[19 Décembre 1597] De la lumière aux ombres [Terminé]

Cassandre était repartie de la forêt  dans l'après-midi. Elle avait remporté brillement la chat même si Sylvère assurait que non. C'était juste qu'il ne comprenait pas les règles. Une d'elles précisaient que l'on pouvait pas attraper dans ce jeu une personne qui avait dix ans de moins qu'elle par le bras. C'était interdit. Mais il ne l'avait pas cru et l'avait traité de mauvaise joueuse. Ce n'était pas vrai. Elle suivait juste les règles. Ses règles. Mais elle ne l'aurait pas précisé. Elle se contentait de répliquer que c'étaient les règles avec lesquelles tout le monde jouait d'un air parfaitement convaincue et Sylvère avait fini par céder.

La fillette se trouvait d'excellente humeur quand celle-ci pénétra en ville. La douleur au nez qui continuait de la lancer aurait la gêner mais c'était pas important ça. La douleur, ça finissait par passer. Ou alors on mourrait. Alors, il fallait attendre. De toute façon, elle ne pouvait rien faire. Même Hyriel n'y ferait pas grand chose. Un os cassé, ça se réparait avec du temps. C'était tout. Elle remonta quelques rues et commença à traverser le marché quand elle se figea en entendant les conversations des badauds. Toutes portaient sur un même sujet.

Hyriel.
Hyriel avait été arrêté.
Hyriel avait été à Monthoux.
Hyriel avait été arrêté à Monthoux par le cardinal Matthieu Cassain.

Une douleur violente la frappa dans la poitrine et la brûla de l'intérieur. Comme celle qui l'enflammait le jour où Nico était venu lui apprendre la mort de son père. Son père. Hyriel. Hyriel allait mourir. Comme son père. Tué par le gouvernement. Comme son père. Hyriel ! Hyriel ! Hyriel ! Le nom du guérisseur résonnait dans son crâne avec une force qui menaçait de la rendre fille. Elle se retenait difficilement de ne pas éclater en sanglots. Hyriel... Pourquoi Hyriel ? Elle se figea quand une femme proclama bruyamment :

"Heureusement qu'il est là le cardinal Cassain ! Il va nous libérer des démons ! Et puis, un infirme de plus, un infirme de moins, ça fait quoi comme différence ?"

Le commentaire saugrenu la ramena à la réalité mais éveilla également toute sa haine, son mépris et sa rancune. Le cardinal Cassain... Le cardinal Cassain avait arrêté Hyriel. Son oncle avait arrêté Hyriel. Comment avait-il pu ? Son oncle lui avait avait affirmé qu'il ne s'attaquait qu'aux ennemis de l'Eglise. Comme les mauvais curés. Ceux qui allaient aux bordels. Ou qui utilisaient les évangiles pour briser des vies. Mais Hyriel, c'était pas un ennemi de l'Eglise ! Hyriel, c'était un guérisseur qui soignait des malades ! Qui sauvait des vies ! Il était bon ! Comme les Saints ! C'était le nouveau Saint-Sébastien ! Il ne rendait pas la parole à une muette, ni la vue à un aveugle qui aurait renoncé à la divination, mais il accomplissait quand même des miracles. Alors il ne pouvait pas être arrêté ! Il ne pouvait pas !


Les discussions n'allaient que dans un sens. Tous enfonçaient Hyriel. Comme si c'était vraiment un démon. Quels idiots ! L'avaient-ils réellement connu ? Bien sûr que non ! Ils ne faisaient que tricoter des rumeurs sur d'autres rumeurs entendues ! Quels idiots ! Mais quels idiots ! Cassandre se pressa de s'éloigner, l'âme meurtrie.


Cassandre ne savait pas comment elle avait réussi à traverser la ville en restant calme, sans rien laisser paraître de son tumulte intérieur. Pourtant, à chaque pas, son esprit injuriait l'oncle Matthieu. Quand elle poussa la porte de la boutique, une fois celle-ci refermée la fillette se laissa tomber contre le bois et son visage dévoila toute la détresse et la fatigue qui la traversaient. Elle ne voyait pas si une cliente ou non était là. Elle ne voyait pas si Irène était ou non au comptoir. Elle ne voyait pas si Grâce était ou non dans la pièce. Elle ne ressentait que celle douleur terrible qui la déchirait. 


Elle avait besoin de la faire sortir.


