Boite aux lettres de la famille d'Aussevielle

Mon tendre ami,

Avant toute chose, laisse-moi te présenter mes sincères excuses pour avoir laissé Layla à Aussevielle. Je sais que ce n’était pas ce que tu voulais, mais c’était la seule solution. J’espère que tu ne m’en tiendras pas grief. Je ne pouvais pas te laisser seul c’eut été trop lourd à porter. Nous nous étions mises d’accord avant que je ne vienne t’en parler. Je savais déjà que tu refuserais si je te soumettais l’idée. Je reste persuadée qu’au fond tu te réjouis de cette compagnie, même si tu n’en diras rien. Ne sois pas trop dur avec elle, elle n’y est pour rien. Si tu dois en vouloir en quelqu’un, c’est uniquement à moi. Je te dirai également qu’elle est restée de bon cœur. Elle se plait plus à tes côtés que nulle part ailleurs, car tu es sa famille. Quant à moi, elle ne me manquera jamais autant que sa présence t’aurait manqué alors tu n’as pas à t’en faire.

Si tu n’as pas encore froissé ma lettre, tu seras sans doute rassuré d’apprendre que nous avons fait bon voyage et que nous sommes arrivés à Braktenn dans la matinée. Je vais passer quelques jours à Saint Eloi afin de remettre les choses en ordre puis nous gagnerons Fromart.

À peine arrivé, Adéis était pressé de découvrir la capitale. Il était trop jeune précédemment pour en garder un profond souvenir. Je lui ai acheté un beau bateau, il était très fier, sur le retour nous sommes tombés sur une étrange procession : on venait de faire arrêter un présumé sorcier infirme. La foule se pressait de toute part, certains disaient que ce n’était qu’un simple guérisseur quand d’autres clamaient « Au bucher !».

Adéis était interloqué, il ne comprenait pas pourquoi l’homme était la cible de l’opprobre. Je lui ai expliqué qu’ils avaient peur de sa différence. Tu le sais, je ne crois pas à la sorcellerie. Pas de cet ordre du moins et encore moins à cette pratique barbare du bucher. Je n’ai pas eu le temps de le retenir qu’il m’a échappé en se faufilant entre les jambes jusqu’au convoi. Il a commencé à discuter avec le prisonnier lorsqu’un autre homme difforme, lui, est arrivé et l’a effrayé le poussant à grimper sur la cage. Lorsque je suis arrivée, il était allongé contre les barreaux et lui demandait s’il pouvait te guérir. Hyriel -c’est son nom- lui a dit qu’il ne pourrait peut-être rien faire pour tes jambes, mais qu’il pourrait te parler et essayer de te redonner de la joie pour que vous puissiez à nouveau jouer ensemble. Je ne peux pas croire que cet homme soit malfaisant. Et l’homme qu’Adéis avait surnommé « Gargouille sans ailes » a essayé de le rassurer en lui disant qu’un jour tu trouverais comment avoir des ailes dans ton nouveau corps. C’était si adorable de leur part. Je sais que cela parait étrange dit comme cela, mais accepterais-tu de les rencontrer lorsque toute cette affaire sera terminée ? Au moins pour faire plaisir à Adéis, si ce n’est pas pour toi. Il semble réellement y tenir et… cela ne coute rien d’essayer n’est-ce pas ?

Je sais que tu n’auras sans doute pas le cœur à me répondre et sache que je ne t’en tiendrai pas rigueur. Je continuerai de t’apporter régulièrement des nouvelles de la capitale.

Je t’embrasse, et quoi que tu imagines, je pense également à toi. Je ne pourrais pas m’en empêcher. Embrasse aussi Layla de ma part. Adéis vient de passer, il dit qu’il t’aime grand « comme ça » - tu n’auras qu’à imaginer la taille de ses petits bras s’étirer à l’infini-.

