[Flashback: 15 Avril - 8 Mai 1581] Du devoir et du pacte de deux amis [Terminé]

Le but n'avait pas été de mettre Coldris mal à l'aise. Il ne voulait pas... ? Il aurait dû… ? Tout sacrifié… quand lui préférait son père, oui, elle le lui avait déjà dit. 

— Oui, je… comprends.

Et à sa façon d'en parler, il n'était pas en paix avec cette histoire. Il prierait pour qu'il puisse le dépasser. 

Peu désireux de s'attarder sur un sujet dont personne ne tenait à parler, il fit un autre aveu. Oui, en le disant, il se rendait bien compte que c'était idiot mais… 

Non, il ne désapprouvait pas le reste, c'était simplement… Oui, son père aurait sans doute compris, mais bon… il ne voulait pas que l'on pense qu'il s'opposait à lui. Parce que ce n'était pas le cas. Qui était-il pour reprocher quoi que ce soit à un homme aussi exemplaire ?

— Je ne me permettrais pas de juger un projet dont je ne sais rien. Il s'agissait de me le dire… Je sais que j'aurais dû savoir que cela viendrait, mais… En la rencontrant… Je ne saurais comment vous l'expliquer. Je suis passé de l'évidence que ces détails se verraient pour moi à l'évidence que ce ne pouvait être qu'elle. Je sais que c'est idiot, mais… c'était elle.

Et ce n'était probablement pas judicieux de lui rappeler ce que cela pouvait être. Il reprit : 

— Pour le reste, je sais que mon père sait ce qu'il fait et… Je suppose qu'il a ses raisons pour ne pas me faire confiance et en dire davantage.

De toute façon, si ce n'était pas son Isaure, cela ne changeait plus grand chose...

Il ne pouvait sans doute qu’effleurer la surface de ses tourments, mais cela suffisait déjà à créer des remous. Il acquiesça sans en dire davantage. Il ne le pouvait pas. Il n’y arrivait pas. Et plus les années passaient moins il pensait y arriver un jour. Il était comme ces arbres dont on avait gravé l’écorce : meurtri et scarifié à jamais.

Quoi qu’il en pense, Coldris ne le jugeait pas pour avoir son opinion sur la chose. C’était tout naturel et la preuve qu’il était doté de sa libre pensée. En réalité, c’était même plutôt une bonne chose bien qu’il n’irait pas l’encourager dans cette voie. De nouveau, il opina avec attention tandis qu’il développait son propos.

— Je comprends, on ne choisit pas de tomber amoureux, c’est ainsi, affirma-t-il en scellant son esprit. Amour sait être vicieux lorsqu’il heurte le cœur des jeunes gens.

Coldris soupira au reste avant de secouer lentement sa tête.

— Ce n’est pas une question de confiance. Et du reste, il s’agit de mon idée. Ton père s’en veut assez d’avoir gardé le silence pour ne pas que j’assume mes conseils idiots.

Ce n’était pas tout à fait vrai. Toutefois, il préférait endosser la pleine responsabilité que de le laisser croire à un manque de confiance.

— Je lui ai dit que tu étais trop jeune pour que l’on t’embarrasse l’esprit avec ce genre de considérations.
Du reste, peut-être avaient-ils tous deux surestimé la sagesse de Démétrius en imaginant qu’il n’irait jamais s’enticher d’une jolie fille au regard de biche. Autant dire qu’ils avaient fausse route sur toute la ligne.

— Quant à en dire davantage… C’est aussi l’une de mes demandes à vrai dire. Il soupesa un instant son regard pour voir si une déduction quelconque s’invitait dans son esprit avant de donner un nouvel indice. Je voulais t’éviter une situation… délicate.

Comprendrait-il désormais à quel point il était impliqué dans ce mariage ? Bien plus que pour être le confident inaliénable de son père ?

Non, il n'avait pas fait exprès. S'il l'avait voulu, il aurait sans doute pu se contrôler mais… mais il s'était laissé entraîner et à vrai dire, il ne le regrettait que dans la mesure où le rêve était terminé - et qu'il avait l'impression de les avoir déçu en se laissant avoir. Il avait été vraiment heureux de la fréquenter et, pour la première fois de sa vie, enthousiaste à chaque sortie. Oh, bien sûr, il n'était pas malheureux avant cela, mais… mais… c'avait été différent. 

C'était encore difficile à croire, certes, mais la douleur finirait par passer. Il ne l'oublierait jamais, mais elle et lui apprendraient à vivre avec cela. Chacun de leur côté, ils retrouveraient la paix en ne gardant que le meilleur de leur relation. Il fallait y croire et accepter, c'était le seul moyen. Il fallait prier. 