Machinalement, elle sortit sa dague et s'avança vers la table pour planter l'arme dans une pomme de la corbeille à fruits. Elle hurlait en même temps.

"Connard !"

Elle déplanta la dague et la replanta dans la pomme en criant toujours des insultes. Elle répéta plusieurs fois le gestes. Elle plantait. Elle déplantait. Elle plantait. Elle déplantait. Elle plantait. Elle déplantait. Le fruit ne fut bientôt plus rien. Pas même des miettes. Sa colère et sa douleur sortaient en même temps que la pomme se défaisait. Comme quand Eldred lui avait à se défouler sur cette bûche à Frenn. Comme quand elle s'était défoulée dans la remise de la voisine après le départ de Nico.


Lorsque la colère passa, Cassandre s'écroula au sol, vidée, et se roula en boule, en se mettant en sanglotant. La dague gisait sur la able, abandonnée. La fillette pleurait, désespérée, en murmuranthaiblement, entre deux hoquets :

"Hyriel..."

Irène était parvenue à tenir la boutique, au moins le temps que Grâce revienne. Se replongeant un temps dans les affaires lui avait d'ailleurs fait du bien. Elle se sentait de nouveau dans son élément naturel. Elle respirait. Elle avait conseillé plusieurs clientes et la dernière avait opté pour un ravissant chapeau composé par les soins d'Irène. Elle était ravie et allait l'encaisser quand soudain, quelqu'un entra dans la pièce. Irène reconnut Cassandre mais sentit aussitôt que quelque chose n'allait pas. La cliente se retourna vers Irène et allait visiblement demander quelque chose à Irène, cependant, elle n'en eut pas le temps. Cassandre sortit une dague et, avant même qu'elle n'agresse sauvagement la pomme, la cliente se sauva en laissant à peine assez d'argent pour payer une œuvre pareille. Elle fila sans demander son reste. Irène n'afficha même pas une moue déçue et ne fit en aucun cas attention à l'argent. Elle se précipité aussi vite qu'elle put et prit Cassandre entre ses bras pour la bercer.

- Chut... C'est fini, c'est fini...

Elle lui frotta doucement le dos en espérant la clamer. Elle la serra autant de possible pour l'apaiser.

- Tout va bien, tu es en sécurité... Tu n'as rien à craindre...

Elle fronça les sourcils en entendant le nom d'Hyriel mais resta silencieuse un moment, le temps que les sanglots de Cassandre se fassent moins intense.

- Que s'est-il passé ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

La colère et la rage l'avaient quitté en se déchaînant sur cette malheureuse pomme, comme Eldred le lui avait appris enseigner un jour. Mais aujourd'hui ça ne passait pas complètement. Cassandre n'arrivait pas à se reprendre. Elle restait affalée sur le plancher à sangloter, le coeur percé. Hyryel... Hyriel avait été arrêté par l'oncle Matthieu. Hyriel risquait le bûcher. Les émotions qui al submergeaient étaient trop violentes pour que son esprit, d'ordinaire si efficace pour compartimenter, puis les contenir. Les barrières avaient cédées et elles refusaient de se réinstaller.

Elle ne perçut pas tout de suite qu'une présence s'approchait. Même sa prudence, toujours si accrue, l'avait abandonné. Elle restait à gémir sur le plan alors qu'Irène la prenait dans ses bras. Le son de sa voix la tira peu à peu de cet état de détresse. Elle se redressa, déboussolée, observant l'intérieur de al boutique, confuse. Les paroles prononcées lui faisaient mal. Il n'y avait rien à craindre. Si tout était à craindre. Hyriel. Hyriel... Hyriel...

Elle renifla et hoqueta.

"Si. Tout est à craindre? Tout. HYriel... Hyriel..."

Les mots butaient dans as gorge. Elle n'arrivait pas à les sortir. Ses larmes se remirent à couler.

"Hyriel... Il a été... arrêté."

En verbalisant enfin ces mots, la colère revint. son poing se serra et frappa le plancher.

"Oncle Matthieu est un connard !"

Son poing appuyait avec force sur le bois.

