[14 Février 1598] Toujours à tes côtés

La dernière fois qu’il avait vu Alduis, juste après sa détention, cela avait été assez rapide. Juste le temps de se rassurer mutuellement et de prendre quelques nouvelles qu’il avait fallu se quitter. Le bon côté des choses c’est qu’il avait pu finir de sculpter le manche de sa dague depuis tout ce temps. Avec son dos lacéré, il n’avait pas beaucoup avancé durant sa mise à pied. Or, il tenait à ce qu’il soit à la hauteur de son amitié pour lui. Cela faisait désormais trois jours qu’il l’avait terminé. Il avait même pris le temps de fabriquer un fourreau sur-mesure en cuir pour la lame en question. Même s’il notait quelques imperfections, il était content de son travail dans l’ensemble.

Une fois ses tâches de la matinée effectuées, il avait rapidement déjeuner  — et n’avait pas manqué de se faire houspiller par William pour avoir mangé trop vite à son goût —. Il avait ensuite pris la direction des écuries afin de sortir l’un des chevaux comme de coutume. Seulement, cet après-midi, il avait rendez-vous avec Alduis et cette perspective l’égayait comme jamais rien qu’à l’idée de lui offrir son cadeau.

Il était si pressé qu’il arriva en avance au pied du grand chêne où il devait se retrouver. Il lâcha les rênes sur son encolure et laissa sa monture brouter paisiblement l’herbe qu’elle venait de dégager d’un coup de museau ou de sabot. Il s’étira de tout son long sur sa selle.

C'était étrange. Alduis se sentait plus léger depuis qu'il avait définitivement cessé toute relation avec Alexandre. Comme s'il s'était ôté d'un poids. Il n'avait plus vraiment de doute, désormais : c'était mieux ainsi. Il regrettait simplement de ne pas s'en être rendu compte plus tôt, cela aurait certainement pu éviter un certain nombre de déboires.

Mais qu'importe ! Aujourd'hui, sa bonne humeur n'avait presque aucune borne. Il avait même mangé de bon coeur et avec un appétit qu'il ne s'était pas connu depuis un moment. Tout ça parce qu'aujourd'hui, il allait voir Eldred, et que ça faisait désormais pas moins de deux semaines qu'il n'avait eu l'occasion de lui parler.

Une fois qu'il était sorti du domaine, il avait même lancé Courage au galop pour aller plus vite. Il appréciait arriver en retard, mais ça faisait bien trop longtemps qu'il attendait ce moment pour perdre du temps.

Il avait quand même trouvé le moyen de s'arrêter en chemin pour cueillir quelques fleurs. Une chose promise était une chose dûe ! Au vu de la saison encore bien hivernal, le bouquet était un peu maigrelet, mais bon, c'était mieux que rien. Eldred devrait bien s'en contenter, il n'avait rien d'autre.

Quand il arriva enfin au chêne de rendez-vous, Eldred était déjà là, les rênes relâchées sur l'encolure de son cheval pour le laisser brouter en liberté. Un grand sourire fendit son visage en deux quand il arriva à son niveau. En guise d'introduction, il lui tendit le bouquet :

— Tiens ! Je suis sûr que tu l'attendais avec impatience !

Il se pencha sur l'encolure de Courage et tapota son pelage, en la laissant brouter à son tour. Il ajouta :

— Alors, je t'ai beaucoup manqué ?

Il ne tarda pas à entendre le rythme cadencé des sabots sur le chemin. Rien qu’à l’heure d’arrivée d’Alduis, il savait qu’il avait été au moins aussi impatient que lui à l’idée de leurs retrouvailles. Leurs vraies retrouvailles. Pas celles écourtées de la dernière fois, celles où ils pourraient vraiment passer du temps ensemble. Toutefois… il ne se retourna pas avant de sentir la chaleur émaner de Courage à ses côtés.

