[18 Février 1598] Une rencontre dansante.

Alors que Skalitis avançait dans les rues de la ville, elle repensa à ce qui l’avait amenée ici. Encore une fois, Bellanger, son nouveau maître, l’avait envoyé faire ses corvées de courses et elle se retrouvait désormais dans le bruit ambiant du marché. Les vendeurs criaient dans leur échoppes, comme si celui qui parviendrait à faire le plus de boucan finirait la journée avec son étalage vide et sa bourse pleine. La jeune esclave, quand à elle, possédait déjà un panier bien rempli qui lui tirait sur les bras.

C’est en se dirigeant vers l’extrémité du marché pour rentrer à la librairie, qu’elle aperçue un musicien ambulant jouer un rythme entraînant. Elle se rapprocha doucement, notant le cercle d’enfants riant qui s’était formé, avant de se concentrer à nouveau sur la musique. Un sourire au lèvre, ses pieds tapaient doucement le sol et un fredonnement lui échappa. Soudain, l’esclave silencieuse fut tirée de sa rêverie par un nouveau poids qui s’était ajouté à sa manche. Elle baissa les yeux et découvrit un petit garçon avec des yeux grands comme des soucoupes et quelque dents manquantes.

- M’dame, m’dame ! Vous zavez danzer ?

Un mince sourire éclaira le visage de Skalitis et elle hocha de la tête dans la direction de l’enfant. Les joues du garçons furent envahies de rouge et il baissa les yeux en lui lâchant la manche.

- Vous pourriez nous montrer alors, m’dame ?

L’esclave silencieuse se mordit les lèvres. Elle n’était pas sûre d’avoir le droit en tant qu’esclave mais elle se dit qu’après tout, elle ne faisait pas de mal. Alors, Skalitis confia son panier au garçon, prenant soin de le garder en vue pour ne pas qu’il le lui vole et elle alla se positionner aux côtés du musicien qui, étonnamment, l’accueillie avec un sourire radiant. Avec une inspiration, Skalitis se mit à suivre le mouvement de la musique et, doucement, son propre sourire s’élargit, illuminant son regard clair.

Les mouvements de l’esclave n’était pas ce que les passants avaient l’habitude de voir. Certains aspects de la danse leurs étaient familiers, originaires de leurs régions, mais à d’autres moments, les pas effectués devenaient étranges, presque hypnotiques alors que la musique ralentissait. Skalitis tapait le sol de ses pieds, les bras virevoltants dans l’air alors qu’elle se remémorait ce que d’autres esclaves, d’origines toutes différentes, lui avaient appris. Elle n’était pas nécessairement la meilleurs danseuse, le manque d’entraînement n’aidant pas, mais le sourire sur son visage plein de vie et ses mouvements rythmés attira quelques badauds. Skalitis, elle, était concentrée sur ce qu’elle faisait, prêtant à peine attention aux cris d’encouragements et aux chants de ses spectateurs alors que sa respiration venait en souffles saccadés.

Tristan appréciait sa petite balade du jour autorisée par Mademoiselle Cassin. Qui aurait cru que pour un esclave il avait autant de temps libre, et une "maîtresse" si bienveillante qui était en réalité davantage une amie qu'une supérieure ? Ainsi prenait-il donc son temps pour faire les petites emplettes de la maison. Comme d'habitude, des regards de curieux s'arrêtaient sur son petit fauteuil roulant en bois, sur sa silhouette androgyne. Le garçon avait appris à passer comme un souffle, sans s'en préoccuper, gardant silence et sourire de poupée aux lèvres. Renvoyer un sourire aux passants qui lui adressaient des lorgnades déplacées, c'était ce qu'il y avait de plus pacifique... et déstabilisant... à faire.

Soudain, il repéra un mouvement inhabituel du côté du musicien des rues et des quelques mômes autour. Des mêmes qu'il connaissait bien d'ailleurs, pour avoir lui-même jadis été enfant errant. Souvent, il revenait tailler la discussion avec quelques-uns. Mais aujourd'hui, ils observaient une danse. Une danse comme lui-même pouvait en faire parfois, en poussant à fond les petites roulettes de son fauteuil pour tournoyer, basculer en arrière, pirouetter.
Tristan approcha, mettant comme d'habitude tous les efforts de ses faibles muscles à actionner sa chariote sur les pavés compliqués. Il vit une jeune femme dans une tenue toute simple. Mais aux cheveux radieux, et son visage et ses gestes aussi, qu'est-ce qu'elle était jolie ! Longue, mince et solaire, pour eux elle dansait. Un sourire étira les lèvres du petit invalide. Il se confondit au milieu de tous ces jeunes spectateurs pour suivre ses mouvements gracieux. Un peu exotiques aussi. Venait-elle d'ailleurs ?
Un temps, il eut la tentation de se joindre à sa danse, mais se retint : il ne voulait pas prendre une partie de l'attention, ce ne serait pas correct. Alors il se réjouit au milieu des autres mômes et battit des mains. Tristan applaudit de bon coeur à la fin de cette danse sûrement improvisé. Il roula timidement vers l'artiste.

-- B'jour. C'que c'était beau ! J'vous ai jamais vue par ici, vous dansez souvent ?

Sous les applaudissements des passants, Skalitis laissa échapper un rare rire. Ses joues étaient rouges à cause de l’effort et ses yeux bleus pétillaient de joie. Elle salua la foule d’une petite révérence avant d’être interrompue par la voix d’un des enfants qui s’étaient arrêtés pour l’observer. Se tournant vers son spectateur, l’esclave fut surprise de découvrir un jeune garçon… L’étrange chaise à roulettes sur laquelle il était assis attira en premier son regard. Skalitis n’avait jamais vu de tel dispositif et immédiatement, sa curiosité fut piquée. Elle se retint tout de même de poser des questions et préféra s’accroupir pour être au même niveau que le garçon. Après tout, ça ne devait pas être la chose la plus agréable que de se faire dévisager de haut en permanence.