"Il disait... Il disaitq u'il s'en prendrait aux ennemis de l'Eglise. Aux mauvais curés. Hyriel n'est rien de tout ça ! Hyriel est une personne gentille ! Qui soigne des gens ! Qui les sauve ! C'est... Oncle Matthieu, c'est... c'est un cochon : Oui, un cochon, comme ce connard d'évêque qui a brûler Jeanne d'Arc ! "

Irène ne savait plus quoi faire. Cassandre, toujours si impassible, froide même par moment s'effondrait comme toute petite fille de son âge face à un chagrin d'amour. Elle secoua la tête et la prit contre elle. Elle espérait qu'elle se clamerait d'elle-même.

Sans même poser la question, elle eut la réponse. Elle écarquilla les yeux. Hyriel... Mon Dieu, alors il avait fini par se faire attraper... Elle n'avait rien dit à Cassandre pour ne pas risquer de l'effrayer, tout en priant pour que les choses se finissent bien pour tout le monde. Malgré tout ce qu'elle reprochait à son frère, elle ne souhaitait pas que l'échec de sa mission en fasse un paria à Rome et un incapable pour le Pape. Cependant, elle ne souhaitait qu'il puisse trouver Hyriel, le torturer et le mener au bûcher. C'était insoluble... Et maintenant, la situation était encore plus compliquée... Surtout pour une enfant comme Cassandre. Comment lui dire et lui expliquer quoique ce soit dans ce cas ?

Sa subite violence la fit presque sursauter. Elle la serra un peu plus en tentant de la calmer.

- Cassandre, calme-toi, je t'en prie... Écoute, je... Non, je ne sais pas ce que tu ressens, mais il faut que tu te poses un moment et que tu m'écoutes.

Bien et maintenant quoi ? Elle n'avait pas voulu la détromper ou la décevoir quand elle était rentrée d'un après-midi agréable avec Matthieu. Il était gentil et patient avec les enfants, sans doute pour refuser de reproduire ce qu'il avait subi... Mais concernant tout le reste... Il restait prisonnier de l'éducation de Clarence.Et ça, Irène commençait à croire que ce n'était pas de sa faute. Il n'avait jamais voulu en parler mais elle devinait ce qu'il avait subi, rien qu'en ayant vu plusieurs fois le personnage. Et vu le nombre d'années où il avait été sur son dos, elle ne doutait pas que les répercussions aient été assez terribles. Elle soupira.

- Matthieu... Il ne fait pas ça par plaisir, crois-moi... Il fait cela parce que c'est ce qu'on lui a enseigné et on le lui a enseigné très brutallemment...

Elle se mordit la lèvre mais se décida à continuer. Après tout, elle était assez grande pour comprendre.

- Tu sais, il n'était pas comme ça quand il était petit, il était... Comme avec toi l'autre jour. Gentil, doux, patient... Il voulait devenir un prêtre agréable et qui serait aimé de toute sa paroisse, en faisant le bien... Mais notre grand-oncle ne lui a pas laissé le choix, il l'a enlevé à notre famille et lui a mis des horreurs dans la tête... Il est mort seulement il a deux ans et tout ce temps, Matthieu était contraint de lui obéir et de faire tout ce qu'il lui disait... Il n'a jamais vraiment décidé par lui-même, encore moins à propos de ces idées absurdes sur les infirmes... Seulement, il a été contraint de penser comme ça, au point que ça lui semble normal. Tu comprends ?

Elle se surpris elle-même à dire tout cela. Elle qui avait refusé toutes ses années d'excuser son frère... Peut-être que les moments de repos où elle avait pu réfléchir lui avait été profitable.

Après cette nouvelle crise de violence à agresser le plancher qui ne lui avait rien fait, Cassandre entendit l'appel au calme de sa tutrice. Les mots de Sylvère lui revinrent. Il disait qu'à attaquer tout de suite, être sur la défensive, entrainait directement un climat de méfiance. Et Irène, elle, elle ne lui avait rien fait, elle. La fillette grinça cependant rapidement des dents quand elle entendit celle-ci qui semblait prendre la défense de Matthieu. Comment elle pouvait ? Elle avait rencontré Hyriel ! Elle savait quel homme merveilleux que le guérisseur était ! Elle serra les dents et accepta d'entendre docilement la suite. C'est ce que Sylvère ferait. Entendre les arguments pour rebondir ensuite dessus. Puis défendre son point de vue.

