"

Le prêtre riait ouvertement, les yeux fixés sur Alexandre, s'impatientant de connaître sa réaction. La colère ? L'agacement ? Le fatalisme ? Il lui pressait de le découvrir.

Alexandre suivait les oraisons de la messe et se satisfaisait que celle-ci soit bien dite. Il allait s'apprêter à prier lorsque Lucinde l'interrogeait sur ses paroles qu'il venait de prononcer et sourit avec malice.

"C'est une formule magique. Vous comprendrez bientôt."

Là-dessus, il repéra cette bouteille qui, comme elle l'affirmait, n'avait rien de discret.

"La discrétion n'appartient plus à ce monde une fois entré en dans cette église..."

Le temps que dura le reste de la messe, Alexandre pria avec ferveur. Il intercéda en premier pour sa mère recluse, demander de lui pardonner et de la ramener si cela pouvait être possible.

Quand la messe se termina Alexandre demanda à Lucinde de rester assise, désireux de laisser le père Thierry discuter avec les fidèles. Il n'anticipa que celui-ci vienne le prendre par derrière et fasse ces pénibles moqueries. Alexandre se força à paraître impassible et répondit d'un ton sec. Il s'agissait là d'un bon exercice pour ce que demandait son maître. apr ailleurs, cela priverait l'imbécile de toute joie.

"Nous sommes là pour surveiller si tu te comportes bien. A ce sujet, je te présente madame Lucinde Tiéran, qui sera à compter d'aujourd'hui ta nourrice. Elle est chargée de t'aider à te rappeler comment un prêtre se comporte et t'éviter les sorties nocturnes. Cela se passe naturellement de ton approbation."

Un sourire légèrement cruel s'étira sur son visage.

"A moins, bien sûr, que tu ne souhaites visiter les monastères de Zarkos."

Formule magique. Une formulation qui déplaisait après avoir été accusée de sorcellerie… Mais soit.

— Je vois ça, déplora-t-elle suite à sa remarque sur la discrétion.

Lucinde ne parvenait pas à suivre la messe. Elle méditait sur les opportunités qu'elle pourrait se créer. Mais quoi qu'il arrive, elle devait attendre, pour être sûre de ne pas attirer l'attention. Que l'affaire se soit tassée par chez elle. Sa mère avait su partir sans un seul regard en arrière, à une époque, mais, si elle avait caché son instruction, elle ne l'avait pas oubliée pour autant. Soit, elle y réfléchirait plus tard.

La messe s'achevait, et Alexandre lui demanda d'attendre. Bien, elle attendrait… Mais le prêtre se délaissa de ses fidèles un peu trop vite à son goût. Et ses commentaires avaient de quoi agacer. Elle aurait réagi s'ils avaient mérité d'être relevés, mais elle n'avait vraiment pas d'énergie à perdre à répondre à ce genre de bêtises. D'autant qu'Alexandre parlait bien assez pour deux.

Elle ne put réprimer un sourire à cette présentation si infantilisante. Toutefois, un détail la fit tiquer : Alexandre était-il déjà entrain de considérer qu'elle avait accepté son offre ?

— Ce qui ne doit pas vous empêcher de vous montrer coopératif. Ce serait plus agréable pour tout monde, commenta-t-elle

Puis, vint cette remarque sur le monastère à Zakros. Elle regarda le prêtre blêmir. En effet, cela semblait efficace. À noter, ça aussi.

Thierry observait avec réel amusement son fils, guettant la moindre lueur de ses pupilles. Il ne vit cependant rien d'intéressant. Au contraire, le garçon empêchait ses sentiments de s'exprimer. Il se murait derrière un masque d'impassibilité pour ne pas le laisser prendre l'avantage. Le père ne savait pas quoi penser de cette attitude. Devait-il être fier de le voir mûrir et devenir un homme ou triste que celui-ci ne se comporte plus un enfant ? Il aimait Alexandre pour sa naïveté, sa candeur et son idéalisme. Il aimait ses réactions impulsives, mêmes si celles-ci pouvaient être dangereuses. Ainsi, le découvrir agir... en adulte, cela le dérangeait. Il perdait son adorable petit garçon. Pourquoi ne restait-il pas comme avant ? Il était très bien comme il était.

Le prêtre se rappelait vaguement de sa colère à Fromart, mais sans plus. Les effets du champagne, dont il s'était âprement régalé, avaient laissé partir les paroles prononcées par Alexandre. Ce ne devait pas être important. Il ne faisait sans doute que le gronder sur sa consommation d'alcool.

Soudain, Thierry se figea lorsque son fils parla... une nourrice ? Il fixa avec dégoût la femme qui l'accompagnait, puis cracha, austère :

"Tu n'as aucun pouvoir, Alexandre, pour décider de ce genres de choses."

Il découvrit, interloqué, un sourire cruel défigurer le visage d'Alexandre. Quand avait-il appris une pareille expression ? Elle l'enlaidissait ! Son fils était mignon, candide... Il ne jouait pas les tyrans. Où était-il passé ? Que lui avait-on fait pour qu'il se laisse avaler par des sentiments contraires aux siens ?

"Alex... Alex.. mon petit Alex..."

Le prêtre regardait son fils de manière confuse. Quels mots devait-il dire pour le ramener ?

Alors, Alexandre se montra plus cruel, énoncer cette menace terrible de Coldris. Son corps entier frissonna. Son esprit revivait en accélérés ces longues années cruelles de souffrance et d'humiliation. De ses rébellions. De ses tentatives de fuite. Il posa le regard vers son fils, devenu son bourreau. Il bégaya.

"Tu.. Tu peux pas me faire ça.. Pas toi ! A...Alex..."

Alexandre demeura stoïque devant les réactions premières de son père, refusant de se se laisser apitoyer. Il n'était plus cet enfant naïf qui couvrait ses frasques. Il ne le serait plus. Le prêtre était allé beaucoup trop loin en osant s'attaquer à Lavinia de Kergemont. Son esprit revoyait en plus sa silhouette troublée dans la bibliothèque, des confidences de son corps... Lors de la visite à Fromart, Thierry affirmait que celle-ci avait été consentante mais Alexandre n'en était pas aussi sûr. A l'instar de son maître, lui aussi avait relevé le terme interrompu. Et puis, toutes ces femmes qui recevaient la visite de ce maudit curé lubrique dans le confessionnal. Jusque là, le jeune homme croyait à des relations consenties. Qu'elles n'étaient qu'infidèles qu'à leurs époux. Mais il se remémorait maintenant de al position dans laquelle où se trouvait face au prêtre auquel on venait se confesser. Soumis. Sous influence. Aisément manipulable. Pour une personne aussi douée avec la parole que son père, ce serait bien facile d'embrouiller les pensées de ses victimes et de troubler ce fameux consentement.

