[5 et 12 février 1598] - La vengeance est un thé qui se boit chaud [Terminé]

Quelques jours plus tôt, Kalisha avait retrouvé son cher médecin royal avec un profond plaisir. Quand bien même Cassandre l’avait rassurée sur son état, il n’y avait qu’en le voyant de nouveau face à elle en chair et en os qu’elle put définitivement accepter qu’il était vivant et que tout ceci n’avait été qu’un effroyable cauchemar. Durant tout ce mois écoulé, elle avait cependant eu tout le loisir de songer à sa situation et de laisser fermenter sa vengeance. Ce pauvre Prosper n’était coupable de rien d’autre que de son incommensurable bêtise proportionnelle à sa masse graisseuse, toutefois, il était coupable d’avoir fermé les yeux sur les agissements de ce vil chacal bouffi de perfidie de Marthe. Avait-il songé ne serait-ce qu’une seconde qu’elles n’avaient pu se trouver prisonnières de cette foule en liesse face à ce répugnant et sordide… spectacle par une opération du Saint-Esprit ?

Elle pouvait pardonner nombre de choses, à commencer par son absence totale d’affection et d’intérêt pour sa personne, mais cela, jamais elle ne le pardonnerait. Pas plus que cette odieuse séquestration dont elles avaient été victimes, Florentyna et elle-même. Ou la façon dont il avait pu s’adresser à elle devant le Cardinal. « Femme ! », « Femme ! » qu’il aille donc baiser la truffe de ses limiers grognards ! Sa décision était donc prise. Puisqu’elle n’était toujours pas enceinte, elle allait demander une annulation pour impuissance et le ridiculiser publiquement. Elle était navrée pour Florentyna, mais c’était là la seule solution pour se libérer. Ensuite… Ensuite elle récupèrerait sa dot et trouverait un lieu de vie. Elle aurait aimé retourner auprès de Sylvère, mais si elle en appréciait la simplicité de vie de temps à autre, elle avait du mal à s’imaginer vivre loin de son petit confort de… princesse. Il fallait dire ce qui était après tout. À vrai dire, elle n’avait pas trop songé à l’après. Sa pire crainte demeurait que le roi l’oblige à se remarier avec Dieu savait quel pénible noble pour maintenir l’alliance pour une raison ou une autre… Toutefois, tout cela lui passa loin au-dessus de la tête.

Et pour ce faire, le retour de son médecin tombait à point nommé. En effet, elle doutait sincèrement qu’avec toutes les prières et tous les cierges du monde, elle ne parvienne à lui faire entendre raison pour lui faire signer un aveu remettant en cause sa virilité. En revanche, Hyriel devait certainement être capable de réaliser une potion permettant d’étourdir ses sens et sa mémoire de manière à lui faciliter la chose… Ce qu’il lui confirma et accepta de réaliser de bon gré. Elle avait pu la récupérer ce matin, ne restait plus désormais qu’à l’utiliser.

Pour cela, elle patienta jusqu’au milieu de l’après-midi afin de saisir ce moment où il ne manquait jamais de s’installer dans un fauteuil sur mesure pour croquer quelques petits biscuits en sirotant une tasse de thé. Comme prévu, elle le trouva dans le petit salon bleu installé non loin de l’âtre où crépitait vigoureusement un feu.

— Monsieur, entama-t-elle (elle ne faisait plus l’effort de l’appeler mon ami depuis l’arrestation d’Hyriel) Puis-je partager une tasse en votre compagnie ? Je me suis permise de faire mander quelques-unes de ces confiseries dont vous raffolez.

Ensuite, il lui faudrait effectuer le service et parvenir à verser le contenu de la petite fiole dissimulée dans sa manche dans la tasse de son époux puis patienter jusqu’à ce que cela fasse effet une petite poignée de minute plus tard.

— Je désirais vous apporter quelques nouvelles de votre fille.

Il fallait bien un sujet comme un autre avant d’opter pour le plus épineux d’entre eux après tout.  Florentyna lui manquait tellement… Monthoux était désormais un désert hostile pour elle qui survivait tant bien que mal à la morosité qui la gagnait jour après jour. Rester ici jusqu’à la fin de ces jours ? C’était impensable. C’était bien pour cela qu’elle allait lui faire signer une annulation aujourd’hui !

L'année avait commencé sous d'excellents hospices. Florentyna venait de se fiancer avec l'héritier d'une des plus prestigieuses familles de l'Empire. Le sorcier avait été réduit à l'état de cendres dispersées et déjà son souvenir disparaissait. Les employés du domaine avaient mis deux bonnes semaines à terminer d'arracher jusqu'à la dernière des plantes maléfiques qu'il avait semées dans cette serre. Désormais, tout cela était bel et bien terminé.
Seuls deux pincements au cœur du comte... Le château serait tout de même bien vide, sans sa fille pour être si animée, recevoir tout ce monde, recevoir les artistes qu'elle mécénait. Même ses petites remontrances et leurs conversations pendant lesquelles elle tentait de le raisonner sur certaines choses allaient quelque part lui manquer. Il irait toutefois la voir, bien évidemment, et l'inviterait aussi si elle acceptait de lui pardonner certains écarts qu'il avait confessés en présence de la jeune nonne Cécilia. L'autre objet de dépit du seigneur de Monthoux restait le terrible épisode de la présence de sa femme et de sa fille au bûcher de l'éclopé. Il ne comprenait toujours pas comment cela avait bien pu arriver. S'en étaient suivis plusieurs jours d'apathie des deux jeunes femmes. Kalisha surtout avait gardé sa chambre - et le lit. Et puis... peu à peu, le cours des choses avait malgré tout repris.

Bien installé dans son fauteuil matelassé, il parcourait une petite gazette des dernières nouvelles mondaines. Oh, ça alors, on avait reçu une délégation nippone. Pourvu que sa Majesté soit satisfaite des affaires qui allaient être menées. Il quitta cependant les japonaiseries quand son épouse approcha. Ce "Monsieur", il s'y était fait : elle était encore en froid... toutes les cendres n'étaient pas pleinement éteintes. Le temps ferait son œuvre. Pour le reste, son initiative le surprit tant ils avaient si peu partagé de moments. Il l'accueillit cependant d'un :

-- Volontiers, ma chère. (Autant pour partager cette conversation que pour les confiseries. Il referma son journal et se redressa. Un sourire étira ses lèvres épaisses à l'évocation de sa fille.) Oh ! C'est aimable à vous. Dites-moi donc tout !