Un grand sourire barrait le visage rayonnant d’Alduis. Pour un peu, il ferait presque concurrence au soleil et Baldr lui-même ! À vrai dire, ça faisait bien longtemps qu’il ne l’avait pas senti aussi heureux et apaisé. Et ça, ça le rendait encore plus heureux !

L’air de rien, il se retrouva avec un bouquet famélique sous le nez que sa jument dévisagea avec une envie palpable. Eldred éclata d’un large rire rauque en le réceptionnant.

— J’en ai rêvé nuit et jour, mon Lapin ! s’exclama-t-il en extirpant l’une des fleurs de son présent.

Il se pencha sur sa selle et la coinça juste au-dessus de l’oreille d’Alduis.

— Voilà, maintenant tu es magnifique !

Quant à savoir s’il lui avait manqué… Oh oui énormément, mais il le savait n’est-ce pas ? Ses yeux se mirent à pétiller et il répondit simplement avec espièglerie :

— Au moins autant que toi pour que tu n’arrives pas en retard.

Parce que ça, c’était suffisamment rare pour être signalé. Il déposa son bouquet dans l’une des petites sacoches à l’arrière de la selle, en prenant soin de ne pas l’abimer : il avait hâte de montrer à William ce qu’il avait réussi de la part de son meilleur ami.

En rêver nuit et jour ? Oh oui, son bouquet valait au moins cela - même s'il était bien rachitique, il se rattraperait au printemps ! Son sourire ne fit que grandir encore. Il n'y avait bien qu'avec Eldred qu'ils pouvaient avoir des conversations comme celles-ci, et il était heureux de pouvoir les reprendre.

Sur ce, le Zakrotien attrapa l'une des fleurs et se pencha en avant pour la coincer à son oreille. Il eut bien de la chance d'être assez rapide, parce qu'Alduis ne se serait pas gêné de la proximité pour s'amuser à l'embrasser. Enfin. Il trouverait bien une autre occasion d'ici là, chaque chose en son temps. Il se contenta d'un regard innocent, en laissant la fleur là où son ami l'avait mise. Il haussa des épaules :

— Et encore ! se targua-t-il, avec une certaine fierté. Tu n'arrives avant moi que parce que je ne pouvais pas venir les mains vides, ça va de soi.

Eldred rangea le bouquet sans l'abîmer. La situation n'en amusa que davantage Alduis, qui enleva ses pieds des étriers. De toute manière, Courage se débrouillait très bien toute seule. Il ajouta sur le ton de la confidence :

— D'ailleurs, j'ai une bonne nouvelle pour toi.

Il laissa durer le suspens quelques instants, avant de conclure :

— Il semblerait que je sois de nouveau célibataire.

Un nouveau regard, entre amusement et un brin de complicité, vint ponctuer sa phrase. Bon d'accord. Il était fiancé, certes. Mais il lui laissait la place d'Alexandre quand il voulait ! Et puis, de toute manière, ce n'était pas comme si Eldred risquait d'accepter, n'est-ce pas ? Quoique. Sur un mauvais pari, au fond. Mais de toute manière, ça ou autre chose, Alduis ne s'en plaindrait pas.

Ah il était beau avec sa petite fleur dans les cheveux comme une princesse, tiens ! La terreur des champs de bataille voyez-vous, celle qui fauchait les fleurs trop téméraires pour percer la neige oui !

Sa remarque sur le fait de venir les mains vides lui arracha un large sourire intérieur : qui avait dit qu’il était arrivé les besaces vides, hm ? Mais pour cela, il patienterait encore un peu. Après tout, ce serait bien plus drôle de la lui offrir lorsqu’il ne s’y attendrait pas.

Il ne souffla donc qu’un petit rire amusé en secouant la tête pour toute réponse. Bien évidemment, qu’il n’avait pas eu le choix ! Eldred rangea précautionneusement le bouquet : après tant d’effort pour le rassembler, il n’aurait pas fallu l’abimer avant son retour à Frenn.

