le 20 décembre 1597 || Une fleur pour s'égarer [Terminé]

C'était la première fois que Jacinthe voyait une aussi grande ville. Encore jamais auparavant, elle n'avait foulé pareil sol, ni vu pareille foule. Ses oreilles n'étaient pas habituées à un tel vacarme, et ses petits yeux curieux ne suffisaient pas à couvrir la totalité des détails qui s'offraient à elle. C'était très différent de ce qu'elle connaissait, mais c'était beau. Il y avait plein d'étals qui s'ordonnaient ici, et malgré l'air qui formait des volutes de buée quand elle respirait, la foule était dense, emmitouflée dans de chauds manteaux.

Jacinthe tenait la main de son père. Il lui avait dit de rester près de lui et bien qu'émerveillée, la foule pressée et pressante l'aurait dissuadée de désobéir d'une quelconque manière. Elle se sentait très petite à côté de tous ces adultes qui marchaient vite. Pourtant, elle avait eu cinq ans, elle était grande maintenant !

… mais pas encore assez pour se débrouiller seule. Alors elle restait solidement accrochée à la main de son père, qui fendait la marée humaine sans hésitation.

Soudain, dans l'un des angles de son champ de vision, elle aperçut… une fleur. Une fleur ravissante, qui tendait ses pétales rosées vers le ciel pâle hivernal, avec autant de dignité que s'il avait brillé un grand soleil.

— Oh, regarde Papa...

Sans réfléchir, sa petite main se dégagea de celle de son père, qui ne résista pas, mais lui intima néanmoins :

— Allez, viens Jacinthe. Nous sommes pressés.

Elle le savait bien. Et elle se demandait aussi quand est-ce qu'ils cesseraient de l'être. Elle se dirigea vers la fleur, prit sa tige entre ses doigts pour la montrer malgré tout à son père et, en se retourna, se rendit compte qu'il n'y avait plus personne. La large carrure de son père avait été avalée par le reste de la foule.

La fleur dans sa main se tourna, tête vers le bras, comme son bras venait glisser le long de son corps, ballant :

— Papa ? appela-t-elle d'une petite voix, sûrement à peine audible des passants les plus proches d'elle.

Elle voulut s'engager dans la direction qu'avait pris son père — elle aurait pu facilement s'y faufiler — mais elle aurait risqué d'abîmer la belle fleur d'hiver. Et puis, en s'en rendant compte, Papa reviendrait sur ses pas, c'était certain. Elle resta pourtant indécise, plantée là, à réfléchir.

— Papa... répéta-t-elle, un peu plus haut cette fois-ci, si bien que quelques regards se tournèrent vers elle.

Quatre jours à la capitale, et Lucinde était soulagée de ne pas s’être laissée égarer par l’indiscipline. Elle avait trouvé une poste qui lui fournissait un toit et un logement le temps de se reprendre en main. Hors de question d’abuser des bons sentiments de cette gentille Cecilia, surtout si ça lui imposait de loger dans le même hôtel qu’un inquisiteur. Ce n’était ni aujourd’hui ni demain qu’elle se complairait dans l’oisiveté ni qu’elle perdrait sa rigueur.

Seulement, à se perdre, la jeune femme ne rêvait que trop. Et comme elle avait quelques heures creuses dans son emploi du temps, elle s’était décidée à se promener sur le marché. Peut-être trouverait-elle là sa prochaine étape.

La foule était dense, et ce n’était pas plus mal. Au plus il y avait de monde, au moins elle risquait de se faire remarquer. Elle pouvait réfléchir, laisser trainer ses oreilles, analyser, planifier. Envisager peut-être sa prochaine opportunité, mais sans non plus se sentir obligée de la précipiter. Chaque chose en son temps.

Elle en était là de ses considérations quand une petite voix retentit à proximité :

— Papa.

La voix fluette d’une enfant, oui, et par acquis de conscience, Lucinde en chercha l’origine. Elle ne la trouva que quelques secondes plus tard, quand sa petite propriétaire itéra son appel, plus fort, plus inquiète.

Elle se trouva à deux mètres à peine. Lucinde balaya les alentours du regard, pour voir si quelqu’un répondait à cet appel. Elle ne devait pas s’en mêler. Aider les autres, cela n’apportait que des ennuis. Mais… Il s’agissait d’une enfant. Une adorable fillette aux cheveux ambrés. Aurait-elle voulu que l’on ignore ses deux petites renardes si elles s’étaient retrouvées perdues ?

Soit, tant pis. Comme personne ne réagissait, elle marcha vers la petite et plia les genoux pour se mettre à sa hauteur.

— Tout va bien, petite abeille, lui assura-t-elle avec un sourire attendri. Tu ne vois plus ton papa ? On va le retrouver, d’accord ?

Lucinde jeta un nouveau regard autour d'elles. Toujours rien. Il fallait vraiment être inconscient pour perdre de vue un enfant en pareil lieu !

La foule passait. Et Papa ne revenait pas.

Par où était-il passé ? Il lui avait dit, en arrivant quelques jours plus tôt, que si elle venait à le perdre de vue, de ne surtout pas bouger de là où elle était. D’attendre qu’il revienne la chercher. Oui, mais ce n’était pas facile… Elle avait très envie de bouger, tout de même.

Ses petits doigts serraient la tige de la belle fleur de plus en plus fort. Elle ne savait plus quoi faire et ses yeux se mettaient subitement à brûler. Elle répéta une troisième fois son appel, encore un peu plus fort. Mais toujours aucune réponse.

Du moins, pas celle qu’elle attendait. Une femme se présenta devant elle. En arrivant en face, elle s’accroupit pour être à sa hauteur. Jacinthe la regarda sans bouger.

— Tout va bien, petite abeille.

La femme était jolie. Et elle semblait gentille aussi. Est-ce que sa Maman avait été belle comme elle, avant ? Elle ne se rappelait plus très bien de son visage... Et elle… Est-ce que quand elle serait grande, plus grande, elle serait belle comme elle ? Ses yeux se mirent à pétiller à cette idée.

Mais son petit visage se ferma néanmoins. Mais Papa lui avait appris à ne pas parler aux inconnus, même s’ils inspiraient confiance. Il avait même dit : surtout s’ils inspiraient confiance.