Un pincement au cœur tout de même, que Florentyna s'adresse en premier chef à cette "belle-mère" qu'à son propre père. Il avait pourtant contribué à lui faire ce beau mariage à venir... et à la délivrer des griffes du Malin !

Kalisha n’avait pas particulièrement envie de passer du temps avec son époux autour d’une tasse de thé. Moins elle le voyait, mieux elle se portait. C’était déjà le cas depuis l’arrestation d’Hyriel, mais depuis le bûcher c’était devenu viscéral. Un mois plus tard, elle en était venue à la conclusion que c’était sans doute une idée de ce maudit fennec, toutefois, elle restait persuadée que son époux avait sa part de responsabilité, ne serait-ce qu’en ayant fermé les yeux. Était-il seulement venu leur prêter main forte ? Non. Il n’avait rien fait. Il n’avait pas bougé de sa confortable estrade de peur de se mêler au peuple. Quant à envoyer des gardes, il ne fallait pas trop en demander à sa cervelle de dattier.

Toujours est-il qu’elle n’avait pas vraiment le choix si elle voulait espérer en finir une bonne fois pour toutes avec ce mariage ridicule. Elle l’observa se redresser tant bien que mal et ranger son feuillet pour accueillir ses paroles autant que les friandises à venir. La comtesse esquissa un discret sourire comme pour répondre à cet élan d’enthousiasme et de curiosité qu’elle sentait poindre puis s’installa dans un fauteuil face à lui.

— Mademoiselle Florentyna semble bien s’acclimater à son nouvel environnement. Elle apprécie particulièrement la vaste bibliothèque qu’elle n’a toujours pas fini d’explorer de même que les jardins.

Elle marqua une petite pause, détournant brièvement le regard au grincement de la porte et au tintement de porcelaine qui annonçait l’arrivée du thé et des confiseries. Comme convenu, Amélie déposa le plateau et fit mine d’entamer le service avant que Kalisha ne l’interrompe pour lui signifier qu’elle le ferait. Elle hésita instant, soucieuse de bien faire puis s’inclina timidement face au comte.

— Messire, je… je me suis permise de rajouter ces petites roses au miel que vous aimez tant, notre cuisinier vient tout juste de les terminer et… elles sont meilleures – je crois – quand elles sont tièdes. Et puis… y’a aussi ces petits œufs, un peu, avec une amande entourée de confiture et de pâte d’amande. Y parait que le roi de France les adore…

On pouvait toujours compter sur la jeune fille pour s’étendre en commentaire lorsqu’il le fallait et Kalisha l’appréciait beaucoup pour cela. Elle était de ceux qui donnaient vie au domaine et la faisait se sentir moins seul. Ce qui était certain, c’est qu’elle lui offrit l’occasion rêvée de verser le contenu de la petite fiole dans la tasse de son époux qu’elle recouvrit d’un léger nuage de lait qui tourbillonna dans le thé noir.

— J’ai hâte de les goûter ! Tout ceci me met l’eau à la bouche, Amélie, merci beaucoup.

La servante s’inclina une nouvelle fois puis disparut avec un sourire tandis que Kalisha offrait au comte sa tasse avant de prendre la sienne et de reprendre le sujet principal.

— Elle semble également se plaire en compagnie de son fiancé bien qu’il soit peu bavard et vous remercie pour votre choix éclairé. (juste de quoi le brosser un peu dans le sens du poil) Mademoiselle Florentyna m’a également fait part de sa rencontre avec la marquise d’Aussevielle, fille cadette du vicomte, qui d’après ses dires fait tout ce qu’elle peut pour la mettre à l’aise et se trouve être d’une compagnie charmante. Tout comme l’enchanteur petit marquis plein de vie qui ne manque jamais d’animer le château.

Bras croisé devant lui, pupilles accrochées à celles de son épouse, il écouta avec un plaisir sincère ce qu'elle lui contait de sa fille. La bibliothèque, les jardins... ah, voilà qui ne l'étonnait pas d'elle. Ils furent interrompus par la domestique venue servir le thé. Il découvrit Amélie, qui sur autorisation de Kalisha prit la parole pour détailler ce qui leur était servi. Il la laissa dire, pas mécontent d'entendre parler cuisine - et par cet effort qu'il faisait depuis certaines conversations avec sa fille, de s'intéresser à ce que pouvait avoir à dire le personnel.

-- Cela s'annonce tout à fait appétissant. Oh ! Le roi de France ! Oui, voilà qui ne m'étonne pas, on dit la gastronomie de ce pays exceptionnelle. Merci, déclara le comte à la suite des paroles reconnaissantes et enthousiastes de sa femme.

Il n'aura bien évidemment pas suivi ls mouvements de Kalisha faisant le service, occupé à laisser ses yeux naviguer entre Amélie qui parlait et le plateau de friandises. La servante se retira, Prosper ne se priva pas pour piocher dans les roses dont - en effet - il apprécia le parfum et la tiédeur d'un "hummmmm". Il enchaîna avec une première gorgée du thé fumant.

-- Oh, c'est... aimable à elle, je n'ai fait que mon devoir de père, confessa-t-il avec une humilité presque crédible. Puis il fut sincère cependant en soulignant : Ce que vous me dites de son fiancé me rassure en tout point. J'avais ouï quelques... rumeurs... au sujet du jeune homme, mais puisque Florentyna se plaît en sa compagnie alors tout est pour le mieux.

Nouvelle gorgée de thé.

-- Que diriez-vous de planifier de lui rendre ensemble visite ?

Kalisha allait déjà seule voir sa belle-fille. Toutefois précisément, le comte pensait à l'image saine et unie de leur famille qui était à raffermir auprès du beau monde de Braktenn.