Alduis retira ses étriers et Eldred en fit de même, laissant pendre ses jambes le long des flancs de l’animal. Une bonne nouvelle ? Il redressa la tête intriguée et sa monture elle-même suivit le mouvement par mimétisme. Quel genre de bonne nouvelle aurait-il pu avoir ? Tout comme les cadeaux, lui aussi en avait eu et il était persuadé qu’il allait l’adorer. Mieux que n’importe quel anniversaire.

Eldred fixait avec intensité ses prunelles d’un bleu glacier. Mi-joueuses, mi-complices, il ne parvenait pas à anticiper ses déclarations. Il secoua la tête en guise de reddition quand il annonça être célibataire.

— Hein quoi ?! s’exclama-t-il si abasourdi que son cheval se redressa d’un coup, figé, en cherchant le danger partout. Il passa une main contre son encolure afin de l’apaiser.

— Célibataire ? Qu’est-ce que tu racontes ? Et le rat à trois pattes alors, t’en as fait quoi ?

Après tout s’il n’était plus ensemble, il n’avait plus à s’écorcher la bouche à dire Alexandre, non ?

— Je savais bien que tu me préférais au fond, taquina-t-il  en se redressant fièrement sur sa selle.

La réaction d'Eldred ne se fit pas attendre. Il s'exclama si vivement que son cheval prit peur quelques instants et que même Courage piaffa par ricochet. Mais en toute réponse, Alduis se contenta de sourire. Il n'avait pas eu le temps de lui en parler la dernière fois, même s'il réfléchissait déjà à la question.

De toute manière, il aurait pu parié qu'Eldred aurait eu un avis tranché sur la question s'il s'en était ouvert plus tôt. Ce n'était pas comme s'il appréciait un tant soit peu Alexandre. Il le supportait tout juste pour lui faire plaisir, à lui, alors... Dans tous les cas, maintenant, c'était fait. Il haussa des épaules et explicita brièvement, sans s'étendre sur la question :

— Bah. En fait, pas grand-chose. Il y a eu quelques incidents, ces derniers temps. Je me disais que ça finirait par revenir, mais...

Il n'arrivait plus à lui faire confiance. Il n'arrivait plus à le regarder sans se dire qu'il allait peut-être encore une fois profiter de lui, d'une manière ou d'une autre. Il soupira profondément, avant d'ajouter, pensivement :

— Si tu veux tout savoir, je me sens un peu idiot.

Un peu beaucoup, même. Mais ça, Eldred saurait très bien le lire entre les mots, il préféra ne pas s'y attarder, et ne tarda pas à chasser ces pensées d'un coup. Il se redressa à sa taquinerie, presque théâtralement. Hors de question de le laisser s'en tirer comme ça !

— Mais enfin ! Je lui ai dit que je ne voulais plus le voir, et mon père s'occupe de le marier. Alors oui : je suis libre comme l'air. Je peux t'embrasser sans risquer d'abattre les foudres de la jalousie. Qu'est-ce que tu en dis ? Ce n'est pas une bonne nouvelle, alors ?

Alduis avait presque l’air de trouver cela drôle. Lui, il avait l’impression d’avoir raté la transhumance. Ils les avaient quittés meilleurs amants du monde et voilà qu’il lui sortait sans aucune transition qu’ils n’étaient plus ensemble. Heureusement qu’il avait le cul solidement vissé sur le cuir de sa selle, il en serait tombé à la renverse sinon.
Quelques incidents ? Il fronça ses sourcils bruns jusqu’à rider son front. Comment ça quelques incidents ? Ça avait tout l’air d’avoir été suffisamment important pour le faire réfléchir au point de le quitter. Il avait été avoir ailleurs ? Il connaissait Alduis, il n’y avait rien de plus important à ses yeux que l’honneur et la loyauté. Cela signifiait qu’il avait trahi sa confiance d’une façon ou d’une autre et visiblement plus d’une fois. Eldred secoua lentement la tête. Il ne lui avait jamais fait confiance. Il avait toujours ressenti une espèce de duperie — même involontaire — en lui. Au moins, il n’avait pas blessé son ami, c’était déjà ça. Il l’aurait taillé en pièce le cas échéant.