Il détestait ces idées qui s'étaient implantées depuis trois jours en lui.
Combien de femmes avait-il laissé être abusées à cause de son silence ?
Il ne le laisserait plus faire. Plus jamais.

Lorsque Thierry cracha son dégoût pour cette proposition de nourrice, avec un regard méprisant pour cette pauvre Lucinde. Il répondit aussitôt cette phrase sèche sur le monastère qui fit oublier à son père toute suffisance. Il se repliait sur lui-même, les ombres, et suppliait. Il était décidément pitoyable. Mais il restait son père et Alexandre ne pouvait se retenir de compatir. malgré ses trop nombreuses fautes. Sa voix vibra légèrement :

"Papa... Papa, J'en ai marre. J'en ai marre de couvrir tes bêtises. J'en ai marre que tu manipules les femmes, que tu en uses comme des jouets. J'en ai marre que tu boives, que tu mettes minable. J'en ai vraiment marre?"

Il reprit, las.

"Tu ne me laisses pas le choix : tu es ingérable. Irraisonnable. Alors, comme un enfant, tu auras une nourrice puisque tu ne sais pas te comporter en adulte."

Alexandre se tourna vers Lucinde, navré.

"Pardon de ce désolant spectacle. Je comprendrais si vous n'acceptez pas cette offre. Il est... pitoyable. le choix vous apaprtient. Si vous refusez, j'irai à la recherche d'une autre personne."

Une lueur de haine pur s'alluma un bref instant dans le regard de la rouquine face à celle, méprisante, que lui adressa le prêtre.

Ce mépris, elle l'avait lu un mois plus tôt, parfaitement gratuitement, chez une femme déboussolée. Elle n'avait pas relevé, pas à l'époque. Elle pouvait comprendre la frustration, et même la peine d'une mère éplorée. Elle pouvait le comprendre à l'époque, elle ne le comprenait que mieux aujourd'hui. Elle l'avait aussi lu, bien des années plus tôt, dans les yeux de son père. Dans ce passé là, elle se recroquevillait dans son lit pour le fuir. Alors, ployer devant ce regard, elle ne le ferait plus jamais. Ce mépris qu'il lui adressait n'était qu'une invitation à prendre une première revanche sur la vie. Une revanche sur elle-même avant de régler ses comptes avec ceux qui le méritaient.

Elle qui hésitait encore quelques secondes plus tôt forgea sa résolution. Ce n'était pas ce travail qui allait lui permettre de faire fortune, mais il allait lui apporter plus encore. Il allait tester sa résolution. Elle allait se prouver qu'elle en était capable, une fois pour toutes.

Si elle avait eu encore un doute, un mot d'Alexandre le lui retira : papa. Tout s'expliquait. Depuis le début, elle voyait bien qu'il lui manquait une information essentielle, elle l'avait. Tout était clair, maintenant. Et sa volonté n'en était que plus forte.

D'ailleurs, puisque le prêtre se comportait comme un enfant capricieux, elle allait le traiter comme un enfant capricieux : elle n'avait pas même pas besoin de relever ses protestations.

— Ne le laissez pas vous culpabiliser, recommanda-t-elle à Alexandre. Il s'y fera. Vous avez de grands projets, n'est-ce pas ? Il devrait vous soutenir au lieu de faire des caprices.

Elle jeta un regard neutre au curé avant de revenir vers l'infirme. Oui, de grands projets, c'était ce qu'elle avait dit. Intuition ? Coup de bluff ? Simple formule pour faire comprendre au prêtre que son "petit Alex" avait mieux à faire de sa vie que de le surveiller ? Une femme comme elle avait pu voir beaucoup de situations familiales délicates. Dont des parents qui voulaient garder leur petit tel qu'il était, quitte à lui interdire de s'épanouir. Une deuxième revanche à prendre sur la vie.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, j'en ai vu d'autres, poursuivit-elle.

Si Cecilia lui avait parlé de ses mésaventures imaginaires – qui n'étaient pas plus affreuses que ce qu'elle avait réellement vécu – il devait bien comprendre qu'elle avait connu bien pire.

— Nous pourrions convenir d'un essai d'une semaine, pour voir si nous pouvons nous entendre, qu'en dites-vous ?

Elle se tourna Thierry, pour déclarer d'une voix claire et ferme :

— Essai que vous avez tout intérêt à ne pas saboter : il est dans votre intérêt qu'on ne doive pas prendre de mesure plus contraignantes.

Alexandre demeurait austère en le fixant. Comme quand il le découvrait dans un des lits de la cellule avec une de ses maitresses. Ou comme quand il le trouvait dans la sacristie à s'enivrer avant la messe dominicale ou celle de funérailles. Ou quand il retrouvait aux petites heures matinales sur une table d'une table. Finalement, il n'avait pas changé. Il se montrait comme auparavant : fidèle à la bonne morale, jugeant ses actes blasphématoires et licencieux.

Il se mettait maintenant à se plaindre et se lamenter. Comme un enfant capricieux. Thierry sourit et lui caressa gentiment la tête. Cela allait le détendre et l'apaiser.

"Je suis désolé, Alex, de te causer du tort."

Mais il n'eut pas le temps d'en faire plus que cette femme osait intervenir et répondre à la place de son fils. Pourquoi se prenait-elle, celle-là ? Son regard posé sur lui était sévère. Lourd de jugement. Si elle restait en ces vie, son existence deviendrait impossible. Pire qu'avec ces stupides soldats qui étaient postés en permanence devant l'entrée de l'église et qui le suivaient à la moindre sortie. En plus, elle prenait l'avantage sur Alexandre, elle donnait ses directives, puis à présent le fixait pour lui rappeler de se tenir en place.

Ou sinon...

Il ne voyait que trop le sinistre monastère flotter dans son esprit.
Son corps tremblai.
Les terreurs, celles qu'il croyait passés, revenaient.