Sans surprise, son époux apprécia l’attention sucrée et les précisions d’Amélie qui lui laissèrent le temps de verser le contenu de sa petite fiole dans le thé du comte. Il n’y avait désormais plus qu’à patienter jusqu’à ce que cela fasse effet et donc à meubler la conversation…

Parler de Florentyna fut un bon début. Elle lui fit part des dernières nouvelles tout en l’observant se repaitre des gourmandises mises à disposition. Il n’avait fait que son devoir de père, oui bien sûr. Comme il faisait son devoir d’époux. Une gorgée de thé lui permit de ravaler le relent âcre au fond de sa gorge durant… tout juste quelques secondes. Ah le cochon ! Il avait entendu des rumeurs sur le vicomte héritier et s’était tout de même empressé de donner la main de sa fille ? Ses mâchoires se serrèrent brièvement alors que ses commissures s’étiraient dans un sourire.

— Ah les rumeurs… Nous sommes bien placés pour savoir combien elles peuvent être fausses n’est-ce pas ?

Ce qu’elle se garda bien de dire c’était qu’il fallait toujours garder à l’esprit qu’elles pouvaient parfaitement s’avérer exactes… Enfin… tout ce qui comptait c’est que Florentyna n’avait pas l’air malheureuse de son futur mariage. Elle lui avait confié qu’il faisait bon nombre d’efforts pour elle et cela s’était vu qu’il était volontaire malgré son malaise évident aux fiançailles.

— Oh oui c’est une excellente idée que voilà ! affirma-t-elle avec enthousiasme tout en pensant le contraire.

Finalement même elle avait appris à jouer la comédie comme tous les autres courtisans… Qui l’aurait cru ? Une année seulement semblait avoir eu raison de sa candeur initiale. Ou non. Quelques mois tout juste en réalité… Sa naïveté de jeune fille était partie en fumée avec le mois de décembre. Hyriel était peut-être bien vivant, mais une part d’elle-même avait péri le jour du bucher. Cela faisait un mois désormais qu’elle essayait de rire et sourire comme avant pourtant c’était impossible. Il demeurait au fond de son âme une auréole de cendre qui rongeait son innocence. À cela s’ajoutait une profonde fatigue quotidienne qu’elle attribuait au départ de son amie et dont elle ne parvenait guère à se dépêtrer. Plus les jours s’écoulaient, moins elle éprouvait de courage à faire ce qu’elle devait faire. Le moindre effort lui semblait être une montagne vertigineuse et la plupart du temps, elle se retrouvait à garder son lit ou dans le meilleur des cas sa chambre. Elle avait d’ailleurs été bien trop mal pour parvenir à se lever sans vaciller le jour de la cérémonie d’accueil de l’ambassade japonaise.


— Je regrette de n’avoir pu assister à l’accueil de la délégation, cela semblait si fabuleux…

Ce qu’elle regrettait surtout ce n’était pas tant la vision de ces étrangers que l’occasion qu’elle avait manquée de revoir son amie. Toutefois comme il fallait meubler la conversation elle n’eut d’autres choix que de le faire jusqu’à ce que son époux se mette à insérer des incohérences dans son discours. Comme le lui avait enseigné Hyriel, elle chercha ses pupilles afin de les observer et réalisa que le mélange devait enfin faire effet. Parfait.

Ils burent de concert. Une petite auréole se déploya à la surface de son thé quand il poussa un souffle de dépit : oui, son épouse avait bien raison, ils n'avaient que trop connu récemment les dégâts des rumeur. Alors que le domaine de Monthoux n'était en rien coupable d'impiété... seulement victime. Pour chasser ces horribles mauvais bruits, il avait même dû, par l'autorité du cardinal et la voix de sa novice, faire assurer la bonne santé mentale de Florentyna et de la princesse. Prosper espérait qu'avec le recul, elles comprenaient cela et le lui pardonneraient. L'homme espéra qu'il en allait de même pour Alduis de Fromart : simplement l'objet de quelques exagérations.
Il acquiesça donc, sourit aussi de voir son idée approuvée, et continue de savourer sa chaude boisson. Le comte se servit une nouvelle tasse. Il but. Quelques instants plus tard, une vague de chaleur le prit. Oh... ciel... peut-être l'avait-il dégusté un peu trop rapidement, celle-ci ? Il inspira pour faire retomber la bouffée. Il prit des gâteaux pour faire passer. Puis une troisième tasse - plus lentement cette fois. Malgré tout, il lui sembla que ses idées commençaient à se troubler. Oh...
Après un grommellement, après quelques gestes dans lesquels il crispait ses mains et se tortillait sur son siège, Prosper se décide à cesser de manger pour l'instant. Ce n'était... pas raisonnable. Tenter plutôt de raccrocher la conversation, alors que la voix de Kalisha parvenait un peu en sourdine à ses oreilles. Que disait-elle ? Ah oui... les Japonais...

-- Moi... aussi, je... (il se racla la gorge et passa son petit mouchoir brodé sur son front) pas invités, à mon grand dam. J'en suis n...avré, ma chère. Je... peut-être à cause de la précédente visite d'ambassade ? reconnut-il en se souvenant de ses exploits avec le seigneur de la Vega. Je me s... s... serais rattrapé, pourtant.

Longue inspiration. Ce vilain mal de tête s'installait. Décidément, que se passait-il ?

Eh bien… Le comte semblait-il pris de vapeur ? Kalisha paraissait s’en inquiéter, en réalité, elle en connaissait parfaitement la cause et cela n’avait rien à voir avec la température du thé, pas plus qu’aux épices qu’il contenait. Enfin, pas exactement. Elle inspira calmement. Elle ne devait pas laisser la nervosité de sa tâche l’envahir où tout serait fichu. Hyriel avait dit qu’il serait confus et que ses sens seraient troublés, suffisamment du moins pour ne pas complètement réaliser ce qui allait se dérouler.

Sous ses jupons, son pied commença à battre la mesure pour expulser ses craintes. Et s’il comprenait ? Et s’il ne signait pas ? Comment devait-elle l’amener ? Ses boyaux se transformèrent en sac de nœuds.

— Tout va bien, Monsieur ? s’enquit-elle plus inquiète par ses projets que par son époux rougissant.

— Vous devriez reprendre un peu de thé. Il est vrai qu’il est épicé, mais cela passera. Et puis vous savez ce que l’on dit : il faut soigner le feu par le feu.

