[9 Septembre 1597] Un réveil chez Irène [Terminé]

En apercevant Irène qui allait nourrir son enfant, Thierry se sentit rougir et s'empressa de se lever de la chaise et de se retourner, faisant semblant de s'intéresser à un foulard exposé devant lui. Il ne comprenait sa réaction. Depuis quand éprouverait-il de la gêne devant la poitrine d'une femme ? Parce qu'elle serait une mère de famille ? L'argument lui paraissait ridicule. Il ne comprenait vraiment pas, ne se comprenait vraiment pas. Que lui arrivait-il ? Pourquoi ressentait-il ces émotions particulières pour Irène ? Cette douceur, cette gentillesse, cette compréhension... Elle semblait avoir le pouvoir de le calmer, de lui faire faire inconsciemment des choix qu'il aurait cru impossibles. Non, vraiment, il ne comprenait pas.

Soudain, Irène répondit à ses craintes. Elle semblait si confiante. malgré l'embarras, il se retourna.

"Je sais. Mais j'ai du mal à garder l'espoir. Après ce procès, ces efforts, je me sens... perdu. J'ai peur. J'ai si peur. je n'arrête pas de songer à... à mon père, au moment... J'ai l'impression de lui ressembler, que je vais moi aussi abandonner mon fils."

Lorsque Ludovic eut fini, Irène se retourna, au moment où Thierry énonçait ses craintes. Il paraissait tellement apeuré. Comme Joseph, la première fois qu'il était revenu du champ de bataille, à jamais changé. Elle se dirigea vers Thierry.

- Vous n'abandonnez personne. Vous avez défendu et sauvé Alex, nous l'avons fait tous ensemble. A présent, il faut achever notre travail. Je ferai tout pour qu'Alex ne vive pas ce que vous avez vécu.

Thierry sourit faiblement, sensible aux argument avancés. Elle avait raison. Il n'était pas son père. Son père.. en réalité, il se souvenait à peine de son visage. La seule vraie fois où ils étaient ensemble, c'était lors de ce voyage pour le conduire au monastère. Tout le long de son enfance, il ne l'avait jamais regardé, laissant à son épouse et son fils aîné le soin de son éducation. Au contraire, depuis qu'il connaissait Alex, il l'avait surveillé à distance, observait son développement, admiré la qualité de son instruction, écouté ses raisonnements, redouté ses chutes à cause de son infirmité.. Il laissa échapper un soupir. Non, il ne ressemblait pas à son père.

"Merci. Merci, Irène, vous êtes... précieuse. Oui une précieuse amie. Merc. Merci d'être là. Pour moi. pour Alex."

- Vous n'avez pas à remercier. Vous avez fait d'autant pour moi. Je n'aurais pas espéré trouver un prêtre aussi compréhensif. Pour tout vous dire, j'avais presque déjà fait mon deuil d'un ecclésiastique avec qui je pourrais partager des idées. De vraies idées.

Elle songea à Matthieu. Son ambitieux frère, hissé au rang d'évêque sans un âge honorable et qui était aussi buté qu'un âne. Elle soupira. Ce n'était pas avec lui qu'elle avait vraiment pu discuter étant enfant.

Irène constata alors au soleil que l'heure avançait. Elle saisit rapidement sa cape et mit Ludovic dans son berceau près du comptoir, alors que le petit commençait déjà à s'endormir.

- Il faut que j'y aille. Je dois arriver tôt si nous ne voulons pas avoir de mauvaises surprises.

Irène posa un baiser sur le front de Grâce.

- Sois sage ma chérie, obéis bien au père Thierry d'accord ?

La petite acquiesça. Irène savait qu'elle serait obéissante.

Thierry répondit avec amusement :

"Et moi, je ne pensais pas rencontrer quelqu'un avec qui je pourrais discuter si librement de mes opinions dangereuses"

Peu après, Irène se décida à partir. L'heure avançait effectivement. il s'employa à occuper immédiatement Grace pour que celle-ci ne se pose pas trop de questions. A peine sa mère s'éloigna qu'il l'invita à venir.

"Si nous jouions à quelque chose ? A quoi aimes-tu jouer ?"

Irène sourit puis partit sans plus attendre le temps pressait.

Grâce s'était tenue à l'écart des conversations d'adultes. Elle avait préféré jouer avec son frère qui riait en essayant d'attraper ses boucles. Lorsque le père Thierry l'interpella, elle s'avança vers lui.

- Un jeu ? C'est vrai ? Oh oui ! Avec le père Jacques, on aimait jouer aux devinettes !