— On m'a dit que je ne devais pas parler aux inconnus, madame, dit-elle très sérieusement, sans se rendre compte qu'en disant cela, elle faisait précisément le contraire.

Et puis, de toute façon, Papa allait revenir dès qu'il se rendrait compte de son absence.

La petite abeille rayonnante cessa soudain de sourire, et son regard se fit adorablement méfiant. Comment le lui reprocher ? C'était bien, au contraire, qu'elle ne se fie pas à n'importe qui. Un bon début pour son avenir… pour peu qu'elle retrouve les siens et ne soit pas irrémédiablement isolée ici.

— On m'a dit que je ne devais pas parler aux inconnus, madame.

Loin de s'offusquer, Lucinde confirma d'un léger acquiescement, souriante.

— C'est ton papa qui t'a dit ça ? demanda-t-elle. Il a raison. Il y a beaucoup de gens dangereux. Tu es une petite abeille intelligente.

Lucinde réfléchit rapidement. Quels autres conseils que celui de se méfier des inconnus aurait-elle donné à ses renardes avant de les emmener en ville ? Elle regarda la petite qui demeurait en place… Évidemment ! Elle se serait assurée de pouvoir les retrouver facilement si jamais elle devait les perdre de vue. Le mieux était alors soit de fixer un point de repère, soit, surtout pour une si petite enfant, de recommander de rester où elle se trouvait.

— Ton papa t'a aussi demandé d'attendre qu'il revienne te chercher s'il venait à te perdre, pas vrai ?

Elle n'aimait pas l'idée de la laisser attendre toute seule. Vraiment pas.

— Tu permets que je l'attende ici avec toi ?

Jacinthe hocha la tête. C'était Papa qui le lui avait dit, et tout ce que disait Papa avait un fond de vérité. Et elle n'était pas peu fière de montrer qu'elle avait retenu la leçon. D'autant que la femme, avec un hochement de tête, confirmait la chose et la complimentait même.

La fillette eut du mal à contenir son sourire ravi et le pétillement de ses yeux, mais elle fit de son mieux pour conserver son expression sérieuse. Pourtant, bien malgré elle, elle en avait déjà quelque peu oublié les recommandations précieuses de Papa. Mais cette dame ne semblait vraiment pas méchante, après tout, et elle était vraiment très belle aussi !

Heureuse, et plus calme, elle brandit de nouveau sa trouvaille fleurie devant elle, fièrement. Les fleurs d'hiver avaient encore plus de dignité que celles d'été ! Son sourire avait fini par revenir, malgré ses efforts pour conserver une expression neutre.

Elle hocha vigoureusement la tête, comme la belle dame demandait confirmation. C'était ce qu'il avait dit : Si tu ne me vois plus, surtout, surtout, Jacinthe, c'est très important, tu ne bouges pas et tu attends que je revienne. Elle avait compris, et faisait de toute façon confiance à Papa.

— Tu permets que je l'attende ici avec toi ?

Jacinthe fit mine d'hésiter. En réalité, elle ne pensait pas vraiment à refuser. La belle dame n'allait pas lui faire de mal, elle en était sûre, elle inspirait confiance. Finalement, elle acquiesça avec un air important :

— D'accord !

Elle fit une pause. Elle avait parlé avec plus d'enthousiasme que prévu, mais elle ne s'y arrêta pas longtemps. Bien vite, elle agita la fleur sous le nez de la belle dame — toute précaution et avertissement définitivement oublié, elle avait même un peu oublié Papa qui tardait à revenir :

— Vous avez vu comme elle est belle ?

Elle se tut une seconde, et enchaîna :

— Et vous savez que je porte le nom d'une fleur, aussi ? Ça doit être pour ça que je les aimes beaucoup, d'ailleurs !

Lucinde trouvait cette petite abeille adorable, tandis qu’elle s’efforçait de garder un visage sévère sans y parvenir. L’enfant rayonnait purement et simplement.

Un violent coup fut porté à son sourire en songeant que Léandra et Elbore ne pourraient plus jamais sourire ainsi. Elle ne les verrait plus se poursuivre devant la maison, ni ne les entendrait rire, ni ne serait attendrie par leurs petites bouilles contrites lorsqu’elles étaient prises en fautes. Ses petites renardes…

La blessure était encore à vif, lancinante, sanguinolente. Toutes les résolutions du mondes ne pouvaient pas véritablement soulager le chagrin d’une mère quand de telles images la harcelaient.

Maman se bat, mes renardes. Elle ne vous abandonnera jamais. Vous verrez, mes trésors, je retrouverai tout ce que l’on nous a pris, et bien plus encore.

Dans une ville comme celle-ci, une enfant seule n’était pas en sécurité. Que la fillette eut ou non accepté, Lucinde aurait gardé un oeil sur elle jusqu’au retour de son père. Personne ne devait vivre ça. Personne ne devait retrouver son enfant égorgé, ou encore…

Non. Elle ne le faisait pas en vertus d’inutiles bons sentiments qui vous détruisaient. Il était seulement hors de question de livrer cette petite au hasard des rues et à la folie des passants. Hors de question de pouvoir être coupable encore une fois… Mais il n’y avait aucun bon sentiment là-dedans ! Elle ne replongeait pas ! Non ! Non ! Elle ne replongeait pas. Elle n’était plus naïve. Elle le faisait… Parce qu’un jour où l’autre, cela pourrait lui être utile, voilà. C’était ça. Juste ça. Pas de vain altruisme. Plus jamais. Rien ne l’entraverait plus.

Elle souriait toujours à l’attendrissante enfant, quelques larmes réprimées à la lisière des paupières. Elle eut un léger rire lorsque celle-ci agita sa fleur sous son nez, chatouillant son visage du bout des pétales.

— Elle est magnifique ! confirma Lucinde.

— Et vous savez que je porte le nom d'une fleur, aussi ? Ça doit être pour ça que je les aimes beaucoup, d'ailleurs !

— Oooh, d’une fleur, c’est vrai ? Et de laquelle, dis-moi ? L’une des plus belles, j’espère !