Comme pour l’inciter, elle prit elle-même une gorgée, simplement car elle avait la gorge bien trop sèche et nouée. Ce qu’elle disait n’avait pas grand sens, mais au moins pourrait-elle ainsi jauger de sa confusion.

— Ils ont eu bien tort de ne point nous inviter. Vous n’avez pas votre pareille pour égayer les réceptions et à coup sûr n’ont-ils pas manqué de regretter leur choix… dit-elle tout à fait sérieusement alors qu’un rire nerveux tentait de se frayer un chemin.

Il faillit bien remporter la victoire lorsque le cochon parla de se rattraper et qu’elle s’imagina instantanément son imposant mari trébucher et… se rattraper sur… le postérieur de l’ambassadrice… Oh non… Ses commissures se relevaient déjà rien que d’y repenser et… elle baissa les yeux sur ses genoux, se mordant les joues pour conserver son calme.

En face, Kalisha s'inquiétait. Elle lui proposa de reprendre une tasse de thé pour faire passer ce vilain mal. Elle n'avait peut-être pas tort, il faudrait juste le déguster plus posément. Et du reste il devait déjà avoir un peu refroidi. Prosper agita son petit mouchoir brodé encore un peu auprès de son visage rougeaud. Sa main fébrile reptit la tasse, il se laissa reverser un peu de ce brevage pourtant succulent qui ne lui avait jamais fait de pareils effets. Serait-ce les gâteaux ?

-- Le f... le feu, oui... oui je vois. Juste à... petites doses alors...

Et sur ce sentiment de grande sagesse médicale, il joignit le geste à la parole et dégusta très lentement cette nouvelle tasse. Pourtant, son crâne continuait de tourner et il s'affala plus en arrière dans le creux de ses gros oreillers. Il ne vit rien de la lutte de la princesse contre son rire. Elle continuait plutôt de parler et de regretter cette réception qui s'était passée de leur présence.

-- Il se r... rattraperont, je... compte bien... à la Cour avec Mademoiselle Florentyna... le Ministre et sa famille... des occasions rêvées p... AH...

Ses paroles avaient-elles encore quelque cohérence ? Il sentait juste qu'il essayait de dire ses espoirs de paraître au domaine royal grâce à la nouvelle prestigieuse position de sa fille. Mais ses paroles s'achevèrent sur un profond soupir alors que, après la tête qui tournait, il la sentait désormais partir dans une étrange vapeur presque anesthésiance. Ce qui eut pour effet bénéfique de calmer ses gigotages. Malgré tout, sa main avança - à peu près droit - pour tenter de saisir la cloche qui appellerait un serviteur : peut-être venait simplement le temps d'une bonne sieste ?

-- P... pardonnez moi... je... je ne sais ce qui... arrive soudain, lâcha-t-il à demi dans le cirage.

Sa main battait à droite, à gauche : où était cette satanée cloche ?

La tomate était presque à point désormais à en juger par la fluidité aussi râpeuse que du sable de ses mots. Oh c’était mal de se moquer. Elle n’aurait sans doute pas dû se gausser de lui comme une petite chipie face à sa farce, mais c’était tout de même irrésistible. Surtout après tout ce temps.

Elle nota sa main qui balayait de gauche à droite la table, manquant de renverser sa tasse chaude sur le tapis djerdan, chose dont il était bien évidemment hors de question ! Elle se jeta donc sur le plateau pour l’extirper des extrémités balourdes de son futur-ancien-mari. Oh et pour la cloche qu’il cherchait… eh bien il pouvait toujours essayer.

— Vous ne semblez pas être dans votre tasse de thé, en effet. Ce n’est surement que passagé… À moins que vos excès ne vous rattrapent ? Oh à ce sujet, j’ai croisé votre médecin, hier pendant que vous étiez à la chasse et les examens de vos excreta se révèle alarmante. Figurez-vous qu’il m’a sermonné pour votre gourmandise !

Kalisha se leva pour prendre de quoi écrire dans l’un des tiroirs de la bibliothèque puis extirpa une lettre d’un revers de sa robe qu’elle déposa sous ses yeux :

— Il désire que vous vous engagiez à poursuivre un régime de carottes pour les trois prochains mois à venir. Je sais ô combien cela sera rude, Monsieur, mais il en va de votre santé et de notre bonheur à tous. Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir signer ceci, en conséquence ?

Le seul médecin qu’elle avait croisé était le royal sien, et sa prescription s’avérait parfaite, comme toujours. Pour ce qui était du courrier, oh ce n’était rien d’autre qu’un simple aveu d’impuissance. Pas de quoi baratter la crème…

Les complications de sa respiration se faisaient entendre, sifflantes. Ses bouffées roulaient sous sa poitrine. Au travers d'un nuage il vit Kalisha écarter un plateau et son peu de conscience encore en état jugea cela bon : oui... il avait failli renverser... Mais il demeurait persuadé que la cloche se trouvait bien juste à côté. Le comte tenta de se relever pour la saisir mais n'en retomba que plus lourdement. Son visage fut traversé d'une marque profonde d'abattement à ce que lui annonça alors sa femme. Oh, ciel... il ne manquait plus que cela !

-- M... Mon mé... decin ? Il est venu ici ? (nouveau soupir pour faire retomber ses vapeurs) Oh diantre... ma... mes excès... des... des carottes, oui... oui... carottes je, je vois...

Il grommela Dieu savait encore quoi dans son abondante moustache désormais chargée de miettes et de perles de sueur. Oh, non. Pas ça. Bon, le reste de ce début d'année était bon - peut-être devait-il voir dans cet incident un rééquilibrage des choses. Ou bien... puisque l'heure avait été aux repentirs et purifications ces dernières semaines, Prosper devait bien reconnaître que c'était peut-être à travers cela son tour qui venait de se soigner de son petit et régulier péché.
Il secoua la tête de dépit, faisant trembloter dans la foulée le gras cramoisi de ses joues. Il n'essaya même pas de lire, ses yeux lui faisaient trop mal pour cela. Sa tête tournait trop, il n'aurait rien fixé dans son cerveau. Ses doigts saisirent la plume à disposition sur le petit écritoire où Kalisha lui présentait le pli. Et ce fut d'une écriture la plus lisible possible en son état - autant dire une écriture de médecin, voilà qui aurait donc le bon goût d'être assorti à la teneur du message - qu'il parapha.