À ses côtés, Alduis soupira profondément. Un peu idiot ? Le zakrotien souffla un petit rire amusé avant de le gratifier d’une joyeuse tape entre les épaules.

— Ça mon ami, c’est normal ! On se sent toujours con comme une couille de troll dans ce genre de moment, tu peux me croire.

Il serra brièvement les mâchoires au rappel du souvenir douloureux  de sa propre séparation. Ils étaient donc tous les deux célibataires maintenant. Et Eldred ne comptait pas se laisser séduire avant belle lurette. Il avait assez donné. Au fond, peut-être bien que personne ne remplacerait jamais Byrnja et qu’il devait simplement l’accepter sans chercher à combattre les faits.
Quant aux provocations de son ami dont il ne cachait qu’à peine le sérieux qu’il pouvait y mettre, il eut un petit sourire en coin et haussa les épaules.

— Boarf. C’est nettement moins amusant s’il n’y a plus rien à craindre, remarqua-t-il d’un regard espiègle.

Eldred sourit et lui donna une tape amicale entre les épaules. Alduis soupira une fois de plus mais acquiesça néanmoins. Il supposait qu'il avait raison. Pourtant, il fallait qu'il se rende à l'évidence : Alexandre n'était pas le premier à se servir de lui, consciemment ou non, ça revenait au même. Cassandre et Jérémie l'avaient fait avant lui. Combien d'autres sans qu'il ne s'en aperçoive seulement ? C'était pour ça qu'il se sentait réellement idiot.

Mais tant pis. Il comptait bien en profiter, maintenant qu'Alexandre ne faisait plus partie de sa vie ! Il prit la fleur toujours accrochée dans ses cheveux et la fit tourner entre ses doigts, mi-pensif, mi-amusé.

— Vraiment ? demanda-t-il avec un air de fausse innocence. Dommage... Ça aurait été avec plaisir que je te laissais sa place !

Il haussa des épaules avec un geste grandiloquent pour ponctuer ses mots.

Quelque part il était flatté de sa proposition. Sous ses airs légers et nonchalant, il le savait en réalité très sérieux. Mais hmm non vraiment, il ne pouvait pas prendre cette place ne serait-ce qu’au nom de leur amitié dans laquelle il s’épanouissait bien plus que de n’importe qu’elle autre relation. Mais cela, il ne l’aurait pas reconnu devant Alduis, trop heureux qu’il aurait été de s’engouffrer dans la brèche ouverte.

Enfin bref, lui non plus n’était pas venu les mains vides.

— Ferme-les yeux, mon lapin. Et ne triche pas !

Il passa la main devant pour s’assurer qu’il ne voyait rien puis ouvrit la sacoche droite pour en sortir un petit paquet.

— Donne-moi tes mains.

Il y déposa précautionneusement son présent dans un petit sourire.

— Tu peux les ouvrir.

Entre ses mains, un petit paquet emballé dans une étoffe se trouvait là. A l'intérieur, la dague qu'il avait sculptée pour son meilleur ami.

Alduis eut un demi-sourire intrigué à la demande d'Eldred. Fermer les yeux ? Soit. Il décida de se plier à l'exercice. Quand ce fut bon, il hocha la tête pour le signifier, sans faire pas mine de les rouvrir. De toute manière, son ami vérifia qu'il se tenait bien à la consigne, comme lui indiqua le déplacement de l'air provoqué par le mouvement de sa main devant son visage.