Thierry remarqua à cet instant la foule qui venait de s'amasser, peu à peu, pour assister au nouveau spectacle qui se jouait dans l'église. Ses poings se serraient de rage contre sa soutane. Il détestait se sentir ainsi exposé aux yeux de tous en position de faiblesse, face à son fils et une péronnelle.
Il était vulnérable.
Il était faible.
Il n'avait plus absolument aucun mot à dire.

Seuls ses yeux, remplis à ce moment de haine, se posèrent vers al dénommée Lucinde. En son for intérieur, il prit une résolution : si elle devait être sa nourrice, selon le terme ironique usé par Alexandre, il serait par conséquent le pire enfant jamais confié à l'une de ces dames. Elle ne tiendra pas. Il se le jurait par lui-même.

Le prêtre courba la tête et murmura, comme 'résigné.

"Je comprends, m'dame la nourrice !"

Puis, il abandonna sa mine de repenti pour révéler un sourire narquois.

"Vous allez aussi me donner le sein, au fait, si vous êtes ma nourrice ?"

Alexandre jeta un regard de travers à son père qui essayait de le manipuler en espérant qu'il allait encore se laisser endormi. N'avait-il pad compris qu'il avait enfin cessé d'être un enfant ? Désormais, il était un homme. Dans tous les sens du terme. Il n'eut pas à répondre. Lucinde se chargea de lui adresser la parole et l'infirme tourna aussitôt la tête pour la remercier d'un sourire de reconnaissance.

"En effet. J'ai à présent un bon emploi et moins de temps pour gérer les frasques de mon père."

Il l'écouta accepter la proposition. Elle était belle et bien résolue à s charger de cette mission qui se promettait d'être épuisante. Mais ce serait au moins une place plus sûre que de mendier la rue ou plus honnête que de se prostituer. Elle proposa un essai d'une semaine, ce qui lui parut bien convenir.

"Cela me semble juste pour vous familiariser avec la routine de ce travail. Même si avec cet animal, on peut difficilement employer le terme de routine. Chaque jour ne ressemble pas à l'autre, c'est la seule chose positive que l'on peut retirer de lui. "

Alexandre remarqua d'un regard distrait la foule qui venait de se rassembler, curieuse de connaître les dernières facéties du prêtre. Il commençait à se dire que les gens venaient ici non pas pour assister aux messes mais dans l'espoir de découvrir un nouveau spectacle. Il laissa cela ces idées et reprit l'entretien.

"Ses missions de curé est de dire la messe au moins deux fois deux par jour. De sa part, je n'attends pas moins. Il est censé aussi viositer les familles, surtout celles qui ne viennent pas, porter la parole aux malades... Là, rappelez-vous que vous devez l'accompagner. Restez à la porte de la chambre ou mieux à la fenêtre, à suivre ses gestes. Et naturellement, surveiller que quand il est au confessionnel, il reste de son côté."

Ses yeux se posèrent sur la bouteille sur le banc. Il la pointa de sa béquille.

"Et ça.. Je ne veux plus voir !" Plus une. Plus une seule fois."

Son regard redevint sévère et se posa vers son père qui s'était finalement prostré. Il le sentait en colère et agacé. Furieux même. Tant pis ! Il 'avait qu'à mieux se comporter. Tout acte avait ses conséquences et ses frasques devaient cesser. Alexandre s'apprêta à se retirer quand il entendit Thierry prendre la parole et s'adresser à Lucinde avec une impertinence digne d'un enfant capricieux de cinq ans. Il la défiait ouvertement. Sa tête se tourna vers elle, intéressé de savoir comment celle-ci allait gérer. Cela serait instructif et et l'informerait sur ses capacités à gérer le curé insupportable.

Alexandre semblait reconnaissant de sa prise de parole. Elle inclina légèrement la tête : c’était avec plaisir. Non, vraiment. Et elle lui souhaitait bien du succès dans avec son bon emploi. Même si souhaiter le bonheur des autres était une pensée parfaitement vaine. Ils s’en fichaient autant que vous. Quand on voyait ce que cela apportait de se mettre au service des autres, on apprenait à penser d’abord à soi.

Elle proposa ensuite un essai d’une semaine. Cela lui semblait une période convenable pour cerner le personnage. Mais, au fond, elle n’avait déjà plus l’intention de renoncer de son propre chef. Elle croisa le regard du curé, comme rempli de la promesse de la dégoûter de lui d’ici la fin de l’essai.

Elle avait envie de lui dire “ne vous inquiétez pas, c’est déjà le cas, et c’est justement pour ça que je ne vous ferai pas le plaisir de renoncer”. Mais ce n’était pas nécessaire. Qu’il laisse donc les adultes discuter entre eux.

Son petit numéro avait déjà créé un attroupement autour d’eux. Lucinde prit un instant pour se rassurer. Elle ne voulait pas être comme sa mère et voir partout quelqu’un qui la cherchait. Être prudente, oui. S’empoisonner l’existence avec de la paranoïa, non. Personne ici ne se poserait de question.

La jeune femme écouta attentivement les instructions d’Alexandre et…

— Deux messes par jour. Visites. Ne pas le quitter des yeux, récapitula-t-elle machinalement.

Puis, Alexandre désigna la bouteille, et commenta avec reproche. Elle se sentait presque visée, et faillit faire remarquer qu’elle venait d’arriver et ne pouvait donc pas être tenue responsable de quoi que ce soit, mais s’en abstint. Il ne fallait pas montrer à cet abruti de curé la moindre mésentente, c’était contre-productif. Et puis, il n’y avait pas besoin de créer de mésentente pour si peu ; le jeune homme était de mauvaise humeur, et c’était compréhensible. Elle s’affirmait quand cela apportait quelque chose, et se taisait quand parler l’aurait desservie. Laisser son orgueil se froisser pour un rien, c’était bon pour les enfants et les imbéciles. Elle était, comme qui dirait, au-dessus de ce genre de considérations. Bref, elle ne s’offusqua pas.

— Nous commencerons par là, confirma-t-elle d’un ton qui sonnait presque comme un ordre à l’égard de Thierry.

Remettre les choses bien en place, au propre comme au figuré. Oui, c’était par là qu’il fallait commencer.

Elle le voyait bien trépigner de rage comme un enfant de cinq ans que l’on punit. Pathétique, vraiment. Même ses filles n’étaient pas aussi ridicules. L’avantage des enfants étant qu’ils ne faisaient pas de “traits d’esprit” si lourds et absurdes.