Je t’écrirai prochainement, prends soin de toi.
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Mon bien-aimé,

J’espère que tu auras pu trouver un peu de réjouissance durant ces fêtes malgré notre absence et le reste. Laisse-moi te conter les dernières nouvelles de Braktenn. Il y a eu tant de choses cette dernière semaine que je ne sais par où commencer de peur d’en oublier.

Alduis va se fiancer à Florentyna de Monthoux le mois prochain. Tu imagines bien que c’était une idée de mon père. Il n’était pas particulièrement enthousiaste mais je sais qu’il est plein de bonnes volontés. Il l’a rencontré pour la première fois le 24, un peu avant qu’elle ne vienne diner pour le réveillon. C’est une jeune femme charmante, douce et très ouverte. J’ai bon espoir que cela se passe bien, en tout cas, j’ai fait mon possible pour traduire les éventuels maladresses ou silences d’Alduis, tu le sais, ce n’est pas le plus bavard, et contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’est pas non plus le plus confiant d’entre nous.

Lors du réveillon, il y avait également mon frère, Sarkeris. Demi-frère, mais cela n’a guère d’importance. S’il était présent c’est que d’une façon ou d’une autre il était suffisant important aux yeux de mon père pour qu’il n’assiste à cette fête de famille. Tu ne peux pas nier que nous n’entendons jamais parler de ses bâtards. Or je ne suis pas assez naïve pour imaginer qu’il est le seul. Je me contente donc de cette explication. Quelques jours avant ce fameux réveillon, je me suis rendue sur le port, simplement pour profiter du grincement des gréements. Trois hommes se sont mis en tête de me suivre - sans doute de l’idée me dépouiller-, mais j’ai fini par en avoir assez et les ai sommés d’aller voir ailleurs. Ils sont partis sans demander leur reste. Sauf un, qui réclamait des intérêts qu’un mystérieux sauveur s’est empressé de régler. C’était surement le destin, car lorsque je me suis retournée pour découvrir son visage, il était le portrait craché de mon père en plus jeune (et avec un œil en moins). Je me suis immédiatement douté que c’était là mon fameux demi-frère invité au réveillon, ce dont j’ai eu confirmation quelques jours plus tard à Fromart.

Adéis, a tout de suite adopté son oncle. Il a décidé qu’il serait corsaire comme lui plus tard. Tu seras sans doute heureux d’apprendre qu’il commence déjà à rendre folle, Élisabeth, sa gouvernante. Il a une façon bien à lui de dévaler les escaliers. « Mais c’est plus rapide, Maman ! Tu devrais essayer ! » m’a-t-il dit. Il a également transformé son lit en navire et mon père a été rebaptisé « le kraken ». D’ailleurs, il lui a offert un poney pour lui apprendre l’équitation. Il était très heureux et l’a baptisée Didon. Parce que «Didon, tu avances ! ».

Dans deux jours nous recevons Boréalion, le célèbre auteur. Je n’apprécie pas particulièrement son style, mais je suis curieuse de rencontrer l’homme qui se cache derrière cette œuvre que tous encensent de partout. Tu devrais les voir, toutes ses admiratrices avec la bouche en cœur et les yeux larmoyants à la moindre évocation de son nom, c’est si absurde ! Je te parie qu’à sa séance de dédicace, il y en aura bien une pour tomber en pâmoison devant ses pieds…

Le temps file et l’heure du diner approche, je dois te laisser. Je te joins un dessin de Fromart qu’Adéis a fait pour toi. Tu vois la fenêtre, là-haut ? C’est lui qui te dit bonsoir. Il m’a demandé quand arriverait cette lettre. Je lui ai donc répondu trois ou quatre jours peut-être. Il a déclaré qu’il irait à la fenêtre te dire bonsoir dans ces dates-là. Il a beau s’amuser de nouveau, je sais que tu lui manques.