Pas une question de confiance ? Son père… son père s'en voulait de… non ! Il serra le poing pour laisser ses cheveux tranquille. Il avait pourtant tout fait pour éviter de l'ennuyer avec cette histoire. Il s'en fichait bien que le conseil soit de son parrain - qui avait eu tort, pour lui c'était déjà plus aisé de reconnaître qu'il le pensait. Il ne leur en voulait pas, il se sentait juste bête de n'avoir pas su mieux se tenir. Qu'avait-il manqué ? Il s'était pourtant bien efforcé de tout faire comme avant… Comme si rien ne s'était passé…

Et voilà que Coldris parlait de demande et non plus de conseils. Il toqua sur le mot, refusant de comprendre l'implication qu'il sous entendait parce qu'elle n'avait pas de sens. À moins qu'il ne lui ait demandé un mariage diplomatique particulier, quelque chose qui… soit lié à sa fonction ou qui, d'une manière ou d'une autre, se soit fait par son intermédiaire ? Cela aurait aussi pu expliquer le secret, sans doute, mais… Pourquoi avait-il l'impression de passer à côté de quelque chose ?

— Je ne suis pas sûr de comprendre où vous voulez en venir...

Il ne pouvait pas tolérer que Démétrius songe à manque de confiance de la part de son père ou de la sienne ¬– quoiqu’il doutait que cela puisse être possible – et au fond, s’ils avaient surestimé sa capacité à conserver son cœur loin de ces bâts qui blessent, ils avaient peut-être également sous-estimé sa capacité à comprendre et intégrer l’union qu’ils avaient conclu.

Si Coldris n’avait rien dit, c’était simplement pour préserver leur relation telle qu’elle était sans qu’aucune gêne ne s’y installe. Et si Bérénice venait si peu souvent à Saint Eloi, c’était qu’il préférait éviter que les deux futurs époux ne bâtissent une amitié trop embarrassante pour pouvoir partager leur couche. Parfois – souvent ? – Coldris se disait que c’était bel et bien raté. La faute sans doute à son voyage en Italie pendant près d’un an… Toujours était-il qu’il se trouvait désormais dans une position quelque peu inconfortable. Or, comme tous semblaient en pâtir, il jugea préférable de rompre le secret. Après tout, n’avait-il pas dit qu’il aurait préféré savoir ? Pourquoi le tourmenter davantage en le laissant naviguer dans l’obscurité la plus complète ?

Il commença donc par semer des indices sur son implication qui s’étendait bien au-delà de sa simple amitié pour son père. Tout au long de ses paroles, il scrutait la réaction de son filleul dont il lisait toute une vague de questions et d’hypothèses. Et compte tenu de son ultime question, soit il avait omis cette possibilité si proche de lui, soit il n’y croyait pas…

— Tu vas épouser ma fille, Démétrius, déclara-t-il de but en blanc.

Et le couperet tomba. Démétrius resta quelques instants interdit. Il… avait dû très mal entendre parce que le mariage diplomatique était une idée beaucoup moins étrange. Ou bien ne pensaient-ils pas à la même fille… mais cela n'aurait pas eu beaucoup de sens. 

— Ah…

Il acquiesça sans que l'information n'ait réellement percuté. La preuve en était que penser à elle ne le ramenait qu'au thé qu'il avait promis à sa grande princesse. Cette espèce de petite cousine ou de… il ne savait pas exactement comment il la considérait, mais si une chose était certaine, c'était que ce n'était pas du tout comme sa… hmmm… sa… enfin, soit. 

— Justement, je pense qu'elle m'attend pour… Eh bien, le thé.

À vrai dire… Il ne s’attendait pas vraiment à une autre réaction que celle-ci. Ce silence qui s’étira le temps que l’information se fraye un chemin dans son esprit… Oui, voilà. Comprenait-il désormais qu’il n’y avait nulle question de confiance sous-jacente ? Coldris prit une profonde inspiration. Il savait. Il savait qu’il allait épouser la « petite » Bérénice. Rien que pour lui c’était déjà étrange à dire alors pour son filleul, il concevait sans mal le choc.
Si on ne pouvait nier les implications politiques qu’avait générées cette alliance, il y avait pourtant une chose de bien tangible dans tout cela : il n’aurait pas voulu confier sa merveilleuse petite nymphe à qui que ce soit d’autre. Cela n’avait peut-être l’air de rien pour beaucoup, mais Coldris pouvait affirmer sans ciller faire entièrement confiance à son futur gendre pour prendre soin de sa précieuse fille.

Démétrius tenta de prendre congé et ô combien il le comprenait, car lui-même ne savait réellement quoi dire de plus dans cette atmosphère des plus gênées qui s’était installée entre eux. A croire que ces derniers temps, ils ne pouvaient souffrir d’aucune conversation paisible et banale…

— Oui bien sûr, je comprends, vas, je ne te retiens pas.

Il était sans doute bien trop heureux de quitter cette pièce comme lui-même avait quitté sa chambre l’autre jour, alors il n’avait pas vraiment de raison de le maintenir ici, si ce n’était pour agrandir un plus encore ce malaise… Il l’observa donc se diriger vers la porte avant de se décider à rajouter quelques mots :

— Je… Je lui dirais plus tard. Quand… Enfin... J’espère que tu ne m’en veux pas.