Mais cette fois encore, elle était bien au dessus du niveau qu’il aurait fallu pour s’en offusquer. Elle ne prit même pas la peine de s’adresser directement à lui. Il n’avait pas envie de l’écouter, de toute façon. Elle se tourna vers Alexandre, et commenta d’une voix pleine de sarcasme :

— Vous ne m’aviez pas prévenue qu’il avait tant d’esprit ! Mais s’il tient tant à jouer avec les mots, nous pouvons trouver des termes plus éloquents… Moins complaisant.

Pas besoin non plus de préciser qu’elle lui déconseillait très fortement de tenter quoi que ce soit. Le regard -- le seul -- qu’elle lui adressa était bien assez éloquent. Et s’il ne comprenait pas tout de suite… Oh, eh bien, elle pourrait se permettre d’évacuer sa frustration une petite fois.

Au regard de Lucinde lui adressa un instant, quand il évoqua la fameuse bouteille, Alexandre sentit avoir parlé de manière trop dure et que ses paroles l'incriminaient un peu alors que celle-ci n'y était pour rien. Son père lui mettait les nerfs à vif. Il n'en pouvait plus de ses gamineries. Il eut la pensée de s'excuser, puis songea que cela la desservirait contre l'énergumène qui les observait et ne perdrait pas une miette de ce que celui-ci serait ensuite susceptible de retourner contre elle.

Alexandre poursuivit sur un ton impassable, qui ne trahissait rien de ses sentiments, le discours sur les missions qui attendaient Lucinde. La malheureuse aurait fort à faire et elle risquait d'essuyer nombre de crises de colère et autres événements pitoyables. Allait-elle réussir ? Hier soir, en discutant de son idée avec Coldris, ce dernier ne semblait pas très optimiste. Surtout d'imaginer qu'une femme puisse canaliser le prêtre véreux. Alexandre partageait en partie son scepticisme mais espérait qu'un miracle soit possible. Pourtant, homme ou femme, il savait la tâche complexe, pour ne pas dire impossible.

D'ailleurs, le curé en question venait de réaliser une saillie lamentable qui pourrait servir de test LUcinde. Alexandre se recula, décidé à la laisser gérer seule cette situation, sans intervention. Après tout, ce genre de choses constituerait son quotidien. Il se garda bien de montrer son dégoût face aux rires gras que plusieurs hommes de l'assistance venaient de lâcher. quelques uns rajoutaient de nouvelles plaisanteries, plus scabreuses que celle que le prêtre avait pu dire. Les femmes, elles, se signaient ou bouchaient les les oreilles des enfants.

Lucinde ne répondit en aucune manière aux provocations de Thierry. Elle s'en détournait pour discuter de son cas avec lui. Comme si celui-ci ne se trouvait pas un mètre. Alexandre ne résista pas à l'envie de sourire. Il allait détester. Finalement, elle pourrait bien faire l'affaire.

"Oui, il sait bien parler mais mal. Essayez de corriger cela, si vous le pouvez, mais à ce niveau, je n'attends rien. Sinon... Une femme a eu la délicatesse de m'informer qu'il souffrait d'une grande peur des rats et des souris. Et ces animaux doivent facilement se trouver dans cette église."

Alexandre observa, impassible, la foule qui éclata de rire à cette révélation. Quelque chose lui disait que son père allait être de victimes de nombreuses mauvaises farces dans les jours qui suivaient. Les yeux des enfants présents brillaient et s'excitaient, semblables à ceux de son ami Ysengrin. Tant pis pour lui ! Il n'avait qu'à mieux se comporter.

"Et si vous aviez besoin d'une aide physique, pour déplacer des objets, ou autre chose, demandez aux soldats à l'entrée de vous prêter assistance. Je les informerai en partant de votre présence et de votre mission."

Tout semblait être dit et en ordre. Il ne restait qu'à se retirer pour attendre la prochaine rencontre. Alexandre poliment Lucinde en inclinant respectueusement la tête.

"Je vous souhaite une heureuse semaine, madame."

Il commença à s'éloigner, puis il se tourna pour observer son père d'un sourire goguenard.

"Je ne ferais pas l'impertinence de te répéter la même chose, n'est-ce pas ?"

Là-dessus, Alexandre éclata de rire et sortit.

Le bon mot avec la nourrice avait déclenché une hilarité grasse masculine dont Thierry se sentait particulièrement fier. Quelques hommes s'amusaient même à réaliser des gestes équivoques, grivois, et se faisaient rappeler à l'ordre par des épouses pudiques, soucieuses de remettre en mémoire que c'était ici une église et non une taverne. A cela, un paroissien goguenard s'exclama ne voir aucune différence entre les deux. Sa remarque fit éclater de nouveaux rires.

Thierry s'amusait de ce succès avant de constater que al dénommée Lucinde ne réagissait pas. Au contraire, elle l'ignorait et refusait de participer au spectacle. Elle se tournait vers Alexandre, qui avait décidément bien changé, étouffé par une moralité et une condescendance bien agaçantes. Quelle mouche le piquait donc ? Il l'avait toujours laissé libre d'agir à son gré, lui faisant régulièrement des remontrances, mais sas jamais plus loin. De quel droit s'autorisait-il à placer une personne pour surveiller ses faits et gestes ? Les soldats qui l'escortaient dans les rues, ça n'était pas assez comme punition ? Quoique... Il jouait bien avec eux. Comme cela pouvait être drôle d'organiser une fausse demande pour un mourant, de passer par une fenêtre arrière et de rejoindre ensuite gaiement une taverne. Il offrait généralement une tournée générale et buvait en poussant de grandes exclamations aux soldats aveugles monbriniens. Il écoutait avec appréhension son fils énoncer les dernières consignes et découvrit avec effroi que le temps des jeux était bel et bien fini.

Sa gorge se serra.
Il devait bien y avoir une solution. Ses dernières libertés allaient être perdues. Il ne pourrait même plus boire. Pas une goutte. C'était... C'était absolument effroyable.