A défaut de pouvoir se servir de sa vue, il guetta les sons. Il sentit le froissement d'une sacoche que l'on ouvrait. Qu'est-ce qu'Eldred pouvait bien avoir dans la tête ? Alduis obéit sans discuter quand il lui demanda de tendre les mains. Quelque chose fut déposé dans ses paumes. Il referma les mains dessus, et n'eut pas besoin d'ouvrir les yeux pour comprendre. Il savait reconnaître une arme quand il en avait une dans les mains.

La dague, dont il devinait la taille et le poids, était soigneusement emballée dans une étoffe. Il retira le tissu qui l'entourait précautionneusement, mais il pouvait déjà dire que c'était certainement le plus beau cadeau qu'aurait pu faire Eldred. En devinant le manche sculpté, la tête de cheval et le reste, il avala sa salive. Sans savoir que dire dans un premier temps. Ses doigts se serrèrent imperceptiblement autour du bois.

A vrai dire, jamais aucun présent ne lui avait fait autant plaisir. Pour un peu, il ne savait plus où se mettre, ni que faire ou dire. Il la rangea à sa ceinture en inclinant la tête, et posa un bref instant son poing contre son coeur. Il finit par le serrer brièvement dans ses bras en guise de remerciements. Puissamment. A la hauteur de son émotion. De toute façon, il pouvait bien l'écraser, Eldred était robuste !

Et comme il était proprement incapable de résister à la tentation et qu'Eldred était à portée de main, il le bloqua contre lui et frotta vigoureusement ses jointures contre son cuir chevelu. Parce que ça faisait bien trop longtemps qu'il n'avait pas eu l'occasion de le faire. Il eut un large sourire quand il décida de le relâcher finalement et reprit, plus sérieusement :

— Merci. Merci beaucoup. Je l'utiliserai avec honneur, compte sur moi.

Il glissa les doigts sur la tête de cheval, pour sentir les reliefs du bois, et ajouta :

— Maintenant... il lui faut un nom.

Alduis joua le jeu jusque bout et ce quand bien même il avait compris dès lors que ses doigts s’étaient refermés autour de la dague. Il le laissa néanmoins découvrir le présent. Il était ému, ça se voyait. Aucun mot n’aurait pu faire plus plaisir à Eldred que de le voir caresser amoureusement les gravures de l’arme. Un petit sourire s’invita sur ses lèvres. Il y avait passé du temps sur cette poignée, mais rien que pour le voir ainsi cela valait le coup.
Il se laissa étreindre et lui rendit tout aussi puissamment, frottant allègrement son dos jusqu’à ce que l’idée saugrenue ne lui vienne de le bloquer contre lui pour ébouriffer sa tignasse. Eldred grogna un juron rauque entre ses dents — plus pour la forme qu’autre chose — avant de se redresser en se recoiffant.
Quand leurs regards se croisèrent, il éclata finalement de rire et envoya son poing dans ses côtes. Ils étaient quittes.
Pour ce qui était de sa promesse, il n’en doutait pas un seul instant. Après tout, il s’agissait d’Alduis, alors il n’aurait pas pu en être autrement.

— J’en ai deux à te suggérer à vrai dire… Que dirais-tu de vináttu ? Ça signifie amitié en zakrotien. Ou bien sálbróðir, le frère d’âme ?

Un large sourire illumina son visage : c’était précisément comme ça qu’il aurait présenté son ami. Il était son frère d’âme. Depuis leur rencontre, il avait toujours eu l’impression qu’ils étaient d’une certaine manière liés ensemble. Peut-être qu’au fond, Alexandre ou un autre, ça ne changeait pas grand-chose : Eldred aurait trouvé à pinailler et râler simplement car il n’avait pas envie de partager cette relation si spéciale avec quelqu’un d’autre. Avait-on besoin d’aimer une femme quand on avait une telle amitié au fond ? À bien y réfléchir, il ne s’était jamais senti aussi apaisé que maintenant. Il n’avait plus à se forcer à tourner une page qu’il n’avait pas envie de tourner. De toute façon, aucune femme ne remplacerait jamais Byrnja et il se complaisait dans leur amitié fusionnelle. C’était tout ce dont il avait besoin.