Toute cette histoire ne donnait aucune excuse à oncle Matthieu. Non, ça tenait absolument pas debout. Il avait été éduqué pour penser des horreurs ? Par le bâton ou le fouet ? Et alors ? Elle, on lui avait marqué l'épaule et essayé de lui faire croire qu'elle ne serait qu'un meuble. Qu'elle n'était bonne qu'à servir en salle ou à faire les courses. Non, ça tenait pas du tout. Tout ce que ça se disait cette histoire, c'était que l'oncle Matthieu était soit un idiot qui ne comprenait rien à la vie soit une personne qui aimait flatter ceux qui lui étaient supérieurs, comme ce Clarence,

Elle reprit d'une voix froide en remontant sa manche pour dévoiler la marque infâme.

"J'avais dix ans quand j'ai eu ça. Quand on m'a répété que je n'étais un meuble. Que je n'étais bonne que pour servi venu salle, faire le ménage ou les courses. Je me suis révoltée. J'ai été punie. J'ai été battue. J'ai été privée de nourriture. J'ai appris à me taire et à faire mon travail en silence. Mais je n'ai jamais accepté. Jamais. Et si l'oncle Matthieu, qui était si gentil selon vous avant de connaître ce Clarence, n'a jamais pu le comprendre après plus de vingt ans, il est con. Ou servile. C'est que ça lui plait de se mettre au service de ceux qui font le mal au point de renier ce qui a été autrefois ses convictions premières."

Cassandre tourna la tête pour fixer un livre resté ouvert qu'elle avait laissé avant de partir. Elle reprit, sévère :

"Il a peut-être lu un tas de livres, il sait peut-être un tas de choses, mais il ne sait rien de la vie."

Le souvenir de ses paroles si méchantes à Alduis revenait la hanter. Elle baissa la tête.

"'Moi, je le sais quand je fais des conneries. Alors comment un gars qui a le double de mon âge ne peut pas comprendre ?"

Ses bêtises passées lui revenaient et lui faisaient mal agir.

"Je savais avant même de parler que c'était mal de dire à Sylvère qu'il serait bientôt pendu. Mais je l'ai dit car j'étais jalouse que Grâce s'intéresse à lui. Je ne voulais qu'il n'aime que moi. J'ai mal agi avec Alexandre en lui faisant sans arrêt des farces et en le commandant. Je savais que c'était mal mais je trouvais ça amusant. Je savais que c'était mal d'embêter Guillaume et Béryl mais je trouvais ça amusant. Je savais que c'était mal de vouloir expliquer à Grâce comment on fait les bébés mais je voulais le faire car j'étais énervée qu'on ne me prenne pas au sérieux quand je suis revenue du marché. Je savais que que c'était mal de lancer des pierres sur Nico mais j'étais trop en colère pour me retenir. Je savais que c'était mal de dire toutes ces choses affreuses à Alduis mais je l'ai fait quand même. Parce que je voulais le blesser. Pour me venger du coup de couteau à la gorge. Je savais aussi que c'était mal de terroriser cette créature bizarre, de la soumettre à ma volonté, mais je l'ai fait quand même. Parce que ça me faisait.. plaisir. Je me sentais bien de la dominer."

Vers la fin de cette longue litanie, Cassandre se releva, lasse. la tête lui tournait alors qu'elle s'approchait du comptoir. Sa main caressa machinalement le bois, le regard absent.

"Oncle Matthieu fait des choses méchantes sans rien comprendre... Moi, je fais des choses méchantes en sachant que j'en fais.... Qu'est-ce qui est pire ? Je... Je suis aussi mauvaise que lui ?"

Irène la vit se calmer mais sentait bien que c'était pour mieux rebondir sur tout cela. Elle secoua la tête et prit elle aussi un regard dur.

- Et il avait sept ans quand on l'a prit de force à notre maison. Tu as peut-être subit des violences mais lui c'était tout aussi physique que mental. Toi tu as pu rencontrer des gens, te former autrement, te forger tes propres idées. La preuve est que tu me parles en sachant que tout cela est mal. Sauf que Clarence lui a mit dans la tête que c'était normal. Toi tu as pu t'échapper, tu as eu Hyriel puis Isabelle puis moi et Sylvère et tous les autres ensuite. Lui n'avait plus personne. Son univers se limitait à notre grand-oncle et il s'arrangeait pour qu'il ne connaisse rien d'autre. Il ne savait pas ce que c'était que d'être dehors, d'avoir des amis. Je suis persuadée qu'il n'aime pas ça mais comment pourrait-il aimer autre chose s'il ne sait pas que ça existe ? Même nous, il ne peut pas nous prendre en exemple, nous avons tous des familles alors que lui n'a pas le droit... Et puis... Clarence faisait en sorte de le tenir loin de nous, qu'on ne se comprenne plus.