Son teint pâlit un peu plus quand Alexandre évoqua sa peur des rats.
Il resta figé, hagard, à le contempler.
Comment savait-il ?
Comment pouvait-il savoir ?
Toutes ces années, il avait réussi à se contenir, à éviter les situations gênantes. Sauf une fois. La semaine dernière, avec la fille de ce stupide baron. Serait-ce elle qui avait trouvé moyen de se venger ? Non, elle était bien faible pour cela. Par contre, l'autre femme... Il se remémora de sa bravoure, de sa ténacité... Ce ne pouvait être elle. Il se souvint aussi des paroles de Coldris à son égard.

Elle lui plaisait.
Eléonore de Tianidre lui plaisait était sans le moindre doute sa maitresse vu comment le ministre avait à ce point réagi.
Thierry fixait son fils, de plus en plus pâle, et comprit que derrière tout ceci se cachait la vengeance de Coldris. Pour le champagne bu sans permission, ses excès et surtout d'avoir manqué de respect à sa maîtresse. Sa favorite peut-être même. Il avait encore eu de la chance. Pour connaître le caractère et la rancune de Coldris, le prêtre s'estimait heureux de ne pas avoir déjà été déporté pour un monastère de Zarkos. Et il ne se serait jamais arrivé là-bas vivant. Coldris aurait réussi à planifier une attaque faisant croire à sa mort tragique dans un raid de révoltés.

Soucieux de revenir dans les bonnes grâces du ministre, Thierry se recomposa un visage aimable, puis il s'avança vers Lucinde pour la saluer poliment.

"Je vous prie de m'excuser, madame, de ces égarement. Il semble que j'ai eu un instant de folie passagère."

A ce moment, Alexandre prenait conscience et semblait heureux de se moquer de son sot. Thierry ne lui tint au contraire. Le malheureux était l'esclave de Coldris, forcé d'obéir à ses ordres. Il opina de la tête.

"J'ai été ravi de revoir, mon garçon."

Ces paroles-là, étaient sincères. Dénuées de tout artifice.

Lucinde n'avait même pas daigné jeter un regard à ces messieurs fort grossiers. Ce genre de commentaires ne méritait même pas d'être relevés. Cela ne faisait que leur donner une importance qu’ils n’avaient pas.

Toutefois… la remarque sur le grand esprit qu'elle fit à Alexandre les prenait aussi en compte. Toutefois, elle avait légèrement sourit en entendant cette voix affirmer qu'il ne voyait pas de différence entre l'église et la taverne. Cela aussi, ça allait changer. Et le plus tôt serait le mieux.

Elle accueillit d’un hochement de tête entendu les dernières recommandations d’Alexandre. Des rats, elle en voyait en effet déjà un certain nombre… Un en particulier. Mais ce n’était pas à ceux-là qu’on faisait référence, bien sûr.

Le prêtre blêmit rien qu’à les entendre mentionner. Pathétique. Et ce n’était certainement pas elle qui allait le protéger des mauvais tours qu’il risquait d’essuyer.

— J’y penserai, répondit Lucinde quand le l’infirme mentionna les gardes. Avec un peu de chance, elle pourrait en faire quelque chose. N’en souhaitez pas trop non plus, plaisanta-t-elle ensuite.

Une heureuse semaine, c’était sans doute un peu trop en demander. Cette semaine, elle aurait beaucoup à faire. Comme montrer qui commandait.

— Bonne semaine à vous, ajouta-t-elle avec un sourire.

Était-ce des excuses que ce curé lui présentait ? Une folie passagère… qui durait depuis si longtemps que même son fils ne souhaitait plus s’encombrer de lui ? Ben voyons !

— On va faire comme si vous aviez trouvé une excuse valable, acquiesça-t-elle.

Elle gardait sa rancœur pour ceux qui l’avaient si bien gagnée. Ceux auxquels elle lui déconseillait de se joindre, car ils payeraient tôt ou tard. Pour Léandra, pour Elbore, et même pour ce boulet qui lui avait servi de mari et n’avait pas su les protéger.

Elle regarda Alexandre partir, puis l’attroupement se disperser. Il n’y avait plus rien à voir. Plus rien… Jusqu’à ce qu’une majorité soit dehors. Elle resta assise, gardant un œil vigilant sur son premier défi. Son épreuve. Une vague colère tordit ses lèvres en un rictus mauvais. Non ! Non ! Ils ne l’avaient pas brisée. Ils ne la briseraient jamais. Et elle détruirait tout ceux qui tenteraient leur chance, dans ce monde méprisable peuplé d’une majorité d’êtres méprisables.

Dont le spécimen à la surveillance duquel on l’avait assignée. Elle finit par se lever. Elle frappa ses mains l’une contre l’autre pour attirer l’attention de ce goujat de curé.

— Vous avez entendu votre fils ? Vous avez des bouteilles à ramasser.

Peu après le départ des on fils, al foule se dissipa peu à peu. Thierry restait seul à seule avec sa gardienne. Et s'il essayait de al séduire ? Si celle-ci découvrait le chemin de son lit, elle serait certainement bien moins prompte à le sermonner. Elle pourrait même le laisser à nouveau libre de ses mouvements.

Lucinde lui donnait cependant un ordre sec. Vulgaire.
Elle ordonnait, à lui, de ramasser des bouteilles, de faire le ménage, comme s'il n'était qu'un domestique.
Il se recula.

"'Je n'ai pas à faire ça. c'est aux servantes de travailler à ces tâches."

Il tourna le dos pour se diriger vers la sacristie. De bonnes bouteilles, pleines, l'attendaient. Il boirait à la santé du bourreau.

"J'ai une autre messe à préparer, en plus. Excusez-moi."

Là dessus, il s'éloigna d'u pas rapide. Ramasser des bouteilles ? Et puis encore ? Elle allait lui demander d('éplucher des légumes après ça ?

Il refusait de ranger ces affaires ? Hmmmm l'ennui était qu'elle lui avait déjà commandé de le faire. Si elle le laissait se défiler, c'était fichu pour reprendre l'ascendant.

Le prêtre lui tourna le dos, et annonça qu'il avait une autre messe à préparer. Lucinde sourit. Elle se leva sans empressement, s'arrangea pour le rattraper sans bruits, et agrippa son épaule pour l'arrêter.

— Eh bien, c'est parfait. Commencez par ranger traquer les bouteilles vides, histoire que le lieu y soit adapté, insista-t-elle d'une voix mielleuse.

Au plus vite il s'y résoudrait, au plus simple ce serait pour tout le monde, car elle ne lui ficherait pas la paix avant qu'il n'en ait fini. D'ailleurs… Elle ne lui ficherait plus la paix tout court. Il faudrait qu'il s'y fasse.