Je t’embrasse et te souhaite une belle nuit, à très vite,

Mon doux époux,

Il semblerait qu’il soit temps de laisser derrière nous cette année pleine de misères. Hier matin, je me suis levée aux aurores pour apercevoir les premiers rayons de l’année et j’ai envie de croire qu’ils étaient porteurs de plein de promesses. Je te souhaite une belle année, mon bien-aimé. Ne pas pouvoir te serrer dans mes bras pour te le dire me chagrine, car je n’arrive pas écrire ce que je voudrais te dire. Peut-être que si j’y pense suffisamment fort, je pourrais emprisonner mes pensées dans ce courrier ?

J’ai oublié de te le dire lors de ma dernière lettre, mais j’ai retrouvé une vieille amie d’enfance : Lavinia de Frenn, devenue de Kergemont depuis. Peut-être connais-tu son mari ? Nous avons un peu bavardé, mais ce n’est pas facile après tant d’années de discuter d’autres choses que de simples banalités. Je crois qu’elle n’est pas heureuse en ménage. Je l’ai de nouveau invitée hier à prendre un thé en même temps qu’Alduis avait convié son ami Eldred. Je suis si heureuse qu’il ait enfin trouvé un ami pour l’épauler ! Lorsque je suis descendue, Sarkeris avait déjà pris soin d’accueillir mon invitée. Il y a des moments où l’on peine à croire que c’est le fils de mon père et d’autres où cela semble parfaitement évident. Ce qui l’est moins ce sont ses talents de danseur. Je crois qu’il va avoir besoin de quelques cours s’il veut survivre à terre. De cela et d’une pointe de subtilité à l’encontre de ces dames. Quant à Lavinia, je ne sais plus quoi penser. Je ne la reconnais plus. La petite fille débordante de vie que je connaissais a disparu je ne sais où. Il y a désormais à la place une femme qui tantôt se plait à provoquer les hommes, tantôt s’en offusque. Certes, mon demi-frère manque parfois de manières, mais tout de même, on dirait qu’elle ne comprend pas ce qu’elle dit. Enfin, je ne sais pas pourquoi je te raconte cela et je dois t’ennuyer…

Je vais plutôt te narrer notre rencontre avec Boréalion qui fut ma foi enrichissante. Je déplore simplement de ne pas avoir réussi à découvrir un peu plus l’homme que l’écrivain dont les livres m’indiffèrent. Je lui ai d’ailleurs suggéré de rencontrer Sarkeris s’il souhaitait de l’inspiration pour ses prochains romans. Tu sais qu’il a fait plusieurs fois le tour du monde ? Avec mon unique voyage en Italie je fais pâle figure, mais cela ne m’empêche pas de trouver que son héros fait triste sire en comparaison avec ses personnages secondaires. En fait, je pense juste que je préfère écouter tes histoires de chevaliers que les siennes, elles sont bien meilleures lorsque tu en es le conteur.

Avec nous, j’avais convié Alexandre à qui mon père a confié la gestion de la bibliothèque de Fromart. Il a grandi dans une famille de libraires et c’est pourquoi il s’y connait si bien en ouvrage. Son père en revanche est le curé de Saint-Eustache, le Père d’Anjou. Alexandre ne l’a appris que fort récemment -en septembre -. D’ailleurs ce curé véreux est venu se vanter de ses exploits auprès de mon père ! Il a osé croire qu’il l’applaudirait d’avoir abusé de la confiance de cette pauvre Lavinia. Je ne veux même pas savoir ce qu’il a réellement fait tant il était furieux. Tu vois, c’est bien pour cela que je sors toujours armée. Tout ceci me répugne.