Irène se mordit la lèvre. En le disant à voix haute, elle commençait à comprendre. Et elle... Elle n'avait pas compris.

- Et il a réussi...

Elle soupira à la réflexion de Cassandre.

- Bien sûr qu'il n'en sait rien. On ne l'a jamais autorisé à vivre.

Elle soupira davantage en secouant la tête.

- Est-ce que tu as déjà eu connaissance de la théorie de Platon, Cassandre ? Il dit que nul n'est méchant volontairement. Ceux qui font le mal le font par innocence du Bien. Matthieu ne sait pas ce que nous savons, il ne l'a jamais su. Il a sa vérité et est prisonnier de ce que lui a appris Clarence.

Le reste lui fit écarquiller les yeux. Tout ce temps à se demander ce qu'elle pouvait bien faire et voilà qu'elle lui avouait tout ! Certaines choses lui firent pincer les lèvres mais elle ne dit rien. Alors c'était cela qu'elle lui avait caché... Irène se redressa et croisa les bras.

- Et pour compléter le tout, tu savais que c'était mal de ne rien me dire mais tu l'as fait quand même.

Irène fronça les sourcils.

- Je souhaiterais ne pas avoir à te réprimander aujourd'hui mais je ne peux pas continuer comme ça avec toi. Est-ce que tu t'es entendue ? Est-ce que tu commences à comprendre en le disant qu'effectivement, tu fais le mal sciemment, pour le plaisir ?

Elle soupira de nouveau.

- Je suis plutôt d'accord avec Aristote sur ce plan. Il y a des personnes qui font le mal non pas par ignorance du Bien mais parce qu'ils le souhaitent. Mais ça, est-ce que tu comprends que c'est effectivement pire que ce que fait Matthieu ? Toi, même si tu es esclave, tu es plus libre que lui mais qu'as-tu fait de ta liberté depuis que tu es partie du Lupanar ? Si tu n'as fait que les choses que tu décris, alors en effet, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche. Même ceux qui t'ont fait cette marque le font bien plus souvent par ignorance du Bien et à cause de mauvaises convictions que pour le plaisir. Est-ce que tu te rends compte que, toi, tu t'amuses aux dépends des autres ? A ton avis, que se passera-t-il quand on s'en rendra compte ? Tu te retrouveras seule, toi aussi.

Elle se passa une main sur le visage et sur son ventre.

- C'est peut-être ma faute, j'aurais peut-être dû te contraindre un peu plus. Là, je t'admets que je ne sais plus quoi faire... La seule chose que je peux te dire c'est que tu n'obtiendras rien si tu persistes dans cette voie. Au contraire, tu risques bien de finir aussi seule et démunie que Matthieu.

Irène avait beau essayé de défendre son frère, Cassandre ne démordrait pas et ne ordonnerait pas à oncle Matthieu. Il n'avait pas le droit de s'en prendre à Hyriel. Pas lui. Hyriel était la gentillesse incarnée. La générosité. La bienveillance. la patience. Il était digne des Saints. Les Saints... Son coeur se serra à cette pensée. Les Saints connaissaient toujours un destin terrible. Elle baissa la tête, devinant sans mal l'issue terrible.

"Oncle Matthieu, c'est l'évêque Cochon. Ou ces méchants romains qui ont mis Saint-Laurent, Sainte-Catherine, Saint-Sébastien et tous les autres. Hyriel... Il va le tuer."

Elle détestait voir l'avenir. Pourquoi elle devinait tout aussi facilement ? Elle pouvait même voir les flammes du bûcher s'élever et entourer le guérisseur, lié à un poteau.

"Il est con, c'est tout. Et j''ai rien envie d'entendre sur lui. C'est juste des excuses."

Cassandre croisa les bras contre la poitrine, mauvaise, trop butée pour accepter d'entendre le moindre argument en faveur de l'oncle Matthieu. Il avait choisi d'attaquer Hyriel ? Alors c'était un méchant !