Thierry estima en s'éloignant avoir surestimé Lucinde. Finalement, ce serait facile de la gérer si elle le traitait comme un enfant et croyait que lui allait se résoudre à œuvrer comme un vulgaire domestique. Or, il était prêtre. Prêtre ! Une personne dotée d'une importance considérable, qui donnait des ordres mais qui ne pliait jamais devant la masse laborieuse vulgaire. Seule la hiérarchie ecclésiastique pouvait le toucher mais celle-ci se montrait plus que frileuse et lui savait se montrer assez prudent pour déjouer ces difficultés. Il avait depuis longtemps oublié le procès ayant eu lieu quelques mois plus tôt. Après tout, il avait réussi à merveille à les duper ces sots en s'octroyant au passage d'accuser des religieux intègres. Quels ânes ! Par ailleurs, il disposait d'un allié précieux, rien de moins que le ministre des affaires étrangères, pour étoffer les scandales. Certes, ces derniers temps, en s'en prenant malencontreusement à sa maîtresse, il l'avait contrarié. Mais de meilleurs jours reviendraient. Il lui suffisait de faire profil bas et d'attendre.

Mais la péronnelle ne semblait l'entendre de cette oreille. Elle se permettait même de le toucher. Il se retourna, austère, et la foudroya du regard.

"De quel droit devrais-je obéir ? Je suis prêtre. Je n'ai pas à faire des travaux qui sont dignes d'une petite servante."

Il se rappela que celle-ci s'était autorisé à le toucher. Alors, il pouvait lui rendre la pareille. Sa main se leva pour caresser la joue de la jeune femme.

"Et si nous cessions ces rapports belliqueux ? Deux personnes qui collaborent pour leurs propres intérêts, c'est bien plus intelligent."

Sa main continua de glisser le long de son visage.

"Voyez-vous, ma belle Lucinde, je suis l'ami intime du ministre des affaires étrangères. Un mot de moi, vous obtiendrai une excellente place, là où vous voudriez être."

Il se rapprocha et son autre bras essaya de la prendre par la taille.

"Il me faut seulement en échange une excellente compensation."

Le père Thierry refusa une nouvelle fois. Au plus il s’obstinait, au plus Lucinde était déterminée à le faire obéir. La discipline, c’était essentiel. C’était ce que disait son grand-père, dans cette époque si reculée qu’elle semblait être une autre vie. Sa belle-mère aussi, le disait. Lucinde avait été imprégnée de rigueur et de méthode. Faire les choses dans l’ordre, et surtout, les faire correctement.

Elle aurait pu avoir une réaction violente lorsque cet espèce de goujat avait été pris de la très mauvaise idée de lui caresser la joue. Mais ce n’était pas nécessaire. Elle prit sur elle, affichant une profonde indifférence vis-à-vis de son geste. Elle fonça les sourcils, comme intriguée par ses paroles. En réalité, ce qui l’intriguait, c’était qu’il parvienne à l’imaginer si corruptible. Quand elle avait une idée en tête -- actuellement, c’était de le faire ranger son désordre --, on ne la lui faisait certainement pas sortir avec de fausses promesses.

Cette histoire de ministre l’inquiéta légèrement. Elle devait éviter de trop attirer l’attention. Si quelqu’un d’important se faisait une gageure de lui créer des ennuis, elle ne parviendrait jamais à mener ses projets. Mais… Il bluffait, elle en était certaine. Elle était la seule à pouvoir créer les opportunités dont elle avait besoin, la seule à pouvoir les identifier si elles se présentaient d’elles-même. Là, ce n’en était pas une. Surtout si elle se fiait à certaines intuitions…

Elle bloqua fermement le bras qui cherchait à entourer sa taille. Elle attrapa aussi cette main qu’elle n’avait tolérée que trop longtemps, et afficha un visage fermé, mais sans colère. Se mettre en colère, c’était lui laisser croire qu’il avait une emprise sur son humeur. Même devant sa proposition déplacée, elle demeura de marbre, sans lâcher les poignets de l’impertinent.

— J’ai une meilleure suggestion : vous allez écrire à votre ami le ministre pour vous plaindre et lui demander de vous débarrasser de moi. Et si vous êtes si proche que vous le prétendez, le problème sera réglé.

Elle venait de se rappeler un détail amusant : n’était-ce pas justement dans ce genre de fonction qu’on trouvait le plus facilement des places dans des monastères en terre inhospitalière ?

— Mais dites-moi… N'est-ce pas justement à ce genre de poste qu’on trouve les meilleures places dans les monastères zakrotiens ?

Elle libéra les mains du curé, et désigna négligemment une bouteille qui traînait.

— Je vous traiterai comme un prêtre quand vous aurez l’attitude d’un prêtre, compris ? En attendant, vous allez me ramasser toutes les bouteilles que vous avez égarées. Inspection au prochain carillon. Le nombre que j’en trouverai, ce sera le nombre de souris qui passeront la nuit dans la même pièce que vous. Entendu ?

Qu’il lui en laisse une. S’il vous plaît, juste une. Juste pour qu’elle puisse lui prouver qu’elle ne plaisantait pas. Juste pour qu’elle puisse froidement lui faire payer ses mains baladeuses. Juste pour qu’elle ait cette petite satisfaction au milieu de tout ce à quoi elle renonçait.

Tout en adressant un regard charmeur à la jeune femme, attendant sa réponse, Thierry continua à caresser sa joue. Il sentit brusquement son bras être bloqué et sa main repoussé. Il grimaça sous les deux attaques. Elle faisait sacrément mal, celle-là ! Où avait-elle appris à taper comme cela ? Il se recula par prudence et simula une nouvelle excuse.

"Pardon. Je ne voulais pas paraître désobligeant."

Il pâlit légèrement à cette suggestion d'écrire à Coldris pour arranger la situation. Non, cela ne serait pas possible. Pas avant de longues semaines, quand sa colère serait passée. Il blêmit un peu plus au rappel du monastère de Zarkos et se rappela des paroles prononcées par Alexandre. Tout ceci était une vengeance du ministre. Pour avoir bu son champagne. Pour s'être montré trop insolent.

'Je... Vous êtes son envoyée, n'est-ce pas ? C'est lui le véritable commanditaire ? Alexandre n'a servi que de relais."