Jacinthe avait quelque peu mis de côté ses craintes vis-à-vis d'un Papa disparu. La belle dame avait accaparé toute son attention, et elle était littéralement ravie de lui montrer la fleur débusquée.

Pourtant… l'expression de la belle dame semblait s'être attristée. C'était le genre de choses que la petite avait toujours ressenti, et elle percevait subitement cette lourdeur dans le cœur de son interlocutrice, derrière un sourire rassurant. La joie de l'enfant se fâna légèrement tandis qu'elle demandait :

— Vous êtes triste, madame ?

Mais bien vite, comme une petite abeille rapide passait de fleur en fleur, elle changea de sujet. Elle aussi, elle avait un nom de fleur ! Elle ne put réprimer l'élan d'excitation qui la traversa quand la belle dame demandait plus de précisions.

— Oh oui, elle est très belle ! C'est la jacinthe. Vous avez déjà vu des jacinthes, dites ?

Elle sourit de nouveau joyeusement.

— Mon Papa m'a dit que j'étais née à côté d'un bouquet de jacinthes, et que c'est pour ça que je m'appelais comme ça !

Elle releva la tête vers la belle dame. Elle devait bien avoir un prénom, elle aussi, n'est-ce pas ? Et sûrement un prénom très joli d'ailleurs ! Elle s'empressa de se renseigner :

— Et vous, madame ? C'est quoi votre prénom ?

— Non, ne t’inquiètes pas, mentit Lucinde pour rassurer l’enfant.

Car sa petite abeille des neiges, aux joues rosées par le froid, ne devait pas voir sa pureté parasitée par les atroces images qui remontaient aux souvenirs de l’ancienne sage-femme. Comme tout le monde, cette enfant devrait tôt ou tard être confrontée à l’horreur du monde, mais il était trop tôt : c’était bien pour cela que la rouquine avait choisi de rester la surveiller jusqu’au retour de son père… qui commençait à se faire attendre.

Ainsi elle l’écouta, attendrie, se vanter d’un nom floral. Et, parce qu’elle ne semblait attendre que cela, Lucinde lui demanda lequel. Ainsi, non seulement elle lui faisait plaisir - récoltant un sourire qui le valait au centuple - mais elle saurait également comment l’appeler.

L’enfant - peut-être imprudente, cette fois - lui répondit sans tarder. Jacinthe, donc. Un très joli prénom, et une très jolie fleur.

— Oui, j’en ai vu. Mais aucune n’était aussi jolie que toi. Ni aussi grande !

Aucune n’était à la fois une bulle d’air joyeuse et un rappel de sa plus lancinante blessure non plus, d’ailleurs.

Jacinthe - puisque c’était son nom - lui raconta ensuite comment on avait décidé de le lui attribuer. Une belle anecdote. Qu’elle fusse vraie ou non n’avait pour ainsi dire par d’importance, si le croire pouvait faire éclore un si adorable sourire sur son visage enfantin.

— Lucinde, se présenta-t-elle de bonne grâce. Mais moi je n’ai pas de jolie histoire à raconter dessus. Tu me pardonnes, pas vrai ?

Souriante, elle désigna la fleur que la fillette gardait en mains.

— Tu permets ? demanda-t-elle avant de la prendre, et de l’accrocher dans les cheveux de la petite.

Elle fit ensuite mine d’examiner très sérieusement le résultat. Elle l’ajusta, puis, parfaitement convaincue, affirma :

— Cela te va très bien.

Le sourire de Jacinthe s'agrandit encore. Elle était flattée. Flattée de constater que quelqu'un remarque qu'elle était plus grande maintenant ! Et dire qu'elle allait encore grandir ! … et qu'un jour, elle serait comme la belle dame ! Elle avait hâte, oh, elle avait hâte ! Elle hocha de nouveau vivement la tête, mais répondit néanmoins poliment, et avec une certaine retenue — comme Papa lui avait appris :

— Merci, madame.

Mais comment s'appelait-elle justement ? En voilà une question intéressante, qu'elle posa aussitôt. Ses yeux se mirent à pétiller, comme la belle dame acceptait de lui répondre.

Lucinde.
Lucinde-La-Belle-Dame.

Elle applaudit, heureuse. Son père qui tardait à revenir était loin, très loin, de ses préoccupations. Elle n'avait même pas peur. Elle ne risquait rien, de toute façon, puisqu'elle était accompagnée. Bien sûr qu'elle pardonnait ! Il fallait toujours pardonner, c'était un précepte qu'elle apprenait, cela aussi.

Lucinde-La-Belle-Dame tendit la main vers la fleur que continuait de tenir Jacinthe. La petite hésita une seconde, puis finalement, elle accepta de la lui donner. Ce ne fut de toute manière pas pour bien longtemps puisque juste après, la fleur revenait se glisser dans ses cheveux. Lucinde observa le résultat, et Jacinthe attendit le verdict avec une nervosité sincère. Et si elle était laide ? Mais non !

Elle bondit, et d'un petit saut, se retourna pour prendre spontanément une nouvelle fleur qu'elle tendit d'un bras volontaire vers Lucinde-La-Belle-Dame :

— À toi aussi d'en mettre une !

Et dans son enthousiasme, elle en avait même oublié la politesse en vigueur, ce qui lui tira une jolie couleur rosée.

— Enfin, je voulais dire : vous aussi, vous pouvez en mettre une.

L’enfant semblant touchée par ses compliments, et Lucinde en vit son coeur adoucit. Une si adorable petite abeille butineuse qui agitait dans ses mains une magnifique hellébore.

Les présentations faites, l’ancienne sage-femme prit subtilement la fleur des mains de la fillette pour la lui glisser dans les cheveux, et, après une expertise parfaitement objective, décréta que cela lui allait à ravir. L’enfant rayonnait sous ses compliments, et son sourire avait tout d’une éclaircie dans son ciel orageux.

Jacinthe lui proposa - enfin… proposer… façon de parler - de piquer une fleur dans sa propre chevelure. Lucinde n’aurait pas relevé ce qui aurait pu passer pour de l’impolitesse : c’était la spontanéité d’une enfant, rien de plus.