Eldred se recoiffa en grognant pour la forme. Il lui envoya ensuite amicalement son poing dans les côtes et Alduis ne chercha pas à l'éviter. C'était le juste rendu des choses. Finalement, leurs regards se croisèrent et ils rirent de bon coeur. Après presque deux semaines à ne pas s'être vus, encore plus longtemps à ne pas pouvoir passer un vrai moment ensemble, ces retrouvailles faisaient définitivement du bien.

Mais il fallait désormais un nom à cette dague. Il allait de soi qu'une nouvelle arme devait être baptisée. Sa jument s'appelait déjà Courage, son épée Honneur et il avait surnommé quelques années plus tôt son couteau Loyauté. Les trois valeurs qui comptaient le plus à ses yeux.

Et visiblement, Eldred avait déjà réfléchi à la question puisqu'il eut dores et déjà deux propositions. Il acquiesça. Amitié ou frère d'âme. Un sourire se peignit sur ses lèvres, en image de celui d'Eldred.

— J'ai une idée pour choisir, annonça-t-il fièrement.

Il se redressa sur sa selle et reprit ses rênes, avant d'ajouter :

— On a qu'à faire une course. Si je gagne, on l'appelle vináttu, et si tu gagnes, ce sera sálbróðir. Qu'est-ce que tu en dis ?

Et puis, c'était une occasion comme une autre de faire une course et de lancer les chevaux au galop.

Visiblement les deux propositions convenaient bien Alduis. Trop bien sans doute, car comme d’habitude, il fut incapable de trancher pour l’une ou l’autre des propositions. Il soupira en secouant la tête dans un sourire : une course hein.

— J’en dis que tu pourrais au moins faire l’effort de choisir ! De toute façon je vais gagner, tu aimes trop perdre, provoqua-t-il dans un haussement d’épaules. Je te préviens, si je gagne, je te décoiffe en prime !

Il rassembla les rênes, remit les pieds dans ses étriers ainsi que sa monture en marche. Ils s’échauffèrent dans un petit trot puis se mirent d’accord sur la ligne d’arrivée : le groupe d’arbres sur le chemin qui partait sur la gauche. Au signal, ils s’élancèrent au grand galop sur le chemin, le vent fouettant leur visage. Il avait été inspiré de prendre un des pur-sang arabes pour sortir ! Il semblait voler sur le sentier caillouteux et devança rapidement la jument d’Alduis. Il n’était pas question de se laisser perdre alors il galopa jusqu’à la ligne d’arrivée avant de ralentir brusquement passé le bosquet. Alduis arriva peu après, les naseaux de sa jument soufflant de large nuage de vapeur.

— Sálbróðir, donc ! Tu vois ce n’était pas la peine de faire la course !

Il afficha un petit sourire en coin sous son regard malicieux :

— Viens donc par ici, mon petit lapin, nous avons des comptes à régler toi et moi !

Il se rapprocha jusqu’à ce que leurs cuisses se frôlent et l’attrapa sous son bras pour lui frotter vigoureusement la tête.

Certes, Eldred n'avait pas tout à fait tort : la course lui évitait aussi de devoir choisir parmi les deux propositions. Mais bon. Il trouvait ça plus simple de cette manière. Il haussa des épaules à la provocation d'Eldred sans relever. Certes, Courage n'était pas la jument la plus rapide qui soit, mais c'était la sienne, et il n'allait pas en changer. Il répondit d'un hochement de tête.

— Très bien, marché conclu. Et si c'est moi qui gagnes, je t'embrasse.

Il n'allait pas perdre une occasion offerte. Au pire, il se ferait décoiffé, et alors ? Ce serait fondamentalement un juste rendu des choses, étant donné qu'il avait été le premier à le faire quelques temps plus tôt. Alduis reprit donc les rênes de Courage et se remit en selle correctement.