Et voilà que je m’égare encore… Alexandre est adorable, il s’occupe souvent de notre petit chenapan. Le jour où Boréalion est venu, il était allé réclamer des livres. Sais-tu pour quoi faire ? Pour faire un marchepied et se hisser en haut de l’armoire où j’avais dissimulé la boite de confiseries. L’on n’a jamais retrouvé la boite, mais il est ensuite venu s’excuser de ses méfaits. Récemment, il a commencé à réaliser des maquettes pour illustrer ses récits. Ce matin en passant la tête au travers du salon, il y avait sur la table une maquette de Troie et j’ai surpris mon père en train de jouer avec son petit-fils, clamant haut et fort « Du combat, seuls les lâches s’écartent. » alors que la guerre faisait rage entre les armées grecques et les troyennes. Je ne suis pas restée, mais je crois qu’Adéis avait pris les Grecs et que mon père a trouvé le moyen de réécrire l’histoire. Parce que tu comprends, Enée ne pouvait pas tomber amoureux de Didon puisqu’il s’agit d’un poney… Il est incorrigible !

Je crois bien t’avoir désormais raconté tout ce qu'il s’était passé d’intéressant et sans doute ce qui l'était nettement moins. Tu penseras à moi en regardant le ciel d’azur ? Car ici, il ne fait que neiger et tout est blanc du sol au plafond.

Je t’embrasse.

PS : Adéis dit qu’il veut le bateau qu’il t’a dessiné pour son anniversaire. Il n’a pas précisé la taille ceci dit.

Le 22 janvier 1598

C'est la neuvième fois que je recommence cette lettre. Je commence à regretter d'avoir eu cette idée, mais je veux te dire quelque chose. Si tu n'avais pas une bonne excuse, je me déplacerais jusqu'à Aussevielle pour avoir osé faire pleurer ma soeur et mon neveu.

Je viens de parler à ton fils. Il demande à rentrer et à te voir. Quand je le regarde, j'ai l'impression de me revoir. J'ai l'impression d'être en retour en 1579 et que mon père est en Italie pour onze mois. Est-ce que tu t'en souviens ? Je me suis senti abandonné. Je lui en voulais. Je lui en veux toujours.

Si tu ne fais rien, ce sera la même chose pour Adéis. Tout le temps que tu passes assis devant ta fenêtre, c'est du temps que tu ne pourras plus passer avec ton fils.

Je ne sais pas à quoi tu penses, mais il a besoin de toi, ici. Et Bérénice aussi. Ils ont besoin de toi tous les deux.

Mon meilleur et doux ami,

C’est un courrier un peu particulier que celui-ci. As-tu déjà ouvert le paquet qui y était joint ? C’est Alexandre qui a dessiné les portraits d’Adéis qui s’y trouvent. J’étais si émue lorsqu’il me l’a offert, mais la première chose à laquelle j’ai pensé c’est qu’il fallait que je te les envoie. Cela fait près d’un mois que nous sommes partis et que tu ne l’as pas vu, je suis sûre qu’il te manque. Peut-être le trouveras-tu changé ? Je ne le vois pas grandir pour ma part. Je me demande comment tu vas. Mieux je l’espère. En tout cas je prie tous les jours pour.

Quand je suis venue chercher Adéis, il était auprès d’Alexandre qui lui racontait l’histoire d’Ulysse et du cyclope. S’il n’était pas si occupé par mon père, je lui aurais sans doute proposé de s’occuper un peu plus de notre fils. Ils s’entendent bien tous les deux et c’était un moment attendrissant que j’ai surpris. Tu sais ce qu’il lui a dit ? « Pourquoi Ulysse n’a pas échangé son vin contre des chèvres si le cyclope aimait ça ? Se venger ça ne sert à rien et ce n’était pas lui mais à Zeus de le faire ». Je crois qu’il a bien retenu tes leçons mon bien-aimé.