Lucinde regarda la nouvelle fleur que l’enfant venait d’attraper, puis remonta vers ses yeux pétillants. Comment aurait-elle pu lui refuser quoi que ce soit ?

— Tu as raison ! Chacune son tour. Mais c’est toi qui l’accroche, alors ! De quel côté ce serait le plus joli, tu crois ?

Lucinde tournerait alors la tête pour que la fillette puisse piquer plus facilement la fleur dans ses cheveux.

Jacinthe faisait tourner joyeusement la fleur entre ses mains. Son air mortifié n’avait duré que quelques secondes. Elle avait certes un peu oublié les exigences de la politesse, mais heureusement, Lucinde-La-Belle-Dame ne semblait pas lui en vouloir. Ouf !

C’était à elle de mettre une fleur dans ses cheveux maintenant. Comme cela, elles seraient toutes assorties et ce serait encore plus joli ! Elle en frétillait presque d’impatience. Décidément, toute mesure de prudence qui l’avait tout d’abord poussée à la méfiance s’était envolée comme une feuille au vent.

De quel côté serait-ce le plus joli ? Jacinthe étudia la question avec un grand sérieux, sourcils légèrement froncés qui témoignaient de sa concentration. Finalement, elle la glissa sur le côté droit de sa tête - emmêlant un peu les cheveux de la belle dame autour de la tige au passage, chose à laquelle elle ne s’arrêta pas.

Finalement, elle fit deux pas en arrière, satisfaite.

— Voilà, on est coiffées pareil maintenant !

Elle ouvrait la bouche pour dire autre chose quand…

— Jacinthe !

Elle se retourna aussitôt en reconnaissant la voix de son père qui arrivait à grands pas vers elles.

— Oh regarde ! - de nouveau oublié, le vouvoiement de circonstances - C’est mon Papa lui !


Victor avait compris que quelque chose n’allait pas quand il s’était rendu compte qu’il n’entendait ni la petite voix gazouillante de Jacinthe, ni ses petits pas gambadant derrière lui. Et pour cause… Elle ne le suivait plus. La foule s’était refermée autour de lui et l’avait séparé de sa fille.

Où était-elle ?
Et depuis quand ne le suivait-elle plus ?

Il avait senti ce bref instant d’inquiétude étreindre son cœur. Une peur viscérale, impossible à réfréner, du parent qui craint que quelque chose ne soit arrivé à son enfant - et qu’il ne s’en soit pas rendu compte.

Mais Victor n’était pas homme à se laisser aller aux inquiétudes avant qu’il n’y ait de véritables raisons. Il savait garder son calme, et savait mieux que quiconque que la panique inutile n’était en rien quelque chose qui soit utile.

Qu’avait-il entendu en dernier ? Oh regarde, Papa. De cette voix émerveillée qu’elle prenait quand elle voyait quelque chose qui l’enchantait. Et rien ne l’enchantait plus que… les fleurs !

Victor fit volte-face et bouscula dans son sillage quelques personnes qui protestèrent. Il ne s’en soucia pas et fit le chemin en sens-inverse. Heureusement, il n’avait pas encore parcouru beaucoup de distance et Jacinthe avait suivi ses consignes : elle était restée au même endroit. Il ne put s’empêcher de ressentir une brusque montée de soulagement en distinguant la fillette. Jacinthe était là, insouciante.

Elle avait une fleur dans les cheveux - sans surprise - et était elle-même en train d’en accrocher une autre dans ceux d’une femme qui lui tournait le dos. Il ralentit le pas, soudain plus méfiant. Qui était-ce ? et que faisait-elle avec sa fille ? Il appela Jacinthe et elle se retourna. Il distingua son visage s’illuminer. Jacinthe tourna alors sur elle-même :

— Tu as vu Papa ? Je suis belle, n’est-ce pas ?

Finissant d’arriver près de sa fille et de la femme qui l’accompagnait, il passa la main dans les cheveux de Jacinthe avec un sourire attendri. Il n’avait pas spécialement de grandes mains, mais sur la tête de sa fille, elles semblaient soudainement immenses.

Enfin, il releva la tête vers la femme. Qui était-elle, bon Dieu ?

— Madame, la salua-t-il alors.

Jacinthe était visiblement très enthousiaste à l’idée de lui glisser une fleur dans les cheveux, et prenait très à coeur de le faire bien, alors Lucinde la laissa faire. Cela tirait un peu, mais elle n’en laissa rien paraitre. Le sourire de l’enfant valait largement ce négligeable désagrément.

Pour un peu, la petite abeille eut applaudi. Elle s’extasiait devant les similitudes de leurs coiffures lorsque son nom fut appelé dans le dos de la fugitive.

— Oh regarde ! C’est mon Papa lui !

Lucinde pivota, tout comme l’enfant, et se redressa sur des jambes fermes. Elle n’avait pas remarqué plus tôt que la position devenait inconfortable pour ses genoux.

Elle ignorait si elle se trouvait soulagée de voir revenir le père, ou attristée que cette bulle d’évasion soit éclatée. Certainement les deux. Toutefois, elle n’en tiendrait pas rigueur à l’homme qui semblait se méfier d’elle. C’était tout naturel. Les gens n’avaient jamais de bonnes intentions dans ce monde corrompu, et elle serait la première le confirmer.

— Bonjour ! Alors c’est vous que nous attendions ! s’exclama-t-elle jovialement.

Ainsi, elle lui faisait comprendre qu’elle n’avait aucunement eu l’intention d’emmener sa fille où que ce soit. En espérant que le message passe naturellement. Elle se pencha à l’oreille de Jacinthe :

— Tu as vu : tu es tellement belle qu’il en perds ses mots, lui souffla-t-elle avec un air complice, mais assez fort pour que son père puisse l’entendre et que cela n’éveille pas ses soupçons.

Victor observait la femme. Elle était rousse — rousse comme le feu, c'était la première chose qu'il avait remarquée — et elle avait un certain charme. Elle venait de se redresser pour la saluer, avec même une certaine jovialité dans le ton, mais il garda un visage fermé. Il voulait d'abord ce qu'elle faisait ici avec sa fille et qui elle était. Ensuite, il aviserait.