Ils commencèrent doucement, en quelques foulées trottinées, avant de s'élancer au galop sur le sentier. En réalité, même s'il se fit rapidement distancé, cela ne changeait rien à la sensation grisante de liberté qui coulait dans ses veines. En quelques sortes, cette dernière était un peu similaire à l'adrénaline qui montait dans ses veines juste avant un combat.

Il ralentit une fois la ligne d'arrivée passée. Le regard d'Eldred parlait pour lui, entre cette lueur malicieuse et son sourire en coin. Alduis sourit à son tour.

— Je finirais bien par te gagner un jour, ne t'inquiète pas, répliqua-t-il en tapotant l'encolure de Courage en guise de félicitations. En attendant, j'ai juste besoin de trouver un autre moyen de t'embrasser, c'est tout.

Et il allait bien finir par avoir le contexte favorable.

Eldred, lui, avait gagné le droit de le décoiffer. C'était le marché, et il n'avait pas tellement l'intention de s'y dérober. Il leva les mains en signe d'innocence. Eldred le coinça donc sous son bras et frotta sa tête vigoureusement.

— Ah bah bravo ! dit-il simplement, malgré son cuir chevelu désormais douloureux, tu as abîmé cette pauvre petite fleur, maintenant !

S’il gagnait, il l’embrassait. On voyait bien où étaient ses centres d’intérêt quand même. C’est sûr, on ne referait pas Alduis. Et comme on ne le referait pas, il n’avait pas à s’en faire puisqu’il allait remporter cette course comme toutes les autres. Tiens. Un jour il prendrait un des mulets du baron, histoire qu’il ait une chance de gagner. Juste une.
Comme prévu, il gagna. Et comme prévu, il le décoiffa. Et comme prévu encore, ce n’était pas aujourd’hui qu’il toucherait à ses lèvres. Quoique. Avec Alduis tous les prétextes étaient bons pour ça. Et vu ce qu’il avait encore à lui annoncer, il était fort probable qu’il en profite en invoquant une quelconque raison douteuse pour le justifier.

— Peut-être que si je monte à l’envers tu auras une chance. A défaut je pourrais toujours te voir perdre pour de bon, taquina-t-il.

En revanche, il se garda bien de revenir sur le baiser en question. Il aimait bien Alduis, mais tout de même, il n’allait pas lui tomber dans les bras non plus. Il préférait de loin le décoiffer quand bien même le voilà qui râlait au sujet de la fleur qui faisait triste mine, il fallait le dire. Bah ! Eldred rouvrit sa sacoche et en récupéra une nouvelle qu’il déposa en lieu et place de l’ancienne.

— Voilà, regarde tu es toute belle maintenant !

Les chevaux récupéraient leur souffle  après cette course improvisée. Eldred s’étira de tout son long avant de déchausser de nouveau les étriers en laissant les rênes pendre sur l’encolure.

— Alduis ? demanda-t-il soudainement très sérieux. J’ai décidé de t’accompagner à Djerdan.

Alduis leva les yeux vers le ciel. Il pouvait toujours parler, tiens, il ne payait rien pour attendre. Il trouverait bien quelque chose pour se venger, un de ces jours où il ne s'y attendrait plus. Il lui adressa un sourire entendu.

Mais voilà ! Il avait abîmé la fleur ! Eldred ne se fit pas prier pour en sortir une autre de la sacoche, pour lui faire remplacer la deuxième. Alduis hocha la tête, l'air de dire beaucoup mieux. Il lui lança la fleur abîmée dans le visage.

— Belle, vraiment ? releva Alduis. Sûr ?

Il le laissa comprendre par lui-même ce qu'il entendait par là. Alduis était sûr qu'il n'y aurait pas de mal. Il savait bien qu'il les préférait avec les cheveux plus longs et plus de forme, d'après ses propres dires, mais s'il était belle, ça ne posait plus de problème, n'est-ce pas ? Tous les prétextes étaient bons pour en profiter. Il n'était peut-être pas expert dans la manipulation des mots, mais quand il le fallait, il savait très bien en utilisait certains à son avantage.