-- Ce se...ra... long et dur oui... Mais vous a... a... avez raison, c'est p...our notre bien.

Oui des carottes pour être aimable et parce que cela avait quelque chose d’irrésistible de l’imaginer se plier à ce régime des plus absurdes, grignotant tel un petit lapin joufflu sa carotte en guise d’encas. Quant au médecin, l’idée lui était venue tout naturellement : entre son aversion pour son médecin rabat-joie – à juste titre – et celui qu’il avait tenté d’évincer de sa vie en le rendant coupable de sorcellerie. Il n’aurait pas fini d’entendre parler de l’esprit venger d’Hyriel…

Oh certes, c’était mal de se moquer de son état et elle avait bien un soupçon de culpabilité à profiter de cette scène, mais au fond ce n’était que le juste retour de cette année passée à ses côtés. Sans doute y serait-elle encore pour le restant de ces jours si elle n’avait pas décidé en octobre de se rendre en forêt afin d’obtenir un remède à son infertilité présumé.

C’est qu’il faisait presque pitié à secouer ainsi la tête pour tenter de se remettre les idées en place. Elle eut un instant d’hésitation en lui tendant la lettre : et s’il lisait et se rendait compte du pot aux roses ? Fort heureusement, il se contenta de signer bêtement et stupidement l’aveu d’impuissance qui serait envoyé dans la foulée à l’évêché.

— C’est tout à votre honneur de vous soucier de notre bien, Monsieur. Vous ne le regretterez pas, j’en suis certaine.

Sur ce, elle fit sonner la cloche de trois petits coups secs jusqu’à ce qu’un serviteur paraisse en s’inclinant obséquieusement.


— Pourriez-vous escorter mon époux dans ses appartements ? Il semble que le thé fut trop épicé pour Monsieur le Comte. Il a été pris de vapeurs soudaines… Un linge humide et du repos lui feront sans doute le plus grand bien.

Une fois seule, elle contempla cette lettre qui lui offrirait bientôt la liberté dont elle rêvait. Dire que tout cela tenait à quelques mots et un nom griffonné en bas de page…

Kalisha lisait un livre au coin du feu, vivement que le dernier roman de Boréalion paraisse ! Cette rencontre lui avait ouvert l’appétit comme l’une de ses petites pâtisseries dont elle reprit une bouchée avant de se lécher avec gourmandise le bout des doigts plein de miel. Pour une fois qu’elle était seule, elle pouvait bien se le permettre !

Elle n’avait eu aucun retour de l’évêché pour le moment, mais cela ne saurait tarder désormais. C’était une affaire diplomatique des plus importante et ils ne se permettraient jamais de la faire trainer en longueur comme cette sordide histoire de prêtre dépravée. Tout de même… Elle n’en revenait pas… Le père Thierry s’était montré si drôle et avenant avec elle… Comment était-ce possible qu’il s’agisse de la même personne ? Brr, cette histoire faisait froid dans le dos tout de même. Il avait bien eu des accès de colère, mais s’était montré tout à fait correct avec elle. Aurait-elle été assez naïve pour se laisser abuser de la sorte ? Peut-être bien, oui. Elle prit une nouvelle petite pâtisserie lorsque la porte s’ouvrit.

Il remit en toute confiance le pli signé à Kalisha, trop préoccupé qu'il était par les bourdonnements dans son crâne et les gargouillis douloureux entre ses côtes. Avachi sur le fauteuil, il gesticulait toujours en quête de cette maudite cloche et perçut en sourdine les compliments de sa femme. A son honneur, oui... oui... Il grogna par avance à l'idée de se farcir autant de satanées carottes ses prochains temps, mais puisque le médecin l'indiquait. Prosper n'eut finalement pas besoin de mettre la main sur la sonnette : Kalisha l'agita elle-même et le remit aux soins d'un domestique.
L'homme fit venir deux autres valets, qui soulevèrent le seigneur jusqu'à ce qu'il put - appuyé sur eux - aligner quelques pas fébriles vers sa chambre. Au passage, ses petits yeux vitreux adressèrent un regard penaud à son épouse.

-- M... merci, bafouilla-t-il avant de disparaître.



Une journée qui s'annonçait ordinaire. Prosper s'était finalement remis de son malaise de l'autre jour. Il allait se préparer à partir pour la chasse quand un courrier fut annoncé : il voulait le voir d'urgence pour lui remettre un pli ne souffrant nulle attente. Bougonnant de mauvaise humeur, le comte approcha, s'en saisit et remercia le commissionnaire après lui avoir remis une pièce. Il décacheta rapidement l'enveloppe et à mesure que ses yeux parcouraient la mussive, son visage pâlit, ses prunelles s'écarquillèrent.
Prosper secoua la tête. Fiché sur place, il relut plusieurs fois les lignes pour être bien certain qu'il ne rêvait pas. Comment ? Le courrier venait de l'évêché. Il... le déclarait impuissant suite à une lettre par lui signée il y avait une semaine de cela. Comment cela avait-il pu... Qui avait osé le... Sa bouche s'arrondit : le comte venait de faire le lien. Cette ordonnance ! Cette ordonnance qu'il avait signé à son épouse lors de ses vapeurs ! Ce ne pouvait être que cela, il se souvenait très bien de tous ses autres courriers !
Une fois n'était pas coutume, lui d'ordinaire lent fondit comme une balle à travers le domaine pour rejoindre le salon dans le quel Kalisha lisait. Il entra sans frapper, faisant valdinguer la porte derrière lui. Il agita la lettre sous son nez et piaffa :

-- Qu'est-ce que cette machination ???!! Quel genre de torchon avez-vous écrit à l'évêché ?!

Ses yeux gorgés de sang reparcoururent certaines lignes : en plus d'être déclaré impuissant et de voir son mariage annulé, on lui ordonnait de conserver Kalisha au domaine sans lui faire le moindre tort, en attendant qu'une nouvelle situation lui soit trouvée dans les plus brefs délais. Quant à lui, seigneur de Monthoux, il était pour ces faiblesses tenu à l'écart des prochaines possibles obligations diplomatiques de Monbrina. La honte ! La honte sur sa famille ! La disgrâce ! Tout Braktenn allait savoir, pour son mariage rompu. Pour quoi passerait-il ?! Et... et sa fille par corollaire ! Les mauvaises langues n'allaient pas épargner leur famille !