Il se contenta d'hocher la tête. En effet, étant le père de la petite fleur qui sautillait en s'émerveillant, c'était lui qu'elles attendaient. Ce n'était pas grand chose, quelques mots, mais il en percevait le sens caché. Ça ne suffisait pas à le rassurer entièrement, mais c'était déjà un élément pour le détendre.

Finalement, la femme se pencha à l'oreille de la fillette, pour chuchoter comme un secret, suffisamment fort pour qu'il puisse entendre. Ce n'était d'ailleurs pas un accident, mais une nouvelle manière d'indiquer que ses intentions n'étaient pas mauvaises. Victor lisait facilement dans ses messages. Ils étaient clairs, puisque la seule personne à qui la signification cachée devait échapper était une enfant qui n'écoutait même pas vraiment ce qui se disait.

La remarque de la femme, et les pétillements dans les yeux de sa fille furent décisifs dans son attitude. De réservé, il se détendit enfin totalement. Bien sûr que Jacinthe était belle ! Et elle n'avait, pour cela, même pas besoin de fleurs, puisqu'elle en était déjà une. Et plus jolie que toutes celles qu'il connaissait. Il sourit.

— Merci d'être restée attendre avec elle, déclara-t-il ffinalement. Je suppose que ça mérite au moins ça.

Il hocha de nouveau la tête, et se tourna vers Jacinthe, pour demander quelque chose à son oreille, que la femme ne pouvait entendre. De toute manière, ce ne serait pas aujourd'hui qu'il pouvait poursuivre ce qu'il avait commencé. Soit. Autant remercier cette femme comme il le fallait. Le murmure obtint une réponse équivoque de la part de la petite :

— Oh oui, oh oui, oh oui !

Attendri, Victor se tourna vers la femme et déclara :

— Puis-je vous inviter à venir boire, ou manger, quelque chose pour vous remercier correctement ? Je vous dois bien ça, me semble-t-il, et nous serions ravis de vous accueillir. N'est-ce pas Jacinthe ?

Et comme pour appuyer ses propos, les prunelles de Jacinthe se mirent à briller.

— Et puis, vous semblez avoir fait grande impression à ma fille. Croyez-moi bien, elle n'est pas toujours aussi volubile. La plupart du temps, elle est calme et silencieuse. Ça faisait un moment que je ne l'avais pas vue ainsi… en fait, depuis...

… depuis que sa mère était morte. Mais il ne termina pas sa phrase.

Rassuré sur ses intentions – merci Jacinthe – l'homme la remerciait, alors Lucinde inclina très légèrement la tête. Elle faillit dire que c'était normal, et c'est là qu'elle se rendit compte que ses anciens travers la rattrapaient. Il fallait qu'elle pense à elle. Il fallait qu'elle s'accroche à sa résolution et ne se laisse en aucun élément extérieur l'en détourner. Elle n'était pas gentille. Ça n'avançait à rien. Elle n'était pas…

Elle arqua un sourcil lorsque la phrase suivante lui parvint. Comment ça, "ça" ? Et voilà que l'homme chuchotait ! Et réellement, pour sa part ! Si ses cachotteries n'avaient pas occasionné chez l'enfant un tel enthousiasme, la rouquine s'en serait presque offusquée. Mais cette petite abeille joyeuse transmuta toute indignation en un sourire bienveillant.

Soit. Après avoir vainement cherché réponse dans les yeux en l'enfant, elle se tourna vers le père pour savoir de quoi il retournait.

Elle resta un instant interdite devant cette invitation inattendue – bien qu'elle aurait dû la deviner à l'attitude de l'enfant – mais fit bien vite son choix.

C'était inutile. Une pure perte de temps mais... Elle ne pouvait pas se permettre de décevoir la petite. Elle se persuada donc que cela ne pouvait en rien l'éloigner de ses objectifs, et acquiesça.

— Je ne pourrais pas refuser même si je le voulais, répondit la femme en glissant un regard vers la fillette. Elle n'était pas ces petites renardes, et la fugitive ne reportait rien du tout. Elle ne s'attachait pas non plus… C'était juste… juste qu'il ne servait à rien de la vexer et qu'elle avait de toute façon du temps libre !

— Ça faisait un moment que je ne l'avais pas vue ainsi… en fait, depuis...

Lucinde baissa les yeux sur l'enfant. Évidemment. Elle aurait dû le comprendre, cela aussi. Elle acquiesça imperceptiblement, en un "ne dites rien, j'ai saisi". Elle n'avait pas besoin d'en savoir plus pour le moment.

— Alors réjouissons-nous de la voir si rayonnante ! Mais je crois que ce sont les fleurs plus que moi qui l'ont charmée.

Peut-être, finalement, cette petite manquait-elle de prudence, à bien y penser. Vu comment elle avait laissé tomber ses défenses… C'était dangereux. Et Lucinde lui avait laissé croire, parce que c'était sur elle que c'était tombé, que ce genre de choses ne prêtait pas à conséquences. Elle s'en voulait un peu mais... Ce ne seraient pas ses affaires, après tout, si cette gamine finissait...

Elle coupa là son raisonnement. Hors de question de penser à ça. Réfléchir dans l'ordre : pour le moment, elle ne ne se mettait pas en péril.

— Ma petite abeille, et si tu nous donnais la main à tous les deux ? Comme ça, quand il y aura moins de monde, on pourrait te faire bondir, qu'en dis-tu ?

Et en attendant, ça lui assurerait de ne pas la voir disparaître. Un coup de chance, ça arrivait une fois. Difficilement deux.

Jacinthe était assurément une des choses qui étaient le plus précieuses aux yeux de Victor. Alors il pouvait bien remercier quelqu’un d’être restée avec elle. Quand bien même tout ce qui touchait de près ou de loin à sa précieuse petite fleur le rendait suspicieux, plutôt deux fois qu’une. Mais il devait bien reconnaître une chose, une fois que la femme eut accepté son offre : Jacinthe n’était pas souvent si lumineuse et la voir ainsi était plaisant. Cela valait bien de changer ses plans, d’autant en la voyant rire aussi légèrement. Il ne termina pas sa phrase, mais la femme - quel était son nom ? - semblait avoir compris le principal. Comme elle hochait la tête, Victor hocha la tête à son image.