— Tu n'y vois plus d'inconvénients, dans ce cas.

Et cette fois-ci, il ne lui laissa pas le temps de répondre. Ils ne s'étaient toujours pas éloignés depuis la petite séance coiffure, alors Alduis n'eut aucun mal à capturer ses lèvres l'espace de quelques secondes. Et ce n'était pas le genre d'Eldred de se défiler - même pas pour ça. C'était bien pour ça que ça l'amusait d'autant plus de chercher tous les moyens possibles et imaginables pour réussir à lui voler un baiser.

Finalement, il recula avec un large sourire.

— Voilà ! Tu vois, j'y arrives toujours !

Quelques secondes de silence flottèrent sur ces entrefaits. Il avait eu ce qu'il voulait, ça lui allait bien. Comme Eldred, il retira ses étriers à son tour. Le ton brutalement sérieux de son ami attira son attention. Il releva la tête vers lui, d'un air interrogatif. Il s'était attendu à beaucoup de choses, mais pas à cela.

Venir à Djerdan ? Avec lui ? La guerre devenait certes de plus en plus inévitable et il aurait été mentir de dire qu'Alduis n'en attendait pas le déclenchement. Il se demandait encore s'il avait vraiment compris, or, le regard encore très sérieux d'Eldred montrait que ce n'était pas une blague.

— Ce sera un honneur, dit-il enfin en inclinant la tête en avant, de me battre à des côtés.

Et non plus dans deux camps opposés, comme à cette fameuse bataille.

Il ne pouvait pas s’empêcher de le taquiner au sujet de leurs courses dont l’issu était invariablement le même qu’importe le cheval avait lequel il s’affrontait. A croire qu’il lui aurait fallu Sleipnir pour espérer le vaincre !

En revanche, il sut à l’instant où il avait prononcé cette phrase que ça risquait de mal finir. Il ne lui restait plus que ses yeux à plisser dans un dépit profondément amusé en voyant la lueur fulgurante dans son regard d’azur. Oh oui ! Il savait exactement à quoi il pensait. C’est que de temps à autre, il savait avoir la fourberie de son père. Comme quoi c’était bien son fils, mine de rien. Il haussa exagérément les épaules, presque pour se rendre plus que pour accepter. Il ne pouvait que lui concéder cette victoire et lui laissa donc prendre son prix sans rechigner.

Au moins, ils étaient désormais quittes. Eldred avait eu sa victoire, Alduis son baiser. Il souffla un petit rire en secouant la tête.

— Tu es quand même impossible quand tu t’y mets !

Eldred déchaussa ses étriers, tout comme son ami qui l’imita et lui annonça son départ prochain pour Djerdan. La tête d’Alduis valait le détour… Ah s’il s’était vu ! Il aurait pu avouer avoir revu Byrnja, qu’il ne l’aurait pas regardé de la sorte. Il se garda bien pourtant d’en rire de peur qu’il prenne cela pour une plaisanterie de sa part.

— La même.

Et cette fois-ci, ils seraient du même côté. Ils reviendraient ensemble ou ils y resteraient ensemble. Il détailla un temps Alduis : il ne se voyait pas revenir seul ou le laisser revenir seul. Il en était hors de question.

— J’ai demandé à Dyonis à ce qu’on m’affecte à ton bataillon. Je n’y vais pas pour Monbrina. Juste pour moi et pour toi. Son sérieux laissa place à un sourire malicieux : comme ça je pourrais jouer les nounous et surveiller tes arrières. T’imagines un peu si le clairon ne sauve pas tes fesses cette fois-ci ?

Il lui donna une joyeuse bourrade de l’épaule en souvenir de leur première rencontre.