-- Traîtresse ! Menteuse ! (Un temps, ne trouvant plus ensuite à brailler que) DES CAROTTES ! DES CAROTTES ! JE VOUS EN FICHERAIS DES CAROTTES !

La porte vola. Kalisha se tourna doucement pour apercevoir la silhouette rondouillarde et furibonde de son mari agiter une lettre comme un éventail : il était vrai qu’un peu d’air supplémentaire ne lui aurait pas fait de mal.
Elle n’avait pas besoin d’en connaitre l’expéditeur pour savoir de quoi il retournait : bien évidemment qu’il s’agissait de l’évêché. Elle pencha innocemment la tête sur le côté. Encore un peu et il ferait une crise d’apoplexie sous ses yeux…

— Plait-il? Je n’ai rien écrit, Monsieur. Je n’ai fait que l’envoyer.

Et c’était parfaitement vrai. C’était l’avantage d’avoir un médecin-écrivain public comme ami qui s’était fait une joie d’imiter l’écriture du comte de Monthoux à la perfection. Alors, non, elle n’avait pas écrit un traitre mot à l’évêché, elle n’avait fait que les dicter et qu’est-ce qu’ils avaient ri ce faisant ! La princesse referma avec une lenteur agaçante son livre avant de le déposer sur la petite table pour reprendre une pâtisserie : c’était bien la seule chose qui ne lui faisait envie ces derniers jours.

Elle se demandait si Prosper allait finir par exploser littéralement comme une vessie trop remplie. Il pouvait bien vociférer autant qu’il le désirait : cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Tout ce qui comptait c’est qu’elle était LIBRE. Libérée et délivrée de cette union sans saveur et sans bonheur. Pour un peu, elle en aurait même ri aux aboies si la bienséance n’avait pas exigé de finir ce baklava avant toute chose.

— Je crois comprendre, Monsieur, que l’évêché a jugé vos carottes incapables d’être fichées où que ce soit, rétorqua-t-elle avec une morgue malicieuse. Notez cependant qu’un peu d’amabilité supplémentaire ne vous ferez visiblement pas de mal.

Kalisha se délecta d’une gorgée de thé comme si de rien n’était et ajouta nonchalamment :

— Vous pouvez toujours venir prouver votre virilité au cours d’un congrès si le cœur vous en dit.

Auquel cas, elle s’arrangerait pour lui faire passer l’envie de dresser sa troisième jambe –qu’il ne voyait même pas sous sa bedaine proéminente –.

-- Ne vous moquez pas de moi ! tempêta Prosper. Qui sinon vous aurait pu commettre ceci ?!

Il agitait toujours le courrier, avant de jeter au plafond un regard ahuri. Il essayait de se souvenir de l'écriture sur le pli qu'il avait signé l'autre jour. Dans son état il y avait si peu pris garde, mais si cela ressemblait réellement à son écriture, alors qui en était l'auteur ? Nul dans ce domaine à part sa femme, sa fille et son secrétaire aurait été capables de cela. Florentyna était trop sage pour avoir fait une chose pareille. Le secrétaire n'y aurait sûrement aucun intérêt. Quant à Kalisha... par élimination... Malgré tout, un instant il suspendit son geste et commença à douter : et si ça avait vraiment été lui dans un moment d'égarement ? Non... Non !

Il secoua la tête pour chasser l'idée saugrenue et ses mains crispées revinrent devant lui, froissant au passage le pli. En tout cas, cela lui apprendra à ne plus rien signer à la légère dans des moments d'inconfort. Qu'il avait été naïf ! Il manqua de s'étouffer quand Kalisha, toujours avec un froid aplomb en face de lui, osa ces nouvelles insinuations. Mais bien sûr que si, sa carotte fonctionnait ! Il n'avait juste... pas été très performant ces derniers mois, cela arrivait. Et puis, ils n'avaient pas fait de la salade si souvent que cela, sa jeune épouse et lui. Ainsi voulait-il se convaincre de l'état irréprochable de sa virilité.

-- Qu'à cela ne tienne ! piailla-t-il concernant le congrès. Je prouverai que tout ceci n'est qu'une machination et que cette pseudo-reconnaissance de ma part n'est qu'ordurerie ! Quand vous voulez !

Et s'il tenait le rédacteur du faux billet, ah !

Son mari s’emportait et cela était si ridicule qu’elle ne parvenait même pas à émettre le moindre sursaut face à ses invectives, bien au contraire.

— Oh et bien je ne sais pas. Sans doute la même personne qui s’amuse à imiter notre écriture pour modifier les almanachs afin que l’on se trouve prise au beau milieu d’une exécution publique ? répondit-elle innocemment.

Elle prit une petite gorgée de thé, sourire en coin. Ah Marthe… Si elle pouvait faire d’une pierre deux coups…

— Voyons voir… Qui cela pourrait être si ce n’est ni vous ni moi ? fit elle faussement pensive index sur ses lèvres…Notre intendante peut-être ? Elle ne manque jamais de vous dévorer des yeux comme un gigot à point et n’a cessé de me jalouser depuis le début ! Grâce à Dieu, elle n’aura plus à me supporter désormais.

Comme Prosper ne lâchait rien, elle lui suggéra de passer en congrès afin de prouver sa virilité une bonne fois pour toutes aux yeux de tous. Assez idiot qu’il était pour accepter une pareille « opportunité », le goret se mua en sanglier. Kalisha plissa les yeux. Il était hors de question de s’adonner à cette démonstration publique. Subir l’inspection avant son mariage désastreux avait été suffisamment humiliant comme cela pour ne pas souhaiter recommencer. Il n’y avait plus qu’à lui rafraichir quelque peu ses idées qui s’enflammaient comme un feu de brousse.

— Eh bien j’irai déposer un dossier au Parlement dès demain, dans ce cas. Et dire que nous serons au cœur du spectacle. Mieux encore que notre nuit de noces. Ce soir-là vous n’aviez pas eu le privilège de vous voir éplucher la carotte par toute une cohorte d’experts venus juger sa bonne conformité. Peut-être aurions dû nous faire cela plus tôt ?