— Les fleurs l’ont toujours charmée, reconnut-il alors avec un sourire. Sa mère les aimait beaucoup, elle aussi. Il faut croire qu’elle lui a transmis sa passion.

— Maman ? répéta Jacinthe.

Son sourire se fâna imperceptiblement et un léger froncement de sourcils plissa le haut de son visage. Pour peu de temps cependant, car déjà, la femme proposait, ce qui eut le don d’attirer son attention ailleurs. Elle était comme un petit papillon qui passait de fleur en fleur. Et quand d’habitude, elle s’attardait plus longtemps sur l’une d’elles, s’attristant des couleurs passées, aujourd’hui, elle ne restait pas longtemps posée sur les mêmes pétales.

Victor tendit la main à l’image de la femme, et les petites mains de Jacinthe se glissèrent dans les leurs. Elles étaient si petites qu’elles pouvaient loger entière dans son poing fermé !

— Ce n’est pas très loin, déclara-t-il alors.

Il fit une courte pause, baissa les yeux sur sa fille qui marchait d’un pas joyeux. Se souvenait-elle quand c’était la main de sa mère, qu’elle tenait à la place de celle de cette femme ou ces souvenirs s’étaient déjà estompés ? Il essayait d’entretenir son souvenir dans sa mémoire, il ne voulait pas qu’elle l’oublie, mais il sentait que le temps faisait son œuvre. Pourtant, à l’heure actuelle, elle chantonnait, et les douces notes qui sortaient de sa bouche n’étaient autre que celles de la berceuse que lui chantait autrefois Elvaine. Elle était encore là, quelque part dans son cœur et sa mémoire.

Victor releva les yeux.

— Je ne me suis pas présenté : Victor Millard. Et je crois que vous connaissez déjà ma fille, Jacinthe.

Il hocha la tête et ajouta aussitôt :

— Comment puis-je vous appeler ?

Lucinde avait immédiatemment compris le problème, et entendre l’homme parler de sa femme au passé ne fit que confirmer ses soupçons. Elle-même ne savait même pas si elle aurait été capable, déjà, d’employer le passé. C’était encore tellement récent. Gontrand était encore là, pour elle. La vision de sa gorge tranchée, si elle hantait toujours son esprit, avait du mal à s’imposer comme une réalité, parfois. Comme celles de ses douces renardes ou de sa belle-mère adorée. Malgré ses résolutions, une part de déni subsistait.

Certes, elle ne l’aimait plus depuis longtemps - si tant est qu’elle l’ait réellement aimé un jours - mais cela ne changeait plus rien, maintenant qu’il était mort. Il était aussi lourd, par sa perte, que les autres. Il était, en dépit de tout ce qu’elle ne ressentirait jamais, un homme qu’elle avait grandement apprécié et estimé. A qui elle avait énormément tenu. Et… Elle comprenait.

Jacinthe semblait attristée de voir évoquer sa mère. Alors, avec toute sa subtilité, Lucinde détourna son attention vers une perspective plus gaie. Et sourit en la voyant marcher ainsi entre eux en chantonnant de sa si jolie petite voix.

— Je ne me suis pas présenté : Victor Millard. Et je crois que vous connaissez déjà ma fille, Jacinthe.

Lucinde acquiesça, esquissant un sourire à la mention de l’enfant. C’est tout naturellement qu’elle répondit à sa question :

— Lucinde Tiéran, enchantée.

Pas Nioret, pas Geaidri. Le premier, parce qu’il était celui d’une sorcière et d’une meurtrière, le seconde parce qu’il la rattachait à un monstre. Celui qu’elle conservait, celui de sa douce mère, était le seul qui la définisse vraiment. Le seul auquel elle aurait voulu rendre sa gloire.

Elle aurait aimé poser d’autres questions, des questions comme on en posait souvent, d’un ton assez léger. Seulement, elle ne voulait pas avoir à y répondre elle-même, alors elle s’abstiendrait.

Lucinde Tiéran. Victor hocha la tête pour montrer qu’il avait entendu et il répondit simplement :

— Enchanté.

Et la petite voix de Jacinthe, en écho à la sienne, qui reprenait comme le refrain d’une petite mélodie :

— Enchantée, Madame Lucinde.

Cela lui tira un sourire attendri, puis il marcha en silence. Le chemin jusqu’à leur petit appartement, exsangue mais propre, qu’ils avaient loué le temps de leur venue en ville. Victor n’avait pas prévu de rester. Le temps de régler quelques affaires, guère plus, et d’allumer quelques feux. Quelle meilleure place, pour faire parler de soi, que Braktenn, la grande Braktenn, la capitale même de Monbrina ? Il était temps de penser à faire les choses en grand ! … et tant pis s’il finissait consumé dans les flammes de son propre feu : Dieu l’accueillerait à ses côtés, car il parlait en son nom.

Finalement, ils se présentèrent à une porte. Il fallait passer le rez-de-chaussée et leur habitation - provisoire - se trouvait juste à l’étage. Il laissa Jacinthe et Lucinde passer, puis s’engagea lui-même dans les marches. Le lieu était simple, sans fioriture, mais il y avait néanmoins une ambiance familiale, quand bien même ils ne s’étaient installés que depuis quelques jours.

Il y avait là un unique lit, une unique table entourée de deux chaises - il n’en fallait guère plus. L’unique petite fenêtre donnait sur la rue en contrebas. La seule chose réellement notable du lieu était les multiples figurines de bois, posées ci et là, la plupart terminées et d’une grande précision, certaines encore mal dégrossies et quelques inachevées - qui ne seraient jamais finies, certainement.

Il débarrassa les copeaux de bois sur la table d’un geste plat de la main, tout droit sur le sol et indiqua la table, encore pleine de sculpture : un cheval, une fleur, et même une mère portant un enfant dans ses bras.

— C’est très sommaire, mais je vous en prie, installez-vous.

Lucinde se laissa mener, la petite main de la fillette dans la sienne, jusqu’à leur logement. Rien de très luxueux, mais Lucinde ne s’en offusquait plus. Voilà bien longtemps qu’elle ne vivait plus dans un chateau. A vrai dire, elle s’en accomodait très bien.