Thierry poussa un léger soupir. de soulagement.

"Cet enfant ne fait qu'obéir. Il ne peut réfléchir à des calculs comme ceux-là."

La dernière menace se révéla au moins aussi horrible : autant de souris dans la cellule que de bouteilles découvertes. Son teint devint absolument blafard. Il se refuserait à vivre une seule nuit dans ces conditions. Pas même une heure.

'Je... Je vais le faire."

Oubliant toute dignité, le prêtre se recula et partit chercher les bouteilles qui traînaient sous les bancs ou sous l'autel.

Lucinde n’avait entendu que d’une oreille les excuses dénuées de sincérité qui lui avaient été servies, et ne les commenta même pas. Elle préféra exprimer clairement la situation. Il y avait une part de bluff dans l’assurance avec laquelle elle suggéra au curé d’écrire à son ministre. Il y avait une chance pour qu’il puisse véritablement lui attirer des ennuis, c’était vrai… Mais elle n’y croyait pas. Elle qui était si peu joueuse avait décidé de miser tout de même sur son intuition…

Et cela se révélait payant. Ce n’était pas pour autant qu’elle continuerait de jouer avec des périls inconsidérés, mais c’était payant.

Même plus qu’elle ne l’avait espéré. Alors, si elle comprenait bien, le prêtre se trouvait en conflit avec ce fameux ministre ? Intéressant. Et ce fameux ministre était lié à Alexandre. Se mêlait-elle d’affaires qui la dépassaient ? Peut-être, après tout. Elle devrait se montrer vigilante. En attendant, elle ne risquait encore rien de ce côté, il était contre-productif de s’en inquiéter pour le moment. Contre-productif de s’inquiéter tout court. Il suffisait d’agir avec autant de rigueur qu’elle l’avait toujours fait, et elle serait préparée si cette histoire devait lui revenir en pleine figure.

Elle acquiesça. Plus pour elle-même que pour lui. Toutefois, elle ne pensait pas Alexandre incapable de réfléchir par lui-même.

Soit, elle verra ça plus tard. Pour l’instant, il s’agissait de ne pas laisser cet ivrognes échapper au rangement. Et si cette affaire de monastère semblait avoir préparé le terrain, mais elle ajouta une petite motivation supplémentaire. Quelque chose de plus concret dans l’immédiat. Et sans surprise, cela fonctionna.

— Eh bien voilà ! Vous voyez : ça ne valait pas la peine de faire des simagrées.

Il ne restait plus qu’à attendre qu’il ait terminé. Ou que le temps soit écoulé.

Thierry tempêtait intérieurement de se voir réduit à une vulgaire tâche de domestique en ramassant les bouteilles qui trainaient sous quelques uns des bancs. Il y en avait heureusement peu. Son esprit occultait cependant celles restées sous l'autel, habitué à dissimuler de temps en temps. Il pensa en revanche à se rendre dans le clocher, là où le prêtre abandonnait régulièrement dans les escaliers sous les cloches les nombreux cadavres les jours où il se décidait à faire du ménage. Cela lui arrivait finalement assez régulièrement, en moyenne une fois par semaine, pour continuer à cultiver de bon curé respectable.

Le prêtre se rendit ensuite à son bureau, par acquit de conscience, mais ne découvrit aucune bouteille vide. Dans cette pièce, dans quelques niches, il ne gardait que les meilleurs crûs et les buvait avec parcimonie, soucieux de les apprécier jusqu'à la dernière goutte. L'heure commençait à s'égrener et avec elle les angoisses s'accentuaient. Lucinde allait-elle réellement mettre ses menaces à exécution ? Elle ne pouvait pas être sérieuse. Quoique... Comment être sûr ? Thierry préféra se montrer prudent et pressa pour rejoindre la cellule.

Dans cette pièce s'accumulaient là encore de nombreuses bouteilles. D'abord, au sol. Il se souvint en avoir caché parfois dans l'armoire aux bonnes œuvres, entre plusieurs vêtements élimés. Il s'empressa tout rassembler, sans se rappeler de fouiller en dessous des lits.

Une fois cette tâche épuisante finie, Thierry s'adressa à Lucinde, sans cacher son agacement, pointant la caisse ans laquelle était rassemblé les trop nombreuses bouteilles.

"C'est bon ? Vous êtes contente ?"

Il retourna dans la cellule pour se laisser tomber sur des lits. Ne disait-on pas que le réconfort venait après l'effort ?

Lucinde surveillait distraitement le curé tandis qu’il courrait d’un endroit à l’autre. Humiliation ? Agacement ? Peur ? Que ressentait-il, exactement ? Elle secoua la tête pour elle-même. Il n’aurait pas besoin de se sentir humilié ou frustré s’il s’y était mis directement. Elle aurait même pu lui donner un coup de main s’il avait daigné le lui demander poliment. C’était lui qui avait choisi de fonctionner au bâton et rendait les choses compliquées.

La jeune femme était impressionnée par la quantité de bouteilles qu’il parvenait à ramener. Comment pouvait-on en accumuler autant ? C’était désespérant.

Puis, enfin, il lui présenta la caisse, avec une remarque sèche digne d’un enfant de cinq ans. Ridicule, vraiment. Qu’il en ait laissé une, seulement une, et il pourrait hurler toute la nuit que cela ne changerait rien à sa résolution. Ca entraînerait sa volonté à elle, et lui apprendrait à lui à la prendre au sérieux.

— Vous êtes certain qu’elles y sont toutes ?

S’il avait procédé avec méthode et vraiment rempli sa tâche, il n’en resterait plus. Et s’il avait eu un peu plus de rigueur dans son attitude, il n’aurait même pas eu besoin de les chercher.

Alors qu’il partait se reposer -- quel fainéant, c’était déplorable --, elle lui suivit avec la caisse qu’elle posa bien en évidence contre le mur.

— Je la pose ici. Si je trouve des bouteilles, vous ne pourrez pas prétendre que je les en ai sorties.

Parce que malgré tout, elle n’était pas tombée si bas. Le piéger pour le plaisir de lui faire payer, ce n’était ni professionnel, ni efficace. Elle n’avait pas envie de lui nuire… il se débrouillait parfaitement tout seul pour ça.

Elle quitta la cellule pour procéder à son inspection.