Elle esquissa un sourire.

— Etes-vous déjà allé au bordel ? Il parait que c’est dans ce genre de lieu de mauvaise vie que s’y passe le congrès. Vous imaginez ? Tout un tas de juristes, de matrones et autres témoins les yeux droits rivés sur votre intimité. Oh il y aura certainement des rideaux mais vous sentirez tout de même leur regard de jugement. Et puis de temps à autre, on glissera un œil et commentera « il ne nature point » dira-t-on. Ce qui n’étonnera personne. A-t-on déjà vu homme réussir cette épreuve ?

Elle reprit une petite gorgée qu’elle savoura.

— Ce qui est formidable je trouve, c’est que cela va alimenter les salons pour l’année à venir. Croyez-moi tout Braktenn ne parlera plus que de vous après un tel exploit, vous pouvez en être certain.

Kalisha était étonnamment calme, à siroter son thé. Elle lança cette accusation au sujet de l'almanach : quelqu'un les aurait donc trompées, Florentyna et elle, pour qu'elles se trouvent dehors au moment de l'exécution ? Prosper se pinça la lèvre et commença à réfléchir autant qu'il lui était possible : qui aurait fait cela... Mais alors, l'imprécation tomba.

-- Marthe ? glapit-elle. Qu'insinuez-vous là ?!

Le comte était incapable de croire une chose pareille de la part de la contremaître. Mais peu importait cela sur le moment : il était surtout choqué de l'accusation concernant sa vie privée avec cette femme qui ne faisait rien d'autre que son travail avec rigueur. Et comment... comment serait-il possible qu'elle ait pour lui des idées de cet ordre ? Prosper ne lui avait jamais laissé entrevoir des possibilités de cette nature.
Il y eut cependant plus grave encore : l'humiliante affaire qui les préoccupait alors et la proposition que, dans le feu de sa colère, le seigneur de Monthoux avait d'abord acceptée. Se rendre au congrès. A mesure toutefois que Kalisha alignait les précisions, l'enthousiasme gonflé d'un seul coup retomba tout aussi vivement qu'il était venu - tel un soufflé. Dans un bordel ?! Par tous les saints ? Comment pouvait-on mener là bas des jugements aussi sérieux ! Et si... si il était un peu trop sûr de lui. Et si ce jour-là, il n'avait pas toute la vigueur en laquelle il croyait encore l'instant d'avant... L'humiliation du domaine de Monthoux serait encore pire que ce qu'elle ne l'était déjà. Hors de question qu'il échoue devant tous ces gens-là. Et hors de question qu'il descende se mêler à des catins.

-- Et comment se pourrait-il que nul homme aucun ne "nature" pendant cette inspection ?! Voilà qui devrait jeter le soupçon sur l'épreuve. fit-il pour tenter de chercher les failles dans les détails donnés par son épouse.

Prosper en avait le visage joufflu tout contracté de l’intense réflexion qui l’agitait et le menait sans doute droit vers un cul de sac intellectuel. C’est pourquoi Kalisha ne prit guère le temps de lui laisser dérouler le fil abscons de sa pensée et tira directement sur la pelote pour en arriver à la conclusion.
Marthe. Ce fennec de Marthe dont l’antipathie était d’une réciprocité sans bornes et ce depuis son arrivée. Kalisha n’était pas aveugle ni idiote au point de ne pas remarquer qu’elle ait détrônée la matrone dans ses obligations en devenant la nouvelle maîtresse de maison et c’est ainsi que de cordiale compétition leur relation avait évolué vers une perfide aversion.

— Vous pensiez réellement que Mademoiselle Florentyna et moi-même nous étions retrouvées, céans, piégées durant l’exécution du sorcier ? Allons vous n’avez jamais été futé comme un renard, mais tout de même ! Cela n’avait aucun sens ! Tout ce que je sais c’est que l’almanach venait d’être modifié et que Marthe a été aperçue à proximité la veille de notre escapade funeste. Oh, elle venait certainement faire la poussière, n’est-il pas ?

Toutefois l’affaire passa au second plan lorsque pris d’un élan plein d’un idiot et aveugle optimisme, Prosper accepta la proposition de se produire en congrès, lui et sa virilité à toutes épreuves. Enfin toutes… C’est qu’il semblait quelque peu pâlir au fur et à mesure qu’elle égrainait les détails comme on saupoudrait de cannelle les petits moelleux aux mandarines. Était-ce la perspective du public averti ou de la scène de leur représentation qui le faisait tant hésiter ? Ou la simple peur de l’échec qui, de fait, suffirait justement à le faire échouer implacablement. A moins que ce ne soit les répercussions sur sa famille ? C’est que ça commençait à faire beaucoup : sorcellerie, impuissance... A chaque mois son accusation à Monthoux ! Que préparait donc le printemps pour le comté ? C’était sans doute la question qui ne manquerait pas de remuer les lippes pourpres des potinières de salons braktennois.

Était-ce bien à elle qu’il posait cette question ? Kalisha fronça les sourcils, tasse toujours en main, sans savoir si c’était là une candeur qu’elle aurait dû avoir et avait égarée durant le mois de décembre ou si son ancien mari était à ce point benêt. Qu’importe… elle pencha naïvement la tête :

— Ma foi, je l’ignore, Monsieur. Sans doute la vérité sort-elle de la bouche des femmes ?

Et Dieu lui-même – quel qu’il soit– jugeait bon d’appuyer leur demande visiblement…

— Souhaitiez-vous me faire part d’autre chose, Monsieur ? C’est que j’apprécierai retrouver mon livre et ne pas vous accorder plus d’attention que vous ne m’en avez offerte au cours de cette année.

-- M... Marthe ?! connecta enfin le comte après avoir reçu, tétanisé, les détails que lui énonçait son épouse.