Seule extravagance dans ce petit appartement : ce foisonnement de figurines en bois fort bien réalisées. Cela lui en fit presque oublié qu’elles n’étaient pas fort rangées. Elle remarqua à peine les débris de bois négligemments chassés sur le plancher - attitude sur laquelle elle aurait sûrement tiqué en d’autres circonstances.

— Sommaire, c’est mieux que rien du tout, répondit-elle en prenant l’une des chaises.

D’une main prudente -- afin que l’on put l’arrêter avant qu’elle ne touche l’objet si cela dérangeait -- Lucinde attrapa cette la renarde sculptée qui venait d’accrocher son regard. Elle la manipula assez précotionneusement, admirant la remarquable finesse de l’ouvrage.

— C’est magnifiquement réalisé, commenta-t-elle, admirative.

Avec maîtrise et précision. Une rigueur qui ne semblait pas brimer la souplesse de la réalisation. Et puis, c’était une renarde.

Lucinde tira une chaise et y prit place. Jacinthe prit place sur la deuxième sagement. Ses jambes n’étaient pas encore tout à fait assez longue pour qu’elle puisse s’asseoir au fond, sans avoir les jambes tendues devant elle, alors elle se rapprochait de la table et posait les mains sur ses genoux. Elle regardait les petites sculptures de bois.

Victor, lui, demeura debout. Il n’y avait de toute manière plus de chaise et il était aussi bien ainsi. Il passa les mains entre les cheveux de sa fille et sa nuque pour les rassembler sur ses épaules, avec une douceur notable. Enfin, il se pencha en avant et appuya ses avants-bras sur le dossier de la chaise. Il regarda Lucinde se saisir d’une sculpture - une renarde. Il la laissa faire, sans intervenir.

Jacinthe fut très fière de préciser - quand lui avait tendance à rester humble sur ce sujet, ce n’était jamais que du bois qu’il avait travaillé avec un couteau :

— C’est mon Papa qui les fait ! Hein, qu’elles sont jolies, Madame Lucinde !

Victor secoua la tête. Il passa de nouveau la main sur la tête de sa fille. Comme Lucinde ajoutait que c’était d’une magnifique réalisation, il haussa des épaules :

— Si elle vous plaît tant, vous n’avez qu’à la prendre. Je vous l’offre.

Il fit une pause et se redressa.

— Cela vaut bien la peine d’avoir accompagné ma fille. Ce sera mon cadeau de remerciement, si vous le voulez bien.

Lucinde avait pris la permission de manipuler l’une des sculptures qui, sur la table, avait accroché son regard. De la chaise où elle s’était installée, Jacinthe n’avait pas manqué son intérêt, et, réjouie, l’informait que ces figurines avaient été réalisées par son père.

Magnifiquement réalisée, d’ailleurs. Et la rouquine ne l’admettait pas que parce que sa petite abeille le lui exhortait. Elle se trouvait réellement admirative de cet artisanat.

Et puis… C’était une renarde. Le seul mot avait pour elle une valeur symbolique non négligeable.

Maman se bat, mes renardes adorées. Maman se bat pour vous, pour nous. Maman n’oublie pas.

Elle déposa toutefois l’objet quand Victor proposa de lui offrir. Pas qu’elle eut l’impression de profiter de sa sympathie, ni même d’abuser de sa gratitude - elle devait apprendre à agir pour elle, uniquement pour elle, les scrupules n’avançaient à rien. Seulement, elle ne voulait pas se voir rappeler qu’elle s’était presque abandonnée à de vains bons sentiments. Elle devait apprendre à ne penser plus à elle, et cette chose l’aurait encombrée. Qu’importe si elle le froissait, il était hors de question qu’elle accepte.

— Ce n’est vraiment pas nécessaire. Il est magnifique, mais je ne peux pas accepter.

Et elle arrivait encore à faire passer ça pour des bons sentiments. Si c’avait été de la pure hypocrisie, cela n’aurait pas posé problème… L’ennui était qu’elle se sentait sincère.

Lucinde-la-Belle-Dame observait l’une des sculptures de Papa. Un superbe renard. Mais chaque sculpture était aussi raffinée et élégante que la précédente, sinon plus. Papa lui avait fabriqué des jouets en bois pour l’occuper. Ils n’avaient pas d’assez grands moyens pour en acheter, mais Jacinthe était très heureuse ainsi et s’en contentait. Les jouets de Papa étaient bien plus beaux que ceux des autres enfants !

Jacinthe était d’ailleurs très enthousiaste à l’idée d’offrir ce renard à Lucinde-la-Belle dame. Elle eut un large sourire et frappa dans ses mains. Mais le renard rejoignit les autres sculptures sur la table encombrées.

— Ce n’est vraiment pas nécessaire. Il est magnifique, mais je ne peux pas accepter ?

Les petits sourcils de la fillette s’arquèrent comme elle essayait de comprendre. Pourquoi refuser un cadeau ? Elle échangea un regard avec Papa, qui haussa des épaules sans rien dire. Mais non ! elle ne pouvait pas refuser ! Elle sauta sur ses petits petons, pour reprendre le renard et le lui redonner avec autorité.

— On ne refuse pas un cadeau, Madame-Lucinde ! C’est ma Maman qui me l’a appris !

Et c’était même une des seules choses qu’elle lui avait apprises et dont elle se souvenait. Sa Maman avait toujours raison… Elle s’était absentée, désormais, depuis plusieurs années, et ne reviendrait sûrement jamais. Papa lui avait expliqué qu’elle avait fait un long voyage vers le ciel et vers Dieu, et qu’un jour, ils la rejoindraient. Elle prit un air sérieux, sourcils froncés avec autorité, et tendit le renard avec insistance :

— C’est pour toi !

Elle n’aurait pas pu accepter ce cadeau. Elle n’en aurait rien fait. Elle ne pouvait pas cultiver de lien affectif encombrant. Elle sentait déjà que cette enfant l’attendrissait, et craignait de se perdre si elle s’exposait à l’innocence. Il fallait agir avec méthode, sans que tout cela ne puisse affecter ses réflexions.