Cette dernière semaine, mon père s’est rendu à l’hôpital général en compagnie du Premier Conseiller pour une inspection. On ne peut pas dire que cela se soit bien déroulé. Il était fort en colère à son retour et a passé le reste de la journée enfermée dans son bureau à travailler sur je ne sais quel projet en rapport avec ce qu’il avait découvert. Là-bas, il a fait la connaissance d’un vétéran du nom d’Édouard, blessé à Hô-Yo. Il communiquait grâce à une ardoise car il ne pouvait plus parler du fait de sa mâchoire arrachée. Mon père et le baron s’étaient entendus sur sa sortie de l’institut. Il devait venir le récupérer il y a deux jours de cela, mais… À leur arrivée, il était mort. Ils l’ont tué, tu te rends compte ? Ils l’ont tué parce qu’il avait fait son devoir. Je n’ai même pas de mots… Mon père lui-même en manquait à son retour. Tout ce qu’il a dit c’est « mort ». Je n’ai pas plus d’information. Cet endroit est si sordide, j’en ai froid dans le dos que l’on puisse interner des innocents dans ce qui est la pire des prisons. Cela ressemble plus au Tartare qu’à une œuvre de charité.

Je suis désolée cette lettre n’est pas des plus heureuses. Le soir de ce funeste jour, il s’est rendu au théâtre et je ne l’ai entraperçu que quelques secondes ce matin alors qu’il récupérait des dossiers pour prendre la route de Bramevert. Il ne m’a même pas dit bonjour ! Je ne suis même pas sûre qu’il m’ait vu. Il est passé comme un fantôme presque flottant sur le sol. Cela m’inquiète… Enfin, je veux dire, tu le connais bien toi aussi et je suis certaine que tu ne l’as jamais vu dans un tel état, non ? Je ne comprends pas ce qui a pu se passer… Il semblait… éteint.

Ne pas pouvoir te serrer dans mes bras me manque. Tu me manques. Ce n’est pas comme lorsque tu étais en campagne et que je n’avais d’autres choix que d’attendre patiemment ton retour. Je commence à compter les jours jusqu’à la fin janvier. Je m’en veux d’être partie et de t’avoir laissé. Je me console en me disant que Layla doit te couvrir de toute l’affection dont tu as besoin.

Je vais tout de même essayer de finir cette lettre sur une note plus positive, je m’en voudrais affreusement de t’accabler un peu plus que tu ne l’es avec mes humeurs et je regrette même déjà de t’avoir informé de certaines choses… Je vais aller me promener  à cheval avec Adéis. Il tient à me montrer ses progrès et le grand air lui fera du bien. Je crois qu’il n’en peut plus d’être enfermé à cause du mauvais temps. Il a toujours une nouvelle bêtise à faire ces derniers jours. Tu vois les hauts rideaux de la salle de réception ? Hier il s’amusait à aller d’un bout à l’autre de la pièce sans jamais toucher pied à terre. Parfois je me demande où il trouve une telle imagination… Il faut dire que Sarkeris n’est plus là pour courir comme un fou dans le château et jouer à l’amiral et aux pirates.

Profite de ces dessins mon bien-aimé, j’espère qu’ils te plaisent. J’aimerais t’embrasser, je le ferai en pensée.

Prends soin de toi surtout,

Mon tendre époux,

La vie suit son cours à Fromart, avec ses hauts et ses bas, tout comme ses originalités que tu lui reconnaitras parfois. J’espère que tu te portes bien. Aussi bien qu’il te soit possible d’aller et oserai-je même espérer mieux qu’à notre départ ? J’ai bien remarqué que tu lisais désormais ton courrier avant de me le renvoyer et cela me réjouit de le découvrir. Peut-être que ne pas nous avoir sur ton dos t’aide à mieux te retrouver ? C’est tout ce que je peux te souhaiter. Et s’il fallait que l’on demeure un mois de plus ici pour escompter ton rétablissement, je m’y plierais sans rechigner pour toi. Qu’est-ce que deux mois après tout, lorsque tu pouvais partir six mois et plus sans que je ne te revoie et que je craigne chaque jour et chaque nuit pour ta vie ? À Aussevielle au moins, je te sais en sécurité. Je me suis permis de te faire parvenir un petit présent, avec cette lettre. J’espère qu’il te plaira, je me rends compte que je ne t’avais jamais réellement offert quoi que ce soit… Nous l'avons choisie ensemble avec Adéis.