— A votre place, je ferais un dernier tour pour vérifier. J’oublierai celles que vous aurez retrouvées avant moi, lança-t-elle à travers la porte.

Elle lui faisait une fleur pour pouvoir lui faire ravaler son impertinence en toute bonne conscience. Qu’il ne puisse s’en prendre qu’à lui-même.

Les choses sérieuses commençaient. S’il y avait quelque chose, elle trouverait. Elle monta vérifier dans le clocher, rien. Elle entreprit ensuite de fouiller le reste. Elle partit de la porter, et avança dans la nef, entre les bancs, d'un côté à l'autre, sans laisser l'empressement couper à sa méthode. Elle comptait les rangées qu'elle dépassait sans rien trouver. Et pour chaque colonne passée, c'était une zone entière de laquelle elle était persuadée d'avoir inspecté le moindre recoin.

Elle laissa le bureau pour plus tard, et poursuivit ses allers retours d'un bout à l'autre, inlassable et méthodique. Elle n'était pas du genre à bâcler le travail, et moins encore quand, quoi qu'il arrive, elle avait tout son temps. Au plus son inspection durait, au plus de temps elle serait en paix avant de…

— Je crains que vous n'ayez mal vérifié. Et de une souris ! annonça-t-elle.

Elle inspectait désormais les abords de l'autel, et avait effectivement trouvé sa première bouteille. Elle était partagée entre la satisfaction de pouvoir légitimement lui faire ravaler son orgueil et la part de lassitude qu'apportait cette nécessité qui l'a priverait probablement d'un sommeil correct. Tant pis.

Elle posa l'objet incriminant bien en évidence sur l'autel, et poursuivit l'inspection. Alors ? Combien en restait-il.

Lucinde avait fait quelques remarques amis Thierry s'était gardé de les écouter pour mieux s'écrouler sur le lit. Qu'avait-elle à continuer à l'ennuyer ? Après un aussi long travail, il ne méritait bien du repos. D'ailleurs, le prêtre s'endormit rapidement, quelques minutes à peine posée sur l'oreiller.

Le sommeil se révéla de bien courte durée.

Un cri de joie retendit depuis l'autel et le fit se redresser. Il pâlit de comprendre. Thierry se releva et s'empressa pour découvrir la bouteille posée près du calice.

"Non..."

Le prêtre s'avança, livide.

"Pour une, vous ne..."

Prêt à tout pour ne pas passer une nuit aussi horrible, il sortit de sa soutane une grosse bourse.

"Cinq cent rilchs si vous oubliez cette idée. D'accord ?"

Le prêtre rappliqua, livide, encore plus rapidement que la rouquine ne l’avait espéré.

— Non...

Lucinde sourit, tout en poursuivant son inspection. Avait-elle l’air de plaisanter ?

— Pour une, vous ne...

— Pour une bouteille, c’est une souris. C’est ce que nous avions convenu.

Enfin… Ce qu’elle avait convenu toute seule. Mais elle n’aurait pas eu besoin de proférer de menace s’il s’était exécuté à la première sommation. Ni à la deuxième. Et elle n’aurait pas besoin de la mettre en application s’il avait daigné cherché comme il fallait ! Si elle avait pu trouver ce cette fichue bouteille en ce lieu inconnu, il aurait dû la trouver avant elle au lieu de paresser sur son lit. Méthode, rigueur, discipline. Réfléchir dans l’ordre, procéder dans l’ordre… et mettre de l’ordre.

— Ou un rat, si vous vous sentez plus proches d’eux. Je vous laisse même le choix.

Elle lui avait même laissé l’occasion de revérifier. Il n’avait qu’à la saisir à ce moment-là. Il ne pouvait vraiment s’en prendre qu’à lui-même.

Elle lui prêta plus d’attention en le voyant fouiller sa soutane. Qu’il ne s’avise pas de sortir une arme, sinon ce serait dix souris, et jusqu’à ce qu’il n’ait plus rien à se reprocher. Mais non, c’était une bourse qui semblait bien lourde. Alors, il voulait l’acheter ? Intéressant.

Mais c’était hors de question. Il ne pensait tout de même pas réussir à se débarrasser d’elle si aisément, si ? Si elle acceptait ça maintenant, elle devenait sa complice, et il pouvait l’atteindre. Certes, une telle somme aurait pu l’aider à se refaire plus vite… Mais brûler les étapes était une grossière erreur. Un pas après l’autre. Chaque chose en son temps. Réfléchir correctement, agir correctement.

Sa résolution primait encore, elle n’avait pas laissé paraitre le moindre soupçon d’intérêt pour la proposition. Ni même une hésitation.

Elle tourna vers lui une face impassible et saisit vivement la bourse.

— Voilà de quoi rémunérer mes chasseurs de souris, justifia-t-elle. Nous en sommes à deux. Une pour la bouteille, la deuxième pour la tentative de corruption.

Elle fit sauter une fois la bourse dans ses mains avant de l’accrocher à son côté. Elle osa un sourire satisfait.

— Mieux vaut que je régule également vos dépenses. Et… À votre place, j’irais vérifier la cellule pour être certain de ne pas voir les souris s’accumuler.

Elle se désintéressa du prêtre pour terminer son inspection. Rigoureusement et jusqu’au bout.

Thierry fixait cette affreuse harpie, plus effroyable que le pire des inquisiteurs. Pourquoi ne mettez pas des femmes à cet emploi ? Elle pouvait être plus hargneuse que le plus acharné des hommes. Son teint blêmissait de plus en plus.

"Je vous en supplie. Allons, soyons clémente."

Il essaya de la corrompre en lui proposant une bourse bien juteuse. Les pièces sonnaient à l'intérieur. Cela fonctionnerait Qui refuserait de l'argent ? Personne. Absolument personne. Il déchanta de la voir la lui arracher et refuser de plier. Elle s'en offusquait même et rajouta u autre de ses horribles rongeur.

'"Vous... vous êtes un monstre !"

Désireux d'éviter de cohabiter avec une armée de rats, le prêtre fit demi-tour pour inspecter à nouveau la cellule. Il refit le tour de la pièce et eut finalement la présence d'esprit de penser aux lits. Son teint palit d'y découvrit huit bouteilles de plus. Il s'empressa de les apporter pour les jeter dans la caisse. Il avait eu chaud.

"Voilà.... Vous voyez, je... je suis de bonne volonté."