Face à sa bonne humeur et as joie de vivre, Thierry réfléchit à des devinettes qu'il pourrait lui poser et commença à lui soumettre une énigme qui faisait référence à un mélange entre un psaume de l'évangile et les vers d'un poème. Cela lui semblait assez simple.

"Alors.. tu trouves la réponse ?"

N'ayant aucune habitude avec les enfants, il ne mesurait pas du tout ses capacités.

Grâce réfléchit un instant puis donna sa réponse. Il lui semblait bien reconnaître quelque chose qui ressemblait à ce que le père Jacques et sa mère lui avait dit une fois.

- C'est ça ? C'est ça ?

Elle sautillant légèrement sur place, admirant ce jeu qui lui rappelait tant de bons souvenirs de la maison.

- Père Thierry ?

Grâce se retrouva complètement perdue. Depuis quand les adultes pleuraient-ils ? Surtout les prêtres.. Même sa mère n'avait jamais montré ses larmes à ses enfants après la mort de son père. Elle posa une main sur la sienne.

- Pourquoi vous pleurez mon père ? Vous vous inquiétez à cause d'Alex ? Vous inquiétez pas, maman va le ramener !

Grâce se mit elle aussi à trembler. Elle ne pouvait rien faire, elle n'était qu'une enfant. Ludovic se mit alors à pleurer. Grâce alla alors devant le prêtre, l'air paniqué.

- S'il vous plaît, s'il vous plait, il faut pas pleurer ! Mère dit que ça n'arrive pas souvent aux adultes, que c'est parce qu'ils sont grands et courageux. Et puis Ludovic, il aime pas quand on pleure. Et mère n'est pas là pour le consoler ! S'il vous plaît, faut pas pleurer...

Les pleurs du bébé finirent par résonner aux oreilles qui se redressa, confus. Il observa d'un air hagard la boutique, le cœur serré. Il se leva en titubant, comme s'il avait une énième trop bu, et marcha vers le berceau. Sa main caressa doucement le petit Ludovic.

"Pardon.. je t'ai fait peur.. Je..."

Sa voix était brisée. Des larmes coulaient encore. Son fils... L'image de son cher fils dansait devant ses pupilles. Quel sort terrible le Ciel lui réservait-Il ? Il se tourna vers Grace, paniquée. Un sourire triste se dessina sur son visage.

"Pardon. Je m'inquiète pour mon fils. Tu es trop jeune pour comprendre, Grace, trop jeune pour savoir ce qu'est l'angoisse, trop jeune pour savoir.. Mais il y a des forces terribles dans ce pays, des forces qui brisent des vies.. Alex... Alex ne reviendra pas. j'en suis certain maintenant. Ta mère ne pourra rien faire. Il est... Il est perdu."

Ludovic hoqueta un peu, comme essayant de se reprendre. Ses pleurs commençait à diminuer, mais restait encore assez intense. Grâce ne comprit effectivement pas tout ce que lui disait le père Thierry. Elle devint un peu rouge et haussa le ton alors que des larmes commençait à couler sur ses joues.

- C'est pas vrai ! Mère va revenir avec Alex ! Elle m'a toujours dit que la Sainte Vierge nous protégeait ! Et elle nous protégera toujours, et Alex aussi d'abord ! Parce que personne n'est mort quand Mère était petite, alors que tout le monde perdait des gens ! Alors c'est pas vrai qu'elle reviendra pas ! C'est pas vrai !

La brusque colère de la fillette fit tressaillir Thierry. Elle était si chanceuse, aimée, choyée, vivant dans une famille heureuse, éloignée des malheurs. Il soupira.

"Ta famille est bénie par le Ciel, c'est une certitude,oui, Grace, mais la mienne... Ma famille est maudite. De génération en génération, elle ne fait que sombrer dans le malheur et le désespoir. Il n'y a jamais eu rien de bien pour nous. pourquoi ça changerait ? Alex est de mon sang, maheureusement, il est forcément maudit lui aussi. "

Grâce croisa les bras boudeuses.

- D'abord, Alex il fait partie de notre famille aussi maintenant !Alors lui aussi il aura de la chance ! Et puis mère dit que ce sont des superstitions de croire qu'on est maudit. Dieu et Marie aiment tout le monde, alors ils maudiraient personne !

Le prêtre ne lui répondit même pas. La fillette soupira. Ils étaient vraiment bizarres les adultes. Elle de toute façon, elle serait comme sa mère plus tard. Elle alla alors calmer un peu Ludovic qui pleurait encore un peu. Elle essaya de la clamer, comme le faisait sa mère en lui donnant son doigt à sucer. Elle resta songeuse, espérant que sa mère revienne vite.