Cela fait une semaine environ que Lavinia est venue profiter de notre compagnie à Fromart. Tu ne sais pas qu’elle s’est « égarée » pendant une chasse en forêt alors que la tempête se levait ? Elle a couru droit vers l’étang où la glace était trop fine pour supporter son poids. Alduis et Eldred ont pris des risques inconsidérés pour la sauver de son coup de sang (peut-on appeler cela ainsi ?) alors que les éléments se déchainaient. Je l’ai accueillie à Fromart, mais je ne sais pas quoi penser de tout cela. Elle s’est excusée de les avoir mis en danger et de son comportement suicidaire (disons les choses), pourtant je ne peux m’empêcher de trouver son attitude puérile malgré le fait qu’il s’agisse d’une amie d’enfance. Je ne sais sans doute pas tout, mais jamais je ne me permettrai de faire quelque chose de si insensé. J’aurais bien voulu savoir ce que tu en aurais pensé, toi, de cette affaire…

Il y a quelques jours, j’ai rencontré Éléonore, une amie d’Alduis (tu te rends compte qu’il n’a jamais eu autant d’amis que depuis cette fin d’année ?). Elle est la cousine d’Ariste de Tianidre, peut-être en as-tu déjà entendu parler lors de tes campagnes ? C’est une jeune femme charmante et j’ai beaucoup apprécié bavarder avec elle. Elle était venue voir Alduis et s’enquérir de l’état de mon père. À ce sujet, soit rassuré, il se porte nettement mieux depuis deux jours. Le jour et la nuit. Va savoir. Je préfère le savoir ainsi que de le voir déambuler comme une âme en peine dans les couloirs du château.

Te souviens-tu de l’affaire de l’hôpital général dont je t’ai fait part dans ma dernière lettre ? Il a été décidé qu’Édouard serait inhumé en martyr aux Champs-Élysées le 20 janvier prochain et que mon père ainsi que le Premier Conseiller y feraient un discours. Le roi lui-même pourrait bien être présent. Quant à ses bourreaux, ils rejoindront le mur des condamnées. J’ai beau savoir que Valmar et les gardes seront là, je ne peux pas m’empêcher de craindre pour sa sécurité. Je ne suis pas sûr d’y assister, je dois dire. J’aimerais venir le soutenir et je suis certaine qu’il fera un beau discours, mais j’ai terriblement peur d’assister à une catastrophe. Tu me diras que je me fais trop de soucis et tu recevras sans doute cette lettre alors même que la cérémonie se déroulera, pourtant imagine : si le roi vient également, il y aura là les trois personnages les plus influents de tout l’empire. Cela me terrifie, Démétrius. Tu y serais certainement allé, toi, et je t’aurais bien évidemment accompagné, mais sans toi je ne suis pas sûr de vouloir m’y rendre.

Parlons plutôt de choses plus réjouissantes veux-tu ? Alexandre m’a montré il y a quelques jours la maquette qu’il réalise en secret dans le vieux bureau du second étage, celui où personne ne va jamais (d’ailleurs, je ne suis même pas allée dire bonjour à Lettilia !). C’est un beau drakkar à la proue magnifiquement sculptée même s’il elle n’était pas encore tout à fait terminée. Il a prévu de lui raconter les invasions vikings. Je suis certaines qu’il appréciera, il aime beaucoup les histoires avec des navires. Ton fil se porte bien, quand bien même il mène la vie dure à sa gourvernante. Vivement que Sarkeris revienne afin qu'il puisse avoir un compagnon de jeu. Excepté la petite Grâce de la boutique où j'ai commandé ton présent, il n'a pas eu l'occasion de côtoyer d'autres enfants afin de jouer. J'envisage de demander à Valmar s'il accepterait de faire venir Ruben à Fromart de temps à autre afin qu'ils puissent s'amuser ensemble.