Irène posa une question pour demander si elle connaissait la philosophie de Platon. Elle lui jeta de regard et répliqua, toujours de mauvaise humeur :

"Je sais pas pas lire. Comment je pourrais savoir des trucs aussi compliqués ? Et la vérité, la vérité... La vérité, c'est qu'on vit dans un pays de merde, que la religion, ça sert à rien, sauf à rendre les gens malheureux, et que les gens comme oncle Matthieu sont stupides."

Cassandre finit par se perdre dans ses réflexions et se laissa aller à confesser toutes ses mauvaises actions. Elle se tenait à présent devant le comptoir, le regard dans le vague, Irène dans son dos. Que pensait-elle ? En était-elle déçue ? Sûrement. On e s'attendait pas à ça d'une petite fille. Mais elle n'était pas une petite fille. Elle était une esclave. Une esclave qui comprenait trop et qui savait trop de choses. Elle étouffait. Pourquoi avait-elle ses visions précises de l'avenir ? Pourquoi le devinait-elle si facilement ? Elle écouta avec une forme de nonchalance sa tutrice exposer ses pensées. Elle donnait l'impression de s'en moquer mais non elle ne se moquait pas du tout. Elle était juste... Elle ne savait pas.

"Ma liberté... Est-ce que je suis vraiment libre ? Est-ce qu'on est libre quand la mer d'ombres vient pour m'emporter à n'importe quel moment ? Quand on croit qu'on va mourir étouffée ? La marque... Peu importe ce que je fais, elle est toujours là. Elle brûle toujours. Comme si le fer était encore posée dessus. Et me retrouver seule... seule... Eldred et Sylvère l'ont déjà dit. Mais vous vous trompez tous. Je le vois maintenant. Etre seule, je dois m'y faire. C'est ce qui m'attend. C'est ma vie."

Elle se tourna finalement vers Irène, le regard perdu dans le vague plus que jamais.

"Je vois l'avenir. Comme l'autre Cassandre. J'ai vu que ça allait finir comme ça quand Kalisha eu cette idée de les cacher à Monthoux. Mais ils n'ont pas voulu me croire. Alors j'ai essayé de croire, comme eux, que ça fonctionnerait. Mais ça n'a pas fonctionné. Hyriel a été arrêté. Et il va être brûlé. Alors.."

Sa voix trembla alors qu'elle observait Irène, les yeux portés vers son ventre énorme.

"Je... Je vais partir. Si je reste, vous mourrez en couche. Je le vois ça aussi."

Elle poussa un soupir las.

"Il n'arrive que des malheurs à ceux qui me connaissent."

Irène commençait à sentir que ça ne servait à rien. Elle commençait aussi à fatiguer. Elle était triste. Elle était en colère. Bien, d’accord. Mais elle, qu’était-elle censée dire ? Elle aussi, elle commençait à s’inquiéter pour Hyriel, sérieusement. Irène soupira et répondit simplement avec un air las.

- Tu n’en sais rien pour le moment.

Irène se passa une main sur le visage. Et des excuses à elle, qui lui en ferait ? Personne comme toujours. Et tout cela commençait à l’épuiser. À sa réponse suivante, elle afficha un air davantage exaspérée et fusilla sa pupille du regard.

-Vas-tu toujours me répondre sur ce ton ? Je commence à me demander si faire preuve de politesse t’effleure seulement l’esprit.

La suite la fit se mordre la langue. Elle n’avait pas envie de la réprimander, pas aujourd’hui, pas après ce qu’il s’était passé mais cela commençait à être très difficile. Ça en plus de ses mensonges dévoilés un à un. C’était tout à fait de cela qu’elle avait besoin en ce jour… Heureusement que le bébé, lui, était calme.

La suite se limita encore et toujours à des questions. Irène regarda sur le côté. Pendant quelques minutes, durant toute sa litanie, elle semblait comme froide, absente…

Lorsqu’elle eut fini, après ce qui lui sembla être une éternité, Irène poussa un nouveau soupir exaspéré puis se détacha d’elle et se leva en s’aidant de la table. Elle dépoussiéra sa robe et fixa Cassandre.

-Très bien. Tu es certaine que tu es une pauvre malheureuse, que tu vas finir seule, bien. C’est ce qui finira par arriver en effet si tu persistes dans cette attitude. Il est impossible de discuter avec toi. Tu es butée et insolente. Tu as toujours raison. Alors si c’est ainsi que tu veux faire, parfait. Va. Je ne te retiens pas. Va dehors, reprends ta vie. Pars dans la forêt avec Sylvère. Ça m’est égal. Puisque tu es sûre que je vais mourir et je ne vais rien faire pour vous, va-t’en.