Un sourire timide étira ses lèvres alors qu’elle saluait les passants de la main, la foule se dispersant déjà alors que le gens retournaient à leur tâche initiale. Skalitis laissa les autres enfants ramasser les pièces qui avaient été jetées alors qu’elle dansait. Ils en auraient plus besoin qu’elle qui avait un maître pour la loger et la nourrir, tout aussi horrible soit-il. Au commentaire du garçon au visage de poupée, les joues de Skalitis rosirent, de plaisir cette fois, et elle reporta son attention sur lui.

-Merci… Mais non, c’est la première fois que je danse en public. D’habitude je le fais en cachette, quand mon maître me laisse en paix.

Elle grimaça en imaginant le libraire qu’elle servait et soupira en pensant aux rares moments où elle se permettait de fredonner, enchaînant les pas qu’on lui avait inculqué. Dans ces instants volés, elle imaginait être une tout autre personne, le personnage d’une histoire qu’elle pourrait écrire plus tard, que ce soit une princesse inconnue du monde ou une criminelle en fuite. Skalitis repoussa ses pensées et jeta un coup d’oeil inquiet à son panier, toujours là où elle l’avait laissé. Il ne faudrait pas qu’elle tarde de trop ou elle serait encore contrainte de jeûner. Lorsqu’elle se retourna vers le jeune garçon, elle prit soin de masquer son inquiétude d’un nouveau sourire avant de s’adresser à lui.

-Je m’appelle Skalitis. Et toi, qui es tu ? C’est la première fois que je vois un objet pareil.

L’esclave silencieuse désigna l’étrange fauteuil du doigt. Pour une fois, elle ne s’appliquait pas à maintenir sa réputation. Si d’ordinaire, Skalitis préférait se taire pour éviter de s’attirer toute attention, elle n’avait pas les même problèmes avec les enfants. Eux, et surtout ceux qui avaient connu la rue, ne cherchaient pas à lui faire du mal contrairement aux adultes qui n’avaient souvent que mépris ou méfiance pour elle lorsqu’ils apercevaient la marque qui la désignait comme esclave.

Comme elle semblait rieuse et contente d'avoir dansé ! Tristan connaissait ce genre de moments grisants. Cela signifiait sans doute qu'elle ne l'avait pas fait depuis très longtemps. Sa joie fut communicative et le petit infirme étira lui aussi son sourire. Et justement, la jeune femme le remarqua - ou plutôt son fauteuil roulant. C'était habituel, il ne s'en trouva pas vexé. Du moins, plus maintenant. Il y avait encore quelques mois, le garçon appréciait fort peu ces coups d'yeux toujours pour sa particularité, croyant que ce n'était jamais vraiment à lui que l'on s'intéressait au final. Que seule l'étrangeté intriguait les gens. Mais désormais, il arrivait à voir son petit véhicule comme un genre de prolongement de lui-même, et si les regards des gens tombaient d'abord sur la voiture, ils allaient ensuite à son propriétaire. C'était ainsi ! D'autres attiraient l'attention par telle ou telle autre particularité.

Tristan s'approcha donc de l'artiste pour la complimenter. Et laisser sa propre curiosité faire le reste. D'autant que la jeune femme avait la délicatesse de se mettre à sa hauteur - c'était aimable, et signe d'une volonté de discuter. Le garçon s'étonna d'abord de ne pas la voir prendre les piécettes gentiment offertes, mais en comprendrait vite la raison : esclave. Oh... Est-ce qu'elle aussi, son maître ou sa maîtresse était gentil et la laissait s'amuser dans les rues ? Ou le faisait-elle en cachette ? Là aussi, la réponse arriva : clandestinement. Une petite moue de compassion traversa aussitôt les traits du petit infirme. Mais ses yeux brillèrent bien vite de nouveau. Pour une première danse, c'était bien !

-- Encore plus bravo alors, pétilla-t-il. C'est vot' baptême de danse en public ! Et on dirait qu'ça a plu. (Un temps) Si c'est pas indiscret, c'est qui, vot' maître ?

Il aura baissé d'un ton. Commencer à casser du sucre en public ne serait pas forcément l'idée du siècle entre deux esclaves. Autant parler un peu plus bas, et peut-être aussi songer à se diriger sous peu vers un coin un peu plus en retrait de la place du marché.

-- Eh b'en enchanté, Skalitis ! Moi, c'est Tristan. (Comment lui dire avec légèreté, sans prise de tête, qu'ils étaient dans le même bateau côté condition sociale ? Il finit par glisser l'air de rien) Et moi mon maître, c'est une maîtresse. Elle me laisse v'nir là et jouer un peu, c'est bien rare j'imagine.

Oh ça, il pensait tous les jours à la veine qu'il avait eue de tomber dans une aussi gentille famille. Ce qui ne semblait pas être le cas de Skalitis à en croire la très brève tension qu'il surprit dans son expression. Elle lui donna rapidement l'occasion de songer à autre chausse en le questionnant quant à sa chariote. Dans un tintement de petit rire, Tristan plaisanta :

-- Deux premières alors pour toi, aujourd'hui ! (Le tutoiement lui était venu naturellement, marque de connivence et renvoi de la pareille - rien d'impoli en sa bouche) De danse en ville et de chariotte, hé. En fait, à la base c'était un landeau. Mais ceux qui m'ont... euh... élevé, y l'ont rafistolé pour qu'ça fasse un siège qui roule quand ils ont compris que j'arriverais jamais à marcher. C'est d'puis que je suis tout petit.