Toutefois, l’insistance de sa petite abeille lui étira un sourire attendri. Comment résister à son adorable petite autorité ? D’autant qu’elle invoquait le souvenir de sa mère… Un petit monstre, cette enfant ! Elle n’avait pas envie de la blesser.

Elle se chercha une excuse : après tout, mieux valait se faire des alliés qui de s’attirer l’inimitié. Elle ne se dégonflait pas : elle avait juste vu une option plus favorable. Vexer pour vexer, c’était fatigant et vain.

Saisissant le regard noisette de la fillette, Lucinde acquiesça.


— Tu as raison, on ne refuse pas un cadeau, ma petite abeille… Mais je ne peux pas le prendre pour l’instant, tu comprends ? Tu veux bien le garder pour moi ?

Mais que disait-elle encore ?! N’importe quoi ! Vraiment n’importe quoi ! Il ne fallait pas qu’elle la revoie, elle disait n’importe quoi.

Un cadeau était un cadeau.

On ne refusait pas un cadeau.

C'était Maman qui le disait toujours et Maman avait raison. Parce que c'était la meilleure Maman du monde, et aussi la plus gentille, et la plus jolie. Parce que, oui, Madame-Lucinde était belle. Mais quand même moins que Maman, il allait de soi que personne ne pouvait lui arriver à la cheville.

Jacinthe se fâcha avec l'autorité d'une enfant de cinq ans pour tenter de faire entendre raison à la Belle-Dame-un-peu-moins-jolie-que-Maman. Elle devait accepter le cadeau de son Papa ! C'était ainsi. Aussi lui tendait-elle, sans faiblir, même si c'était fatiguant de garder le bras droit comme ça, le renard sculpté. Mais elle commençait à avoir mal au bras, à force de le lever. On lui avait souvent dit qu'elle était une sage et intelligente enfant. Et Jacinthe avait très bien compris comment mettre à profit son adorable bouille de petite fleur.

Satisfaite qu'on reconnaisse qu'elle avait raison, elle laissa enfin son bras retomber le long de son corps en hochant la tête. D'accord. Garder un cadeau, ça pouvait se faire. Mais il fallait quand même accepter de le recevoir. Jacinthe caressa la figurine de bois. Ses jouets étaient très variés et, au fond, nombreux. Elle n'avait néanmoins pas de renard. Elle demanderait à Papa de lui en faire, pour avoir le même que Madame-Lucinde.

— J'en prendrais très soin, Madame-Lucinde, c'est promis.

Puis, ensuite, elle ajouta à toute allure :

— Dis, tu veux que ce soit un renard ou une renarde ? C'est pour savoir, comme ça je pourrai demander à Papa de me faire son compagnon de vie. Et on pourra dire qu'ils auront plein de bébés renards comme eux !

Attendri, Victor souriait. Il intervint ensuite auprès de Lucinde, veillant à tempérer les ardeurs enthousiastes de sa fille.

— J'espère que vous n'êtes pas incommodée par ses babillages.

— Mais non, Papa ! s'exlama Jacinthe. C'est ma nouvelle amie, alors tu vois ! Hein, Madame-Lucinde, qu'on est amies ?

Face à l’obstination - toute attendrissante - dont sa petite abeille faisait preuve, Lucinde finit par céder devant ce présent. Et céder de la pire des manières : en demandant à la filette de le conserver. Comme si elle cherchait inconsciemment une excuse pour la revoir. Mais quelle idée !

Elle espéra presque que l’enfant refuse ce compromis tout bonnement incensé - pourquoi diable avait-elle dit une telle ânerie ?!

— Hmmm… Un renarde., répondit-elle avait de laisser Jacinthe lui exposer ses projets avec enthousiasme.

Elle songea à Léandra, quand sa grand-mère lui avait appris à filer des couronnes de fleurs. Quand elle lui avait demandé de lui en confectionner plein d’autre. Elle se rappela le regard complice que sa belle-mère lui avait alors adressé, mi-attendrie, mi-dépitée. Et combien ce regard s’était accentué lorsqu’Elbore avait renchéri. Cela semblait déjà appartenir à une autre vie. Balayé d’un revers de main au delà d’un gouffre creusé par quatre gorges sanglantes.

Elle n’eut pas le temps de répondre à Victor que déjà, l’enfant protestait. Lucinde ne put qu’appuyer ses propos d’un acquiescement attendri.

— Evidemment ma petite abeille ! Alors, que fait-on si nous sommes amies, dis-moi ?

Les enfants et leur innocence… S’il était une chose capable d’éloigner son rationnel froid, c’était bien cela.

Jacinthe pouvait bien conserver le cadeau de La-Belle-Dame-Lucinde, si cette dernière le lui demandait. Elle allait même le chérir grandement et lui portait tout le soin du monde pour lui rendre dans le meilleur état possible ! Mais il y avait néanmoins un détail important à régler avant. Était-ce donc un renard ou une renarde ? Elle devait savoir, pour pouvoir demander à Papa de faire le chéri ou la chérie ! Elle hocha vivement la tête quand la réponse arriva.

— D’accord !

Et elle se tourna aussitôt vers son père, pour lui demander :

— Papa ! Tu pourras me faire un renard alors ! Et tous ses bébés aussi !

Il ouvrait la bouche pour protester, mais elle poursuivait déjà, sans lui en laisser le temps ou l’occasion :

— Oh, s’il te plaît, dis oui, dis oui, dis oui !

Papa garda le silence… Puis se décida à hocher la tête. Sans faire de commentaire. Et puis, Madame-Lucinde était sa nouvelle amie, déjà ! Elle ne pouvait pas l’embêter en parlant, bien sûr ! Pour le prouver à son père, elle demanda l’approbation de la Belle-Dame. Qui la lui donna aussitôt.

Quant à ce que l’on faisait quand on était amies… Elle réfléchit très sérieux à la question pour y fournir une réponse adéquate.

— Hum, je ne sais pas trop, je n’ai pas eu beaucoup d’amies avant.

Elle pinça les lèvres, concentrée. Ses yeux se posèrent sur la sculpture qu’elle tenait et son regard s’illumina d’un coup.

— Je sais ! Les amies jouent ensemble, Madame-Lucinde ! Vous voulez qu’on joue ensemble, nous aussi ?