Elle se retourna et commença à se diriger vers la porte, grimaçant alors que son dos et son ventre lui faisaient mal. Elle aussi été fatiguée. Elle aussi souffrait. Quand est-ce que les autres se décideraient à le voir ?

Elle n'en savait rien pour le moment.
Si elle savait.
Elle le savait dans sa chair et dans son coeur : Hyriel allait mourir. Comme son père. Comme toute sa famille. Pourquoi Irène lui mentait-elle ? Elle avait perdu son mari. Elle devait savoir que la vie était injuste et que les bonnes personnes disparaissaient. C'était comme ça.

Elle baissa la tête à la remarque de l'insolence. C'était vrai que c'était méchant, ça. Et Irène ne le méritait pas. Elle se rappela de ce que Sylvère lui avait appris tout à l'heure. Qu'attaquer la première, ça encourageait l'autre à être agressive. Elle murmura, sincèrement navrée :

"Pardon... C'est pas contre vous que je suis énervée."

Non, elle en voulait seulement à oncle Matthieu. qui l'avait trahi. Qui lui avait dit s'en s'en prendre aux méchants. Qui disait avoir l'intention de corriger les mauvais curés. Il l'avait trompé. il lui avait menti. Sinon il s'en serait pas pris à Hyriel. Hyriel faisait le bien. Et même des miracles ! Comme le Christ ! Le Christ avait soigné des infirmes, des aveugles... Hyriel, il soignait un tas de gens lui aussi. Il avait sauvé un tas de personnes et les empêchait de mourir. C'était criminel de s'en prendre. Et celui qui faisait ça, c'était un méchant ! Pour continuer l'exemple de la Bible, oncle Matthieu, c'était Ponce Pilate : il voulait mettre à mort Hyriel, comme le Christ, et il se laverait les mains après.

Puis, Cassandre se perdit dans ses pensées sombres et se détacha de la réalité, avalée par ses angoisses. Elle releva la tête quand Irène se mit à cracher ces paroles qui la glacèrent. Elle demeura figée sur place alors qu'une autre voix, masculine résonna en même temps.


Ses poings se serrèrent. Elle ne voulait pas l'entendre.


Elle trembla, les poings contre ses jambes se serraient. Difficilement. elle murmura dans des propos idautible :



"Je suis là, ma princesse"

Cassandre eut un léger sourire à entendre la voix rassurante de Sylvère. Sylvère... elle voulait le voir. Elle voulait se jeter dans bras. Lui, il la comprendrait. Lui, il ne la gronderait pas. Ou alors pas méchant.

Dans cette faible lueur d'espoir qui revenait, Cassandre se résolut à fuir. c'était la meilleure chose. C'était toujours la meilleure chose à faire. Quand on était vulnérable, o fuyait se mettre à l'abri. Vive, la fillette, récupéra la dague restée sur al table et détala à toute vitesse hors de la boutique.

Irène voyait déjà que la partie était perdue et sa tête le lui fit rapidement savoir. Elle ne savait plus quoi faire. Elle était pessimiste au point que c'en devenait maladif. Et elle, elle se trouvait complètement démunie. A quoi servait de discuter et de la consoler si le jour suivant, tout était à refaire ? La situation devenait insupportable. Pour toutes les deux.

Elle nota au moins sa correction. Il lui restait un minimum de bon sens. Cependant, le reste le lui fit oublier. Elle ne voulait pas être aussi dure mais il était temps que quelqu'un lui dise la vérité. Il allait falloir qu'elle se réforme si elle voulait continuer à vivre. Elle avait tout tenté avec elle, tout. Mais ses paroles lui donnait simplement envie de pleurer. Chaque fois qu'elle pensait que Cassandre faisait des progrès, elle refaisait trois pas en arrière. Et elle, elle commençait à être fatiguée de toujours faire le premier pas.

Elle la laissa partir. Tout ce qu'elle dirait ne la retiendrait pas. Tout ce qu'on pouvait lui dire glissait sur elle comme de la pluie.

Quand la porte claqua, Irène se retourna et prit une chaise pour s'asseoir et se reposer. Elle fixa un moment le sol avant d'éclater en sanglots.

Elle avait échoué.