Il est déjà l’heure de souper. Je vais devoir te laisser et achever cette lettre déjà fort longue.

Je t’embrasse,

Démétrius,

Cela fait près de dix jours que je dois t’envoyer cette lettre mais les évènements se sont enchainés si rapidement que je n’ai guère eu le temps de m’en préoccuper. Qui plus est j’ai préféré attendre une réponse importante avant de pouvoir t’écrire.

J’espère que tu te portes mieux. Je dois dire que les échos que j’ai pu en avoir n’ont rien de rassurant et je m’inquiète réellement pour toi. J’aurais dû te demander cela bien plus tôt, mais je ne voulais pas te brusquer et j’espérais secrètement que le temps passant tu parviendrais à surmonter à cette épreuve. Je sais aujourd’hui que j’ai eu tort et je m’en veux terriblement de ne pas avoir été là pour toi comme j’aurais dû l’être. Et puisqu’il me revient – à plus d’un titre – la charge de veiller sur toi,  je souhaite que tu montes à Braktenn nous retrouver.

L’air et l’activité de la capitale te feront le plus grand bien. De même qu’un peu de vie sociale, lorsque tu en auras l’envie. Bien entendu, tu es le bienvenu à Fromart pour aussi longtemps que tu le souhaiteras. Outre ta famille qui sera des plus heureuses, je suis certain qu’Alduis appréciera de te retrouver. Il est temps de tourner la page, Démétrius. Je sais combien il est facile de se laisser noyer par ses noires pensées jusqu’à s’y embourber. Peut-être t’en souviens-tu malgré ton jeune âge ? Sans ton père, je ne serai sûrement plus là d’ailleurs, je lui dois tant. Je ne pourrais jamais être ce qu’il a été pour moi et encore moins ce qu’il aurait pu être pour toi, mais je peux toujours à défaut être là et faire de mon médiocre mieux pour éponger cette incommensurable dette que j’ai contractée auprès de lui. C’est pourquoi je t’implore d’accepter mon offre. Je le connais suffisamment pour savoir qu’il n’aurait jamais voulu te savoir isoler à Aussevielle quand bien même tu aimes de toute ton âme tes terres.

D’autre part, comme je te le disais, si ma lettre a tant trainé c’est car j’attendais une réponse d’un projet que j’ai décidé de mettre sur pied suite à la visite de l’Hôpital Général dont Bérénice t’a peut-être parlé. Le Roi vient en effet de me donner sa validation pour bâtir un établissement dédié à accueillir les invalides de guerre afin de leur offrir la protection que leur service requiert. Il n’est en effet plus envisageable de les laisser ainsi à la merci de la mendicité ou de les interner à l’Hôpital Général qui n’a pas cette vocation. J’ai prévu pour cela de récupérer une ancienne abbaye, située au sud de Braktenn. Elle sera réhabilitée de toute urgence pour y accueillir les vétérans qui le souhaiteront dans les meilleures conditions possibles. Les terres adjacentes seront également mises à disposition de l’institut pour y être cultivées. J’aimerais que tu en deviennes le directeur, Démétrius. Je t’en sais capable et tu es le mieux placé pour gérer cet établissement dans l’intérêt de ses pensionnaires. Cela te permettra d’autre part de te réaliser autrement tout en gardant le contact avec le monde qui a été le tien toutes ses années.

Prends le temps d’y réfléchir, j’attendrai ta réponse à ce courrier jusqu’au 5 février. En l’absence de celle-ci, considère que je descendrai à Aussevielle en personne pour te déraciner et te ramener à Braktenn que tu acceptes ou non la charge que je te propose.

Avec toute mon amitié et ma confiance,