L'intendante, venue corriger l'almanach ? Il ignorait cela et s'était en effet demandé comment sa femme et sa fille avaient pu se retrouver, malgré ses précautions et l'avis de Cécilia, devant le bûcher du sorcier. Mais les hypothèses n'avaient pas accouru à son esprit. Il n'en entendit même pas l'injure à peine déguisée de Kalisha quant à son esprit, occupé à un autre sujet : Marthe était très sévère avec le personnel... cependant si elle était bien à l'origine d'une telle machination, c'était abject. En dépit de la dispute qui l'opposait présentement à son épouse, Prosper continuait de trouver affreux ce qui leur était arrivé, à elle et Florentyna, le jour de l'exécution du sorcier. Son visage rougeaud de colère en eut donc un instant sincèrement navré, pas loin de se décomposer dans une indéchiffrable expression. Il lui faudrait s'expliquer avec la contremaître.

Il finit sur ces entrefaites par abandonner l'idée de ce congrès aussi vite qu'elle avait bondi dans son petit esprit - tel un clown à ressors aussitôt remis en boite une fois jailli. Il ne pouvait pas risquer cela pour la famille. La simple angoisse d'échouer pourrait le faire échouer - sans compter que vu comment Kalisha lui parlait à présent, il ne faudrait pas non plus compter sur elle pour être coopérative. Il allait ouvrir la bouche mais la jeune femme reprit la parole pour cette ultime irrévérence.

-- Heh ! La belle affaire ! Vous non plus n'avez jamais pris part à mes centres d'intérêt - piailla-t-il comme un gamin voulant juste avoir le dernier mot. Et... et cette scène ! Cette scène devant le Cardinal ! Et cette faiblesse de vous être laissée envoûter ! Moi aussi ! Moi aussi je pourrai vous en tenir rigueur !

Ses accusations décousues partaient en tous sens comme ses gestes alors qu'il parlait. Enfin, il se calma. Se rappelant de la lettre, il décréta :

-- Quant au congrès, je vais y réfléchir.

Fameuse lourdaude formule qui voulait tout dire de sa défaite sans la vouloir officiellement reconnaître. Il délaissa le pli chiffonné sur le guéridon le plus proche et se retira d'un pas pressé. Kalisha aurait tout le loisir de découvrir le détail des ordres de l'évêché : démariée, elle allait devoir vivre encore sous le toit du comte jusqu'à ce que lui soit décrétée une nouvelle situation. Ordre était fait à elle de se tenir tranquille, et à lui et son personnel de ne rien tenter d'inconsidéré sur sa personne.
Une semaine se passerait donc pour Kalisha sous la plus stricte surveillance des gardes, mais dans la totale absence de Prosper. Un couple qui s'évitait soigneusement. Jusqu'à ce que les prochaines directives données par Sa Majesté le roi finissent par arriver...

Marthe ? Oui, Marthe. Qui d’autre? Elle observa avec détachement le visage de son mari impuissant se muer dans une étrange grimace : il n’avait pas mauvais fond, elle le savait pertinemment. Dans d’autres circonstances, ils auraient pu nouer une entente cordiale. Un peu de considération, c’était tout ce qu’elle aurait demandé. Un peu plus qu’une obligation, qu’un faire-valoir ou qu’un adorable ornement de bras. À le voir ainsi désolé, sa volonté flanchait et avouer qu’elle ne ressentait pas la moindre once de compassion aurait été mentir. Oh oui… En vérité, en cet instant précis, elle commençait presque à se dire qu’elle était allée trop loin, emporter dans un élan de vengeance dévastateur.

Et si ?
Et si ?

Comment savoir ? Il était trop tard pour faire marche arrière désormais. Elle devait assumer son choix, sa décision et toutes les conséquences qui en découleraient. Assumer cette voie qu’elle venait d’emprunter, qu’importe le prix à payer. Elle ne pouvait donc désormais que chasser ses doutes et se concentrer sur cette chance qu’elle venait de se créer… Kalisha s’empressa donc l’asticoter une ultime fois, nourrie par toute la rancœur accumulée en une année.

Prendre part à ses centres d’intérêt ? Mais elle détestait la chasse  et les chiens ! Comment aurait-elle pu ? Et c’était bien la seule chose qui occupait ses journées excepté la boustifaille. Elle roula des yeux, mâchoires serrées. En revanche la suite la fit bondir sur ses deux pieds.

— Vous n’avez récolté que ce que vous aviez semé ! rugit-elle, « Femme ! », « Femme ! » , « Femme ! ». Vous ai-je jamais manqué à ce point de respect ?! Vous nous avez séquestrées comme des malandrins Florentyna et moi-même, tout cela par crainte des racontars !

Prosper se calma, avouant indirectement qu’il n’irait pas au congrès ce qui eut malgré tout pour effet de la soulager. Il n’aurait plus manqué que cela. Elle inspira profondément et se rassit, lissant sa robe.

— Très bien, j’attendrai votre retour en ce cas,

Kalisha s’empressa de remplir sa tasse vide sans lui prêter la moindre attention. Seul le pli se déposant tel un papillon sur le guéridon attira son attention dans l’angle de son champ de vision. Elle patienta le temps que le petit pas lourdaud et empressé de son ancien époux disparaisse complètement puis se leva pour le récupérer et le parcourir depuis son fauteuil.

Nouvelle situation

Ses entrailles se tortillèrent. Que… Que se passerait-il ? Sa fragile assurance vola soudainement en éclat. Avait-elle réellement espéré être libre et faire ce que bon lui semblerait ? Qu’allait-elle devenir ? Allait-on la renvoyer dans son pays ? Il en était hors de question.

Elle ne retournerait jamais là-bas.
Jamais.
Jamais.
Jamais.

Si tel était le cas, elle disparaitrait purement et simplement à l’abri dans son royaume et tant pis si vivre dans les bois lui faisait peur à long terme...

Non, ce n’était pas logique…


Elle se leva et commença à arpenter nerveusement le salon. Ils ne pouvaient pas la renvoyer alors que la situation se dégrader. Ils allaient vouloir l’utiliser… De fait, elle exclut également le couvent pour les mêmes raisons. Ne restait que… elle se figea…le… mariage. Ils allaient la remarier. Un frisson la parcourut. Elle était piégée désormais. Incapable de fuir dans l’immédiat, gardée de près comme le pion capital qu’elle était dans ce jeu de pouvoir. Elle déglutit péniblement.

Qui ?

Kalisha se laissa tomber dans son fauteuil, toute velléité de joie disparue. Son esprit commença à énumérer les possibilités… Si… Si… Elle s’enfuirait… Elle disparaitrait…